La Fleur d’Or/Les Pôles

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La Fleur d’OrAlphonse Lemerre, éditeurvol. 3 (p. 153-154).


Les Pôles



I


À UN DESSERVANT

Prêtre, te souvient-il qu’un soir, à Loc-Tùdi,
Au pied de ton autel je te surpris en larmes,
Serrant contre ton cœur le crucifix, tes armes,
Plongé dans la prière et presque anéanti ?

Au bruit seul de ma voix tu relevas la tête
(C’était le front des morts, et non plus des vivants) ;
Alors, tournant vers moi tes yeux doux et fervents,
Tu me dis : « J’ai vaincu ! combats aussi, poète. »

Parlant de l’infini, du ciel et des élus,
Nous passâmes deux jours dans ton saint presbytère ;
Les ailes de ton âme avaient quitté la terre,
Et l’espace et le temps pour toi n’existaient plus.

Pôle effrayant de la pensée.
Qui pourrait sans vertige atteindre à ta hauteur ?
L’âme humaine, aisément lassée.
Fuit tes sommets de glace et l’ardent équatcur.


II

 

AU DOCTEUR P***, DE MARSEILLE


Et vous, de la Nature infatigable prêtre,
Qui sondez, curieux, les causes de chaque être,
Et sur vos creusets tour à tour
Pâlissez d’épouvante et tressaillez d’amour,

Rappelez-vous l’instant où des profonds royaumes
La déesse évoqua des myriades d’atomes,
Globules mouvants et gazeux
L’un l’autre s’attirant, et vous, homme, avec eux !

Ô terreurs de l’esprit ! Déjà, comme un problème,
Dans le Tout, noir chaos, il se cherchait lui-même,
Car déjà vos pensers épars
De leur faisceau rompu sortaient de toutes parts[1].
 
Pôle effrayant de la pensée,
Qui pourrait sans vertige atteindre à ta hauteur ?
L’âme humaine, aisément lassée,
Fuit tes sommets de glace et l’ardent équateur.



  1. Les forces attractives l’ont emporté. Depuis que ces vers sont écrits, le jeune savant, dans une excursion aux environs de Marseille, a disparu au fond d’un puits naturel.