La Fin de la Liberté à Rome – Pompée, Cicéron et César

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La Fin de la Liberté à Rome – Pompée, Cicéron et César
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 50 (p. 677-726).

LA FIN
DE
LA LIBERTÉ À ROME


POMPÉE, CICÉRON ET CÉSAR

Fin du consulat de Cicéron. — César consul, sa loi agraire, scènes dans la Curie et dans le Forum. — Cicéron pendant son exil toujours à Rome par la pensée. — César en Gaule, Pompée à Rome. — Violences de Clodius, rappel de Cicéron, son retour triomphal. — Cicéron plaide pour rentrer en possession de sa maison du Palatin. — Villa de Tusculum. — Union de César, de Pompée et de Crassus. — Pompée et Crassus élus consuls, bataille dans le Champ-de-Mars. — Guerre de César en Gaule, enthousiasme populaire, protestation de Caton, soumission de Cicéron. — Cicéron écrivain. — Théâtre de Pompée. — Pompée impopulaire et mécontent. — Guerre de Milon et de Clodius dans le Forum. — Milon tue Clodius sur la voie Appienne. — Plaidoyer de Cicéron pour Milon. — Le sénat veut s’opposer à l’ambition de César. — César achète Curion et Æmilius Paullus. — Cicéron préteur en Cilicie. — César fait des conditions au sénat. — Pompée quitte Rome ; César poursuit Pompée, qui passe en Épire. — César revient à Rome et prend le trésor. — Terreurs dans la ville. — Incertitudes de Cicéron, il finit par aller rejoindre Pompée. — Le camp de Pompée. — Bataille de Pharsale, Pompée assassiné en Égypte, son tombeau près d’Albano. — Caton, sa vie et sa mort. — La morale dans la politique.


I.

À l’approche des dernières luttes où allait succomber la liberté romaine, trois hommes qui devaient tenir une grande place dans ces luttes[1] se trouvaient à Rome. Pompée était revenu d’Orient avec une immense gloire. Absent, il semblait devoir être l’arbitre de la république ; mais sa présence le diminuait. Il ne savait pas se rendre populaire, et les efforts qu’il faisait pour le devenir blessaient de plus en plus le sénat. Cicéron avait joué le premier rôle pendant son consulat, un coup hardi avait un moment ébloui la foule et lui-même tout le premier ; mais il lui était impossible de rester au rang où les événemens et son courage l’avaient porté. Les patriciens ne subissaient qu’à regret la reconnaissance qu’ils ne pouvaient lui refuser. Les hommes de guerre n’étaient pas disposés à prendre pour drapeau la toge du consulaire, à laquelle ils n’admettaient pas que dussent céder les armes[2]. César, jusque-là, n’avait pas joué un rôle militaire qui pût être comparé à celui de Pompée, ni un rôle politique égal à celui de Cicéron. Il n’avait pas été consul ; mais, par une habileté toujours sûre et qu’aucun scrupule n’arrêtait, il avait miné le terrain sous les pas de ses rivaux, compromis Cicéron et le sénat, enfin attiré à lui la popularité, que Pompée, ce grand conquérant, n’avait pas su conquérir.

Le jour où expirait son consulat, Cicéron se présenta au pied de la tribune pour y monter et, suivant l’usage, rendre compte au peuple de ce qu’il avait fait pendant la durée de sa charge. Le tribun Metellus y avait pris place et lui défendit de parler : celui qui avait fait mettre à mort des citoyens romains sans les entendre ne méritait pas d’être entendu. Cet outrage était un avant-coureur des récriminations qui attendaient le consul dès qu’il aurait déposé le pouvoir ; mais ce fut pour Cicéron un dernier triomphe. Il insista sur son droit de jurer que dans l’office qu’il venait de remplir il n’avait point démérité ; il fallut y consentir. À la tribune, à côté d’un ennemi acharné, en présence de ce peuple ébranlé, Cicéron eut un mouvement sublime, et, changeant la formule ordinaire du serment, il s’écria : « Je jure qu’à moi seul j’ai sauvé la république et cette ville ! » Ce cri d’un noble orgueil alla au cœur du peuple, qui lui répondit par des acclamations, et quand, simple citoyen, il rentra dans la maison des Carines, où il logeait encore, la foule l’escorta comme au jour où il avait triomphé de la conjuration de Catilina. À partir de ce moment, Cicéron cesse de jouer un rôle politique ; pénétré du sentiment de sa faiblesse, il se résigne à plier sous César et Pompée, mais non sans amertume. N’ayant pour se consoler de l’ingratitude qu’il sentait venir autre chose que la conscience de sa gloire, n’était-il pas excusable de revenir trop souvent sur le grand acte qui l’a justement immortalisé, et de se rendre à lui-même, avec trop de complaisance sans doute, une justice que tout le monde ne lui rendait point ?

César voulait être consul ; pour cela, il était revenu en toute hâte d’Espagne, il avait sacrifié le triomphe au Capitole pour le triomphe au Champ-de-Mars : il l’avait obtenu, il était consul. Maintenant, ce dont il avait besoin, c’était de triompher au Forum. Avant d’y paraître, il proposa dans le sénat une loi agraire qui n’était plus, comme au temps des Gracques, une revendication des terres usurpées par les riches sur l’état, mais une aliénation des terres de l’état au profit des plébéiens pauvres et chargés d’enfans. C’était une loi populaire, le consul se faisait tribun. La loi était sage et ses dispositions habilement combinées. Il semble que Caton eut tort de s’y opposer ; mais sa clairvoyance, à laquelle on n’a pas rendu justice, découvrait le but auquel César voulait arriver par la popularité. Il vint donc dans la curie avec son intrépidité ordinaire pour le combattre ; il était seul, toutes les autres voix ou approuvaient ou se taisaient. César, le traitant comme un perturbateur, donna l’ordre à un licteur de l’arrêter et de le conduire en prison. Caton se leva tranquillement pour marcher vers la prison. Ce spectacle émut et indigna ; beaucoup de sénateurs se levèrent aussi et le suivirent ; un d’eux s’écria généreusement qu’il aimait mieux être en prison avec Caton que dans la curie avec César. César, qui s’arrêtait toujours à temps, fit relâcher Caton. « Puisqu’on m’y force, dit-il, je vais recourir au peuple. »

Le jour des comices. César avait pris ses précautions : un grand nombre de gladiateurs, d’esclaves et de plébéiens armés de poignards occupaient le Forum. César parut sur les marches du temple de Castor et harangua le peuple. Ce jour-là, Caton n’était pas seul ; le collègue de César, Bibulus, dont le temple de Castor rappelait l’impuissance[3], montra un vrai courage contre cette populace, je suis bien tenté de dire cette canaille, qui le fit rouler au bas du temple e Castor, lui jeta sur la tête un panier d’ordures, brisa les faisceaux de ses licteurs sans que son collègue César intervînt pour le protéger ; ses amis le sauvèrent de la furie populaire, qu’il bravait résolument, et l’entraînèrent par la voie Sacrée dans le temple de Jupiter Stator. Caton, fendant la foule, réussit à gagner un lieu élevé et essaya de parler au milieu de ce tumulte. Les césariens le saisirent et l’emportèrent. Lui, rentrant par un autre côté, s’élança à la tribune, mais ne put se faire entendre. On voulut le chasser violemment du Forum ; cependant il en sortit le dernier, ferme et indomptable jusqu’au bout.

Pompée avait figuré dans la scène du Forum, dans cette scène tragique mêlée d’incidens burlesques, et il y avait joué, j’en demande pardon à sa grande ombre, le rôle du niais. Tout glorieux de paraître protéger César, dont il faisait les affaires sans s’en douter, il était venu se placer à côté de lui et déclarer qu’il approuvait la loi ; elle donnait des terres en Campanie à vingt mille de ses vétérans. — Et si l’on résiste à cette loi, lui demanda César, ne viendras-tu pas au secours du peuple ? — J’y viendrai avec l’épée et le bouclier, répondit Pompée : rodomontade séditieuse et maladroite. Peu de temps après. César s’attachait Pompée par un lien de plus en lui donnant sa fille Julia.

Cicéron s’était prudemment absenté de Rome pour n’avoir pas à combattre en face César et Pompée. On le voit à cette époque aller d’une de ses villas à l’autre, de Tusculum à Antium, d’Antium à Formies, de Formies à Arpinum. Ses villas étaient son refuge dans les momens critiques. Les séjours qu’il y a faits tiennent une grande place dans sa vie politique ; ils en marquent souvent les défaillances. Pour se consoler, il écrivait en grec l’histoire de son consulat, qu’il célébra aussi en latin. Atticus lui conseillait un ouvrage difficile comme le plus propre à distraire de lui-même son attention en l’absorbant, et le pauvre Cicéron essayait d’un traité de géographie mathématique ; mais ce travail ne l’intéressait pas autant que ses mémoires, dans lesquels il se proposait, pour se venger, de faire une histoire secrète de son temps pareille à celle de Théopompe, mais encore plus remplie d’amertume. Il déclarait ne plus vouloir songer aux affaires désespérées de l’état et se mourait du désir d’avoir des nouvelles de Rome, où il vivait constamment par la pensée, et d’où, à vrai dire, durant ses visites à ses villas, ce qui me donne le droit de l’y suivre, il n’était jamais sorti. « Quand je lis tes lettres, écrivait-il à Atticus, je crois être à Rome. » À Antium, Pompée lui avait fait en passant une visite, et lui avait renouvelé, au sujet de Clodius, ces promesses qu’il ne tenait jamais ; puis Cicéron revenait dans la curie, il trouvait César cherchant à le gagner par des offres qu’il était par momens tenté d’écouter, mais dont l’acceptation l’aurait compromis, et que le point d’honneur le forçait de repousser un peu à regret. Alors il s’écriait : « J’aime mieux combattre ! » Il remarquait qu’au théâtre on avait mollement applaudi César et saisi une allusion fâcheuse pour Pompée ; s’il se retournait vers Pompée, les irrésolutions de celui-ci augmentaient les siennes. César, qui, lui, n’était pas irrésolu, faisait jouer tous les jours quelque machine. Un certain Vettius parut dans le Forum, et, avec la permission du consul César, à la tribune, montrant un poignard que, disait-il, lui avaient donné Bibulus, Caton et Cicéron pour assassiner César et Pompée. C’était, à en croire Appien, un moyen dont se servait César pour exciter le peuple. Ce qu’il y a de sûr, c’est que Vettius, qui avait été arrêté et devait être jugé le lendemain, fut tué pendant la nuit dans sa prison. Cicéron a formellement accusé Vatinius, créature de César, d’avoir fait mettre à mort un faux témoin dont il craignait les révélations.

Cicéron allait cependant être livré à Clodius : des deux nouveaux consuls, l’un, Pison, appartenait à César, l’autre, Gabinius, à Pompée. César fit agir et Pompée laissa agir Clodius. La loi agraire de César pouvait se défendre ; mais son but secret fut trahi quand on vit que la plus grande partie des terres de la Campanie était distribuée aux vétérans de Pompée. En cajolant le peuple. César voulait payer une dette de son complaisant rival et achever de le séduire. Du reste, toute sa conduite à ce moment est celle d’un démagogue accompli. Consul, il cesse de paraître dans la curie et transporte le gouvernement dans le Forum ; il remet à ces traitans enrichis par le pillage des provinces qu’on appelait les chevaliers un tiers de leur ferme : il appuie Clodius, qui avait déshonoré sa femme, mais qui l’aida aussi à obtenir la province de la Gaule et l’Illyrie pour cinq ans avec quatre légions. C’est là ce que voulait César et ce qui relève par la grandeur du but les manœuvres peu dignes auxquelles il avait fait descendre sa politique. Par cette émeute du Forum à laquelle il avait présidé, il s’était assuré la Gaule à soumettre ; il avait conquis sa future conquête.

César avait eu besoin de Clodius et avait porté la loi qui le transférait dans une famille plébéienne. Suivant la coutume antique, le père de Clodius aurait paru avec lui dans le Champ-de-Mars, devant les centuries assemblées, et aurait dit trois fois : « Je te vends (mancipo) ce fils qui est mien. » Et le père adoptif, mettant la main sur Clodius, eût répondu en jetant dans une balance une pièce de monnaie : « Je déclare que cet homme est mien par le droit des Quirites, et que je l’ai acheté avec cette pièce d’airain et cette balance d’airain, » car on achetait un fils à peu près comme un esclave. L’année d’avant, un tribun avait voulu évoquer l’affaire devant les centuries au Champ-de-Mars ; mais tout se passa autrement. Cicéron venait de prononcer un discours sur le malheur des temps. César était consul ; le discours lui déplut, et sur-le-champ, par une loi curiata, il déclara Clodius plébéien. Tout se passa dans le comitium, avec l’approbation des trente licteurs qui représentaient les trente curies. Désormais Clodius ne faisait plus partie de la gens Claudia ; il était plébéien et pouvait être tribun. C’était Mirabeau prenant une patente de drapier pour pouvoir représenter le tiers-état.

Avant de quitter Rome, César voulait en éloigner Cicéron ; il ne pouvait refuser cela à son ami Clodius, auquel il devait tant. D’ailleurs il ne se souciait pas de laisser derrière lui le défenseur éloquent du sénat, dont les paroles, plus hardies que la conduite, pourraient en son absence avoir quelque danger et peut-être entraîner Pompée. César campa donc durant plusieurs mois aux portes de Rome avec son armée, qu’il avait mise sous les ordres d’un frère de Clodius, de manière à pouvoir assister aux assemblées tenues hors de la ville et soutenir de sa présence les manœuvres du factieux tribun. Clodius convoqua les plébéiens dans le cirque Flaminius, qui était hors des murs, et où César pouvait paraître ; il les harangua avec sa violence accoutumée, et provoqua chez quelques-uns une désapprobation que Cicéron a peut-être exagérée. César dit qu’on savait ce qu’il pensait, que la mort des conjurés était contraire aux lois[4] ; puis il conseilla l’oubli des choses passées, s’en reposant sur les consuls du soin d’accuser ouvertement Cicéron. Le fils de Crassus prononça quelques mots en sa faveur, et Pompée l’abandonna. Cicéron alla implorer son appui dans sa villa près d’Albe, et, il nous l’apprend lui-même, tomba à ses genoux. Pompée, sans daigner le relever, lui répondit qu’il ne pouvait rien faire contre la volonté de César. Lorsque Cicéron se présenta de nouveau à la porte de l’Albanum, Pompée, pour ne pas le recevoir, à en croire Plutarque, pendant que Cicéron entrait par une porte, sortit par une autre.

Le consul Gabinius convoqua le sénat dans le temple de la Concorde, « ce temple, disait Cicéron, qui rendait présente la mémoire de mon consulat. » Le sénat était pour lui, mais timidement. Gabinius refusa l’entrée du temple à une députation composée d’un certain nombre de chevaliers, conduite par plusieurs sénateurs, parmi lesquels on aime à voir le rival de Cicéron, Hortensius. Comme ils se retiraient, Clodius fondit sur eux avec sa bande, Hortensius courut quelque danger, et un autre sénateur fut si maltraité qu’il en mourut. Dans le temple, on discutait avec violence ; Gabinius, qu’irritait la résistance du sénat, s’emporta, et déclara que Cicéron était coupable. Alors les sénateurs décidèrent qu’ils prendraient le deuil. Gabinius, furieux, laisse là le sénat rassemblé par son ordre, descend au Forum, monte à la tribune, dit que le sénat importe peu, que les chevaliers expieront leur audace, que le temps de la vengeance est venu, et, par un édit rendu avec son collègue Pison, il interdit le deuil aux sénateurs. Cicéron ne voulut pas prolonger une lutte impossible, et résolut de s’exiler volontairement ; mais avant de partir, il monta au Capitole et dédia dans le temple de Jupiter une statue de Minerve. Mettant Rome sous la protection de la déesse de la sagesse pendant qu’elle serait privée de sa propre sagesse, il sortit de la ville à pied, de grand matin, par la porte Capène, et suivit la voie Appienne pour gagner la Campanie et la Sicile. Quelles durent être ses pensées dans ce triste départ, s’il se retourna pour regarder une dernière fois le Palatin, où il laissait sa belle maison, sa femme, son fils, sa fille, qu’il aimait si passionnément, et ce Capitole où il avait obtenu, malgré César, la condamnation des complices de Catilina ! César prenait aujourd’hui sa revanche. Je n’ai pas à suivre Cicéron dans son exil, et j’en éprouve peu de regrets ; il y montra un abattement, une faiblesse, une occupation de soi et un oubli de la chose publique dont les témoignages arrivaient trop souvent à Rome dans ses lettres. Il se reprochait de vivre, il se regrettait et pour ainsi dire se pleurait lui-même. Cette faiblesse n’était pas suffisamment excusée par sa tendresse pour les siens et par ce besoin d’être à Rome que Cicéron trahit à chaque page de sa correspondance, tout en affirmant que nul lieu n’est plus triste à habiter pour un bon citoyen.

Dès que Cicéron eut quitté Rome d’un côté, César s’en éloigna de l’autre et partit pour la Gaule, où tant de gloire l’attendait. Cicéron avait été, après son départ, banni à perpétuité, et Clodius avait affiché sur la porte de la curie une défense de rapporter jamais la loi qui le frappait. La belle maison qu’il avait achetée après son consulat sur le Palatin fut mise au pillage, puis incendiée et renversée. Sa courageuse femme Terentia fut obligée de se réfugier dans le collège des vestales, heureusement peu éloigné de sa demeure, et dans lequel était sa sœur Fabia. Elle en fut arrachée et traînée chez un des banquiers du Forum pour déclarer qu’elle garantissait qu’il ne serait pas touché à l’argent laissé par Cicéron. Enfin, dernière insulte, une misérable créature de Clodius éleva sur l’emplacement de sa maison rasée une statue à ce patron bien digne de lui, et Clodius y érigea une statue à la Liberté ; ce qui faisait dire à Cicéron : « La liberté est dans ma maison comme la concorde est dans la curie. » Cette statue de la Liberté était le portrait d’une courtisane grecque enlevé à un tombeau par le frère de Clodius. Les villas que Cicéron possédait près de Tusculum et à Formies éprouvèrent le même sort que sa maison du Palatin. À Tusculum, Gabinius, son voisin, fit transporter des arbres de la villa de Cicéron dans sa propre villa.

Cicéron en Grèce, Caton dans l’île de Chypre et César en Gaule, Pompée était resté seul à Rome ; mais il s’y trouva plus embarrassé que jamais. Clodius, à qui lâchement il avait livré Cicéron, ayant obtenu de sa faiblesse ce qu’il voulait, se tourna contre lui. Pompée fut assiégé dans sa propre demeure. Clodius la fit entourer par une troupe de bandits, à la tête desquels était un de ses affranchis, et que le préteur Flavius tenta en vain de repousser. Clodius menaça Pompée de jeter par terre sa maison des Carines, comme il avait fait abattre celle de Cicéron sur le Palatin. C’était un grand niveleur que ce Clodius. Gagné par Tigrane, roi d’Arménie, que Pompée gardait dans son Albanum, Clodius alla l’enlever. Le sénateur chargé de la garde du roi captif voulut le reprendre : il s’ensuivit une bataille sur la voie Appienne, au quatrième mille, et un ami de Pompée, Papirius, périt dans la mêlée. On arrêta un esclave de Clodius armé d’un poignard qui confessa avoir eu le dessein de tuer Pompée dans le temple de Castor, au milieu du sénat. Clodius s’empara de ce temple, en détruisit l’escalier, y transporta des armes et en fit une forteresse de l’émeute. Devant le tribunal, siège de la justice, il enrôlait publiquement des hommes perdus. Il attaqua le consul Gabinius lui-même et brisa ses faisceaux. Pompée, soit qu’il redoutât les violences de Clodius, soit plutôt qu’il voulût paraître les craindre, ne sortait plus, restait enfermé dans ses jardins d’en haut, et s’y entourait d’une garde nombreuse.

Cicéron a fait de la situation de Rome, avant son départ et pour le justifier, une peinture oratoire sans doute, mais où il n’y a pas beaucoup d’exagération, et que l’on peut tenir pour vraie dans les principaux traits. « Dans une ville où le sénat était sans pouvoir, où tout était impuni, où on ne rendait plus la justice, où le Forum était livré à la violence et au glaive, où les particuliers étaient protégés par les murs de leur maison, non par le secours des lois, où les tribuns du peuple étaient blessés sous vos yeux, quand on marchait contre la demeure des magistrats le fer et le feu à la main, quand les faisceaux des consuls étaient brisés et qu’on incendiait les temples des dieux immortels, j’ai pensé que l’état n’existait plus. » Cicéron, pendant son exil encore plus que lorsqu’il séjournait dans ses villas, est tout entier à Rome. « Que se fait-il ? que penses-tu de ce qui se fait ? écrit-il sans cesse à son ami Atticus. Où en est l’affaire de mon rappel ? » Telles sont les questions qui remplissent toutes ses lettres. « Reverrai-je ma femme, ma fille, mon fils ? Me rendra-t-on mes biens, ma maison ? » De loin il assiste avec anxiété à chaque péripétie politique ; en ce qui le concerne, il voit toutes les difficultés. toutes les complications : s’il accepte l’appui que lui offrent quelques grands personnages, cela ne le brouillera-t-il pas avec les tribuns qui ont pris son parti, et comment refuser cet appui ? « Fais sonder Pompée, dit-il à Atticus, par son affranchi Théophane ; informe-toi des intentions de César auprès de ses amis, des dispositions de Clodius auprès de sa sœur Clodia. » Pomponius Atticus, le correspondant principal de Cicéron, convenait admirablement à ce rôle et était très en mesure de lui apprendre ce qui se passait à Rome, car Atticus était ami de tout le monde[5]. Ce fut un modéré qui sut traverser les derniers temps de la république, si remplis de luttes et de vicissitudes, sans se brouiller avec aucun parti, et qui finit par marier sa fille avec le favori d’Auguste, Agrippa ; homme prudent, peu disposé à la résistance, dont il détourna trop souvent Cicéron, mais conservant une certaine dignité et fidèle à ses amis dans les disgrâces qu’il ne voulait point partager avec eux. Quand Atticus n’était pas à Athènes ou en Epire, il vivait dans une belle maison, située sur le Quirinal, à laquelle était joint un grand parc, et dans une villa aux portes de Rome. Il fut enterré dans la tombe des Cæcilii, sur la voie Appienne, vers le cinquième mille, par conséquent près du tombeau de Cæcilia Metella. Atticus avait placé dans sa bibliothèque le portrait d’Aristote. Il devait goûter la morale de celui qui mit la vertu dans un sage milieu. Comptant des amis dans tous les partis, il avait aussi chez lui les portraits du premier Brutus, le fondateur de la liberté, et de Servilius Ahala, le vengeur de l’aristocratie.

L’hostilité insolente de Clodius ramena Pompée à Cicéron. Les premiers qui proposèrent de le rappeler furent des tribuns. L’un d’eux, Fabricius, vint avant le jour s’établir dans les rostres pour présenter une rogation en faveur de son retour ; mais déjà Clodius, escorté d’hommes armés, était là : ils avaient occupé pendant la nuit le Forum, le comitium et la curie. Ils empêchent le tribun Cispius d’entrer dans le Forum, se jettent sur son collègue Fabricius et vont cherchant le frère de Cicéron pour le tuer. Quintus monte à la tribune, aussitôt on l’en précipite ; il va tomber dans le comitium et s’échappe à grand’peine, protégé par les esclaves et les affranchis qui l’accompagnent. Beaucoup de personnes périrent dans cette mêlée nocturne ; les cadavres encombraient les égouts et le Tibre, il fallut éponger le sang dans le Forum. Un autre jour, le tribun Sestius, favorable à Cicéron, étant venu sans suite au temple de Castor, fut attaqué par Clodius et ses sicaires, armés de bâtons, d’épées et des débris de l’enceinte en bois qu’on dressait dans le Forum pour les élections, et qui ce jour-là fut brisée par ces furieux. Sestius, couvert de blessures, fut laissé pour mort sur la place. On conçoit que plus tard Cicéron ait plaidé pour lui.

Tandis que Sestius et Milon opposaient leurs bandes aux bandes de Clodius, le sénat se réunit dans le temple de la Vertu et de l’Honneur, élevé par Marins, le grand parvenu d’Arpinum, le compatriote populaire de Cicéron. Il y avait dans le choix de ce lieu d’assemblée une allusion bienveillante au mérite par lequel Cicéron, comme Marius, s’était élevé aux honneurs. Le sénat invita toutes les villes d’Italie à bien accueillir sa personne et les habitans des municipes à venir à Rome, unique moyen de contre-balancer l’ascendant de la populace urbaine. L’opinion, de plus en plus favorable à Cicéron, osa se manifester au théâtre : des allusions à son retour y furent saisies avec empressement ; on lui appliqua un vers de tragédie sur le roi Servius, appelé comme lui Tullius et qui avait établi la liberté. Dans le Brutus d’Attius, l’acteur ayant prononcé le nom de Cicéron au lieu de celui de Brutus, on fit répéter plusieurs fois le vers, et l’on applaudit beaucoup. Des applaudissemens accueillirent aussi Sestius quand, remis de ses blessures, il parut dans le Forum pendant un combat de gladiateurs ; ces applaudissemens s’élevèrent depuis le pied du Capitole jusqu’à l’extrémité opposée du Forum. Clodius fut hué et sifflé à son tour, et la petite rue par laquelle il descendait du Palatin au Forum appelée dérisoirement, du nom de sa gens, via Appia. Le sénat tint une séance solennelle dans le temple le plus auguste de Rome, celui de Jupiter Capitolin. Pompée, oubliant sa conduite passée, déclara que Cicéron avait agi justement. Un autre jour, le sénat décida dans la curie qu’il rappelait Cicéron. Après la séance, plusieurs sénateurs descendirent au Forum, haranguèrent le peuple et lui communiquèrent la décision du sénat. César avait fait savoir qu’il approuvait.

Vint le grand jour où les centuries, convoquées dans le Champ-de-Mars, devaient prononcer. L’assemblée, grâce aux Italiens appelés à Rome par le sénat, fut nombreuse, et, grâce aux gladiateurs de Milon, fut tranquille. Plusieurs personnages considérables surveillèrent les votes. Une seule voix, avec celle de Clodius, s’éleva contre Cicéron. Pompée fit son éloge et pria toutes les classes de ratifier la rogation appuyée par le sénat ; elle fut ratifiée. Le retour de Cicéron ressembla littéralement à un triomphe, car il lui fut permis d’entrer dans Rome sur un char doré traîné par des chevaux magnifiquement caparaçonnés. Le tableau de cette entrée brillante n’a rien perdu sans doute à être retracé par Cicéron lui-même ; il a peint la foule couvrant les toits et les degrés des temples, tandis qu’il s’avançait de la porte Capène, suivant la voie des triomphes, la voie Sacrée, traversant le Forum et montant au Capitole pour y aller rendre grâces aux dieux comme un général victorieux. Il reprit la statue de Minerve, qu’il y avait déposée le jour de son départ pour l’exil, puis rentra sans doute dans la demeure paternelle des Carines, alors propriété de son frère, car dans cette ville où il triomphait il n’avait point de foyer. Sa maison du Palatin n’existait plus, mais il était dans Rome ; il venait de franchir cette porte Capène par laquelle il en était sorti si tristement seize mois auparavant, par laquelle il y rentrait si glorieusement aujourd’hui. Le lendemain, il parla dans le Forum et dans la curie ; il avait repris possession de ses deux anciens champs de triomphe.

Clodius, vaincu dans le sénat et dans le Champ-de-Mars, ne se découragea point ; la rue lui restait. Il y avait alors une disette de blé à Rome ; Clodius en rejetait la faute sur Pompée, et le peuple au théâtre l’en accusait. Clodius affirmait que les Italiens accourus dans l’intérêt de Cicéron avaient affamé la ville. Il organisa des troupes d’enfans, nous dirions de gamins, qui allèrent crier sous les fenêtres de Cicéron : « Du blé ! du blé ! » Une foule furieuse se précipita dans l’enceinte où l’on célébrait les jeux mégalésiens, et, interrompant peut-être une pièce de Térence, se rua sur la scène. Conduite par Clodius, elle assiégea le sénat dans le temple de la Concorde ; mais un grand nombre de citoyens se porta vers le Capitole et la dispersa. Cicéron retrouvait Rome aussi turbulente qu’il l’avait laissée. C’est sous le coup de la terreur inspirée par de pareils désordres, c’est dans cette séance menacée du Capitole, que Cicéron proposa de conférer pour cinq ans à Pompée un pouvoir absolu en tout ce qui concernait l’alimentation publique. Cicéron s’était d’abord renfermé chez lui ; mais, sommé de paraître au sénat, apprenant d’ailleurs que la bande de Clodius avait été rejetée dans le Champ-de-Mars, il vint donner cette marque de confiance et de reconnaissance à Pompée.

La grande affaire de Cicéron après son retour fut d’obtenir l’annulation des mesures qui l’avaient dépouillé. Peut-être le voit-on trop occupé à cette époque de cet intérêt particulier ; mais ce n’était pas seulement pour lui une question d’argent, il y allait de sa dignité. On l’avait traité comme un outlaw, Clodius avait fait raser sa maison du Palatin après y avoir mis le feu ; par une dérision insolente, il avait consacré le terrain qu’elle occupait à la Liberté : c’était déclarer la mort des complices de Catilina un acte de tyrannie, la plus odieuse, la plus dangereuse des accusations à Rome, et contre laquelle Cicéron se devait à lui-même de protester. D’ailleurs cette maison lui était chère ; il s’écriait dans son exil : « Je regrette la lumière (de Rome), le Forum, ma maison. » C’est, écrivait-il, ce que j’aime le plus au monde ; aussi il disait s’être surpassé dans le discours qu’il prononça pour que l’emplacement du moins lui en fût rendu. Elle était le symbole de son élévation ; en quittant les Carines, après son consulat, pour le Palatin, il avait passé du quartier de la finance dans le quartier patricien. Ce changement de demeure avait été comme le sceau de son anoblissement. Aussi Clodius trouvait-il que c’était une grande impertinence à un manant d’Arpinum de loger sur le Palatin. En effet, le Palatin, et surtout cette partie occidentale du Palatin, était habité par les plus grandes familles de Rome. Tout à côté de la maison de Cicéron s’élevaient celle de Catulus avec son portique triomphal orné des dépouilles des Cimbres et un toit en dôme, celle d’Æmilius Scaurus, de qui la magnificence était célèbre autant que la probité suspecte, et que Cicéron eut le tort de défendre. Celle-ci fut achetée par Clodius ; elle se trouvait derrière la maison de Cicéron, qui en fit l’occasion d’un mot : « j’élèverai mon toit non pour te regarder d’en haut (despiciam), mais pour que tu ne puisses voir (aspicias) cette vTille dont tu as voulu la ruine. » À côté de Clodius demeurait sa sœur Clodia, ce qui donnait lieu à Cicéron d’injurier son ennemi de plusieurs façons, tantôt lui reprochant trop de tendresse pour cette sœur que dans le discours pour Cœlius il peint comme une déboutée capable de tous les crimes, ayant des jardins aux bords du Tibre pour voir nager les jeunes Romains, et qu’il appelle la Médée du Palatin, tantôt accusant Clodius d’avoir élevé à travers le vestibule de Clodia un mur qui l’empêchait d’entrer chez elle.

La maison de Cicéron avait été occupée par l’orateur Crassus, un des devanciers de Cicéron dans l’éloquence, puis par Crassus le triumvir, avec Pompée et César un des trois plus grands personnages de Rome et le plus riche. Elle était ornée de colonnes de marbre grec, ce qui avait fait appeler l’orateur Crassus la Vénus du Palatin. C’était une fort belle maison, comme devait être celle de Crassus, dives le riche. Elle était sans doute tournée au midi, position alors, comme aujourd’hui, désirable à Rome pendant l’hiver ; l’été, Cicéron avait à choisir entre ses nombreuses villas. De ses fenêtres, il voyait le brillant quartier étrusque et le mouvement du port marchand sur le Tibre. De l’autre côté, il avait la vue du Forum et de la tribune ; aussi dit-il que sa maison est en vue de toute la ville, dont elle regarde la partie la plus importante et la plus fréquentée, et cette position de sa demeure lui fournissait des apostrophes éloquentes. Les fenêtres étaient étroites, ce que son architecte Cyrus soutenait être favorable à la perspective. Cicéron y logea un fils de roi, le fils d’Ariobarzane, roi d’Arménie, selon l’usage romain de mettre ainsi ces hôtes illustres dans la demeure des citoyens considérables et sous leur garde. Si l’on en croyait une anecdote rapportée par Aulu-Gelle, certaines circonstances de l’achat de cette maison ne feraient pas grand honneur à Cicéron. Pour la payer, il aurait reçu clandestinement un prêt considérable d’un accusé qu’il s’était chargé de défendre, P. Sylla, et comme la chose transpirait, il aurait affirmé n’avoir rien reçu, « aussi vrai, aurait-il ajouté, que je n’achèterai pas la maison. » Plus tard, il eût répondu aux reproches que ce jésuitisme méritait : « Un père de famille prudent doit toujours dire qu’il ne veut pas acheter, afin d’éviter la concurrence. » Méprisons cette anecdote, et faisons comme César, qui, dans le recueil des bons mots de Cicéron circulant par la ville, reconnaissait sur-le-champ ceux qui n’étaient point de lui.

Cicéron plaida pour être réintégré dans sa propriété du Palatin devant un tribunal ecclésiastique, le collège des pontifes, probablement dans la Curia Calabra. Le grand-pontife César était absent, il guerroyait contre les Gaulois ; sans cela, c’est lui qui aurait jugé Cicéron. Clodius, en consacrant le terrain où s’élevait la maison du consulaire à la Liberté, prétendait lui avoir donné une attribution sacrée qui devait empêcher tout retour au propriétaire. Heureusement pour Cicéron, le tribun, peu au courant de la procédure religieuse, avait négligé quelques formalités ; les pontifes lui donnèrent tort sur ce qu’on pourrait appeler le point de droit canonique : au civil, le sénat prononça, dans le même sens, un arrêt en faveur de Cicéron.

Ce procès au sujet de la maison de Cicéron offre quelques détails qui peignent le temps et font connaître ce que pouvait se permettre un homme tel que Clodius. Clodius, dont la maison était placée derrière celle de Cicéron et par conséquent y touchait presque, avait voulu profiter de l’exil de son ennemi pour s’arrondir à ses dépens ; mais la maison de Cicéron ne lui suffisait pas, d’ailleurs une partie du terrain avait été consacrée à la Liberté. Clodius eut envie d’une maison attenante, celle d’un nommé Sejus. Sejus déclara qu’il ne la vendrait pas, et que Clodius ne l’aurait jamais de son vivant. Clodius le prit au mot, l’empoisonna, et acheta sa maison sous un nom emprunté. Il put ainsi établir un portique de trois cents pieds qui allait rejoindre celui de Catulus et rappelait de moins glorieux souvenirs. Le portique de Catulus lui-même avait été détruit par Clodius. Catulus était dans le parti du sénat ; les consuls, complices du séditieux tribun, avaient fermé les yeux. Cicéron se hâta de faire reconstruire sa maison. Il indique plusieurs fois dans ses lettres à quel point cette reconstruction est arrivée, et de sa villa de Cumes écrit à Atticus pour le remercier de ce qu’il est allé fréquemment surveiller les travaux. Après la décision des pontifes, Clodius, avec une effronterie sans pareille, vint déclarer à la tribune qu’ils avaient jugé en sa faveur et que Cicéron songeait à s’installer par la force, qu’il fallait aller lui résister, défendre la Liberté et son temple. On ne le suivit pas. Le lendemain, il parla trois heures dans la curie contre le décret du sénat ; mais l’impatience des sénateurs fut si grande, l’on fit tant de bruit, que le démagogue fut obligé de se taire et de laisser voter le décret. Le portique de Catulus devait être relevé aux frais de l’état. On n’en fit pas autant pour la demeure de Cicéron ; Cicéron n’était pas un aussi grand seigneur que Catulus, il semble même qu’une aristocratie ingrate ait trouvé mauvais qu’il se permît d’habiter là où habitait un Catulus. On lui conseillait de ne pas la reconstruire, de vendre le terrain. Une indemnité lui fût accordée (environ 400,000 francs) pour cette maison du Palatin : elle lui avait coûté près du double ; il reçut 100,000 francs pour sa villa de Tusculum et 50,000 francs pour sa villa de Formies. Cicéron déclare que les deux dernières sommes étaient très insuffisantes.

Clodius, lui qui ne respectait rien, voulut soulever contre Cicéron la superstition populaire. Des signes funestes avaient paru, et des aruspices, ces devins de bas étage, murmuraient que les dieux étaient irrités parce qu’on avait rendu à un usage profane un lieu consacré. Clodius s’en faisait une arme contre Cicéron. Cicéron, qui était augure et connaissait la science augurale, sur laquelle il a écrit un livre, réfuta ces accusations ridicules par un discours sur les réponses des aruspices qui fut prononcé dans le sénat. Clodius ne se tint pas pour battu. À la tête d’un ramas de bandits armés d’épées et de bâtons, il attaqua Cicéron tandis qu’il descendait la voie Sacrée et le contraignit à se réfugier dans le vestibule d’une maison de cette rue dont les amis du consulaire défendirent l’entrée. Quand Cicéron voulut rebâtir sa demeure, Clodius arriva avec son monde, chassa les maçons, renversa le portique de Catulus, déjà relevé jusqu’au toit, et fit même jeter des torches dans la maison du frère de Cicéron, qui fut en grande partie brûlée. Quintus avait conservé le domicile paternel dans les Carines ; mais il l’avait loué et était venu habiter à côté de son frère sur le Palatin. L’amitié des deux frères les portait à se rapprocher ; ils demeuraient l’un près de l’autre à Rome et à Tusculum. Cette amitié ne fut que passagèrement troublée, et ils se retrouvèrent pour mourir.

La villa de Tusculum tient une grande place dans la vie de Cicéron. Ce nom, consacré par lui dans les Tusculanes, nous représente son existence philosophique et littéraire, bien que nous sachions que plusieurs de ses ouvrages ont été composés dans d’autres villas. Toutes sont liées à la vie de l’écrivain et à l’existence du politique ; elles virent les travaux du premier, elles recueillirent les absences souvent calculées du second ; il y reçut Pompée et Brutus. Le Tusculanum de Cicéron était sa villa préférée. « Là, disait-il, je me repose de toutes mes fatigues et de tous mes ennuis ; non-seulement l’habitation, mais la seule pensée de ce lieu me charme. » Cette retraite était toujours à sa portée, il pouvait en deux heures échapper aux agitations, aux inquiétudes que lui faisaient une situation difficile, un caractère d’autant plus irrésolu que son esprit était plus pénétrant, et là, à cinq lieues de la ville, recevoir des nouvelles toutes fraîches, écouter de près tous les bruits de Rome, dont il était singulièrement avide. La villa de Cicéron avait appartenu à Publius Sylla, et probablement avant lui au dictateur. Elle était destinée à passer du plus impitoyable des hommes à l’un des plus humains. Cette villa, qui contenait un xyste, c’est-à-dire un parterre avec des allées couvertes, était formée de terrasses, comme l’étaient presque toujours les villas antiques, et comme le sont fréquemment aussi les villas modernes. Cicéron, plein des souvenirs d’Athènes, avait appelé la terrasse supérieure le Lycée et l’inférieure l’Académie. Il se plaisait à orner sa demeure champêtre de statues, de tableaux, de terres cuites, d’objets d’art de toute espèce, qu’il priait son ami Atticus de lui envoyer de Grèce, mais dans lesquels il semble n’avoir jamais vu qu’un moyen de décoration[6].

On montre, aux lieux où fut Tusculum, des ruines qu’on appelle la maison de Cicéron. Ce ne sont ni les ruines de la maison de Cicéron, ni même les ruines d’une villa ; comme on n’en peut douter, quand on les voit avec M. Rosa, ce sont des conserves d’eau au-dessus desquelles était l’area d’un temple. La villa de Cicéron, située sur le flanc de la montagne qui domine Frascati, et non au sommet de cette montagne, était beaucoup plus bas que ces prétendues ruines ; tout porte à la placer dans une des villas qui sont au-dessous de la Rufinella, laquelle aurait remplacé la grande villa de Gabinius, et quelque part dans le voisinage de la belle villa Aldobrandini, où l’eau Crabra, mentionnée par Cicéron, coule encore, et, unie aux fraîches ondes de l’Algide, chanté par Horace, forme la belle cascade qui tombe en face du Casin. C’est donc là qu’il faut aller chercher Cicéron ; c’est là qu’il était tout entier avec sa double condition d’homme politique et d’homme littéraire, l’une qui lui causa tant de mécomptes, l’autre qui lui a donné tant de gloire. Là on le suit sous ses ombrages, occupé jusqu’à la passion des grands intérêts de Rome et aussi de toutes les intrigues qui viennent les traverser, ou plongé dans l’étude de la philosophie et des lettres. La littérature le console, et la politique l’afflige presque toujours ; mais, cela soit dit en son honneur et pour servir de leçon à tous ceux qui tiennent une plume, l’une ne lui fit jamais oublier l’autre.

Depuis son retour de l’exil, la situation politique de Cicéron était bien abaissée : il était rentré à Rome par la protection de Pompée et par le pardon de César ; Clodius le menaçait et l’effrayait toujours. Cicéron se voyait forcé à bien des complaisances pour se ménager l’appui de deux hommes dont il avait eu à se plaindre et dont il avait besoin. Dans la première ardeur du succès, il l’avait pris d’assez haut : il était allé au Capitole arracher les tables de bronze sur lesquelles étaient gravées les lois de Clodius ; il avait en toute occasion célébré à pleine voix sa conduite dans l’affaire de Catilina, ce qui ne pouvait plaire à César ; il avait traité avec la dernière violence Vatinius, un de ses instrumens ; il avait pris part au Projet de révoquer la loi agraire de Campanie. Bientôt pourtant cette belle ardeur s’était refroidie, et pendant la discussion de cette loi il avait fait comme il faisait volontiers toutes les fois que son rôle dans la curie l’embarrassait : il était allé visiter ses villas. Cette fois il avait éprouvé tout à coup le besoin d’arranger sa bibliothèque d’Antium. Enfin il se rapprocha décidément de son ancien persécuteur. Dans le discours sur les provinces consulaires, Cicéron demanda qu’on laissât la Gaule à César, et profita de cette occasion pour se réconcilier avec lui en plein sénat, ce qui était se donner, après lui avoir envoyé un poème en son honneur composé en grand secret à la campagne, et dont l’auteur avait fait mystère même à son fidèle Atticus.

La situation de Pompée n’était pas meilleure que celle de Cicéron. Cette intendance des vivres qu’on lui avait accordée pour cinq ans n’était point ce qu’il lui fallait ; elle ne servait qu’à le rendre aux yeux de la foule responsable de la disette et de la hausse du prix des blés. Il aurait voulu un grand commandement ; mais cette proposition, mise en avant par un tribun de ses amis, déplut tellement au sénat, dont la défiance croissait toujours, que Pompée fut obligé de la désavouer. Pour avoir une flotte et une armée, il désirait être chargé de replacer sur le trône d’Egypte Ptolémée Auletès, que son frère en avait chassé. Ce roi fugitif demeurait dans la villa albaine de Pompée ; il y tenait un comptoir de corruption, empruntant pour acheter les sénateurs. Un jour, il prit la fuite, tandis que Pompée était en Sicile occupé à surveiller des envois de grains, et probablement d’accord avec lui ; mais l’on découvrit que les livres sibyllins défendaient la guerre, et Pompée dut renoncer à la faire. Il retrouvait Clodius toujours menaçant, le sénat toujours mal disposé. Il finit par avoir tout le monde, même Cicéron, contre lui. De désespoir, il se jeta dans les bras de César : c’est ce que César attendait.

Pompée alla le rejoindre à Lucques, qui faisait partie de la province de Gaule et où César venait l’hiver, aussi rapproché de Rome que la loi le permettait, compléter par ses intrigues les résultats de ses victoires. Crassus y vint aussi de son côté. Un pacte fut formé entre eux, tout au profit de César : il aiderait de son influence à Rome et de l’or des Gaulois l’élection de Pompée et de Crassus au consulat, eux feraient prolonger de cinq ans son commandement en Gaule, et obtiendraient les troupes et l’argent dont il aurait besoin. Pompée et Crassus furent en effet nommés consuls ; mais, après une bataille dans le Champ-de-Mars et une victoire moins glorieuse que celles de César en Gaule, Caton, jugeant avec raison qu’il y avait là un combat à livrer pour la liberté à des ambitieux ligués contre elle, se rendit, avec son candidat Domitius, dans ce même Champ-de-Mars avant le jour. Des hommes armés y étaient déjà embusqués pour les repousser ; les torches qui les précédaient furent éteintes, un de ceux qui les portaient fut tué. Caton, blessé au bras droit, tint ferme et encouragea Domitius à l’imiter ; mais celui-ci eut peur et se sauva. Bientôt après, ce fut Caton qui sollicita la préture pour résister aux consuls et pour empêcher qu’elle ne fût donnée à cette âme damnée de César, Vatinius, à qui son impopularité faisait cruellement expier sa bassesse, à tel point qu’il fut obligé de demander aux édiles d’obtenir du peuple qu’on ne lui jetât plus de pierres, mais seulement des fruits à la tête. La première tribu appelée ayant voté pour Caton, — l’on considérait ce vote comme très important, souvent il était décisif, — Pompée prétendit qu’il avait entendu tonner, et l’élection fut remise à un autre jour. Cette fois-là, Pompée et Crassus « ayant, dit Plutarque, répandu beaucoup d’argent et chassé du Champ-de-Mars tous les gens honnêtes, » Vatinius fut nommé par la violence. L’indignation était générale. Une assemblée populaire se forma dans le Champ-de-Mars sous la présidence d’un tribun ; on voulait tuer Crassus et Pompée. Caton annonça les maux qui allaient fondre sur la république ; il fut reconduit dans la ville et jusqu’à sa maison par une foule immense.

Quand on croit que pour être politique il est nécessaire de n’être pas honnête, on traite Caton de rêveur ; Caton au contraire jugeait parfaitement la situation de l’état romain. Il voyait les périls, seulement il ne pensait pas que se livrer fut se sauver. Il prédit très clairement à Pompée ce qui adviendrait de sa complicité avec César, l’avertissant qu’il se mettait César sur le cou et lui annonçant le jour où il ne voudrait plus le porter et ne pourrait pas le jeter par terre. Dans la mêlée, le vêtement de Pompée fut taché de sang. Ce vêtement, rapporté dans sa maison, fit croire à Julie que son époux était dangereusement blessé ; elle était grosse, la terreur détermina un accident qui, dit-on, amena sa mort après une seconde grossesse. Il paraît que la fille de César, unie à Pompée dans un dessein politique, aimait sincèrement son mari ; les sentimens naturels rencontrés au milieu des haines de parti font du bien.

Caton est un intrépide soldat de la liberté, d’une liberté sans doute orageuse et menacée, mais qui, malgré ses abus et ses dangers, valait mieux que la servitude, car, pour qui porte un cœur d’homme, tout vaut mieux que la servitude. Caton combat vaillamment et sans relâche dans la curie, dans le Champ-de-Mars, dans le Forum. Trebonius, un tribun gagné par Pompée, vint proposer de lui accorder par une loi, pour son commandement en Espagne, où il n’était pas allé, l’illégale prolongation accordée à César pour son commandement dans la Gaule, qu’il avait en partie soumise. Pompée, par vanité, voulait obtenir ce qu’avait obtenu César, sans voir que l’égalité du titre ne lui donnerait pas l’égalité de la gloire. Caton résolut de s’opposer à cette insolente prétention, que rien ne justifiait. Il alla au Forum, et demanda deux heures pour parler contre la loi proposée et faire connaître tous les maux qu’elle entraînait. C’était beaucoup attendre de la patience de ses adversaires ; il fut bientôt interrompu, mais refusa de quitter les rostres. Un licteur vint l’en arracher. Il continua à parler du pied de la tribune. Le licteur le saisit et l’entraîna hors du Forum ; mais il y rentra, remonta même à la tribune et invita tous les bons citoyens à le soutenir. Cette fois Trebonius ordonna, comme dans une autre occasion avait fait César, de conduire Caton en prison. Caton, en y marchant, continuait à haranguer le peuple, qui le suivait. Il fallut le relâcher.

Le lendemain, la violence consulaire triompha. Aquilius Gallus, un autre tribun, décidé à s’opposer à Trebonius, s’était caché dans la curie, qui touchait au Forum, pour être là au moment où le peuple serait rassemblé ; on l’y enferma. Caton, voyant que la loi allait passer, cria qu’il entendait tonner. J’ai peine à croire qu’il ait eu recours au stratagème patricien qu’avait employé Pompée ; peut-être tonnait-il en effet, ou prit-il pour le tonnerre quelque bruit du Forum. Un citoyen le souleva dans ses bras, et il répéta son affirmation. Alors le carnage commença. Le tribun Aquilius, qui était parvenu à s’échapper de la curie, fut blessé, le sang d’un sénateur coula sous les coups de Crassus, et la loi passa ; mais ceux que révoltaient ces indignités se précipitèrent du côté des rostres, où était la statue de Pompée. Ils voulaient la mettre en pièces ; Caton les en empêcha.

Cependant César avait trouvé dans la Gaule un théâtre digne de lui, et il commença d’une manière brillante ces campagnes où il devait déployer le génie militaire qu’il avait reçu du ciel, comme tous les autres dons de l’intelligence. À Rome, nous n’avons guère vu que l’admirable intrigant : en Gaule, s’il nous était permis de l’y suivre, nous admirerions le grand capitaine ; mais il a été mieux admiré et mieux jugé par un émule de sa gloire, Napoléon. Retenus à Rome, nous pouvons du moins y observer l’effet qu’y produisirent ses merveilleuses victoires. Du reste, César absent y était toujours par la pensée. Toutes ses victoires avaient un but, et ce but était à Rome. En conquérant la Gaule, César voulait conquérir le pouvoir suprême, et il ne subjugua les Gaulois que pour subjuguer les Romains.

César aimait la gloire, mais il aimait encore plus la puissance. La gloire était pour lui un moyen comme l’intrigue ; seulement c’était un moyen plus noble. Pendant les neuf ans qu’il mit à soumettre la Gaule, César occupa constamment l’imagination des Romains par des victoires dans un pays à peu près inconnu, remportées sur un peuple belliqueux dont le nom avait laissé à Rome une grande terreur, car, seul de tous les peuples du monde, il avait occupé Rome et fait payer une rançon aux défenseurs du Capitole. Quand il commença cette suite de campagnes immortelles. César laissait à Rome beaucoup d’ennemis ; mais, pour le moment, ils étaient réduits à l’impuissance. Crassus lui appartenait. Pompée était son allié. Bien qu’il se crût son rival. Pompée ne faisait plus rien de grand ; Clodius soulevait le peuple contre lui ; le sénat le ménageait encore, mais au fond le haïssait et le craignait. Cicéron, dégoûté de Pompée, se sentait attiré vers César. César, qui le connaissait et qui, s’il l’avait desservi comme chef d’un parti contraire, voulait bien de lui comme instrument. César commençait avec Cicéron ce manège de coquetterie auquel celui-ci ne sut jamais résister.

De cette curie où régnait une aristocratie mécontente de son chef et n’osant se brouiller avec lui, parce qu’elle n’en avait pas d’autre, de ce Forum turbulent, de ce Champ-de-Mars où le sang coulait pendant les élections, les yeux des Romains se détournaient pour se fixer sur le théâtre d’une guerre glorieuse, et en même temps que César entretenait par des succès continuels l’admiration et l’étonnement, il ne négligeait rien pour satisfaire les ambitions qui se donnaient à lui. Après avoir arrêté les Helvétiens aux bords du Léman et repoussé Arioviste au-delà du Rhin, il revenait dans la Gaule d’Italie, et là, dit Plutarque, il jouait le rôle de démagogue, accordant à ceux qui allaient vers lui ce qu’il leur fallait et les renvoyant satisfaits de ce qu’ils avaient reçu ou pleins d’espérances.

À la nouvelle des succès de César, une grande joie remplit Rome. L’enthousiasme dut être bien vif pour forcer le sénat à décréter quinze jours d’actions de grâces, ce qui était sans exemple. On n’en avait accordé que dix à Pompée après la guerre de Mithridate. Ce fut Cicéron qui demanda cette augmentation : le sénat n’osa pas la refuser ; mais son mauvais vouloir à l’égard de César ne tarda point à se montrer. Un tribun vint dans la curie proposer l’abrogation de la loi agraire de César, et en attaqua sans ménagement l’auteur. Il ne fut point interrompu. Le sénat écouta en silence ; ce silence était une approbation timide sans doute, mais c’était une approbation. Le tribun revint à la charge. Cette fois Cicéron fit un discours véhément, mais contre Clodius et non contre César. Tout à coup on entendit de la Grécostase, voisine de la curie, les cris que poussaient les gens de Clodius, et les sénateurs se retirèrent chez eux.

Pompée était allé à Lucques, où il avait trouvé César entouré de ce que Rome avait de plus considérable, et ayant déjà une cour avant d’être souverain. Ce spectacle ne le fit pas réfléchir au danger d’une alliance qui lui donnait un maître, et il revint à Rome, avec Crassus, servir sans le vouloir les plans de celui qu’il ne savait pas craindre, aveuglé par sa présomption. Il fut encore question dans la curie de l’abrogation de la loi de César, mais cette fois sans qu’on donnât suite à ce dessein. Les deux cents sénateurs qui étaient allés complimenter César à Lucques ne pouvaient lui faire une opposition bien vive. César fit rappeler à Cicéron par son frère Quintus, dont il avait fait son lieutenant, la condition qu’il avait mise au rappel de l’exil : le silence sur la loi de Campanie. Cicéron comprit le devoir que lui imposait la reconnaissance, comme il l’écrivit à Lentulus, et partit pour une de ses villas. Il reparut dans la curie pour appuyer toutes les demandes de César en hommes et en argent, ainsi que la seconde prolongation de son commandement, puis de nouveau s’absenta de Rome, où il ne se montra guère que pour assiste aux jeux donnés par Pompée.

Un nouvel étonnement vint saisir les Romains. César avait passé le Rhin pour aller chercher les Germains dans leurs forêts, qu’on croyait impénétrables. En dix jours, il avait construit un pont en bois de son invention sur le fleuve. Il avait fait plus, il avait franchi la mer et abordé le premier dans cette île de Bretagne qu’on disait, encore après lui, séparée du monde :

Et penitus toto divises orbe Britannos.


Cette double expédition dans une contrée inconnue qui communique maintenant avec Rome en quelques heures, mais qui semblait alors comme un autre univers, comme une Amérique lointaine à l’existence de laquelle quelques-uns ne croyaient point, cette expédition, assez inutile, ce me semble, au point de vue militaire, fut très bien conçue au point de vue politique : elle frappa vivement les imaginations populaires. On dut en parler beaucoup à Rome dans les boutiques des barbiers et parmi les oisifs qui se rassemblaient devant la tribune, au bord du canal ; ce fut en petit la campagne d’Egypte du Bonaparte romain. De plus, il paraît qu’on espérait trouver dans l’île de Bretagne une sorte d’Eldorado, des mines d’or et d’argent. Ces richesses, dans la pensée de César, étaient sans doute destinées à appuyer au Forum et au Champ-de-Mars les candidatures de ses partisans. L’enthousiasme à Rome allait croissant, car cette fois le sénat dut décréter non plus quinze, mais vingt jours d’actions de grâces. Durant ces vingt jours de fêtes, les travaux cessaient ; tous les temples étaient ouverts ; la foule allait de l’un à l’autre, chacun selon sa dévotion particulière. Certains momens de l’année romaine pendant lesquels se succèdent des solennités très rapprochées peuvent donner quelque idée de l’aspect que la ville offrait alors. Les exploits de César furent vingt jours durant racontés, commentés, exaltés de mille façons, sans doute avec accompagnement de récits merveilleux et d’aventures incroyables.

Ce transport du peuple romain pour les hauts faits prodigieux de César était bien naturel, mais il préparait l’asservissement de Rome. La gloire militaire est la plus dangereuse sirène pour les peuples libres. Caton ne s’y trompa point. Au milieu de l’enivrement général, il éleva une voix sévère. César, après avoir promis à des ambassadeurs germains de ne pas attaquer avant leur retour, avait profité d’une agression partielle et désavouée pour violer sa promesse. Peut-être y était-il autorisé par ce qu’on appelle le droit de la guerre, et qui ressemble beaucoup au droit du plus fort ; mais Caton, qui n’aimait pas ces victoires (car il sentait très bien qu’elles étaient remportées sur la république, et que c’était la liberté de Rome qui périssait dans les Gaules et en Germanie), Caton se leva au sein de la curie et prononça ces paroles : « Je demande que César soit livré aux Barbares, pour que la malédiction qui s’attache au parjure soit détournée de nous et retombe sur son auteur. » Ce que rapporte Suétone des extorsions et des pillages de César dans les Gaules justifie la colère de Caton.

La mort de la fille de César fournit à ceux qui ne pensaient point comme Caton, et ils étaient en grand nombre, une occasion de montrer leur sympathie pour le glorieux conquérant. La voix des tribuns entraîna le peuple ; du Forum il se précipita vers les Carines, qui en étaient très proches, et où Julie était morte dans la maison de Pompée. Le corps fut enlevé et porté dans le Champ-de-Mars, où l’on n’enterrait que les personnages considérables. Elle alla y attendre son père, qui devait être porté au même lieu après elle. On vit dans ce malheur privé un présage de la division qui allait s’accomplir entre César et Pompée, et d’où sortit la guerre civile. Si Julie eût vécu, elle n’eût rien empêché sans doute ; mais la multitude aime à donner de petites causes aux grands événemens. Cependant il est possible que cette mort et celle que bientôt après Crassus alla chercher parmi les Parthes aient hâté une rupture inévitable. César et Pompée se trouvèrent face à face, sans lien, sans intermédiaire, et leur dissentiment ne tarda pas à se montrer ; mais avant de suivre les progrès de ce dissentiment, d’abord voilé, faisons un retour vers Cicéron et Pompée.


II.

Cicéron s’était peu à peu laissé gagner aux séductions de César : dans le discours pour les provinces consulaires, il avait hautement déclaré à la curie sa réconciliation. L’occasion était bonne : on voulait ôter à César l’une de ses deux provinces pour la donner à Gabinius, ennemi de Cicéron. En s’opposant à un pareil projet, Cicéron satisfaisait son ressentiment, et ne semblait céder qu’à la justice et à la gloire. Tous les plaidoyers qu’il prononça vers cette époque prouvent son envie de se rendre agréable à César sans cesser de plaire à Pompée. Il plaida pour Cornélius Balbus, ami de tous deux, en avouant que c’était surtout par déférence pour Pompée, — de qui Balbus tenait le droit de cité qu’on lui disputait avec raison, — non sans de grands éloges de César et l’expression un peu trop vive d’une résignation trop complète à ce qui n’avait pu s’empêcher. Cicéron défendit Rabirius Posthumus, un usurier chassé d’Egypte pour ses extorsions, mais que soutenait César. Il défendit, par un sentiment de reconnaissance personnelle, Plancius, qui lui avait été fidèle dans son exil. Il eut le malheur de plaider pour Vatinius, à qui il avait prodigué les dernières injures, mais que César protégeait, et à la suite d’une visite de Pompée. Cicéron avait dit dans son invective contre Vatinius que ce serait une honte de le défendre, et il le défendit ; comme il l’avouait, sa haine n’était pas libre.

Les faiblesses politiques de Cicéron l’entraînaient à de singulières faiblesses oratoires ; Caton avait eu raison de désapprouver Cicéron, consul, défendant Murena en dépit d’une loi dont lui-même était l’auteur. Ce fut bien pis quand il se vanta d’avoir, par un discours très élégant (ormatissime), fait absoudre Scaurus, qui, du propre aveu de son défenseur, avait, pour être élu, distribué de l’argent au peuple. Scaurus s’était entendu avec d’autres candidats pour briguer le consulat à frais communs, et Cicéron disait d’eux à Atticus : « Ils seront absous ; mais après cela on ne pourra plus condamner personne. » Il ajoutait : « Tu me demandes ce que je pourrai dire pour eux ; que je meure si je le sais ! » Malgré le désir de Pompée, il ne plaida point pour Gabinius, son ennemi mortel, tant outragé par lui, et qu’il avait accusé d’avoir sacrifié un enfant aux dieux infernaux ; mais il témoigna en sa faveur : c’était déjà trop. La cause était si mauvaise que les jardins de son gendre Crassipès, situés près de la porte Capène, ayant été atteints par un débordement extraordinaire, Cicéron disait que Jupiter avait puni ainsi l’absolution de Gabinius, et lui-même avait concouru à cette scandaleuse absolution ! Un tel rôle ne convient pas à Cicéron ; mais il l’accepte et le subit. « Tu me demanderas comment je supporte tout cela. Très bien, et je m’applaudis d’être ainsi. Nous avons, mon cher Atticus, perdu non pas seulement la sève et le sang, mais jusqu’à l’apparence et à la couleur de notre ancienne Rome. Rien dans la politique ne me plaît, rien ne me satisfait, et je m’en arrange parfaitement, car je me rappelle combien la république était belle quand nous la gouvernions, et quel gré on m’en a su ! Je ne m’afflige point qu’un seul puisse tout, car ceux qui ont vu avec peine que je pusse quelque chose crèvent de dépit… » Je ne suis pas de ceux qui insultent Cicéron, et qui, sans tenir compte à cette généreuse et brillante nature de ses intentions droites, de ses nobles aspirations, l’accablent sous l’aveu de ses faiblesses : c’est écraser un oiseau avec la pierre qu’il a fait tomber ; je ne consens pas à voir son dernier mot dans une boutade échappée au découragement et au désespoir, mais j’aimerais mieux que Cicéron n’eût pas écrit cette lettre, car, si elle eût été surprise, elle eût réjoui les partisans intéressés de César, qui valaient moins que Cicéron.

On l’applaudissait encore parfois au théâtre, et il s’attachait à ces dernières marques de la faveur qui lui échappait, comme une coquette sur le retour s’attache aux derniers hommages qu’elle reçoit. « Un envieux seul, écrivait-il, a pu dire que c’était Curion et non pas moi qu’on a applaudi. » Cicéron, à cette époque de détresse où il avait besoin de tous les appuis et ne pouvait être mal avec personne, se réconcilia aussi avec Crassus, qui l’avait autrefois ménagé, quand César et Pompée l’abandonnaient, pour leur faire contre-poids, mais qui l’avait abandonné à son tour. La réconciliation fut scellée par un souper dans les jardins de Crassipès la veille du départ de Crassus pour cette expédition chez les Parthes qui lui coûta la vie, et simplifia la situation de César en ne lui laissant qu’un rival à jouer, et un rival bien maladroit. Ce départ de Crassus avait eu lieu sous des auspices menaçans. Au Capitole, le tribun Ateius Capito lui annonça des signes funestes. Arrivé à la porte de la ville, le peuple ne voulait pas le laisser partir, et il ne put la passer que protégé par les soldats de Pompée. Le tribun le somma encore de s’arrêter, ordonna aux serviteurs publics de le saisir et le voua aux dieux infernaux.

Ce furent les tristesses de sa situation politique qui firent de Cicéron un écrivain. Son premier écrit considérable est le Traité de l’Orateur. Cicéron a placé les interlocuteurs de ce dialogue dans la villa de L. Crassus, près de son cher Tusculanum, non loin duquel le jurisconsulte Scævola, un des personnages du dialogue, avait, lui aussi, une maison. L. Crassus, dont l’éloquence était célèbre, et d’autres Romains de la génération qui avait précédé Cicéron, discutent sur l’art oratoire sous un beau platane, tel qu’on en pourrait trouver encore aux environs de Frascati, non pas, comme les interlocuteurs du Phèdre de Platon, étendus avec le laisser-aller des mœurs grecques sur un gazon odorant aux bords de l’Ilissus, mais gravement assis, dans leur majesté sénatoriale, sur des coussins. Le lendemain du jour qui avait vu le premier de ces entretiens, Crassus, tombé soudainement malade, était couché dans sa villa de Tusculum. Le jeune Sulpicius et l’orateur Antonius se promenaient sous le portique quand arrivèrent de Rome Q. Catulus et C. Julius César Strabo ; ayant entendu parler des conversations de la veille, ils venaient écouter et Crassus et l’autre grand orateur Antonius, qui devait ce jour-là parler sur toutes les parties de l’éloquence. Crassus y consent à la condition qu’ils passeront la journée entière chez lui. Cette invitation est faite et acceptée avec cette courtoisie grave et fine qui était l’urbanité romaine, qui règne dans tout l’ouvrage et qu’on aime à retrouver parmi ces grands personnages en sortant, comme eux, des violences de la curie et des turbulences du Forum. On se sépare un peu avant midi : c’est l’heure en effet où la chaleur se fait sentir le plus vivement à Rome ; puis, après deux heures de repos, on se réunit dans la forêt voisine, et on reprend les discours du matin dans cet endroit ombreux et frais (opacus et frigidus). Cette mise en scène n’offre pas le charme exquis de celle qu’on admire dans quelques dialogues de Platon ; mais elle a aussi le sien, elle est locale et vraie. Comme il est doux de lire le Phèdre au bord de l’Ilissus, il y a plaisir à lire le de Oratore sous les platanes et dans la forêt de Frascati, dont il reste un peu plus que des beaux arbres qui, au temps de Platon, ornaient les rives aujourd’hui dépouillées de l’Ilissus.

Pendant les neuf ans employés par César à soumettre la Gaule, Pompée ne fit qu’une chose, son théâtre. C’était sans doute ; une grande captation pour les Romains que ce premier théâtre en pierre qui contenait quarante mille spectateurs, et était disposé de telle manière qu’il pouvait servir d’arène, se prêter aux combats de gladiateurs, aux exhibitions et aux chasses d’animaux étrangers, comme aux représentations moins goûtées de l’art dramatique ; mais César donnait d’autres spectacles et montrait de loin au public de Rome un autre drame : la conquête de la Gaule, intermède héroïque dans la grande tragi-comédie où il jouait le principal rôle, et dont le dénoûment devait être sa mort et celle de la liberté.

Le théâtre de Pompée fut un souvenir de ses campagnes d’Asie et de ses anciens succès, qu’il aimait à se rappeler pour se consoler de n’en plus obtenir d’autres. Tandis qu’il était à Mitylène, après avoir vaincu Mithridate, il y avait institué, parmi les poètes du lieu, un concours littéraire dont le thème unique était les hauts faits de Pompée. Cette circonstance lui avait rendu chère cette ville, qui était aussi la patrie de l’affranchi Théophane, un Grec auquel il était fort attaché, et qui avait auprès de lui beaucoup de crédit. Aussi ce fut le théâtre de Mitylène qu’il voulut imiter à Rome, mais en l’agrandissant et l’accommodant aux goûts des Romains. Malgré l’importance et la grande situation de Pompée, bâtir un théâtre avec des gradins était une innovation hardie. Déjà la tentative avait été faite et avait échoué devant la sévérité des magistrats, qui craignaient que, si le peuple pouvait s’asseoir au théâtre, il n’en voulût plus sortir. Pompée éluda la difficulté par un artifice bien ingénieux pour lui, et dont l’idée appartenait peut-être à son affranchi Théophane. Au-dessus des gradins, il plaça un temple dédié à Vénus victorieuse : il fallait qu’il y eût du victorieux dans tout ce qui concernait Pompée. Les gradins se trouvèrent ainsi transformés en degrés du temple, la scène n’en fut plus qu’un accessoire, et les jeux, qui à Rome étaient toujours liés à la religion, purent être considérés comme faisant partie du culte de la déesse.

À en croire Varron, cité par Aulu-Gelle, Pompée, au moment de faire inscrire sur son théâtre : « pour la troisième fois consul, » aurait hésité entre tertio et tertium, « timidement, » dit Varron, comme pour indiquer que l’adversaire de César n’osait rien décider, pas même cela. Cicéron, consulté, pour ne mécontenter aucune opinion, aurait proposé d’écrire seulement tert. Cette anecdote de grammairien est suspecte, mais elle peint bien le caractère de Pompée, indécis dans les petites choses comme dans les grandes, et montre Cicéron tel qu’il était alors, très désireux de vivre bien avec tout le monde et de ne déplaire à personne.

Selon le précepte de Vitruve, le portique du théâtre était derrière la scène, et des rangées d’arbres l’embellissaient : il est cité comme un des lieux de promenade où se rassemblaient de préférence les oisifs de Rome. Cicéron met sur la même ligne une promenade sous le portique de Pompée et une promenade dans le Champ-de-Mars. Catulle dit à son ami Camerius : « Je t’ai cherché dans le cirque, dans toutes les boutiques de libraires, dans le petit Champ-de-Mars, dans le temple sacré de Jupiter, dans la promenade de Pompée. » Ovide en vante la fraîcheur pendant l’été ; il conseille à celui qui veut plaire aux dames romaines d’aller flâner à l’ombre de ce portique et sous les arbres qui l’entouraient. Properce emploie à peu près les mêmes termes en indiquant qu’on s’y promenait en toilette (cultus) ; la jalouse Cynthie lui défend de se promener, élégamment vêtu, à l’ombre du portique de Pompée. Le portique de Pompée était bordé de deux rangs de platanes, parmi lesquels on avait placé des figures d’animaux ; des tapisseries étaient suspendues entre les colonnes. On peut se faire une idée de l’effet qu’elles produisaient par les tentures qui ornent le portique de Saint-Pierre pendant la procession de la Fête-Dieu. Ce monument était l’orgueil de Pompée ; il croyait s’être assuré la faveur du peuple de Rome en assurant ses plaisirs. Les applaudissemens qui l’accueillaient quand il paraissait dans son théâtre retentissaient encore de loin à son oreille après qu’il eut fui de Rome devant César pour n’y plus rentrer : il en rêva la veille de Pharsale ; mais, toujours incertain, il douta du présage, parce que dans ce songe il ornait son temple de Vénus ; il craignait que ce ne fût un signe favorable pour César, qui descendait de Vénus, et il lui sembla que ces applaudissemens résonnaient comme une plainte. « Il se revoyait jeune, dit Lucain, tel qu’il était quand, vainqueur de Sertorius, il recevait, simple chevalier, les applaudissemens du sénat. Maintenant il ne devait plus revoir sa patrie, et c’est ainsi que la fortune lui donna Rome ! »

Pompée inaugura son théâtre par des jeux magnifiques, auxquels Cicéron, quittant la campagne, venait assister, non par goût pour le spectacle des combats d’animaux (on sait qu’il ne l’aimait point), mais parce que c’était faire une politesse à Pompée, et qu’il entrait alors dans son plan de conduite, tout en s’adoucissant pour César, de ne pas négliger Pompée. Dans ces jeux, on tua cinq cents lions et vingt éléphans. Le peuple, qui voyait avec plaisir mourir les hommes, s’attendrit aux gémissemens et aux attitudes suppliantes des éléphans. C’est que les hommes mouraient sans se plaindre. Les lamentations de Mme Du Barry émurent la féroce populace que ne touchait point la pieuse résignation de la reine ou la fermeté stoïque de Mme Roland. Et puis ce fut une occasion de maudire publiquement Pompée ; l’irritation populaire se soulagea en s’en prenant à lui de la mort des éléphans.

Du reste, même les applaudissemens, et Pompée dut en recevoir quand il était encore glorieux et semblait puissant, retentissent tristement à notre oreille, à travers les siècles, parmi les ruines de son théâtre, car nous savons la fin lamentable qui l’attendait, et Lucain a eu raison de dire : « Pourquoi ceux qui remplissaient ton théâtre ne t’ont-ils pas pleuré ? »


Qui te non pleno pariter planxere theatro ?


Ces jeux ne plurent point à Cicéron, qui en ce moment était fort mécontent de Pompée et de tout le monde. On avait, selon lui, déployé un grand appareil pour peu d’effet. Il avait vu sur la scène des personnages qu’il croyait ne pas devoir s’y trouver, et cette vue l’avait indisposé contre le spectacle, les pièces et les acteurs ; la gaîté manquait. Ésope ne savait pas son rôle ; la mise en scène de Clytemnestre avec six cents mulets, les trois mille cratères du Cheval de Troie, le déploiement de l’infanterie et de la cavalerie lui avaient semblé ridicules. Nous reconnaissons bien Pompée dans ce fastueux étalage. Pompée voulait la dictature : son ambition, plus lente et plus douce que celle de César, comme dit Montesquieu, n’était pas moindre ; seulement il désirait qu’on lui offrît la toute-puissance, que César finit par prendre ; mais le sénat, et c’est là sa gloire, ne voulait pas d’un maître. Pompée employait toute sorte de ruses pour arriver au but qu’il ne devait jamais atteindre. Des tribuns qui lui étaient dévoués, sous prétexte de signes funestes, retardaient l’élection des consuls ; ils prolongèrent l’interrègne de sept mois. Un d’eux proposa enfin que Pompée fut dictateur. Caton et le sénat s’y opposèrent, et Pompée alla bouder dans sa villa d’Alsium.

À mesure que son importance réelle diminuait, il prenait des airs plus importans. Jusqu’à son triomphe, il avait vécu simplement dans sa maison des Carines, si modestement ornée que son successeur (c’était, il est vrai, le voluptueux Antoine) s’écria : « Où donc soupait Pompée ? » Mais après ce triomphe, première date du déclin de ses prospérités. Pompée renonça vite à cette simplicité qui avait jusque-là formé un honorable contraste avec les profusions de César, et il se fit construire une maison beaucoup plus belle que la première auprès de son théâtre. C’était, à vrai dire, un suburbanum, car le théâtre était hors de la ville, mais très voisin de la porte Carmentale. Cette résidence convenait par là même à Pompée, qui affectait de se tenir à l’écart, et il trouvait commode, pour ses menées dans les élections, de n’être pas trop en vue. Ceux dont il achetait le suffrage savaient bien l’aller trouver dans ses nouveaux jardins, où il leur en payait le prix.

En présence des incertitudes et des mollesses de Pompée, l’agitation des rues durait, toujours. Cela ne lui déplaisait point ; il espérait que ces désordres feraient sentir le besoin de lui donner le pouvoir de les réprimer. Une telle conduite, sans lui concilier la multitude, exaspérait tout ce qu’il y avait d’honnête dans le sénat : Bibulus, le vieux Curion et d’autres, que soutenait secrètement la jalousie de Crassus, se plaignirent hautement dans la curie des manœuvres de Pompée. Pompée était absent. Huit jours après, il assista à une séance dans le temple d’Apollon. Là le tribun C. Cato lui adressa les plus vifs reproches, auxquels Pompée répondit très aigrement. Un autre jour, il était bafoué dans le Forum par Clodius et hué par sa bande. Ce calcul peu noble de Pompée devait échouer comme tous ses autres calculs ; mais, s’il désirait le trouble pour en profiter, il était servi à souhait par deux hommes, Milon et Clodius, qui aspiraient, le premier à la préture, le second au consulat, et qui soutenaient leurs prétentions aux plus hautes magistratures de l’état par la violence.

C’est alors qu’eut lieu entre ces deux hommes la rencontre où Clodius fut tué. Voici comment fut amené cet événement, que le plaidoyer de Cicéron en faveur de Milon a rendu célèbre. Milon était, comme Clodius, de race sabellique ; fils d’un Samnite, il avait été adopté par un Annius, son aïeul maternel. La gens Annia était plébéienne, et, elle aussi, sabellique, originaire de Setia, ville du pays des Volsques. C’était le plébéien Milon qui soutenait la cause de l’aristocratie et le descendant des Claudii qui l’attaquait. Du reste, les moyens employés par tous deux étaient les mêmes : l’un comme l’autre avait à ses ordres une troupe de gladiateurs ; seulement, il faut le reconnaître, Milon faisait de la sienne un meilleur emploi, et c’est pour se défendre contre Clodius qu’il avait pris le parti de l’imiter.

Clodius briguait l’édilité pour échapper aux poursuites que lui attiraient ses violences. Milon, afin de l’empêcher d’être nommé, voulait qu’il fut jugé avant l’assemblée des comices. Le jour de l’élection venu, Milon se rendit à minuit dans le Champ-de-Mars avec sa bande et y resta le lendemain jusqu’à midi. Clodius ne parut point. Le consul Metellus, qui s’entendait avec lui, se retira en annonçant que, s’il y avait opposition, le jour suivant il recevrait les réclamations dans le comitium. Milon transporta sa troupe dans le Forum pendant la nuit pour y attendre Clodius ; mais il apprit qu’il avait été joué, et que le consul se dirigeait, par des rues écartées, vers le Champ-de-Mars. Il l’atteignit sur le Capitole pour lui présenter son opposition. Le consul, pris en flagrant délit de perfidie, s’éloigna au milieu des insultes. Quelques jours après, Cicéron écrivait à Atticus que Milon était dans le Champ-de-Mars, et qu’à la porte de la maison de Clodius il n’y avait qu’un ramas de gens en guenilles avec une lanterne, tandis que dormait encore Marcellus, un des candidats, car Cicéron l’entendait ronfler. La présence de Milon empêcha qu’on tînt les comices dans le Champ-de-Mars ce jour-là. Le sénat s’assembla en petit nombre. Les amis de Cicéron soutenaient que Clodius devait être jugé avant les comices, les partisans de Clodius demandaient que l’on procédât sans retard à l’élection. Cicéron et Clodius étaient en présence dans la curie : le premier parla, le second répondit. Pendant son discours, on entendit les cris des siens, qui hurlaient dans le Forum. Il n’y eut cette année-là ni jugement ni élection. Le sénat ne décida rien.

Au commencement de l’année suivante, Clodius parvint à se faire nommer édile. À son tour, il voulut accuser Milon de violences. Tous deux comparurent devant le tribunal, escortés de leurs gladiateurs. Caton et Pompée défendirent Milon. Pompée, interrompu par les clameurs des partisans de Clodius, ne se laissa point intimider ; recommençant plusieurs fois son discours, il réussit à se faire écouter. Clodius par la durant deux heures, interrompu aussi à tous momens par des injures, par des quolibets et des vers satiriques sur lui et sa sœur Clodia. Pâle de colère, de sa voix furieuse, il finit par dominer les cris. Plutôt que de s’adresser à ses juges, se tourna vers le peuple, et, montant sur un lieu élevé, probablement les marches du temple de Castor, il dit : « Qui est un autocrate impuni ? Qui fait mourir le peuple de faim ? Qui se gratte la tête avec son doigt ? » À toutes ces questions, à d’autres encore plus injurieuses, le peuple, frémissant de rage ou éclatant de rire, répondait : « C’est Pompée ! c’est Pompée ! » Puis les gens de Clodius se mirent à cracher au visage de leurs adversaires ; ce fut le signal d’une mêlée générale dans laquelle ils eurent le dessous et se virent forcés de vider le Forum. Dans la curie, on n’accusa ni Clodius ni Milon, mais on accusa Pompée, dont le discours avait aigri le peuple. Le sénat lui-même pardonnait tout bas à Clodius, parce qu’il gênait Pompée.

Un autre jour, celui-ci vint se défendre devant les sénateurs réunis au Champ-de-Mars, dans le temple d’Apollon. Attaqué vivement par un tribun et soutenu par Cicéron, Pompée, qui devenait énergique lorsqu’il se mettait en colère, fit entendre des menaces et s’en prit à Crassus, n’osant s’en prendre à César ; mais la visite à Lucques le réconcilia avec Clodius, que protégeait César. Clodius, de son côté, se déclara l’ami et le soutien de Pompée, qu’après son enrôlement dans le parti de César il n’avait plus de raisons pour combattre. Son audace contre le sénat et les consuls s’en accrut. Un jour qu’on l’avait interrompu à la tribune, il se précipita comme un furieux dans la curie : il fut entouré, et, doublement odieux aux sénateurs depuis qu’il prenait le parti de Pompée, il aurait pu avoir le sort de Romulus ; mais la populace vint à son aide avec des cris et des torches, l’enleva du sein de la curie et le ramena au Forum en triomphe.

Par suite du rapprochement de Pompée et de Clodius, la haine de celui-ci et de Milon avait paru dormir ; elle se réveilla au moment où tous deux se trouvèrent candidats, l’un à la préture et l’autre au consulat. Milon, qui était le plus riche, donnait des jeux et gardait ses gladiateurs ; Clodius faisait venir de ses possessions d’Étrurie des esclaves pour les armer. Les bandes de celui qui aspirait à être le chef de la justice et de celui qui prétendait à gouverner l’état se rencontraient chaque jour et chaque jour en venaient aux mains. Les consuls ne pouvaient instituer les comices ; eux-mêmes se mêlaient à ces bagarres, où l’un d’eux fut blessé.

Pompée, on le sait, aurait bien désiré qu’on lui offrît la dictature, pour pouvoir renverser la constitution sans paraître la violer. Il s’éloigna des murs de Rome pendant que deux tribuns, ses instrumens, proposaient qu’on le nommât dictateur, voulant paraître étranger à cette manœuvre. C’était encore une imitation de Sylla ; mais Caton parut à la tribune et souleva l’indignation du peuple, qui menaça de déposer les tribuns. L’année précédente, un tribun, pour avoir appelé Pompée dictateur, avait failli être tué dans le Forum. Caton consentit à ce que Pompée fût seul consul. Grâce à sa coupable politique, qui consistait à empêcher sous main les élections des magistrats, pour que l’anarchie conduisît à la dictature, Rome n’avait eu pendant plusieurs mois ni consuls ni préteur. Milon et Clodius se faisaient librement la guerre dans le Forum et dans les rues. Personne ne dut être fort étonné quand on apprit qu’un de ces deux chefs de partisans avait été frappé par l’autre, et Cicéron moins que personne, car il avait écrit à Atticus : « Si Milon rencontre Clodius, il le tuera. »

Clodius était allé à Aricia pour je ne sais quelle affaire. Le lendemain, il s’était arrêté dans sa villa, voisine du mont Albain, où il devait coucher. La nouvelle de la mort de son architecte le fit partir assez tard. À peine avait-il commencé à suivre la voie Appienne, qu’il se croisa près de Bovile avec Milon. Celui-ci se rendait à Lanuvium, d’où il était originaire, pour y installer dans sa charge un prêtre de la déesse du lieu, Junon Sospita. Je crois que les deux ennemis ne s’attendaient pas à se rencontrer. Milon était en voiture avec sa femme, escorté par ses esclaves, parmi lesquels se trouvaient deux gladiateurs renommés. Dans la situation où il était vis-à-vis de Clodius, cette escorte n’avait rien d’extraordinaire. Clodius était à cheval, suivi de trois amis et d’une trentaine d’esclaves. Les deux adversaires s’étaient dépassés sans se rien dire. Une querelle s’engagea entre ceux qui formaient leur suite. Selon Cicéron, un grand nombre des gens de Clodius attaquèrent Milon d’un lieu qui dominait la route. Son cocher fut tué ; Milon sauta à terre pour se défendre ; les gens de Clodius coururent vers la voiture pour attaquer Milon, et commencèrent à frapper ses esclaves à coups d’épée. Ce fut alors que le gladiateur Birria, attaquant Clodius par derrière, lui perça l’épaule. Les serviteurs de Clodius, beaucoup moins nombreux, s’enfuirent et emportèrent leur maître dans une hôtellerie ; l’hôtellerie fut assiégée par les hommes de Milon, l’hôtelier fut tué. Clodius, arraché de cet asile, fut ramené sur la route et là criblé de blessures. Milon ne fit rien pour empêcher le meurtre. On dit plus tard qu’après l’attentat il était allé dans la villa de son ennemi, qui était tout proche, pour chercher son enfant et l’égorger, que, ne le trouvant pas, il avait torturé ses esclaves ; mais ces accusations n’ont aucune vraisemblance.

La suite de Clodius s’était dispersée. Un sénateur qui passait par là trouva son corps gisant sur la route, et le fit reporter dans sa maison du Palatin. La foule s’y précipita. Fulvie parut, poussant des cris et montrant au peuple les blessures de son époux. Le lendemain, la foule était encore plus grande. Un sénateur fut écrasé ; deux tribuns, dont l’un, Plancus, était attaché à Pompée, firent porter le corps dans le Forum. On l’exposa, couvert de sang et de boue, devant les rostres. Les tribuns y montèrent et haranguèrent la multitude, qui, conduite par le frère de Clodius, prit le cadavre et l’alla brûler dans la curie pour braver le sénat. On forma le bûcher d’un amas de tables, de bancs et de papiers. Le cadavre ne fut qu’à demi consumé par ce bûcher improvisé, mais le feu prit à la curie. Selon Dion Cassius, il avait été allumé dans ce dessein. La curie, monument vénérable fondé par le roi Tullus Hostilius, dont il portait encore le nom, fut brûlée ; avec elle brûlèrent la basilique Porcia et d’autres bâtimens voisins de la Curia Hostilia. Pendant ce temps, les tribuns continuaient à exciter le peuple et n’abandonnèrent les rostres que lorsqu’ils en furent chassés par les flammes ; puis les partisans de Clodius dressèrent dans le Forum des tables pour le festin funèbre, à la lueur de l’incendie.

On nomma un interrex ; ce fut Lépide. Comme il tardait à désigner des consuls, les satellites de Clodius, réunis à ceux des rivaux de Milon pour le consulat, Hypsæus et Scipion, assiégèrent la maison de Lépide, brisèrent les portes, entrèrent dans l’atrium, jetèrent à bas les images des ancêtres de la gens Æmllia, parmi lesquelles devaient se trouver celles de Paul-Émile et de Scipion Émilien ; puis, prenant les faisceaux consulaires sur le lit funéraire de Clodius, où on les avait placés, ils allèrent les porter à Hypsæus, à Scipion, à Pompée, qu’ils furent trouver dans ses jardins, ses nouveaux jardins, près de son théâtre, hors de la porte Carmentale. Avant que Milon fût durant la nuit rentré à Rome, on avait voulu brûler sa maison ; mais des sénateurs et des chevaliers l’avaient défendue. Milon était brave ; il osa paraître au Forum quand la curie fumait encore, pour se justifier de toute préméditation dans le meurtre de Clodius. Il accusa intrépidement les incendiaires qui l’accusaient. Deux tribuns, deux amis de Clodius, ne lui laissèrent pas achever son discours ; ils se ruèrent dans le Forum à la tête d’une bande, en chassèrent Milon et son ami le tribun Cœlius. Ayant pris des vêtemens d’esclaves, tous deux parvinrent à s’échapper. Sous prétexte de les poursuivre, on entra dans les maisons particulières, on les pilla ; on se jetait sur tous ceux qui étaient bien vêtus et portaient des anneaux d’or. Pendant plusieurs jours, Rome fut livrée au fer et au feu.

Pompée s’était retiré dans sa villa d’Alsium. Quand il revint à Rome, le sénat se rassembla dans le Champ-de-Mars, près de son théâtre, sans doute dans la curie qui portait son nom. C’est là que César devait être frappé. Le sénat décida qu’on donnerait la sépulture à Clodius, que la Curia Hostilia, qu’avait réparée Sylla, serait relevée par son fils Faustus, et que du nom de celui-ci elle s’appellerait cornélienne, de peur sans doute qu’elle ne s’appelât pompéienne. Effrayé du désordre populaire, le sénat semblait vouloir se réfugier derrière le nom de celui qui avait tenu le peuple sous ses pieds ; mais Faustus n’acheva point la nouvelle curie, et elle ne s’appela point Cornelia. Ce retour posthume vers le nom et le souvenir de Sylla ne laissa pas plus de trace que sa sanguinaire et impuissante réaction n’en avait laissé. Pompée, qui, singulière politique pour un illustre général, jouait la peur, affecta une grande crainte de Milon. Il refusa de le voir dans ses jardins, qui bientôt ressemblèrent à un camp. Là, il délibérait avec ses amis sur ce qu’il devait faire pour sa défense et pour celle de l’état, espérant toujours qu’on lui offrirait la dictature ; mais on ne la lui offrait point. Il fit répandre le bruit que Milon avait formé le dessein de l’assassiner. Un pauvre diable de victimaire ou de cabaretier du quartier étrusque affirmait que des esclaves de Milon qui s’étaient enivrés chez lui avaient avoué ce dessein, l’avaient maltraité et menacé de la mort, s’il parlait. Milon fut obligé de montrer en plein sénat qu’il ne portait point un poignard caché sous sa tunique. Pompée vint lui-même à la tribune entretenir le peuple de ses propres dangers. Ses créatures proposèrent timidement sa dictature dans le sénat ; mais cette proposition indigna tellement que Pompée fut obligé de la désavouer. Ce fut alors que l’on consentit à le nommer seul consul. C’était fort différent. Le pouvoir d’un consul n’égalait point, à beaucoup près, la puissance absolue d’un dictateur.

Depuis que Milon avait voulu être consul sans sa permission, Pompée voulait le perdre ; il institua une question touchant le meurtre commis sur la voie Appienne ; puis il désigna les trois cent soixante jurés qui devaient juger Milon et le quœsitor chargé de présider au jugement. Pour la première fois, le procès commença par l’audition des témoins : jusque-là elle n’avait lieu qu’après les plaidoiries ; mais elle fut troublée par la fureur des amis de Clodius. Un des défenseurs de Milon se vit obligé de se réfugier dans le tribunal, et on demanda que Pompée, assis près du temple de Saturne, d’où il voyait le tumulte et semblait présider au Forum, vînt avec une force armée assurer la tranquillité des débats. Il vint en effet avec des soldats le lendemain. Ce jour-là, Rome avait un air d’émeute ; toutes les boutiques étaient fermées. Pompée avait placé des soldats à toutes les issues et devant tous les temples du Forum. Cicéron prononça un discours plein d’habileté, mais où l’on sent un peu d’embarras, car tantôt il disculpe, tantôt il loue Milon d’avoir tué Clodius. On peut croire que cet embarras fut encore plus grand en présence d’une foule dans laquelle beaucoup regrettaient Clodius, et en présence de bandits contre lesquels il ne se sentait protégé que par l’ennemi de Milon. En effet, le commencement de son discours fut accueilli par d’immenses huées, et le silence ne se rétablit dans cette multitude que lorsqu’elle eut senti le fer des soldats. Cicéron put alors reprendre son exorde ; mais il y avait dans cet incident de quoi troubler l’avocat.

Qu’on se figure bien la situation et le lieu de la scène. Domitius, qui préside le débat, est sur le tribunal, à la droite du Forum, devant le temple de Castor, dont trois colonnes indiquent aujourd’hui l’emplacement. Au pied du Capitole, du côté de l’Ærarium, c’est-à-dire du temple de Saturne, dont huit colonnes sont encore debout. Pompée est assis, comme la veille, entouré de soldats. En présence des lieux, on s’explique pourquoi Cicéron, s’adressant à lui, disait : « J’élève la voix pour que tu m’entendes. » En effet, il y avait entre eux plus de la demi-longueur du Forum. C’était ce même Forum dans lequel peu de temps auparavant avaient eu lieu les scènes de désordre qui suivirent la mort de Clodius ; Cicéron, en l’accusant d’avoir incendié mort le temple du sénat qu’il voulait renverser vivant, pouvait montrer les ruines de la curie embrasée par ses funérailles.

On le sait, le discours que nous admirons n’est point celui que Cicéron prononça, et probablement on peut en dire autant de la plupart de ses autres discours. En général, ils n’étaient point lus[7] et n’étaient pas non plus entièrement appris par cœur comme ceux de nos prédicateurs. Improvisés[8], au moins en partie, ils furent ensuite retouchés par l’auteur avant d’être publiés. Plusieurs allusions aux circonstances des jugemens ont dû être suggérées par l’aspect des lieux mêmes ; en les voyant tels qu’ils sont, en se les représentant tels qu’ils étaient, on comprend mieux, et surtout on sent plus vivement, les mouvemens d’éloquence qu’il ont inspirés à l’orateur ; on voit naître cette inspiration, on en surprend le secret. Si l’on veut se faire une idée vraie de tout l’effet oratoire produit par les discours de Cicéron, il faut placer sur cette scène, pour ainsi dire ressuscitée, les personnages qui y figurent avec leur physionomie, leur attitude ; il faut voir dans le procès de Sestius un de ses témoins se lever du tabouret où il était assis près de l’accusé et jurer qu’il l’appuiera jusqu’au bout, dans le procès de Plancius une vestale sortir de sa sainte demeure pour venir embrasser son frère en pleurant devant le peuple ému de pitié et de religion, enfin, dans le procès qui nous occupe, Milon, ferme et farouche, refusant de rien faire pour attendrir ses juges, et Cicéron, éperdu, éploré, répandant devant les jurés ces larmes auxquelles dédaigne d’avoir recours la fierté de son ami.

Quand on va de Rome à Albano, on traverse le lieu de la rencontre homicide que Cicéron retrace si vivement, mais au point de vue de la défense. M. Rosa a déterminé ce lieu avec une grande précision. L’événement se passa, dit Cicéron, devant le terrain appartenant à Clodius, sur lequel il construisait une villa. Là étaient, à droite en allant à Rome, au-dessus de la route qu’elles dominaient, les substructions démesurées (insanas substructiones) dont parle l’orateur. Les défenseurs de Clodius cherchaient à tirer parti du hasard qui l’avait fait tomber sur cette route construite par un autre Claudius, Appius Cæcus, dont elle portait le nom, et, comme on disait, parmi les souvenirs de ses ancêtres. Cicéron répondait : « Appius Claudius Cæcus a-t-il construit cette voie pour l’utilité du peuple romain ou pour l’impunité du brigandage de ses descendans ? » Et il rappelait que, sur cette même voie Appienne, lors de l’évasion de Tigrane, confié à la garde de Pompée, le noble descendant des Claudii avait donné la mort à un honnête chevalier romain. Enfin, évoquant, lui aussi, les souvenirs que cette voie faisait naître, l’orateur attestait les tombeaux, les autels enfouis des Curiaces, qui n’existaient déjà plus de son temps, et leurs bois sacrés, que Clodius avait fait disparaître sous ses substructions insensées ; il adjurait ces tombeaux, qui existaient donc alors, et dont ce passage indique où il faudrait chercher les restes ; enfin il adjurait, contre Clodius, le Jupiter du mont Albain, de la belle montagne où s’élevait il y a cent ans le temple de Jupiter, et qui se dresse encore au-dessus de ce lac, le lac d’Albano, que Cicéron accusait Clodius d’avoir profané par ses coupables plaisirs. Enfin Cicéron dit que le lieu est rempli de voleurs, par où nous voyons que, de ce côté, les environs de Rome étaient encore moins surs de son temps qu’ils ne le sont aujourd’hui.


III.

C’est à dater du procès de Milon que le parti du sénat montre plus clairement sa défiance de César et que Pompée commence contre son habile rival cette guerre sourde et maladroite qui devait le perdre. Pendant ce consulat sans partage d’autorité. Pompée prit plusieurs mesures qui sentaient le dictateur. Il mit un frein à la parole en bornant la durée du discours des orateurs, et défendit de porter des armes dans la ville, sage mesure, mais qui ne paraît point avoir été exécutée ; elle a été prise il y a quelques années par un général français à Rome, où l’usage du couteau ne rappelle que trop de nos jours l’emploi de la sica au temps de Clodius.

À cette même époque, César livrait des batailles plus glorieuses que celles qui ensanglantaient le Forum romain. La Gaule, presque entièrement soumise, se soulevait tout entière, unie pour la première fois sous la main d’un chef suprême, Vercingétorix. César déploya dans cette nouvelle phase de sa conquête une habileté et une activité extraordinaires, et écrasa, s’il faut l’en croire, sous les murs d’Alesia, une armée de trois cent quatre-vingt mille hommes<ref> Un capitaine digne de le juger, Napoléon, ne l’a pas cru. (Précis des campagnes de César, p. 110.) </<ref>. À Rome, vingt jours d’actions de grâces furent décrétés ; un historien dit même soixante. Cette victoire permettait de considérer la conquête de la Gaule comme terminée, et dès ce moment la pensée constante du sénat fut d’arracher à César sa province et son armée. C’était bien ce que désirait Pompée, mais il n’osait le dire ouvertement : sa vanité d’ailleurs et son peu de perspicacité concouraient à le rassurer.

Les victoires n’étaient pas le seul moyen auquel eut recours l’ambition de César : il avait soumis la Gaule, il fallait acheter Rome. Vers ce temps, il fit deux acquisitions : l’une peu importante, celle du consul Æmilius Paullus, frère de Lépide le triumvir, dont il paya cependant sept millions et demi de francs la neutralité équivoque, et qui ne gagna même pas l’argent que César lui donnait ; l’autre, très considérable, celle de l’éloquent tribun Curion, qui avait été jusque-là le plus hardi champion du sénat, et qui se vendit : triste exemple de ces défections qui affligent d’autant plus qu’elles forcent à mépriser le talent ! Curion coûta à César deux millions selon Velleius Paterculus, douze millions suivant Valère-Maxime. Ce double marché fut profitable à la splendeur monumentale de Rome ; Curion et Paullas employèrent une partie de ce bien mal acquis à l’orner : l’un fut l’auteur de ce double théâtre sur pivot dont les deux parties rapprochées formèrent le premier amphithéâtre romain ; l’autre construisit, derrière les boutiques du Forum, une basilique qui, du nom d’Æmilius Paullus, s’appela la basilique Æmilia : deux moyens de gagner le peuple ; dans ce temps-là, quand on se vendait, c’était pour l’acheter. Les deux théâtres étaient en bois, et on n’en parla plus après Curion ; mais la basilique Emilia, avec ses colonnes de marbre phrygien (pavonazzetto) qu’on a cru retrouver dans celle de Saint-Paul, excitait encore l’admiration de Pline. Æmilius Paullus s’était ruiné pour l’élever, il se vendit pour la continuer. La basilique Æmilia portait aussi le nom de basilique de Paullus. Il est triste d’être immortalisé par un souvenir de corruption quand on s’appelle comme Paul-Émile. Malgré les quinze cents talens reçus de César, Paullus ne put achever ce monument de sa honte : la guerre civile vint tout interrompre. Ayant abandonné le parti de César, comme il avait abandonné le parti de Pompée, il se brouilla avec son frère, qui le fit placer sur la liste des proscrits ; il parvint à s’échapper et mourut obscurément dans l’exil. Son fils adoptif dédia la basilique Æmilia après sa mort.

On n’aime pas à rencontrer Cicéron dans l’histoire d’Æmilius Paullus et de sa basilique, lui qui avait gémi sur la défection d’Æmilius et de Curion. Cicéron, — dans une lettre à Atticus où il s’appelle l’ami de César, « quand tu devrais en crever de rire, » a-t-il soin d’ajouter, — parle, à propos de ce monument qu’il appelle très glorieux, des soins que lui-même a pris pour acheter le terrain destiné au forum de César. Je préférerais ne pas le voir occupé à obliger celui dont il devait applaudir les meurtriers ; mais c’est, je crois, à tort qu’on lui a reproché d’avoir manié ces fonds dont César laissait volontiers une partie dans les mains par lesquelles il les faisait passer. Dans la vie de Cicéron, il y a beaucoup de faiblesses, mais pas une trace de vénalité. Il n’était question alors que d’agrandir le Forum romain, Cicéron ne dit rien autre chose : « pour agrandir le Forum et l’étendre jusqu’à l’atrium de la Liberté, nous n’avons pas regardé à soixante millions de sesterces » (douze millions). César, proconsul de la république, ne pouvait encore mettre un forum qui portât son nom à côté de celui du peuple romain. Cela n’était possible qu’après Pharsale : aussi ne fut-il dédié qu’alors. Cependant, dès l’époque où nous sommes. César commençait à acheter le terrain destiné à son forum à venir. Si quelque chose aide à croire que dès lors César visait au pouvoir suprême, c’est bien cela. Le proconsul pouvait aussi remplacer les septa, où se tenaient les assemblées du Champ-de-Mars, par un édifice en marbre avec un toit et un portique de cinq mille pieds. C’est ce que César voulait entreprendre, et il avait confié encore à Cicéron l’exécution de ce projet, qui fut réalisé par Lépide. Les septa furent dédiés par Auguste ; les comices eurent un palais de marbre avec un toit et un portique, mais bientôt on ne les rassembla plus. Afin de rassurer sur son retour et d’endormir les craintes du sénat, comme s’il n’eût dû songer désormais qu’à jouir de son repos et de sa gloire, César faisait aussi construire près de Nemi une villa qu’il fit détruire quand elle fut achevée, parce qu’elle ne se trouva pas telle qu’il l’aurait voulue, ou plutôt parce que l’effet qu’il l’avait destinée à produire était produit. Il reste de cette fantaisie toute politique, sous les eaux du lac, une construction en bois qu’on a appelée le vaisseau de Tibère ou de Trajan. Selon les habitudes que prit le luxe romain sous les empereurs, et que César lui faisait prendre déjà, il avait voulu bâtir sa villa dans le lac même, ainsi que l’on bâtit plus tard tant de villas dans la mer.

Cicéron était alors proconsul en Cilicie. Son correspondant Cœlius lui faisait parvenir les on dit de Rome : « on dit tout bas que César a été battu en Gaule, qu’il est entouré ; le bruit s’est répandu que toi-même avais péri. » Les auteurs de cette nouvelle étaient les subrostrani (les oisifs qui se tenaient sous la tribune). Cœlius, pour les séances du sénat, renvoyait Cicéron à la gazette de Rome, dont il lui adressait plusieurs numéros, l’engageant à passer les inutilités qui s’y trouvaient, les listes des décès et le compte-rendu des pièces tombées. Au milieu des gorges de la Cilicie, Cicéron d’ailleurs était agréablement occupé auprès du public et auprès d’Atticus du succès de son livre sur l’état ou la société politique (c’est le vrai sens du de Republica). Ici le lieu de la scène est dans les jardins, nous dirions la villa de Scipion Émilien, probablement près de la porte Capène, non loin du tombeau des Scipions. C’est le temps des fériés latines. Scipion Émilien reçoit quelques amis qui pendant ces jours de loisir viennent le visiter. Quand Furius, l’un d’eux, paraît, Scipion se lève, le prend par la main et le fait asseoir sur son lit, la place d’honneur à Rome, comme le canapé en Allemagne ; puis, lorsqu’un esclave annonce que Lælius est sorti de sa maison et vient le voir, Scipion met sa chaussure, prend sa toge et va l’attendre sous le portique. À son arrivée, il le salue ainsi que ceux qui l’accompagnent, se retourne alors, et, debout sous le portique, présente Lœlius à ses autres amis. Un nouveau personnage survient, tous le saluent, et, comme on était en hiver, la grave compagnie va chercher le soleil dans un petit pré. Les interlocuteurs de l’Orateur avaient cherché l’ombre à Tusculum : l’ombre et le soleil jouent un grand rôle dans la vie des peuples méridionaux et en particulier des Romains.

Cicéron revint d’Asie à Rome, tout occupé de son triomphe peu mérité, dont Caton lui refusait l’innocente satisfaction, que César par lettres et Pompée de vive voix lui faisaient espérer. Cajolé par les chefs des deux partis, sans influence sur l’un ni sur l’autre, il se flattait de la paix, qui était devenue impossible, et aspirait au rôle de médiateur, qu’il n’était pas en mesure de jouer. On vint en foule à sa rencontre, et son entrée, dit-il, fut aussi belle qu’il pouvait le désirer ; mais il tomba dans le feu de la discorde civile. Le moment suprême de la vieille constitution était proche ; la lutte allait s’engager entre la république et l’empire, entre Rome et César, entre la liberté, mal protégée contre la tyrannie des factions, et le pouvoir absolu d’un maître. La liberté était malade, elle allait mourir. Il était clair pour quiconque avait les yeux ouverts que César était son ennemi ; mais comment la sauver de César ? Si César eût été un Washington ou un citoyen de l’ancienne république romaine, à l’expiration de son commandement il fût rentré dans Rome comme un simple citoyen, protégé seulement par sa gloire et son immense popularité ; mais on ne pouvait attendre cela de lui, et il semblait sage de ne pas le pousser à bout. C’est pourquoi Pompée appuya la demande que fit César d’être nommé consul, quoique absent. Cependant on comprit bientôt le danger qu’il y avait à le laisser revenir à la tête de son armée victorieuse, entouré de la faveur populaire, revêtu du premier pouvoir de l’état : c’était lui livrer la république. Pour la conserver, il fallait à tout prix lui enlever sa province et son armée ; mais ce parti violent donnait à la cause de l’ennemi de l’état une apparence d’équité : on s’y prenait trop tard ou trop tôt ; on devançait l’événement pour prévenir le danger. Après avoir laissé César grandir et se fortifier, on voulut tout à coup l’arrêter et le détruire ; on le mit dans la nécessité qu’il attendait de dominer pour se conserver et d’attaquer pour se défendre.

Le rappel de César devint la grande question ; il fut soutenu par le consul Marcellus, ennemi acharné de César, et combattu par son collègue Sulpicius. Pompée était absent, ce qui le dispensait de se prononcer. Quand il reparut dans la curie, son langage fut évasif : il était embarrassé de son personnage, car il avait l’Espagne pour cinq ans au même titre que César avait la Gaule, et cela par la violation d’une loi dont lui-même était l’auteur. Curion, vendu à César, ne paraissait point l’être ; Marcellus ayant demandé que César déposât son commandement, Curion approuva Marcellus, mais demanda que Pompée déposât le sien. Cela fit hésiter le sénat, qui ne décida rien. Pompée s’en alla en Campanie ; il y tomba malade, peut-être de dépit. Quand il revint après sa guérison, tout le long de la voie Appienne, il fut accueilli par des signes d’allégresse. Dans tous les lieux qu’il traversait, on offrait des sacrifices sur son passage, on le recevait avec des couronnes et des flambeaux, on lui jetait des fleurs ; ces hommages achevèrent de lui tourner la tête et de l’aveugler. En arrivant à Rome, il déclara qu’il était prêt à renoncer à sa province et ne doutait pas que César en fît autant. Curion répondit à Pompée qu’il fallait donner l’exemple en exécutant ce qu’il promettait. Personne n’était de bonne foi, chacun des deux rivaux voulait tromper l’autre, et Curion comptait peut-être sur le refus de Pompée pour autoriser celui de César. Pompée montra de l’humeur et se retira dans sa villa albaine, s’éloignant selon son usage quand il était mécontent. Le sénat s’assemble en son absence ; la proposition de Curion, repoussée d’abord, est enfin acceptée. Marcellus sort furieux en s’écriant : « Eh bien ! que César soit votre maître ! » Curion alla dans le Forum, où l’on savait déjà ce qui s’était passé dans la curie ; il fut reçu avec des applaudissemens, et quand il eut déclamé en chaud républicain contre la tyrannie de Pompée, on le reconduisit à sa maison en lui jetant des fleurs, comme on en jetait naguère sur la voie Appienne à ce même Pompée.

Le bruit se répandit dans Rome que César avait passé les Alpes et marchait sur la ville ; Cicéron même le crut déjà à Plaisance. Cette nouvelle, qui causa un grand effroi, était de celles qui ne sont pas encore vraies, mais qui ne tardent pas à l’être. Pompée était toujours hors de la ville ; les consuls se rendirent auprès de lui, Marcellus lui remit un glaive en lui disant : « Nous t’ordonnons d’aller combattre César ; nous te donnons le commandement des troupes qui sont en Italie et le pouvoir d’en lever d’autres autant que tu le jugeras convenable. » Pompée répondit : « J’obéirai aux consuls, » et il ajouta : « S’il est nécessaire, » soutenant son personnage de modéré irrésolu jusqu’au bout. Curion, après avoir démenti le faux bruit de l’arrivée de César, après s’être plaint des armemens que la république faisait pour sa défense, après avoir, comme tribun, défendu d’obéir aux consuls, retourna vers César : il avait bien gagné son argent.

Le dénoûment approchait. Antoine était tribun, comme Curion l’avait été ; son langage au Forum fut encore plus violent contre Pompée, ce proconsul d’Espagne qui campait aux portes de Rome avec une armée. Pompée commençait à craindre César, mais trop tard, comme disait Cicéron. On n’avait rien fait pour le désarmer, on n’avait su que l’irriter ; cela ne lui donnait aucun droit, mais lui créait une grande force. De Ravenne, il se mit à traiter avec le sénat et lui fit connaître par une lettre ses conditions : Pompée et lui déposeraient le pouvoir proconsulaire, mais jusqu’à l’élection des consuls on lui laisserait deux légions, la Gaule cisalpine et l’Illyrie, au moins l’Illyrie et une légion. Si le sénat acceptait, César, sûr d’être nommé consul, ayant pour lui la faveur de l’armée et du peuple, était le maître, et la république romaine avait cessé d’exister. Tous ceux qui ne voulaient point d’un maître, qui voulaient conserver la constitution de leur pays, quoique ébranlée, et sa liberté, quoique orageuse, tous ceux-là devaient repousser des conditions qu’un général, quelque habile et quelque heureux qu’il eût été, n’avait nullement qualité pour imposer. Cette lettre était une sommation à Pompée de déposer le pouvoir, une promesse en ce cas de le déposer également, et, si Pompée n’y consentait point, une menace de venir à Rome venger les injures faites à lui, César, et à ses amis. On refusa d’abord d’entendre la lecture de la lettre ; deux tribuns qui appartenaient à César, Cassius Longinus et Antoine, en obtinrent la lecture : elle fut regardée avec raison comme une déclaration de guerre à laquelle il n’y avait pas à répondre. Ici commence une suite de délibérations orageuses dont le lieu n’est point indiqué, et qui durent se passer dans différens temples, peut-être dans la curie de Pompée ; la Curia Hostilia, incendiée aux funérailles de Clodius, n’était pas encore relevée. Il semblait que le sénat, quand la dernière heure de son importance politique était près de sonner, en fût averti par le sort qui lui enlevait le lieu ordinaire de ses réunions : la curie n’existait plus, et bientôt le sénat n’existerait plus que de nom. Dans ces séances agitées, un petit nombre de voix s’élevèrent en vain pour que l’on donnât du temps à César, qu’on cherchât à s’entendre avec lui. Toute entente était impossible entre ceux qui voulaient conserver la constitution et celui qui la minait depuis si longtemps et avait résolu de la renverser. Enfin le sénat, sur la proposition de Scipion, beau-père de Pompée, décréta que César eût à revenir au terme qui lui serait fixé, sans quoi il serait considéré comme ennemi de l’état. Les deux tribuns voulurent user de leur droit d’intercession pour empêcher l’effet de la loi ; on n’en tint compte. Le mot sacramentel des grands périls et souvent des grandes violences fut prononcé : « que les magistrats avisent,… la république est en danger. »

À ce moment, aucune vie n’étant plus assurée, les consuls invitèrent les tribuns à se retirer. Antoine, toujours plein d’audace, s’élance de son siège au milieu de l’assemblée et proteste contre cette atteinte portée à l’autorité du proconsul, disant que les auteurs du décret qui vient d’être rendu doivent être chassés de la curie comme des homicides et des scélérats, annonçant la guerre, les exils, les proscriptions, et dévouant aux puissances infernales les auteurs de tant de maux ; puis il sortit avec Cassius et Curion. Un détachement de pompéiens entourait la curie ; ils furent obligés de revêtir des habits d’esclaves pour se sauver, et allèrent trouver César dans une voiture de louage. Pompée, que l’imperium retenait hors des murs de la ville, n’avait pas paru dans le sénat. Rome, par son ordre, se remplit de soldats, protection dangereuse de la liberté : aussi n’entend-on pas parler en ce moment d’assemblée au Forum ; le Forum est muet, tout se passe dans le sénat. Le sénat fut convoqué hors de la ville, probablement dans la curie de Pompée, près de sa maison. Cette fois Pompée parut, approuva tout, et sembla plein d’espoir ; le trésor public fut mis à sa disposition. Caton tança vertement le préteur Roscius, qui demandait qu’on envoyât une députation à César. Les principaux sénateurs se rendirent dans diverses parties de l’Italie pour lever des troupes et recueillir de l’argent. Cicéron choisit la côte de Campanie, où il avait des propriétés et où étaient sa villa de Cumes et sa villa de Pompéi.

César avait passé le Rubicon et semblait marcher sur Rome. La terreur y était grande ; les prodiges abondaient, on pressentait la fin de la république, on voyait déjà César vengeant ses injures par des proscriptions et livrant à ses Gaulois le Capitole ; les grands personnages s’enfuyaient dans leurs villas, et des gens sans aveu accouraient dans Rome pour aider à la piller. Telle était la physionomie de la ville, forma urbis[9]. La maison de Pompée était assiégée par les sénateurs ; chacun lui apportait une nouvelle, tantôt rassurante, tantôt alarmante ; chacun lui adressait une excitation ou un reproche. Cicéron, qui de loin partageait toutes ces alternatives de confiance et de découragement, a peint la politique de Pompée en deux mots : « timidité et confusion<ref> « Nihil esse timidius constat, nihil perturbatius. » (Ad Att., VII, 13.) </<ref>, » et l’état de Rome en disant : « Tout est plein de terreur et d’aveuglement<ref> « Plena timoris et erroris omnia » (ibid., 12). L’aveuglement de Cicéron lui-même, hélas ! était bien grand, car il se flattait encore de jouer le rôle de conciliateur, et demandait à Atticus de lui envoyer le livre de Démétrius Magnès sur la Concorde pour y chercher des argumens. (Ad Att., VIII, 12.) </<ref>. » Il y a de ces momens pour les peuples.

Sans attendre César, qui était encore loin, Pompée déclara le siège du gouvernement transporté à Capoue, et, sur un faux bruit de l’approche de César, quitta précipitamment Rome avec les deux consuls et toutes les autorités, sans prendre le temps d’emporter le trésor. Rome est livrée à elle-même et dans une situation où elle ne s’était jamais vue jusque-là ; Cicéron a justement appelé ce départ, auquel il tenta de s’opposer, une fuite très honteuse : fugam ab urbe turpissimum. Les inquiétudes de ceux qui demeuraient étaient affreuses, le désespoir de ceux qui s’éloignaient fut profond ; pendant toute la nuit, ils errèrent tumultueusement dans la ville ; le matin, ils allèrent dans les temples, invoquant les dieux, les priant, baisant le pavé (on se croit dans la Rome de nos jours) et pleurant leur patrie, qu’il fallait quitter. « Il y eut beaucoup de larmes aux portes, dit Dion Cassius ; les uns s’embrassaient et saluaient Rome encore une fois, les autres pleuraient sur eux-mêmes et mêlaient leurs prières à celles de leurs amis qui partaient ; on criait à la trahison et on en maudissait les auteurs. Vous eussiez dit deux villes et deux peuples, l’un en marche et en fuite, l’autre abandonné qui restait pour mourir. »

César laissa Rome sur sa droite, et, suivant la côte, alla chercher Pompée à Brindes. Pompée ne l’attendit pas et passa en Épire, où César, qui n’avait point de vaisseaux sous la main et ne voulait pas que l’armée d’Espagne pût menacer la Gaule et l’Italie, s’abstint de le suivre : il jugea plus prudent de revenir à Rome préparer les moyens de le vaincre. Cette marche de soixante jours à travers l’Italie presque sans coup férir, les troupes et les généraux envoyés contre lui passant de son côté, ressemble beaucoup à la marche en vingt jours de Cannes à Paris ; cependant elle est moins merveilleuse. Il y a entre elles une autre différence : César était bien coupable, car il marchait sur Rome au mépris des lois ; mais il ne venait pas jouer le sort de son pays contre l’Europe, encore sous les armes, hélas ! et, malgré des prodiges de résistance, y amener l’ennemi.

À Rome, César convoqua ce qu’il appelle dans ses mémoires le sénat, c’est-à-dire les poltrons et les traîtres à la république qui n’avaient pas suivi les consuls et Pompée. Dans un discours conservé par lui, il se plaignait beaucoup de ses ennemis ; mais parce qu’un général a de justes sujets de mécontentement, son mécontentement lui donne-t-il le droit d’attaquer à main armée les autorités régulièrement constituées et la constitution elle-même ? Quoi que pût dire César, sa présence à Rome était un crime contre l’état (violata respublica).

Sur sa route et à son arrivée, par cette clémence calculée, insidiosa elementia, disait encore Cicéron, dont César savait toujours se servir à propos, comme en Gaule il se servit plus d’une fois de la cruauté, il eut bientôt rassuré ceux qui craignaient de voir dans cet ambitieux sans colère un furieux comme Marius. César pourtant montra que la violence ne lui coûtait rien lorsqu’elle lui était utile, et que les scrupules religieux ne l’arrêtaient point. Le trésor de l’état, qui s’appelait le « trésor très saint, » était renfermé dans l’Ærarium, attenant au temple de Saturne, dieu de l’âge d’or, âge où l’on ne volait point ; mais l’âge d’or était passé, et les deux Marius avaient donné l’exemple du pillage de l’Ærarium. César ordonna que le trésor lui fût livré ; le tribun Metellus eut le courage de se placer devant la porte du temple. César, peu clément ce jour-là, le menaça de le tuer, ajoutant : « Tu m’appartiens, toi et tous ceux qui se sont armés contre moi. » Il était difficile de fouler aux pieds plus insolemment tout droit. Les consuls, dans leur simplicité, avaient pris la précaution d’emporter la clé du trésor ; César fit briser les portes. Si jamais il y eut vol, et vol avec effraction, ce fut ce jour-là. Le vol du trésor, les menaces de meurtre adressées au tribun firent un certain effet sur le peuple, qui s’irritait encore de la tyrannie en la subissant. Le sénat de César lui-même laissa voir quelque humeur, car César partit pour l’Espagne très mécontent de lui. De retour à Marseille, César apprit qu’il avait, selon son désir, été nommé dictateur de la manière la plus illégale ; mais qu’importait la légalité ? Le temps du droit était passé sans retour. Il fut plusieurs fois dictateur et plusieurs fois consul. Ces titres étaient peu sérieux. César fut le maître absolu de Rome jusqu’au jour où il tomba : il n’y a que cela de réel pour l’histoire.

César avait laissé Antoine à Rome pour y commander en son absence ; celui-ci y avait étalé ses vices et avait paru en public précédé par les licteurs, accompagné de la courtisane Cytheris et de bouffons. Il est fâcheux que Cicéron raconte gaîment avoir assisté à un souper où était cette femme. César ne fit aucun reproche à Antoine : Antoine était dévoué, et en fait de mœurs César n’avait pas le droit de se montrer sévère. Revenu à Rome pendant un court séjour, il promulgua plusieurs lois empreintes de cette modération qui ne justifie point le despotisme usurpé, mais qui honore l’usurpateur sans l’absoudre. On s’attendait qu’il abolirait les dettes ; il ne le fit pas, et seulement adoucit la condition des débiteurs. Il distribua du blé à la multitude et se paya de ses dons avec les ex-voto des temples : ce ne fut pas là son plus grand crime. Quand il partit pour aller s’embarquer à Brindes, le peuple l’accompagna en criant : « La paix ! » La guerre civile allait commencer, et les enfans, divisés en pompéiens et césariens, se battaient dans les rues de Rome.

Cicéron était bien embarrassé. Fallait-il suivre Pompée, qui avait livré Rome, déserté l’Italie, et duquel il n’attendait rien de bon ? « Tous deux veulent régner, » disait-il avec raison. Fallait-il attendre César, qui apportait certainement la servitude et dont la clémence[10] le rassurait peu, car Curion l’avait averti qu’il ne devait pas s’y fier[11] ? De plus, il traînait avec lui six licteurs auxquels il ne voulait point renoncer et qui embarrassaient sa fuite. Incertain de la conduite à tenir, il s’occupait à écrire en latin et en grec les motifs de partir et les motifs de rester. Dans ses lettres, Cicéron nous peint par ses propres inquiétudes ce qui se passait à Rome dans bien des âmes. Beaucoup se disaient ainsi que lui : Que va-t-il advenir ? que veut Pompée ? pourquoi a-t-il fui devant César ? que fera César ? que deviendront nos villas ? Comme lui, on était tenté d’aller rejoindre Pompée, et l’on ne partait point : on avait une Tullie, un Atticus, une fille, un ami, qui tantôt vous exhortaient à faire votre devoir, tantôt vous conseillaient d’attendre et de voir comment les choses tourneraient. César ne demandait à Cicéron que la neutralité ; mais c’était lui demander de s’annuler. César eût bien voulu le voir à Rome dans son sénat de renégats : ceci était trop honteux, et Cicéron, qui correspondait avec le vainqueur, le suppliait de l’en dispenser. Il avait d’abord eu l’intention de renvoyer sa femme et sa fille à Rome ; mais il jugea que cela ferait parler et paraîtrait un premier pas vers son retour, et il y renonça. En attendant, il formait le projet de visiter l’une après l’autre ses villas, qu’il avait désespéré de revoir ; mais il ne sortait point de ses perplexités et ne pouvait s’arrêter à aucun parti. Rome lui apparaissait, au milieu de son incertitude, sous les aspects les plus contraires. Tantôt c’était une ville sans lois, où il n’y avait plus ni tribunal ni droit, une ville abandonnée au pillage et aux incendies ; tantôt il s’écriait : « Et cette ville est debout ! les préteurs y jugent, les édiles y préparent des jeux, les gens honnêtes y enregistrent les intérêts payés de leur argent ! » Enfin il se décida, par point d’honneur, à rejoindre Pompée avec la conviction qu’il courait à sa perte.

Dans le camp de Pompée, il trouva une apparence de Rome : les consuls, la majorité des sénateurs, un grand nombre de chevaliers, les envoyés de diverses villes de Grèce et d’Asie. Plusieurs de ces rois dont on voyait toujours quelques-uns à Rome complétaient la ressemblance, et Pompée pouvait croire, comme il le crut en effet, que Rome l’avait suivi. Le camp de Pompée était le refuge de l’émigration républicaine ; on y trouvait toutes les illusions des émigrés : César allait être abandonné de ses troupes, bientôt réduites à mourir de faim ! On se donnait des airs de Sylla et on se répandait en menaces à exécuter quand on serait revenu à Rome ; on s’y croyait presque déjà. Les pompéiens, qui transportaient dans leurs tentes de Pharsale les recherches de la vie élégante de Rome, espéraient les y retrouver bientôt ; sûrs de la victoire, ils couronnaient leurs tentes de lauriers et par avance faisaient louer des maisons dans le beau quartier, se partageaient les dignités de la république, se disputaient le titre de grand-pontife porté par César, dont Lentulus s’adjugeait par avance les jardins et les villas ; il y joignait la maison d’Hortensius, et disposait même de celle du prudent Atticus. Cicéron, mal vu pour sa lenteur à rejoindre son parti, ne jouant aucun rôle dans la guerre, reportait aussi, mais plus tristement, sa pensée vers Rome, où ses affaires étaient comme toujours assez dérangées, où ses créanciers devenaient importuns, où il ne trouvait personne qui voulût acheter ses terres, où sa fille, ruinée par un époux prodigue, était dans la gêne, où il craignait toujours que sa chère maison et ses chères villas ne fussent confisquées.

Je n’ai pas à raconter cette campagne d’Épire et de Thessalie dans laquelle César, battu d’abord à Dyrrachium, sut tirer parti de ce revers en le pardonnant à ses soldats et en leur faisant attendre comme une grâce l’occasion de le réparer, — dans laquelle Pompée, plein tout à la fois de confiance et d’irrésolution, quand son plan était d’affamer et de lasser l’armée de son ennemi, se laissa entraîner à une bataille qui fut la mémorable défaite de Pharsale. Pompée était vaincu et avec lui toute chance de liberté détruite : non que ses intentions fussent meilleures que celles de César, lui aussi voulait la toute-puissance ; seulement il attendait toujours qu’on la lui offrît, et César attendait le jour où il pourrait la prendre. Pompée, grand général si l’on veut, mais pauvre politique et mauvais citoyen, était cependant le dernier espoir et comme le dernier asile de la république. Il eût sans doute cherché à la détruire, s’il eût triomphé : il rêvait la dictature de son maître Sylla ; mais son inhabileté eût mis des obstacles à sa coupable entreprise. La prodigieuse habileté de César triompha de tout. L’un et l’autre jouaient le même jeu ; seulement César jouait bien et Pompée jouait mal. César ne fit pas une faute, et Pompée n’en manqua pas une.

Le parti vaincu à Pharsale était le bon parti, celui de la constitution, qu’il fallait réformer, transformer, s’il était possible, et non détruire, car en la détruisant on créait le pouvoir absolu, le mal sans remède. La corruption était partout, chez les nobiles comme chez les hommes nouveaux. Les premiers comptaient pourtant dans leurs rangs quelques honnêtes gens : ils avaient Caton, la vertu même ; dans le parti contraire, je ne puis découvrir un honnête homme. Et il ne faut pas que ce mot nobiles fasse illusion ; cette aristocratie n’était point fermée ; la naissance n’était nullement nécessaire pour y prendre place et y jouer un grand rôle : Marius, Cicéron, Pompée même le prouvent assez. Il n’y avait alors à Rome nul privilège, nulle inégalité ; toutes les fonctions étaient accessibles à tous. Les justes droits de la vraie démocratie n’étaient donc point en cause, et quant à ce que l’on confond souvent avec eux, l’empire de la multitude, il n’était que trop grand, car c’est par lui, comme il arrive presque toujours, que devait s’établir le despotisme.

Après Pharsale, Cicéron revint en Italie avec une précipitation que lui-même s’est amèrement reprochée, profondément découragé, désespérant de l’avenir, fort inquiet de la manière dont il serait traité par César et de l’opinion qu’on allait avoir de lui, attendant avec impatience le moment de rentrer à Rome, cette ville où il avait fait de grandes choses, où il retrouverait son ami Atticus et ses livres, ces autres vieux amis. Il y arriva enfin après s’être arrêté quelque temps dans sa villa de Tusculum, où sa femme vint le retrouver, se plongea et, comme il le disait, se cacha dans l’étude des lettres, cette consolation à laquelle il fut toujours sensible, mais qui ne lui avait pas toujours suffi. Maintenant il se rejetait sur la littérature, dans laquelle il croyait par momens trouver un repos agréable et complet ; mais on sent que c’était un pis aller. Au sein de l’étude, il regrettait l’éloquence, la curie, le Forum, où il n’y avait plus de place pour lui ; Cicéron revenait à la philosophie comme le joueur revient à sa maîtresse ; lui aussi, ayant perdu la partie, s’écriait : O ma chère Angélique !

Pendant ce temps-là, César battait les pompéiens en Afrique, et Caton échappait à la servitude par la mort. En Asie, César triomphait de Pharnace avec une rapidité qu’a immortalisée un mot célèbre : « je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu. » À Rome, toutes les haines n’étaient pas désarmées, puisque ses amis lui écrivaient de ne point débarquer à Alsium, dans la villa de Pompée, car là on pourrait lui faire un mauvais parti. César écouta leurs conseils et prit terre à Ostie. Peu de jours après que Caton était mort pour demeurer libre, Cicéron, moins héroïque, tout en écrivant un livre à la louange de Caton, se consolait en soupant, c’est lui qui nous l’apprend, chez les vainqueurs. « Que faire ? ajoutait-il ; il faut se conformer au temps (tempori serviendum est). » Cicéron, et cela le relève un peu, ne pouvait éteindre dans son âme faible, mais naturellement généreuse, le sentiment de sa déchéance. Vers la même époque, il écrivait à un de ses amis : « Tu me parles de Catulus et de ces temps, qu’y a-t-il aujourd’hui de semblable ?… Nous étions à la poupe et tenions le gouvernail ; aujourd’hui à peine avons-nous une place dans la sentine du vaisseau. » Il ajoute tristement : « La face de Rome est changée, on ne trouve plus dans l’urbs aucune urbanité ; elle prend un aspect étranger, toute remplie qu’elle est de Transalpins, de Gaulois qui portent des braies. » Il a le projet de quitter Rome et d’acheter près de Naples une villa pour s’y retirer. « À quoi sert d’aller au sénat ? Tandis que je suis les débats du Forum ou que j’écris, j’apprends qu’on a reçu en Arménie, en Syrie, un sénatus-consulte pour lequel on dit que j’ai voté et dont je n’ai jamais entendu parler. » Les sénatus-con suites se fabriquaient chez César. À cet enjouement douloureux succédait l’amertume de l’humiliation, que les lettres d’Atticus cherchaient à adoucir. « Quand je les lis, lui écrivait Cicéron, je rougis moins de moi-même (minus mihi turpis videor). » Ce sentiment de tristesse se retrouve dans le traité de Cicéron sur les orateurs illustres, auquel il a donné le nom de Brutus. La scène de ce dialogue entre Brutus, Cicéron et Atticus est à Rome, dans le jardin de Cicéron, au-dessous d’une statue de Platon, Cicéron y fait l’histoire de l’éloquence romaine, maintenant muette ; il déplore d’être né trop tard et d’être tombé dans cette nuit de la chose publique.

En effet. César était tout-puissant. Pompée était mort en Égypte et Caton dans Utique. La sépulture de Pompée est près de Rome. Avant d’entrer dans Albano, on voit, à gauche, le squelette d’un grand tombeau qui était revêtu de marbre ; il est, selon Nibby, disposé comme un bûcher à quatre étages. On donnait parfois aux tombeaux cette apparence de bûcher : fut-elle choisie à dessein pour consoler l’ombre du grand capitaine qui, sur la plage d’Égypte, n’avait eu pour bûcher funèbre que quelques planches d’une vieille barque échouée comme sa fortune, auxquelles avait mis le feu la main d’un affranchi fidèle ? Cornélie apporta d’Égypte les cendres de ce cadavre dont la tête manquait : elle avait été coupée par un traître et portée à César dans Alexandrie. César avait d’abord considéré cette tête avec attention pour s’assurer qu’on ne le trompait point, puis, se détournant, avait répandu des larmes, qu’en dépit de Lucain je crois sincères. César ne jouait pas la comédie pour rien : le spectacle de cette fin misérable d’une destinée mêlée à la sienne dut le toucher ; d’ailleurs

…… Il est aisé de plaindre
Le sort d’un ennemi quand il n’est plus à craindre.


César fit brûler la tête avec des parfums et ordonna que les cendres fussent placées dans un sanctuaire élevé par lui, devant la porte d’Alexandrie, à Némésis, la déesse inexorable qui abat toutes les grandeurs et qui devait bientôt abattre la sienne. En Égypte, des mains pieuses, celles de l’affranchi Philippe et d’un ancien questeur de Pompée, avaient construit pour ce qui restait de son cadavre, qu’ils brûlèrent après l’avoir retiré du Nil, où il avait été jeté, un petit monument sur lequel on traça cette épitaphe : « pour celui qui avait des temples, quel pauvre tombeau ! » C’est de là que Cornélie avait apporté les os de son époux dans le magnifique sépulcre d’Albano. Pompée vint donc reposer près de cette villa où il était allé si souvent chercher un asile contre les agitations de Rome, porter ses rêves ambitieux et ses éternelles incertitudes. Il avait désiré que les cendres de Julia y fussent déposées ; mais le peuple les avait mises au Champ-de-Mars, dans la tombe des Jules : pour le peuple, elle était moins la femme de Pompée que la fille de César. Aujourd’hui, dans le tombeau destiné à Julia, une autre épouse déposait les restes de Pompée.

Pour Caton, aucun monument ne rappelle à Rome cette mort admirable, ce suicide que Dante, le grand poète catholique, n’a pas osé condamner, accompli avec un calme, une sérénité, une douceur qui élève l’âme et l’attendrit. Ce suicide fut cependant une erreur ; tout n’était pas perdu par la prise d’Utique. L’Espagne et une armée restaient aux fils de Pompée ; César, victorieux et tout-puissant, se crut obligé d’aller en personne les soumettre. Dans cette dernière lutte, la victoire et la vie faillirent lui échapper. Caton aurait dû être là ; mais il avait cru la liberté anéantie et l’avènement du pouvoir d’un seul établi sans retour. Il faut tâcher de comprendre que pour une âme fière comme la sienne c’était la dernière des hontes ; il n’avait pas voulu la voir. Après avoir tout disposé pour la fuite de ses amis et s’être occupé d’eux jusqu’au dernier instant, au sortir d’un souper rempli par de graves et calmes entretiens, il s’était retiré dans sa chambre, avait lu le Phédon, s’était endormi jusqu’à l’aube et alors s’était tranquillement percé de son épée ; puis, ses amis et son fils étant accourus, l’ayant trouvé encore vivant et voulant le secourir, il avait déchiré ses entrailles et l’appareil mis sur sa blessure, sans emportement, mais parce que, Rome recevant un maître, il avait résolu de ne plus vivre. Tout cela s’était passé dans une petite ville d’Afrique ; mais il n’y a rien de plus romain dans l’histoire de Rome. D’ailleurs à Rome le souvenir de Caton est partout : dans le Champ-de-Mars, dans le Forum, où il combattit de ses discours et de sa personne la démagogie, qui, comme toujours, préparait la tyrannie, où il brava les fureurs et les insultes de la populace, et se fit traîner un jour de la curie à l’arc de Fabius, la plus grande longueur du Forum ; — dans la curie, où il éleva souvent sa voix austère contre les corruptions aristocratiques qui déshonoraient la liberté, sans être lui-même, et c’est là pour moi sa grandeur, jamais disposé à l’abandonner ; — au Capitole, où il appuya de sa parole le courage que Cicéron montra cette fois contre l’abominable parti de Catilina ; — enfin jusqu’au comitium, dans lequel il joua philosophiquement à la balle le jour où un autre que lui fut nommé préteur. Quand César envoya insolemment son ultimatum au sénat, Caton déclara dans la curie qu’il aimerait mieux mourir que se soumettre à ces conditions.

Tel fut Caton, inflexible et immuable jusqu’à la fin parmi la mobilité des hommes et des événemens. Nemo mutatum Catonem toties mutata republica vidit, a dit Sénèque. Sénèque, serviteur trop dévoué de l’empire et apologiste trop complaisant d’un empereur, a rendu justice à Caton. « Les uns, dit-il, penchaient pour César, les autres pour Pompée ; Caton seul était avec la république. » Salluste, qui du moins savait admirer les vertus qu’il ne pratiquait pas, le césarien Salluste a fait de César et de Caton un parallèle qu’il termine ainsi : « Caton aimait mieux être que paraître honnête. » Horace, l’aimable courtisan d’Auguste, a célébré l’âme inébranlable et la noble mort de Caton ; il pensait sans doute à l’oncle de son ancien général Brutus en peignant l’homme juste et ferme en son propos dont ni l’emportement d’une multitude voulant l’injustice, ni. un tyran qui menace, ne font sortir l’âme de sa ferme assiette ; mente quatit solida. Les historiens de tous les temps (hors le nôtre, j’en suis fâché pour lui) se sont inclinés avec respect devant ce type de la virilité morale.

Un dernier trait du caractère de Caton : il y avait dans cette âme si forte un grand fonds de tendresse, qualité si rare chez les Romains ; il adorait son frère et montra un vrai désespoir quand il le perdit. Ceux à qui déplaît la constance dans les sentimens, ceux qu’irrite la fermeté du caractère, qui jugent habile d’abjurer à propos des convictions gênantes, trouvent que Caton était un esprit borné, parce qu’il a conservé les siennes : ils en ont fait une espèce de fou chimérique ; mais, je l’ai déjà dit, nul ne fut plus clairvoyant que Caton : il avertit Pompée de son aveuglement quand il appuyait la démagogie de César ; il lui prédit qu’en grandissant César il se perdait, et dix ans après Pompée avoua que Caton avait eu raison. À ceux qui redoutaient les divisions de César et de Pompée, il répondit avec un grand bon sens que c’était leur union qu’on devait craindre. Tous deux voulaient la ruine de la république ; lui, qui voulait la conserver, résista à tous deux, sans se faire illusion sur les dangers qu’elle courait, mais ne croyant pas, parce que la liberté était en péril, qu’il fallait la trahir, y renoncer parce qu’elle était déréglée, la tuer parce qu’elle était malade.

Je demande au lecteur la permission de placer ici quelques vers qui résument la politique de Caton, et désignent nettement le point de vue moral où il faut se mettre, selon moi, pour juger l’histoire des derniers temps de la république romaine. Ils font partie d’un ouvrage sorti des mêmes études, et dans lequel j’ai cherché à faire revivre, avec leur physionomie vraie, le temps et les hommes. J’ai pu y développer ce qu’il ne m’était permis que d’indiquer ici, et il complète pour cette époque, par l’histoire romaine hors de Rome, l’histoire romaine à Rome.


CATON.

Quand j’ai vu clairement le chemin du devoir,
J’y marche, et par-delà je ne veux plus rien voir.
Des hommes, des partis, que fait l’ingratitude ?
D’un peuple fatigué que fait la lassitude ?
Est-ce pour le succès qu’on est honnête ? et rien
Fera-t-il que le bien soit mal et le mal bien ?
Que l’avenir inspire espoir ou défiance,
Cela n’a rien à faire avec la conscience.
Mais nul ne veut vraiment la grandeur de l’état !
Mais chacun songe à soi ! — Que m’importe ? Un soldat,
Lorsqu’il voit que l’armée éprouve une défaite,
Doit-il abandonner son poste, ou tenir tête
À l’ennemi vainqueur jusqu’au dernier moment,
Et mourir ignoré sur le retranchement ?
Rome de liberté, dit-on, n’est plus capable.
S’il en était ainsi, Rome serait coupable ;
Elle serait punie et l’aurait mérité.
Mais faut-il pour cela trahir la liberté ?
Parce qu’autour de moi je la vois menacée,
Est-elle donc moins sainte au fond de ma pensée ?
C’est le contraire, et plus je la sens en danger,
Plus je sens qu’il la faut défendre ou la venger[12].

Un historien anglais d’une grande modération, M. Merivale, a écrit ces paroles : « On enterre les morts, et d’autres vivent à leur place ; mais quand la liberté est enterrée, rien ne vit plus. » Je termine ici l’histoire de la république romaine, car, le sénat vaincu et Caton mort, pour employer un mot de notre temps et d’un homme qui est aujourd’hui l’honneur et l’espoir de la tribune française, M. Thiers, « l’empire était fait. »


J.-J. AMPERE.

  1. Cette étude est en quelque sorte le testament littéraire de notre cher et regrettable collaborateur. En même temps que M. Ampère la préparait à Pau pour la Revue, il mettait la dernière main à son nouveau volume sur l’Histoire romaine à Rome, qui doit paraître prochainement à la librairie Michel Lévy, et dans lequel ce travail aura sa place. Le 26 mars au matin, nous recevions les dernières corrections de M. Ampère, et le 27 la triste nouvelle d’une mort prématurée que rien ne faisait prévoir.
    Voyez, pour cette série, les Commencemens de la liberté à Rome dans la Revue du 1er décembre 1861 et les Luttes de la liberté (1er septembre 1863). Voyez aussi dans la série sur l’Histoire romaine à Rome les Derniers temps de la République (15 juillet 1855).
  2. Cedant arma togœ, avait dit Cicéron dans le poème qui était une glorification de son consulat.
  3. On comparait Bibulus, consul sans importance, à Pollux, auquel était aussi dédié ce temple, que dans l’usage on appelait seulement temple de Castor.
  4. A Rome, on avait toujours le droit, pour les crimes politiques, d’échapper à la mort par l’exil.
  5. Voyez, sur Atticus, l’étude de M. G. Boissier dans la Revue du 1er juin 1863.
  6. Cependant il faisait passer quelquefois la beauté de l’art avant le mérite de la convenance ; il avait acheté des bacchantes pour décorer sa bibliothèque : des muses auraient mieux valu, dit-il, mais les bacchantes sont bien jolies, pulchellœ sunt. (Ad Fam. VII, 23.)
  7. On les lisait quelquefois, mais c’était une exception dont le motif est indiqué. Ainsi Suétone a soin de remarquer qu’Auguste lisait les siens : on pensait leur donner par là plus de poids ; Cicéron, en parlant d’un discours prononcé par lui dans le sénat, dit qu’il l’a lu à cause de l’importance du sujet : « propter rei magnitudinem dicta de scripto est. » (Pr. Pl., 30.)
  8. L’improvisation est évidente quand Cicéron fait allusion à quelque incident imprévu des débats.
  9. « Formam mihi urbis exponas. » (Ad Att, VII, 12.)
  10. Elle charmait les municipes (Ad Att., VIII, 10) ; mais quel droit avait César de pardonner ? « Sa clémence même fut insultante, » dit Montesquieu.
  11. Curion lui avait dit : « César n’est pas clément par nature ; la clémence est pour lui un moyen de popularité ; le jour où il cessera d’être populaire, il sera cruel. » (Ad Att., X, 4.)
  12. César, scènes historiques, p. 149.