La France et la Pologne au XVIe siècle

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La France et la Pologne au XVIe siècle
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 70 (p. 201-232).
LA
FRANCE ET LA POLOGNE
AU SEIZIEME SIECLE

Henri de Valois et la Pologne en 1572, par M. le marquis de Noailles, 3 vol. in-8o, 1867.

La fortune de la France se joue depuis dix siècles en mille péripéties émouvantes. Elle se fait par cette sève vivace qui se répand dans la guerre, dans la diplomatie ou dans les lettres ; elle se défait souvent par l’imprévoyance des hommes qui ne savent pas saisir les faveurs imprévues ou qui en abusent. Les découragemens dont elle est l’occasion ne sont égalés que par les espérances qu’elle réveille sans cesse, car elle est entre toutes la fortune variable aux promptes chutes et aux prompts retours. Un jour elle semble dans l’empyrée, — c’est le moment où elle touche aux plus cruelles, aux plus humiliantes défaites. Un jour elle semble misérable et perdue, — c’est le moment où elle va se relever d’un irrésistible bond pour retomber encore et rester l’énigme de la politique, le tourment de ceux qui la suivent et se passionnent pour elle. Heureuse ou malheureuse, elle a cela de bon et de caractéristique qu’elle n’a rien d’exclusif et d’égoïste, qu’elle est un peu la fortune de tout le monde, tant l’intérêt français se mêle à tout, tant notre grandeur et notre sécurité tiennent à une situation générale et en sont la vraie mesure. C’est là en effet l’originalité de cette vieille France de n’être étrangère à rien, de ne pouvoir, comme la vieille Angleterre, s’enfermer dans son île, « fragment détaché du volume du monde, » selon le mot de Shakspeare, de garder toujours cette sève expansive, cette belle passion qui l’entraîne sur les champs de bataille ou dans les négociations pour des causes qu’elle fait siennes, auxquelles, elle s’identifie d’âme et d’esprit. Et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il en est ainsi. Les annales françaises sont pleines de ce travail qui se poursuit à travers des mobilités apparentes, des contradictions et des défaillances. Un invincible attrait ramène la France à cette politique qui consiste à soutenir les faibles et les indépendances menacées, à ne pas laisser le droit sans défense, à refouler l’esprit de conquête et les dominations de la force. Je ne veux pas dire que la France n’ait jamais été infidèle à cette politique ; mais elle en a été toujours promptement punie, elle a senti bientôt à ses propres blessures, à ses propres désastres, la toute-puissance vengeresse de ce droit qu’elle offensait ou qu’elle laissait offenser, et dont elle est faite pour rester le premier soldat.

Ceux, qui ne voient dans ce rôle qu’une fantaisie ruineuse, un luxe d’orgueil inutile ou une fureur nouvelle de propagande révolutionnaire, ceux-là se trompent étrangement. Ils ne voient pas que, lorsqu’ils proposent à la France de se désintéresser de tout, de laisser le monde marcher comme il veut et de rester chez elle à soigner son bien-être, ils lui proposent de se renier elle-même, dans son génie, dans son passé et dans son avenir, — qu’il y a des pays pour qui les questions, d’influence sont des questions d’existence. Ils ne voient pas que, lorsque le Danemark succombe après la Pologne sous les coups de la force victorieuse, c’est la France qui est vaincue, qu’il ne suffit pas de se résigner piteusement aux faits accomplis pour se délivrer des embarras, — que ces embarras au contraire, en s’accumulant, amassent d’effroyables, orages, et qu’à laisser tout faire on se réveille un jour isolé, cerné, menacé, avec l’amertume irritante de la défaite sans avoir combattu. S’ils ne fermaient pas les yeux à toutes les lumières de l’histoire, ils verraient clairement que les prospérités ou les revers de la France, que sa grandeur et sa sûreté même se mesurent à la fortune de ces causes dont elle fait ses clientes, au degré de suite et de fermeté de cette politique qui a été plus d’une fois l’inspiration du passé ayant de se retremper au feu de la révolution, qui se déroule au courant des choses et se condense, de temps à autre en saisissans épisodes. C’est un de ces épisodes que M. le marquis de Noailles fait revivre dans cette œuvre simple, courante, animée, substantielle, où la sève libérale moderne s’allie au sentiment des traditions françaises, dans cette œuvre de Henri de Valois et la Pologne en 1572, résumé d’un temps où s’agite déjà obscurément un problème que les excès de la force n’ont fait qu’envenimer sans le résoudre jamais. Peu de livres sont plus instructifs et plus attrayans ; peu d’études historiques ont cette bonne grâce dans la science, ce charme du récit, ce mélange de clairvoyance, d’équité, et d’élévation. Ce n’est qu’un épisode, disais-je ; mais cet épisode, cette éphémère royauté d’un Valois jetée au nord de l’Europe, c’est la politique de notre pays à un moment décisif du XVIe siècle, avec tous ses élémens, ses perplexités et ses luttes ; c’est la politique française s’ébauchant et s’altérant au sein des guerres, civiles, aux lueurs sanglantes de la Saint-Barthélemy, se débattant, entre l’absolutisme espagnol qui la presse, qui l’envahit, et ce libéralisme inné qui l’entraîne vers la Hollande insurgée, vers la Pologne elle-même comme vers le champ de bataille des futures destinées européennes.

Aujourd’hui, quand la France se tourne vers le nord, là où était un peuple, elle ne trouve plus qu’un grand vide dans l’organisme public, une plaie profonde et vive, un amas de misères et d’irritations mauvaises conseillères. Il y a trois siècles, à cette même place, elle trouvait une nation libre, florissante et animée, bouclier des libertés de l’Europe vers le nord et vers l’orient. Une alliance se formait, œuvre de politique et de sympathie, « se pouvant dire, écrivait le roi Charles IX, que s’il y a quelque convenance et conformité de mœurs entre aucune nation du monde, elle se trouvera plustost entre la nation françoyse et la polonoyse que nulles autres, estant toutes deux pleines de grande humanité et douce conversation. » C’est le résumé complet des relations de la France et de la Cologne vues aux deux points extrêmes, avant et après la catastrophe, à travers tous ces déplacemens de puissance qui ont laissé dans le monde moderne le germe d’inépuisables agitations, qui sont l’attestation vivante et corruptrice des victoires de la force. De là justement l’intérêt de ce livre de galant homme et de bon Français, reprenant à ses origines ce drame de diplomatie et de guerre, ravivant une époque, un moment de l’histoire où la Pologne était encore debout, où la France trouvait en elle une complice volontaire et utile, non une cliente malheureuse, où la forte alliance des deux nations, pratiquée avec suite, eût épargné à l’une la perte de son indépendance, à l’autre l’amertume des protestations tardives et des regrets inutiles en changeant peut-être le désespoir de l’Europe.

I

C’est une vérité presque banale en théorie, bien souvent méconnue dans la pratique, qu’il y a un intime lien entre la politique intérieure et la politique extérieure d’un pays. C’est surtout une vérité dans les pays faits pour l’action et par l’action comme la France, dans les pays où les idées générales jouent un grand rôle. On pourrait dire que chaque système de gouvernement intérieur, absolutisme ou libéralisme, a des conséquences différentes dans la politique extérieure, dans le choix des alliances. Chaque système suit la logique de son principe. Dans ce travail où s’agitent et s’enchevêtrent les destinées des peuples, ces mots de libéralisme et d’absolutisme semblent nouveaux sans doute, les noms changent souvent ; les questions se transforment et se multiplient à l’infini ; les passions, les intérêts, l’égoïsme, les ambitions des hommes sont incessamment à l’œuvre, brouillant tout, faisant des affaires humaines un drame plein d’inconséquences et de péripéties. Au fond, les mots sont plus nouveaux et plus changeans que l’essence même des choses. Ce que sont aujourd’hui tous ces problèmes de nationalité et d’indépendance, les problèmes religieux l’étaient au XVIe siècle. Le nom a changé, la situation est la même.

Et alors aussi nos guerres de religion n’étaient pas seulement une question française, elles étaient une question européenne ; elles intéressaient la grandeur de la France en la mettant dans la nécessité de faire un choix entre des directions opposées de politique extérieure, entre des alliances différentes. Alors enfin, à travers toutes les confusions et dans le feu même de nos guerres, apparaît distinctement cette vérité dont bien des événemens ont fait éclater la puissance depuis trois siècles. Toutes les fois que les idées de réaction religieuse ou politique s’emparent de nos gouvernemens, elles faussent le rôle de la France en Europe ; toutes les fois qu’une idée libérale reparaît et a un commencement de victoire, la politique française semble reprendre son aisance et ses allures naturelles ; elle se remet dans son chemin, non sans rencontrer, il est vrai, de tout-puissans ennemis, mais en retrouvant du même coup ses armes, sa force efficace et son drapeau dans le combat.

C’est en plein XVIe siècle en effet, c’est au plus fort de cette crise de transformation universelle, que se dégage l’idée d’asseoir la grandeur française, au dedans sur la paix par la liberté de conscience, au dehors sur l’indépendance des peuples, conquise au besoin par la guerre, garantie par une organisation plus équitable de l’Europe, et c’est là justement ce qui devient le premier lien entre la France et la Pologne. Le fameux projet conçu plus tard par Henri IV n’est autre chose que la réalisation de cette grande pensée interrompue par le poignard d’un sectaire ; mais l’idée n’appartenait pas à ce roi au génie cordial et sensé, elle courait dans les esprits depuis cinquante ans : elle naissait du sein même des guerres civiles où s’épuisait notre sang, elle naissait aussi de toute une situation européenne où l’Espagne, maîtresse de l’Italie, maîtresse des Pays-Bas, puissante en Allemagne, disposant presque de la France par ses alliés catholiques, intriguant en Angleterre, liguée avec le pape et Venise contre les Turcs, envahissait tout, menaçait tout, faisant de la religion elle-même la complice de sa prépondérance. Dans cette situation, combattre les réformés, c’était évidemment jouer le jeu de l’Espagne et servir l’Espagne, c’était enchaîner pour longtemps peut-être les destinées de la France, de telle sorte, on le voit bien, que nos intérêts intérieurs et nos intérêts extérieurs se confondaient étroitement dans cette nécessité d’une pacification libérale, prélude et gage de l’union avec toutes les forces de résistance en Europe. Il y eut un instant, une de ces heures qui ne se retrouvent qu’à de longs intervalles, où tout semblait se disposer pour le triomphe de cette politique. C’était entre la paix de Saint-Germain, en 1570, et le sinistre soubresaut de 1572. à ce moment, dit justement M. de Noailles, la France eut « l’accès ouvert aux faveurs suprêmes de la fortune » et fut près de toucher à la grandeur : période courte et obscure, sur laquelle on s’arrête peu parce qu’elle fut stérile, mais où tout fut suspendu à un fil. Il y a eu bien d’autres momens, et dans des circonstances qui n’étaient pas absolument différentes, où la destinée de la France n’a été suspendue qu’à un fil[1].

La paix de Saint-Germain n’était-elle qu’une tromperie préméditée, une trêve menteuse accordée aux protestans pour arriver à les frapper d’un seul coup et plus sûrement ? Elle était du moins la victoire d’une pensée française ; elle avait pour le moment l’avantage de mettre un intérêt français au-dessus des passions remuantes du temps, et il ne faut pas croire que les cœurs les plus durs, les plus bronzés au feu des batailles, fussent insensibles aux bienfaits de la paix intérieure. Montluc lui-même, le rude combattant catholique, parlait quelquefois avec amertume de l’implacable besogne où il ne s’épargnait guère, et, en songeant à tant de vaillans capitaines dévorés par les luttes, civiles pour des ambitions princières bien plus que pour la religion, il disait : «… Si on les eust voulu employer aux conquestes estrangères, ils eussent nuls la guerre loin d’eux. C’a esté un grand malheur pour eux et pour toute la France… Les enfans pourront juger à qui il a tenu et quelle a esté la source des guerres civiles… Si la royne et monsieur l’admirai estoient en un cabinet et que feu monsieur le prince de Condé et monsieur de Guyse y fussent aussi, je leur ferois confesser qu’autre chose que la religion les a menés à faire entre-tuer trois cent mille hommes, et je ne sçay pas si nous sommes au bout… » C’est cette tuerie que la paix de Saint-Germain avait l’avantage de faire cesser, et, en la faisant cesser, elle laissait à la France le temps de respirer, à la royauté le temps de reprendre haleine, de refaire sa puissance morale et la puissance du pays par une politique réparatrice et nationale. Les protestans eux-mêmes s’y prêtaient volontiers, et c’était en ce moment la fortune de leur cause de se trouver liée à un intérêt patriotique, d’être une forte, un moyen de combinaisons efficaces contre l’ennemi extérieur. Méfians au lendemain de la paix, les protestans en étaient bientôt venus à s’apprivoiser. Ils commençaient à sortir de leurs places d’armes et à se mêler aux catholiques. Ils revenaient à la cour, où se préparait le mariage de la sœur du roi, Marguerite de Valois, avec Henri de Navarre. La France, avec cette élasticité qui est dans son génie et qui fait sa puissance, se relevait allègrement de ses blessures, et ces rudes soldats, protestans ou catholiques, qui dans dix ans de guerre n’avaient pu se détruire, formaient autour du trône un faisceau redoutable.

Que fallait-il de plus ? Compléter la fusion et discipliner des forces en leur assignant un grand but, en déployant le drapeau d’une entreprise nationale. Si la royauté se fût appelée Henri IV, l’œuvre se serait accomplie dès ce moment ; mais elle s’appelait Charles IX, et c’est dans une cour pleine de factions, pétrie de vices et d’intrigues, ombrageuse, violente et faible, que venait se débattre une politique dont on pourrait résumer ainsi les traits essentiels : aller au secours des insurgés de Hollande, s’entendre avec l’Angleterre, nouer amitié avec les princes protestans d’Allemagne, profiter de la mort prochaine du dernier des Jagellons pour mettre le duc d’Anjou sur le trône de Pologne et s’assurer au nord l’appui d’une nation guerrière, se servir de l’alliance de la Turquie contre l’Espagne, faire de la France le centre actif et prépondérant d’une Europe nouvelle.

L’œuvre était digne de la France, la royauté qui existait alors n’était pas digne de l’œuvre. Ce n’est pas que Charles IX lui-même ne ressentît par instant la fascination de ce rôle qui venait tenter son âme passionnée et inquiète ; mais il n’était pas seul, il avait auprès de lui, autour de lui, sa mère Catherine de Médicis, son frère le duc d’Anjou, le parti catholique extrême, la faction des Guises, qui subissait la paix religieuse avec impatience, qui, avec l’appui de l’Espagne, attendait la main sur l’épée, l’œil fixé sur la couronne, et toutes ces influences se mêlant, se contrariant, conspiraient la ruine d’une entreprise où il fallait avant tout agir résolument, sincèrement. La reine-mère n’était pas femme à se laisser éblouir par ces projets de grandeur nationale. Elle avait certes le génie des combinaisons, mais dans les petites choses, dans la sphère de sa vivace et secrète ambition. Italienne de caractère et d’esprit, longtemps comprimée et subordonnée à la cour de Henri II, accoutumée à la dissimulation et à la ruse, capable de tout excepté de scrupule, elle se consumait depuis dix ans à conquérir le pouvoir, n’ayant d’autre pensée que de préserver la royauté de ses fils à travers les guerres civiles et de régner elle-même par ses enfans. Menacée par les Guises aussi bien que par les protestans, elle s’était fait un art de tromper tout le monde, indifférente sur les moyens, prête à caresser ou à exterminer ses ennemis, suivant sa politique d’expédiens avec tous les raffinemens d’une fourberie souveraine, avec un mélange singulier d’opiniâtreté et de souplesse, de dextérité et de violence. Elle ne repoussait pas l’idée de la guerre contre l’Espagne ; mais elle craignait le ressentiment des catholiques, elle s’effrayait de la prépondérance des protestans, et ce qu’elle redoutait surtout, c’était pour elle-même une diminution d’autorité. De ses trois fils qui portèrent successivement la couronne, celui qu’elle préférait, ce n’était ni François II ni Charles IX, c’était le duc d’Anjou, qui fut bientôt Henri III. Dans cet esprit positif de Catherine de Médicis, toutes les chimères se déployaient dès qu’il s’agissait de ce fils, pour qui elle rêvait un mariage avec la reine Elisabeth d’Angleterre, une royauté d’Alger, la couronne de Pologne, dont elle avait fait en attendant un lieutenant-général du royaume et en qui les contemporains virent un instant presque un héros, presque un grand capitaine, parce que le vieux Tavannes lui faisait gagner les batailles de Jarnac et de Moncontour en le forçant « d’être soldat contre son naturel. »

On avait donné au duc d’Anjou le nom triomphal d’Alexandre ; il n’avait certes rien du héros de Macédoine. Choyé par les catholiques, qui voyaient en lui leur chef et l’opposaient au roi, exalté par sa mère, qui croyait retrouver en lui son image, dont il avait la dissimulation et la finesse, c’était un jeune homme tourmenté d’ambitions, sans être un soldat ni même un politique, cachant les instincts d’une nature ombrageuse et féline sous un extérieur qui ne Manquait pas de certaines séductions. Sur son visage, il n’y a pas cette sorte d’idéal étrange de corruption qu’on peut voir sur ce front lisse, dans ce regard mystérieux et implacable, dans ces traits fins et équivoques, dans toute cette mine à la fois audacieuse et contenue d’un César Borgia tel que l’a peint Raphaël. C’était la corruption d’un mignon « embarqué en la mer des plaisirs de la cour de France, » affadi de vices. L’ambassadeur vénitien le représente avec une haute taille, des manières gracieuses, « les plus belles mains qu’homme ou femme ait en France, » et de la dignité dans le maintien, si elle n’eût été gâtée par une afféterie ridicule même pour le temps. Ses ajustemens prétentieux lui donnaient l’air efféminé ; il avait une extrême recherche dans son linge et dans l’arrangement de sa chevelure. « Il a d’ordinaire au cou, dit Morosini, un double collier d’ambre serti d’or qui flotte sur sa poitrine et répand une suave odeur ; mais ce qui, pour tout le reste, selon moi, lui fait perdre beaucoup de sa dignité, c’est d’avoir les oreilles percées comme les femmes (habitude assez ordinaire chez les Français), et encore ne se contente-t-il pas d’une seule boucle d’oreille de chaque côté, il en porte deux avec pendans de pierreries et de perles. » Marguerite de Valois, la future reine de Navarre, raconte qu’un jour, au château de Plessis-les-Tours, son frère d’Anjou l’avait emmenée dans une allée solitaire du parc, et là s’était ouvert à elle, lui demandant d’être sa complice à la cour pendant ses absences, de tout surveiller, de travailler « à sa bonne fortune. » Il craignait que le roi, devenant ambitieux, disait-il, ne « veuille changer la chasse des bestes à celle des hommes, m’ostant la charge de lieutenant de roy qu’il m’a donnée pour aller luy-mesme aux armées… » Je ne sais s’il y a beaucoup de scènes de l’histoire plus curieuses et plus caractéristiques que cette conversation d’un prince de moins de vingt ans dans les jardins de Louis XI. Voilà le héros : il n’était pas à la hauteur de tous les rôles qu’on rêvait pour lui, de la place qu’on lui faisait dans les plans de la politique française. On l’avait trop grandi, imprudemment grandi, de telle façon qu’il avait fini par exciter toutes les jalousies de son frère Charles IX, et c’est pour cela, à part l’ambition, que Catherine se hâtait de rechercher un trône en Pologne pour ce fils préféré, en attendant le moment, prochain peut-être, où il s’assoirait lui-même sur le trône de France.

Charles IX valait mieux que son frère, dont il enviait le sort lorsqu’il disait avec une secrète amertume au poète Dorat, qui lui adressait des vers après Moncontour : « Ha ! n’escrivez point, désormais rien pour moy, car ce ne sont que flatteries et menteries de moy, qui n’en ay donné encore nul sujet d’en bien dire ; mais réservez tous ces beaux escrits à mon frère, qui ne vous fait que tous les jours tailler de bonne besoigne… » C’était une nature étrange, pleine d’emportemens farouches, mais sans prédispositions méchantes. Il avait la passion des exercices violons qui usaient ses forces. Il chassait souvent jusqu’à s’épuiser, et quand il ne courait pas le cerf, il allait dans un atelier de forgeron et battait le fer jusqu’à se couvrir de sueur, jusqu’à perdre haleine. Au fond, à travers ses emportemens et ses accès d’humeur sombre, il avait des éclairs de générosité humaine, de raison politique. De tout son entourage, il était probablement le plus sincère dans les sentimens qui l’avaient conduit à signer la paix religieuse. Il écrivait à sa manière et d’un style assez pittoresque à un de ses ambassadeurs : « Je n’ai oublié aucune des recettes que j’ai pensé servir pour guérir, le royaume de cette playe et ulcère (la guerre civile), tantôt y employant les doux remèdes, tantôt la cauterre ; mais enfin, ayant connu que le temps et non autre en seroit le modérateur, et que ceux qui estoient à la fenêtre (les Espagnols) estoient bien aises de voir jouer le jeu à mes dépens, j’ai eu recours à la première manière, qui est de douceur, ayant par bon advis fait et arrêté mon édit de pacification, qui est le sceau de la foi publique, que j’ai baillé à tous mes sujets, sur le bénéfice duquel la paix et le repos sont rétablis parmi eux. »

Plus que tout autre aussi, il ouvrait son âme aux aspirations de la politique dont la guerre contre l’Espagne était le dernier mot. Il y voyait sans doute un moyen de s’émanciper, un aliment pour ses instincts impétueux ; il avait la passion d’aller à l’armée, lui aussi, de se distinguer, et il répétait que « sa vie n’estoit de si grande conséquence qu’elle deust estre précieusement gardée dans un coffré comme les bagues de la couronne. » Mais en même temps ce serait une erreur de croire qu’il ne saisissait pas toutes les conditions, toute la portée patriotique de la guerre vers laquelle il marchait. « Cette jeune âme dévoyée, pervertie, mais non pas vulgaire, a dit M. Henri Martin, se réchauffa un moment aux rayons de la vraie gloire. » Pendant quelques mois, Charles IX ne s’occupa que de nouer les fils de cette vaste entreprise, négociant avec Guillaume d’Orange, avec les princes d’Allemagne, avec les Anglais, avec les Turcs à Constantinople, laissant percer cette pensée invariable dans toutes ses instructions et disant avec bonne humeur après son traité avec l’Angleterre : « J’ay conclu la ligue avec la reyne d’Angleterre et envoie mon cousin, le duc de Montmorency, au dict païs pour cet effet, ce qui met les Espagnols en une merveilleuse jalousie et pareillement l’intelligence que j’ay avec les princes de la Germanie… Toutes mes fantaisies sont bandées pour m’opposer à la grandeur des Espagnols… » Il avait pour complice la plus grande partie de la diplomatie française, qui de loin, dispersée dans les cours, voyait les événemens mieux qu’on ne les voyait à Paris dans le tourbillon des factions contraires, qui donnait autant qu’elle recevait l’impulsion et comptait alors des hommes actifs, dévoués, tout pleins de cette pensée d’une grande action nationale. Esprit résolu et cœur chaud, vaillant capitaine et intelligent négociateur, Gaspard de Schomberg était au-delà du Rhin avec la mission de répéter aux princes d’Allemagne que le roi voulait « se gouverner à l’endroit du prince d’Orange ainsi qu’eux se gouverneraient, » tout prêt à se déclarer ouvertement ou à « fournir par-dessous main hommes et argent. » M. du Ferrier était à Venise ; l’évêque de Dax, M. de Noailles, habile et brillant diplomate, était à Constantinople pour renouer les traditions d’alliance dans le Levant et soutenir les Turcs contre l’Espagne. Sa nomination avait fait un peu scandale à Rome. Un évêque envoyé comme ambassadeur en pays turc contre la sainte ligue de l’Espagne et du pape ! M. de Noailles fut menacé d’être cité devant l’inquisition ; il en prenait son parti légèrement, et il écrivait au roi : « Je n’ai jamais pensé que mon nom fût connu de sa sainteté, sinon depuis que votre majesté m’a faict cet honneur de me commettre cette charge ;… mais en ceci il n’y va rien du mien, Dieu mercy, et si dirai davantage que le pape me faist beaucoup plus d’honneur que s’il m’avoit vestu tout de rouge, car n’aiant jamais esté cité ni adjourné de luy, il ne sçauroit en meilleurs termes vous faire connoître qu’il ne me hait que pour votre service, dont toutesfois il ne me sauroit dégouster pour cela… » L’évêque de Valence, Montluc, le frère du maréchal, était envoyé en Pologne, où il allait disputer la couronne des Jagellons en homme fin, « délié, rompu et corrompu, » selon le mot de Brantome. Un peu partout, dans leurs missions différentes, tous ces hommes étaient les serviteurs intelligens de la fortune de la France. Ils avaient le clair instinct de nos intérêts ; ils sentaient que le moment était venu de mettre la main à quelque grande entreprise, que la première condition de cette œuvre de diplomatie et de guerre c’était la tolérance à l’intérieur, et ils assiégeaient la cour de leurs pressans avis.

Le vrai héros de cette politique et celui qui devait en être aussi la première victime, c’était l’amiral de Coligny, le chef du parti protestant depuis la mort du prince de Condé, le Guillaume d’Orange de la France, si l’état de la France eût comporté un Guillaume d’Orange. Coligny avait plus de cinquante ans à cette époque et venait de se remarier avec une jeune veuve de Savoie, Jacqueline d’Entremont, au même instant où il donnait sa fille, Louise de Châtillon, à Téligny. Sa physionomie mâle et grave portait l’empreinte des fortes méditations et des violentes anxiétés. Les épreuves plus que les années avaient blanchi sa barbe. Il en imposait par sa personne autant que par sa valeur comme soldat et par son intégrité comme chef de parti. Rallié de bonne heure au protestantisme, il en avait la foi rigide fixée dans son âme et enflammée par dix ans de guerre ; mais en même temps les passions religieuses n’altéraient pas en lui la droiture morale, le sens politique. Sans être plus confiant qu’un autre, en restant le gardien le plus fidèle des intérêts de sa cause, il s’était laissé aller à croire à une vraie réconciliation des partis après la paix de Saint-Germain, et il donnait le premier un gage de sincérité en se rendant à la cour, auprès du roi, malgré l’avis de beaucoup de ses partisans, qui craignaient pour sa vie. L’amiral n’avait pas tenu compte de ces craintes. Il croyait à une vraie réconciliation parce qu’il la désirait avec une passion patriotique. Cet homme intrépide répétait souvent « qu’il aimerait mieux mourir, être traîné dans les rues de Paris que de recommencer la guerre civile, » et c’est lui surtout qui, dans la situation nouvelle, devenait l’âme d’une politique dont le dernier mot était d’arracher la France aux luttes religieuses pour la jeter à la poursuite de la grandeur extérieure. La reine-mère et le duc d’Anjou redoutaient l’amiral ; le roi l’écoutait et s’affermissait dans cette pensée de guerre qui répondait à tous ses instincts. Le projet de Coligny était aussi vaste que vigoureusement combiné, il embrassait tout ; il est resté formulé dans un mémoire que l’amiral avait fait rédiger par Duplessis-Mornay, qu’il remit au roi et en tête duquel étaient inscrites ces belles paroles faites pour être le mot d’ordre d’une telle entreprise : « Sire, il faut que la guerre soit non-seulement utile, mais qu’elle soit juste, et que le profit n’y soit moins honorable que l’honneur profitable. »

Où attaquer l’Espagne ? — « En Flandre, disait Coligny, et marcher droit au cœur du pays. La Flandre est sous nos yeux, elle s’offre sous nos coups ou plutôt elle est dans nos mains, éloignée de l’Espagne, éloignée de l’Italie, si proche de nous qu’elle semble nous inviter. Les peuples nous tendent les bras et font, pour ainsi dire, la moitié du chemin. La division qui y règne nous ouvre les portes des villes et renverse toutes les murailles qui défendent les provinces… » Et l’amiral montrait tout ce qui pouvait assurer le succès, — la France aguerrie prête à oublier ses querelles pour s’élancer sur les pas de son roi, l’Angleterre alliée, les princes allemands favorables à l’entreprise française, les populations des Pays-Bas poussées au désespoir par les violences sanguinaires du duc d’Albe, Guillaume d’Orange montrant ce qu’il pouvait comme auxiliaire par ce qu’il avait fait jusque-là seul et abandonné, l’Espagne obligée d’avoir des armées disséminées de toutes parts à Milan, à Naples, en Navarre, dans les Pays-Bas, dans ses colonies d’Amérique. Avec mille raisons d’être comme protestant attaché à l’Angleterre, Coligny ne laissait pas de garder toute l’indépendance du sentiment français, et il conseillait au roi de ne pas trop se fier aux Anglais, « ces insulaires nos ennemis de tout temps et toujours prêts à se joindre à ceux qui nous font la guerre. » Plus tard, après la mort de Coligny, Catherine de Médicis, voulant sans doute amadouer les Anglais au sujet de la Saint-Barthélémy, montrait à l’ambassadeur de la reine Elisabeth, à Walsingham, les papiers de l’amiral et lui disait : « Voyez le discours dans lequel, entre autres avis qu’il donnait au roi mon fils, il lui recommandait surtout d’abaisser autant qu’il le pourrait la reine votre maîtresse et le roi d’Espagne comme étant un moyen qui pouvait beaucoup contribuer à la sûreté et au maintien de sa couronne. — C’est là, madame, répondit Walsingham, le conseil d’un sujet très fidèle à la couronne de France, et sa mort est une grande perte pour le roi et le royaume. » L’orgueil du patriotisme anglais ne s’offensait pas du patriotisme français. Walsingham était d’ailleurs un très chaud partisan de l’action commune de la France et de l’Angleterre dans la guerre de Flandre ; mieux que tout autre, il avait pu suivre les plans qui s’agitaient à Paris, la part qu’y prenait Coligny et les chances de succès qu’ils avaient, lui qui à un certain moment écrivait à sa reine : « Il est impossible, humainement parlant, que les Français ne réussissent pas. »

Le fait est qu’un instant, dans cet été de 1572, tout semblait prêt pour l’action. Le traité d’alliance avec l’Angleterre était signé au mois d’avril. Schomberg avait pleinement réussi dans ses négociations en Allemagne. « Sire, écrivait de Constantinople M. de Noailles, le Bassa revient toujours à ses moutons et ne me chante jamais que cette chanson de faire la guerre à l’Espagne. » Le roi avait eu des entrevues secrètes avec le frère de Guillaume d’Orange, Louis de Nassau, à qui il avait promis « d’employer toutes les forces que Dieu lui avait données pour délivrer les Néerlandais de l’oppression, » et des secours passaient même déjà aux insurgés en attendant le corps qui devait entrer en Flandre sous Coligny. C’était le moment où le duc d’Albe écrivait : « J’ai en mon pouvoir une lettre du roi de France qui vous frapperait de stupeur si vous la voyiez. » Et Charles IX, de son côté, disait à ses confidens : « Savez-vous que le duc d’Albe me fait mon procès ! » Au mois de juillet 1572, le roi de Pologne, Sigismond-Auguste, dont on attendait la mort, finissait par s’éteindre, et l’évêque de Valence, Jean de Montluc, recevait en toute hâte l’ordre de partir.

Un pas de plus, tout était dit, l’affaire s’engageait ; mais là était justement le difficile, et c’est à ce moment suprême que la politique proposée à la France touchait à l’épreuve la plus décisive ; elle avait à triompher de la coalition de tous les adversaires de la guerre qui entouraient le roi et faisaient un dernier effort pour le retenir. Ils se réunissaient tous, les catholiques extrêmes, qui ne voulaient que l’alliance de l’Espagne, et ces bons partisans de la paix qui sont de tous les temps, qui trouvent toujours que le plus habile est de ne rien faire. Ceux-ci étaient assez bien représentés par Morvilliers, le successeur de Lhôpital dans la charge de chancelier, homme doux, honnête, pliant, évasif, qui rédigea un mémoire où il conseillait au roi « de nettoyer et polisser le dedans sans mettre les mains au dehors. » C’était un modéré craignant les allures révolutionnaires. « On pourroit à l’adventure, disait-il, douter s’il est honnête et utile à un roy de favoriser les entreprises des sujets contre leurs princes, encore qu’elles fussent fondées de causes apparentes. » Le vieux Tavannes était plus franc : il traitait le prince d’Orange et les siens de « gens désespérés et chassés hors de leurs biens ;… » il ne voulait pas surtout que « les vaincus de Moncontour pussent conduire les victorieux selon leurs desseins… » La reine-mère flottait, hésitait, « changeant de desseins trois fois par jour, » selon le mot d’un diplomate vénitien, ou plutôt elle paraissait hésiter, elle attendait. Le roi ne renonçait pas encore à son plan ; mais il semblait un peu ébranlé, et il demandait qu’on lui laissât quelques jours de plaisirs et de fêtes pour les noces de sa sœur Marguerite avec le roi de Navarre. Coligny seul tenait tête à l’orage. « Le courage de l’amiral est invincible, écrivait Walsingham, il prévoit les malheurs qui arriveront à moins qu’il ne vienne un secours du ciel ; mais dans cette tempête il n’abandonne pas le gouvernail, il n’a jamais fait paraître plus de grandeur d’âme… »

Il y eut un dernier conseil où toutes les opinions se retrouvèrent en présence, où plus que jamais le roi semblait indécis, n’osant ni reculer ni aller plus loin, ce qui par cela même réveillait toutes les espérances des partisans de la paix. Coligny, brusquant la situation, se tourna vers le roi, et lui dit : « Sire, puisque votre majesté, de l’avis de ceux qui sont ici, est entraînée à ne pas saisir une occasion aussi opportune pour son honneur et son service, je ne puis m’opposer à ce qu’elle fait ; ., mais votre majesté ne trouvera pas mauvais si, ayant promis au prince d’Orange tous secours et toutes faveurs, je m’efforce de sauver mon honneur avec l’aide des amis, des parens, des serviteurs que j’ai, et à faire service de ma propre personne, s’il en est besoin. » Et, s’adressant à la reine-mère, qui était présente, Coligny ajouta avec une fierté mêlée d’amertume : « Madame, le roi renonce à entrer dans une guerre… Dieu veuille qu’il ne lui en survienne une autre à laquelle sans doute il ne lui sera pas aussi facile de renoncer !… » Catherine de Médicis ne répondit pas, elle méditait une autre réponse sanglante ; elle était décidée à tout, car (elle se sentait perdue si l’amiral triomphait, si on lui laissait le temps de reprendre son ascendant sur l’esprit du roi, de ramener l’irrésolu Charles IX à ses projets. De tous côtés, on se trouvait poussé vers cette émouvante alternative qui est restée un des plus sombres défilés de l’histoire : ou la guerre avec toutes ses conditions, avec toutes ses conséquences, ou un imprévu sinistre, redoutable, balayant les hommes avec leurs projets, noyant toutes les combinaisons dans le sang, et refoulant violemment les destinées françaises.


II

La question de Pologne se liait intimement, quoique moins directement que la question de Flandre, à cette dramatique situation. Elle venait de prendre corps, pour ainsi dire, au moment où la lutte de toutes les passions et de tous les intérêts se nouait le plus fortement autour de Charles IX avant de se précipiter. Au mois de juillet 1572 expirait à Kniszyn Sigismond-Auguste, le dernier des Jagellons, le roi clément et ferme, « d’honnête conversation et plein d’une grande humanité. » Déjà on avait envoyé de France en Pologne pour préparer le terrain une sorte d’ambassadeur, Balagny, fils naturel de l’évêque de Valence, Montluc, qui n’était arrivé à Kniszyn que pour voir mourir Sigismond-Auguste, sans avoir eu le temps d’être reçu par lui. Après la mort du roi, ce fut l’évêque lui-même qu’on choisit, malgré ses soixante-dix ans, pour sa souplesse, sa dextérité, sa facile éloquence et son habileté à se tirer des circonstances difficiles. L’évêque de Valence partit avec une ambassade soigneusement composée, à laquelle il avait attaché un abbé de Saint-Rhut, son neveu, un conseiller au parlement de Grenoble, Joseph Scaliger, le savant Pierre Ramus, dont le nom avait retenti en Europe. Avant que l’ambassade, qui avait pris rendez-vous à Strasbourg, quittât la France, Ramus avait péri victime de la Saint-Barthélémy, Scaliger s’était réfugié à Genève, les autres ne parurent pas. Montluc lui-même ne fit pas son voyage sans danger. Il s’était tiré habilement de seize grandes missions diplomatiques, il allait se trouver sur un terrain bien autrement difficile et surtout nouveau pour lui, ayant à traiter avec des assemblées de cinquante mille gentilshommes réunis pour faire un roi. — Mais cette question de Pologne, qui se présentait sous la forme d’une élection royale et qui s’engageait ainsi, quelle place occupait-elle réellement, quelle était sa vraie signification dans l’ensemble de la politique française ?

Bien des mobiles superficiels se mêlaient sans doute dans une combinaison devenue un moment la préoccupation d’une cour inconstante. Charles IX en poursuivait avec ardeur la réalisation parce qu’il y voyait l’éloignement de son frère, « car il n’était pas trop à son aise, ayant à ses côtés un si grand compagnon ; » Coligny l’approuvait pour les mêmes raisons, quoiqu’il fût fait pour en mieux saisir la portée ; Catherine de Médicis s’y attachait comme à un expédient momentané qui souriait à son ambition pour son fils ; le duc d’Anjou ne s’y résignait qu’avec ennui, et il fallut que « sa mère lui en découvrît le fond pour qu’il prît courage en attendant mieux. » Chacun avait sa pensée et son but. Ce n’est pas la seule fois dans l’histoire que les hommes mettent la main à une œuvre dont le sens échappe à leurs mobiles passions et à leurs courtes vues. Au fond, et c’est ce que M. de Noailles montre avec une pénétrante et sympathique intelligence, l’instinct qui conduisait la France était juste. La France portait à la Pologne la sûreté contre les dangers qui commençaient à l’assaillir ; elle trouvait de son côté en Pologne l’alliance d’une société libérale et guerrière qui, par les principes qu’elle représentait, par sa position, par la force des choses, pouvait et devait être une garantie en Europe.

Les malheurs de la Pologne ont jeté de l’ombre sur son histoire. Il faut se rendre compte de ce qu’était, de ce que représentait réellement dans sa vie intérieure, comme dans ses rapports extérieurs, cette société énergique et brillante à ce moment du XVIe siècle où toutes les ambitions venaient disputer la couronne de Sigismond-Auguste. La Pologne était encore dans l’éclat de la forcer elle atteignait même à l’apogée de sa grandeur, de cette grandeur, œuvre de six siècles d’efforts et de trois dynasties populaires. Par les Jagellons surtout, par cette dynastie lithuanienne, elle était arrivée à cette constitution nationale commencée par l’union d’Horodlo au XIVe siècle, achevée deux siècles plus tard seulement, en 1569, par l’union de Dublin, et qui faisait de la Pologne une puissance allant de la Baltique aux Carpathes, de la Poméranie allemande et du Brandebourg au Dnieper, embrassant tous ces territoires, la Lithuanie proprement dite, la Samogitie, la Ruthénie, la Mazovie, la Grande et la Petite-Pologne. Ce n’est pas par la conquête que cette unité s’était accomplie : jamais acte ne fut plus spontané, plus volontaire et plus libre que la fusion du grand-duché de Lithuanie et de l’ancienne Pologne. Ce n’est pas par les violences despotiques que la communauté polonaise se maintenait ; c’est au contraire par la liberté et dans la liberté que deux siècles plus tard les petit-fils de ceux qui avaient signé l’union d’Horodlo renouvelaient leur pacte à Lublin.

La liberté était justement le ressort, la force, l’éclat, on a dit depuis le péril de cette société, qui dès ce moment, au milieu de toutes les influences contraires et bien avant les autres peuples de l’Europe, réalisait au nord les deux principes essentiels de tout gouvernement représentatif, — le consentement national dans la formation du pouvoir, la participation directe, active, incessante des citoyens aux affaires publiques. L’originalité de la civilisation polonaise à ses plus belles heures a été dans le développement parallèle, dans l’alliance de l’esprit national et de l’esprit de liberté, dont le règne de Sigismond-Auguste fut, à vrai dire, le couronnement. À cette époque, les droits de tous, étaient dans leur plein épanouissement, le pouvoir des diètes s’était régularisé et affermi ; la noblesse, démocratisée en quelque sorte par l’invasion d’élémens nouveaux, avait conquis pas à pas toutes ces prérogatives ou ces privilèges qui en faisaient la classe prépondérante et souveraine, et qui justifiaient ce mot de l’historien Cromer : « c’est maintenant dans l’ordre équestre que réside toute la république. »

Ceux qui ont représenté les institutions polonaises comme les assises permanentes de l’anarchie ne les ont observées que dans leur déclin, et ils ont considéré comme le fruit naturel du régime ce qui n’en a été que la corruption fomentée et entretenue à un certain moment par toutes les ambitions intéressées. C’était, si l’on veut et pour me servir d’un vieux mot, un mélange singulier « de roi, d’optimat et de populaire, » où la tradition et la coutume avaient autant de part que la loi écrite ; ce n’était pas l’anarchie, et ce qui prouverait qu’il y avait une force préservatrice dans cette constitution vivace et mal définie, c’est qu’au moment où tous les autres états de l’Europe se déchiraient dans les luttes religieuses, la Pologne seule gardait la paix dans la liberté ; — c’est qu’elle allait traverser un interrègne de plus d’un an sans glisser dans la guerre civile, en se soutenant par sa propre énergie au milieu de toutes les compétitions déchaînées. C’était, à tout prendre, un régime fondé sur la plus large extension du principe de l’indépendance individuelle, — principe poussé plus tard à d’absurdes conséquences, mais qui était encore à cette époque la sève féconde de l’organisation polonaise. De là le caractère de ces institutions où la vie se répandait partout et ne se concentrait nulle part au sein d’une société fière de ses droits, accoutumée à se gouverner elle-même. Ce n’est pas que la royauté placée au centre de cette société fût sans pouvoir. Elle disposait encore de prérogatives et de ressources considérables ; elle était la distributrice de cet immense fonds territorial qui s’appelait les starosties, et qui constituait la feuille des bénéfices laïques à côté des bénéfices ecclésiastiques. Elle avait surtout un grand pouvoir moral : elle profitait de cette fidélité instinctive qui faisait qu’une hérédité volontairement consentie balançait les inconvéniens du principe électif, — de ce culte chevaleresque dont on s’inspirait en disant au roi « votre amour » au lieu de « votre majesté ; » mais c’était justement le sens du travail qui s’accomplissait de tendre incessamment à limiter de toute façon l’autorité royale, et ce que les Anglais ont résumé depuis dans le célèbre axiome, — le roi ne peut mal faire, — les Polonais, bien avant les Anglais, l’avaient inventé en disant avec la poésie de leur imagination « que le roi est une espèce d'abeille-mère qui seule ne travaille pas, et, n’ayant pas d’aiguillon, ne peut faire de mal. »

Au XVIe siècle, ce travail touchait à sa fin et achevait de caractériser cette curieuse conception qui s’est appelée « la république du royaume de Pologne, » — une république singulière avec un roi au sommet, avec un sénat conseil et guide de la royauté, avec un ordre équestre qui n’était rien d’abord et qui en venait peu à peu à être tout, à éclipser la royauté et le sénat, à constater sa victoire en proclamant le suffrage universel, l’égalité des droits politiques entre la grande et la petite noblesse, en disant avec Jean Zamoyski au sein d’une diète : « Dans une république libre, les lois étant égales pour tous, rien n’est plus équitable et plus légitime que l’égalité des suffrages, et puisque chacun défend le pays de sa personne en temps de guerre, il est juste que chacun prenne personnellement part au vote. » Ce fut là le terme du développement de cette démocratie nobiliaire qui formait la « nation légale, » — une nation, il ne faut pas l’oublier, composée d’un peuple de deux millions d’âmes et représentée par deux cent mille gentilshommes toujours prêts à délibérer et à voter comme ils étaient toujours prêts à combattre.

La liberté était le premier et le dernier mot de cette organisation virile. Les citoyens élisaient leurs juges de district comme ils élisaient leur roi et leurs nonces. Ce qu’on appellerait aujourd’hui la décentralisation existait complètement en Pologne. Au-dessous de la diète, en qui se personnifiait l’unité nationale, et qui devenait même quelquefois un tribunal suprême, chaque palatinat formait une sorte de petit état distinct jouissant d’une autonomie presque absolue ; il avait ses chefs, palatins et castellans, qui devaient être propriétaires dans la circonscription ; il se gouvernait et s’administrait, veillait à sa sûreté et à ses besoins, il avait ses diétines, ses cours de justice ; quand la pospolite, cette landwehr polonaise, était appelée sous les armes, le palatinat formait un corps de troupes séparé. C’est dans cette atmosphère d’indépendance universelle qu’avait grandi et que vivait cette noblesse du XVIe siècle, ardente à l’action, généreuse, chevaleresque, hospitalière, amoureuse des lettres et des arts comme de la guerre et de la politique, mais souvent aussi vaine, légère, turbulente, fastueuse, adonnée aux plaisirs pour le moins autant qu’aux affaires publiques. Le gentilhomme polonais ne paraissait guère à la cour ; il restait dans ses terres, se rendant aux diétines, siégeant dans les tribunaux provinciaux, quand il n’allait pas guerroyer contre les Tartares, — toujours amoureux de distinctions, ambitieux de toutes ces charges de chambellan, de porte-glaive, de porte-enseigne, d’échanson, qui pullulaient dans le palatinat. A part cela, il passait sa vie à chasser, à recevoir ou à rendre des visites. « Toute cette noblesse, écrivait le nonce Ruggieri, est constamment en mouvement, allant faire des visites à ses amis et à ses parens jusqu’à des distances de cent milles quelquefois, ce qui lui est facile, car elle a beaucoup de chevaux et de voitures et transporte avec elle tout ce qui est nécessaire pour le voyage… » Tous ces gentilhommes se ruinaient le plus gaîment du monde ; ils avaient la passion de tous les luxes, — luxe de vêtemens, de costumes à l’italienne et à la hongroise, — luxe de serviteurs, — luxe de table surtout. On restait à table des journées entières ; on buvait beaucoup, on tirait le sabre souvent, puis on se raccommodait en portant le toast national : « aimons-nous ! »

La noblesse polonaise, du reste, n’avait pas le même caractère à tous les degrés et dans toutes les provinces. Dans la Grande-Pologne, la petite noblesse était là plus nombreuse ; elle formait une population serrée et compacte, mais pauvre et réduite souvent à mener elle-même la charrue. Cette noblesse en sabots, comme on l’appelait, n’était pas moins fière et indépendante, et c’est en elle surtout que vivait l’esprit d’égalité. Dans la Petite-Pologne, la constitution sociale différait sensiblement. Le pays était moins peuplé. La grande aristocratie dominait, les idées ! d’égalité avaient fait peu de progrès ; mais au fond tous ces nobles, grands ou petits, qui formaient la nation politique, se réunissaient dans un même sentiment ; ils étaient également résolus à maintenir dans leur intégrité les droits qu’ils avaient conquis, à les faire sanctionner par le roi qu’ils éliraient.

Une bien autre question s’agitait au sein de cette liberté dont la noblesse s’était faite la promotrice, et achevait de caractériser la situation intérieure de la Pologne à ce moment du XVIe siècle : c’était cette question même de la réforme religieuse qui ébranlait et mettait en feu la plus grande partie de l’Europe. Ce fut peut-être un des plus curieux et des plus saisissans effets de cette pratique universelle de la vie libre d’avoir émoussé d’avance pour la république polonaise les dangers de cette redoutable scission morale, de lui épargner le déchirement des guerres de religion et la violence des répressions sanglantes. La liberté de conscience apparaissait comme une sœur de la liberté politique. La réforme n’avait précisément rien de populaire en Pologne ; elle n’émanait pas du génie national. Elle n’avait pas moins trouvé un accès facile dans les provinces polonaises. Tout avait servi à son développement, la passion de la nouveauté, la proximité de l’Allemagne, l’habitude qu’avaient les jeunes gens Polonais d’aller étudier à Wittenberg, la facilité de l’esprit slave à s’assimiler des idées étrangères. La réforme s’était ainsi répandue dans toutes les parties du pays. Elle avait fait de nombreux prosélytes parmi les plus grandes familles, les Lacki, les Zborowski, les Firley, les Gorka, les Radziwil, et bientôt, à partir de 1548, les diètes successives en étaient venues elles-mêmes à s’occuper du protestantisme pour le préserver de toute violence et légaliser en quelque sorte sa situation, en désarmant la juridiction ecclésiastique de toute conséquence politique et civile, en reconnaissant à tout noble le droit de célébrer dans sa maison les cérémonies de la religion nouvelle.

Ce n’est pas que le catholicisme fût vaincu. Il était après tout bien plus conforme au génie populaire ; il se liait aux plus grands souvenirs de l’histoire nationale, comme l’annexion de la Lituanie, à l’idée des luttes de la Pologne contre ses plus mortels ennemis ; mais la question était de savoir si le catholicisme devait dominer par le fer et le feu. Deux hommes essayèrent de provoquer cette réaction catholique : c’était le cardinal Commendon, envoyé par le pape, et celui qu’on a nommé en Pologne le grand cardinal, Hosius. Le pape Paul IV lui-même écrivit au roi Sigismond-Auguste pour lui reprocher ses faiblesses et le menacer d’excommunication. Cette tentative échoua dans son objet essentiel. Le respect de l’indépendance individuelle, devenu l’essence des lois et des mœurs polonaises, était d’avance un obstacle à toute persécution. Les hommes les plus sincères, les plus catholiques répudiaient l’idée d’une intervention de la force, « Je donnerais la moitié de ma vie, disait Jean Zamoyski, pour voir revenir au catholicisme ceux qui l’ont abandonné, mais je la donnerais tout entière plutôt que de les y voir contraints par la violence. » Cromer, qui était le coadjuteur d’Hosius, écrivait : « Il est juste qu’un roi maintienne la paix entre les dissidens de religion. » C’était l’idée de l’aristocratie, du clergé national lui-même, comme de la petite noblesse ; les réformés de leur côté, en défendant leur foi, ne songeaient nullement à rompre le pacte de tolérance qui les protégeait, à lever un drapeau de guerre civile. Et c’est ainsi que, jetée en face d’une élection royale, la Pologne se trouvait intéressée à sauvegarder cette liberté de conscience qui répondait, à tous ses instincts, qui assurait la paix publique en même temps qu’elle était le complément et la garantie de toutes les libertés nationales.

La politique intérieure de la Pologne en ce moment était donc la paix et la liberté ; sa politique extérieure était une virile et prévoyante défense dans une situation forte encore, mais où apparaissait tout ce qui faisait déjà la faiblesse de la nation avant de causer sa ruine. Quand on songe à tout ce qui est arrivé depuis, à cet enchaînement de circonstances qui a fait de la république polonaise la proie des ambitions coalisées, on se dit que cette longue catastrophe s’éclaire singulièrement de tout ce passé, que là était la clé de ce fameux et fuyant équilibre de l’Europe du nord. Les ennemis que la fière république avait à craindre, sous le poids desquels elle devait s’affaisser, elle les avait autour d’elle, se formant, s’essayant à l’œuvre future, la pressant de leurs invasions ou de leurs intrigues, et j’ajouterai que dans ce cercle d’hostilités croissantes elle représentait déjà réellement les mêmes choses qu’elle a toujours représentées depuis. Ce n’est pas de la Prusse que venait la menace. La Prusse moderne n’était pas encore née ; elle n’avait pas eu le temps de recueillir l’héritage de l’ordre teutonique, contre lequel la Pologne avait eu si souvent à lutter, dont elle avait fini par triompher, et que la réforme achevait de dissoudre par la sécularisation. Toutes ces provinces, la Prusse royale, la Prusse ducale, dépendaient de la Pologne, la première directement, la seconde par un lien de vassalité. L’héritier des griefs et des vengeances de l’ordre teutonique, l’électeur de Brandebourg, grand-duc de Prusse, était encore un vassal de la république ! Du côté de la Turquie, la Pologne guerroyait sans cesse, défendant ses frontières contre les Tartares, disputant à la domination ottomane cet éternel champ de bataille de la Moldavie et de la Valachie. La Turquie était le danger du moment, non de l’avenir ; la Prusse était le danger de l’avenir, non du présent. En réalité la Pologne avait à faire face à deux ennemis plus menaçans, plus puissans par la force ou par la ruse, et qui représentaient pour elle tout à la fois le danger du présent et de l’avenir. Ces deux ennemis, c’était la maison d’Autriche, qui s’appelait l’empire, et la Russie, qui s’appelait encore le grand-duché de Moscou.

Depuis deux siècles, entre la Pologne, personnifiée dans les Jagellons, et la puissance impériale, personnifiée successivement dans les Luxembourg et les Hapsbourg, l’antagonisme se poursuivait par la guerre ou par la diplomatie. Il était tantôt indirect, par l’appui que les empereurs prêtaient à l’ordre teutonique, tantôt direct, comme en Bohême et en Hongrie, où la république polonaise et l’empire se heurtaient violemment. L’histoire du XVe et du XVIe siècle est pleine de ces luttes où la fortune fut plus d’une fois incertaine, et où la maison de Hapsbourg portait cette persévérance obstinée, cette souplesse de mouvemens, cette fertilité de combinaisons et d’expédiens qui ont fait sa grandeur avant de la conduire aux plus cruels revers. Pour la politique impériale, la Pologne n’était pas seulement une puissance dont elle enviait les agrandissemens ; la république polonaise représentait un principe différent, une force morale et matérielle tenant ses ambitions en échec. M. de Noailles peint d’un trait juste et net les côtés supérieurs de cette situation. « Au XVe et au XVIe siècle, dit-il, s’agita une grande question. La Hongrie et la Bohême seraient-elles absorbées par les Hapsbourg et la race allemande, ou bien se rangeraient-elles du côté des Slaves et de la liberté en gravitant vers la Pologne ? Une communauté d’intérêts et un même génie politique, une même origine quant à la Bohême et presque une même langue rapprochaient ces deux royaumes de la Pologne. En Bohême et en Hongrie, comme sur les bords de la Vistule, dominait le principe de l’électivité du trône. La Pologne était la colonne et le centre de ce système politique où le roi ne pouvait gouverner qu’avec les conseils d’une aristocratie et de sénateurs, tandis que la nation était appelée à chaque instant à manifester ses volontés par les diètes… La maison d’Autriche personnifiait au contraire, en regard de la Pologne, un principe opposé, celui du droit dynastique supérieur à toute intervention nationale, et dont la conséquence extrême devait être forcément l’absolutisme. L’Autriche se trouvait aussi représenter les prétentions de la race allemande sur la race slave. »

On ne peut débrouiller d’un trait plus aisé la confusion de ces vieux antagonismes européens. La pensée invariable de l’Autriche, c’était de rendre héréditaires les couronnes sur lesquelles elle mettait la main, et la Pologne devenait naturellement le bouclier, l’appui des libertés menacées, de ce qu’on appellerait aujourd’hui les nationalités. Tout ce qui affermissait ou fortifiait la république polonaise ne pouvait que troubler les desseins de la politique impériale et d’un autre côté tout ce qui comblait les ambitions des Hapsbourg ne pouvait qu’être une menace pour la Pologne. Dans cette lutte ainsi engagée, l’Autriche se servait de tous les moyens. Quand l’ordre teutonique fut vaincu, elle se tourna vers les grands-ducs de Moscou, qui pour la première fois paraissaient à l’horizon de l’Europe ; elle leur proposa des alliances ; elle fit avec eux des traités qui leur permettaient, tantôt de marcher à la conquête de Kiev et des provinces polonaises orientales, tantôt de menacer la Lithuanie. Quand elle put craindre les progrès de cette puissance nouvelle qu’elle avait attirée sur la scène, elle se rejeta de nouveau vers la Pologne, recourant à cette politique de mariages et de négociations à laquelle elle dut un moment l’héritage de Charles le Téméraire, l’Espagne, le Nouveau-Monde, la moitié de l’Italie. L’Autriche était heureuse, plus heureuse par la diplomatie que par les armes. A l’issue de cette lutte où elle ramassait les couronnes, elle demeurait la maîtresse héréditaire de la Hongrie et de la Bohème, désormais liées sans retour à la destinée des Hapsbourg. Restait la Pologne : l’Autriche, à la mort de Sigismond-Auguste, lui proposait la candidature d’un de ses princes, l’archiduc Ernest. La maison de Hapsbourg, avec une patience obstinée, ne faisait que suivre son invariable dessein. Pour la Pologne, cette candidature d’un archiduc offrait trop visiblement la double perspective de la destinée d’une Bohême et d’une réaction catholiques, dont la politique impériale portait la fatalité avec elle.

L’ennemi véritable au fond, c’était bien sans doute un peu l’Autriche ; mais c’était bien plus encore cette puissance nouvelle, inquiétante, qui commençait à s’agiter au nord de l’Europe, et qui depuis un siècle semblait chercher une issue à travers les frontières polonaises. De cette époque en effet date entre la Pologne et le futur empire russes qui n’était encore que le grand-duché de Moscou, ce duel dramatique, sanglant, où l’indépendance polonaise a fini par périr et où la première figure qui apparaît à l’origine, c’est Ivan III, le fondateur du despotisme russe, celui dont Karamsin a dit : « Ayant enfin pénétré le secret de l’autocratie, il devint comme un dieu terrestre aux yeux des Russes, qui commencèrent dès lors à étonner les autres nations par leur aveugle soumission à la volonté de leur souverain… » Le premier choc avait eu lieu à Novogorod, ville libre et puissante, ancienne colonie slave qui s’était placée sous la protection du roi de Pologne, et, ce qu’il y a de frappant, c’est que dès ce moment la politique russe se révèle avec tous ses caractères, son esprit mongol, ses tendances, avec tous ses procédés de conquête et d’assimilation violente, — exécutions sans nombre, bannissement, dêpossessions, transportions en masse, le tout pour épargner au pays conquis « les agitations politiques. » Novogorod périt ainsi victime d’exécutions sanglantes qui se renouvelaient périodiquement et dont la dernière datait à peine de 1569. Après avoir frappé, Ivan, l’un des exécuteurs, avait des fantaisies d’amnistie. « Il jeta le voile de l’oubli sur tous les torts de Novogorod,j dit Karamsin, à la condition que cette cité lui jurerait fidélité éternelle, et ne le trahirait plus ni en actions ni en pensées. » Ce n’était là au reste qu’un épisode de cette guerre croissante que les tsars dirigeaient contre toutes les frontières polonaises du nord au midi, choisissant de préférence la Lithuanie pour champ de bataille. En réalité, c’est au XVIe siècle que cette guerre commence à se préciser, à prendre un caractère agressif et permanent, à devenir une politique, qui ne devait atteindre son but que deux siècles plus tard, si tant est que la politique russe ait jamais atteint son but, parce qu’elle campe en dominatrice précaire et toujours contestée sur un sol toujours prêt à la rejeter.

La prétention de la Russie, je le sais bien, est aujourd’hui de n’avoir fait au XVIe siècle que rentrer dans son domaine légitime en débordant sur les terres polonaises et de colorer ses conquêtes vers l’Occident d’une décevante théorie de nationalité, de se faire le centre du monde slave, d’être la nation-mère et protectrice des Slaves. Je ne discute pas : ce qui est certain, c’est qu’elle a commencé par exterminer des Slaves, c’est qu’elle en extermine tous les jours, c’est que depuis trois siècles la paix n’est point faite entre elle et la nation qui a été assurément la plus brillante, la plus héroïque expression du génie slave. Non-seulement la paix n’est pas faite, mais une sorts de fatalité semble la rendre impossible. La scission dure et ne fait que s’accroître, même dans les apparens triomphes de la force. La persistance de la conquête n’est égalée que par l’obstination désespérée de la résistance. La destruction elle-même est impuissante, elle est à recommencer à chaque génération, et alors la politique est bien obligée de s’arrêter périodiquement devant cette question qui se dégage du sein de l’histoire : d’où vient ce déchirement profond ? A quoi tient cette haine irréconciliable entre des hommes qui seraient également Slaves ? Comment se fait-il que l’œuvre de fusion ou d’apaisement soit encore moins avancée qu’elle ne l’a été peut-être dans d’autres temps ? M. de Noailles en dit la cause : c’est qu’il y a plus qu’une guerre ordinaire, il y a un antagonisme de génie à génie, une incompatibilité de caractère à caractère, l’opposition violente de deux civilisations et de deux esprits. « Ce qui a toujours dominé chez les Slaves, c’est l’amour, excessif peut-être, des libertés civiles et politiques et l’impatience de toute espèce de joug. Il est de principe chez eux que les citoyens sont tous égaux… Contrôler les actes du pouvoir et lui mettre des entraves pour le rendre impuissant à nuire constituent, d’après les idées slaves, les premiers droits du citoyen. Le respect de la liberté individuelle est la base de toutes les institutions… Ce qui domine au contraire dans le caractère russe, c’est la patience, la résignation, l’obéissance aveugle, l’annihilation du citoyen et de toute personnalité. Le véritable Russe se courbe sous un ordre du tsar comme sous un décret de la Providence. Le point d’honneur consiste à accepter sans murmurer l’ordre du maître, la dignité de l’homme à obéir… Ce principe de l’autocratie tsarienne que la Russie a reçu des Mongols a fait toute la force de son empire, et, bien que par momens la Russie en ait horreur, elle semble, condamnée à y rester rivée ou à périr, du moins dans sa forme historique et actuelle… » De là cette lutte acharnée, sanglante, qui commençait avec tous ses caractères au XVIe siècle, qui était dans toute son intensité au moment de l’interrègne, où, comme aujourd’hui, la Pologne représentait l’esprit de liberté et d’indépendance, tout ce qui la rapprochait de l’Occident, tout ce qui faisait de son existence une barrière, une garantie, un des élémens essentiels de la politique européenne et particulièrement de la politique française.


III

Je reprends donc : dans cet ordre de combinaisons qui se nouaient et se débattaient au mois d’août 1572, la guerre de Flandre, c’était l’indépendance pour la Hollande insurgée et pour la France l’extension de sa frontière. La question polonaise avait un autre caractère sans dévier du même but de grandeur extérieure. Pour la Pologne, l’alliance française était un moyen de résister au débordement moscovite, qui devenait chaque jour plus menaçant ; pour la France, la Pologne était un contre-poids à la maison d’Autriche, une force d’équilibre entre les Allemands, les Moscovites et les Turcs. Tout se réunissait pour conseiller cette politique nationale et hardie, qui embrassait à la fois tous les intérêts du pays. « On crut plus habile, dit M. de Noailles, d’inonder la France de sang français, » et avec Coligny, la première victime, périt le grand projet dont il avait été l’énergique, le patriotique inspirateur ; c’était la victoire momentanée de Catherine de Médicis profitant de l’effarement du roi et se vengeant de l’amiral. Je n’ai rien à dire des effets intérieurs de ce grand meurtre, qui n’avait pas même le fanatisme pour excuse, et qui, en noyant dans le sang la liberté religieuse naissante, ne servit ni le catholicisme ni la royauté, bientôt réduite à capituler de nouveau avec les protestans ; mais c’est surtout au dehors, dans les affaires extérieures de la France, que la Saint-Barthélémy eut des conséquences désastreuses.

Tout se trouvait changé d’un seul coup. L’Espagne, rassurée sur ses provinces des Pays-Bas, se réjouissait de la Saint-Barthélémy comme d’une victoire qu’elle aurait gagnée elle-même, et tous ceux qui étaient prêts à servir les desseins de la politique française tombaient dans un trouble inexprimable. En Hollande, les Nassau, un moment découragés, se montraient presque disposés à traiter. Au-delà du Rhin, l’appui sympathique qu’avait rencontré la France se changeait en une irritation profonde. Si l’on veut avoir une idée juste du désordre que peut jeter dans la politique d’un pays une résolution soudaine improvisée par un caprice sanguinaire, on n’a qu’à lire les dépêches des ambassadeurs : elles renvoient l’écho de l’impression universelle, et en même temps elles ont l’accent sincère et triste d’hommes qui croyaient travailler sérieusement à une œuvre patriotique, qui pensaient toucher à la réalisation d’un grand dessein. Schomberg était en Allemagne, tout occupé à nouer des alliances, lorsque la nouvelle de la Saint-Barthélémy vint le surprendre, et il écrivait aussitôt : « Toute ma négociation s’en est allée en fumée. » Honnête et clairvoyant autant qu’habile, Schomberg se désespérait de ce qu’il considérait comme un désastre diplomatique ; il s’efforçait de le réparer et il multipliait les conseils de modération. « Avant tout, disait-il, il faut consolider la playe que la mort de l’amiral et l’effusion du sang des huguenots ont faite au cœur des princes, car présentement on n’aura nulle raison d’eux. C’est au roy de faire connoistre, par effet et par un gracieux traitement qu’il pourra faire aux huguenots, qu’on ne veut exterminer la religion. Et surtout on doit fuir toute intelligence secrète de l’Espagnol… »

Quand la nouvelle de la Saint-Barthélémy arriva à Constantinople, l’évêque de Dax, M. de Noailles, ressentit la même impression, et il écrivit au secrétaire d’état, M. de Sauve : « L’exécution du 24 août est advenue justement en un temps que les affaires de Flandre nous promettoient non-seulement une apparente déclination de leur accoustumée prospérité, mais aussi faisoient voir et toucher au doigt la plus lourde chute et la plus pressante révolution que reçut jamais une monarchie, les éclats de laquelle ne pouvoient tomber qu’à nos pieds. Je ne vous veux rien ratiocinner là-dessus ;… mais je vous dirai bien que vous ne m’eussiez su sitôt représenter les Pays-Bas abattus que je vous eusse fait voir l’Espagne et l’Italie bien malades, et outre cela je m’attendois bien de vous faire contempler notre roi sur le théâtre du monde, côtoyé de monseigneur son frère, pour les constituer les plus formidables arbitres des principautés de l’Europe qui furent il y a mille ans ; mais Dieu, qui tient le cœur du roi en sa main, en a voulu autrement, dont il se faut esmerveiller, quand ores ce ne seroit que pour y remarquer l’infélicité des affaires du roi d’Espagne, inopinément et quasi en un clin d’œil relevées en une incrédible prospérité. » Chez tous, il y avait le sentiment de cette coupable déviation de politique qui arrêtait brusquement le mouvement de la France vers sa frontière de Flandre.

L’effet fut bien plus grand encore en Pologne, où les réformés étaient nombreux, influens, et où le nom de Coligny était entouré de prestige. Au premier bruit du massacre, ce fut une émotion extraordinaire ; on se transmettait les récits de la sanglante tragédie. « Les dames, selon un des témoins en parloient avec telle effusion de larmes comme si elles eussent été présentes à l’exécution. » La candidature du duc d’Anjou était à peine posée depuis vingt-quatre heures, quand la sinistre nouvelle éclata. Tout audacieux et rusé qu’il fût, l’évêque de Valence se trouva subitement déconcerté, et il voyait déjà toutes ses espérances ruinées. Dès le premier moment, il écrivait au secrétaire d’état Brulart, chargé des affaires de Pologne : « Par la lettre que je fais au roi, vous entendrez comment ce malheureux vent qui est venu de France a coulé le navire que nous avions jà conduit à l’entrée du port. Vous pouvez penser comment celui qui en avoit la charge a l’occasion d’être à jamais content quand il voit que par la faute d’autrui il perd le fruit de ses labeurs… » Et à la fin d’une autre lettre il ajoutait plus familièrement : « Au diable soit la cause qui de tant de maux est cause, et qui d’un bon roy et humain, s’il en fut jamais, l’on contraint de mettre la main au sang, qui est un morceau si friand que jamais prince n’en tasta qu’il n’y voulût revenir… Quant est à moi, je n’ai pas loysir de prier encore qu’en cette saison il y eust du tonnerre, car j’ay cinq cents dogues attitrés à me mordre, qui abboyent jour et nuit, et fault que je réponde à tous… »

La : position était critique en effet pour un négociateur, et ces « dogues attitrés à mordre, » c’étaient tous les adversaires du duc d’Anjou, tous les fauteurs et les partisans des autres candidatures, qui exploitaient audacieusement l’émotion publique, qui représentaient le prince français avec « la face truculente, » assistant à l’horrible drame, « marry de ce que les exécuteurs n’estoient assez cruels. » Si l’élection se fût faite immédiatement sous la chaude impression des événemens de France, le duc d’Anjou eût été vaincu sans doute dans cette lutte, dont le prix était une couronne. Près d’un an se passa dans toutes ces agitations de diètes, de confédérations, de convocations, qui remplissaient la vie polonaise, et l’évêque de Valence eut besoin de toute sa dextérité, de toute sa rouerie diplomatique, pour remettre à flot ce navire dont il parlait. Il réussit, mais non sans peine, non sans être obligé de subir des conditions qui étaient une garantie, j’ajouterai une rançon de la criminelle folie du 24 août. Moins que jamais la noblesse polonaise se sentait disposée à laisser passer l’occasion d’affirmer ses droits en les étendant, de faire reconnaître ses libertés. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que tous ces esprits légers et corrompus qui avaient ourdi le drame de Paris ne se doutaient pas de la portée de ce qu’ils avaient fait ; ils croyaient ou ils feignaient de croire que rien n’était changé, et, la main encore trempée de sang, Charles IX écrivait : « Je me sens, grâce à Dieu, mes forces et mes moyens plus gaillards et plus assurés que jamais pour les employer au secours de mes amis. » Ces tristes meurtriers, sans prévoyance et même sans fanatisme, semblaient ne pas se rendre compte des conséquences extérieures de leur action. Quand ils s’en aperçurent, ils reculèrent devant leur œuvre, ils se mirent à l’atténuer, à l’expliquer ; aux uns ils disaient que Coligny conspirait, aux autres que c’était une collision de hasard, un emportement populaire. Au fond, la Saint-Barthélémy avait frappé d’un coup irréparable la politique française. Aptes cela, l’élection de Pologne n’avait plus le même caractère. Tout ce qui en faisait une virile et prévoyante combinaison avait disparu, et la royauté du frère de Charles IX n’était qu’un accident plus ou moins heureux, une fantaisie d’ambition satisfaite, un succès frivole.

Ce ne fut rien de plus, — un roman assez terne jeté au milieu des émouvantes agitations du temps, une aventure qans suite et sans durée, où le duc d’Anjou se trouvait d’ailleurs engagé sans entraînement, et où il semblait se dégoûter du but à mesure qu’il en approchait. Quand la députation polonaise qui était chargée de lui remettre les actes de son élection, et qui se composait de douze ambassadeurs suivis de plus de deux cents gentilshommes, arriva à Paris, Henri, qui revenait du siège de La Rochelle, où il avait fait une assez piètre figure, ne se montrait pas fort pressé de partir. Bien des choses le rebutaient dans sa situation nouvelle. D’abord les conditions que la gentilhommerie polonaise lui imposait, et que l’évêque de Valence avait été obligé d’accepter, ne lui plaisaient guère. Je ne parle pas seulement de toutes les restrictions dont on entourait l’autorité royale. Un article surtout lui était dur, la liberté religieuse, la paix entre les dissidens. Il voulut éluder. On essaya même de jeter la division parmi les ambassadeurs, dont l’un, l’évêque de Posen, ne demandait pas mieux que d’abandonner cet article. Un moment, on crut avoir réussi ; mais la condition était si formelle qu’il n’y eut pas moyen de se réfugier dans l’équivoque, et c’est alors que Jean Zamoyski, l’un des ambassadeurs, prononça ce mot qui tranchait tout : Jurabis aut mn regnabis Il fallut jurer. Puis au fond, en dehors de ces raisons politiques ou religieuses, Henri avait de la peine à se détacher de sa vie de plaisirs et à ne pas considérer son nouveau royaume comme un lieu d’exil. « Se souvenant de la douceur du pays de France, dit un auteur contemporain, et se mettant devant les yeux celui de Pologne tel qu’on le lui avoit figuré, considérant aussi la façon assez rude et agreste des Polonais, ou bien que ce fût pour quelque autre occasion secrète qu’il se réservoit à lui seul, et plutôt pour succéder à son frère qu’autrement, le roi vouloit différer son voyage… »

On perdit le plus de temps qu’on put en discussions d’abord, puis en fêtes. On donna dans le nouveau palais des Tuileries un bal somptueux au nouveau roi et aux Polonais, qui avouèrent que « le bal de France estoit chose impossible à contrefaire à tous les rois de la terre. J’eusse mieux aimé, ajoute d’Aubigné, qu’ils eussent dit cela de nos armées. » Ce ne fut qu’au mois de décembre 1573 que le roi de Pologne se décidait à partir, voyageant lentement avec une suite de douze cents personnes de la première noblesse de France. En traversant l’Allemagne, il voulut s’arrêtera Heidelberg, chez le comte palatin du Rhin, et il put bientôt voir par lui-même quel amer sentiment la Saint-Barthélémy avait laissé dans les cœurs. Le vieux comte palatin, en se promenant avec lui dans une galerie de son palais, s’arrêta devant un tableau qui représentait Coligny : « Voilà, lui dit-il, le portrait du meilleur Français qui ait jamais été, et en la mort duquel la France a perdu beaucoup d’honneur et de sécurité. Bien malheureux ceux qui l’ont fait tuer ! » Un mois après, Henri était à Cracovie, au milieu de cette fière nation qui ne lui ménageait ni les ovations ni les complimens, mais dont les mœurs libres, l’âpre franchise et les mâles habitudes devaient sembler un peu nouvelles à un jeune homme accoutumé à l’air vicié de la cour de Catherine de Médicis.

Ce règne dura moins d’un an ; il ne produisit rien, et ce qui peint le mieux l’état d’esprit du nouveau roi, c’est ce qu’en dit un historien : « Il portait cette couronne comme un rocher sur sa tête… En cette langueur de son exil, Henry n’avoit autre contentement qu’à escrire en France… Cet exercice estoit l’unique allégement de son esprit si ennuyé qu’on lui aouy dire qu’il eust mieux aimé vivre captif en France que libre en Pologne, et qu’il n’y avoit prince au monde qui n’eust porté envie à sa condition… » Henri vivait le plus souvent dans son entourage français, insouciant des affaires, jouant et se livrant à tous les plaisirs. Quelquefois il faisait attendre des sénateurs pendant des heures entières dans ses antichambre sans les recevoir. Pendant les séances de la diète il restait muet et comme étranger à tout ce qui se passait autour de lui. Au fond, il se trouvait roi sans connaître son royaume et sans l’aimer, sans se rendre compte de son vrai rôle, parfaitement décidé à éluder le plus qu’il pourrait les engagemens qu’il avait dû subir, et ne se proposant rien de mieux que de transporter sur les bords de la Vistule la politique de Catherine de Médicis. L’épisode le plus curieux de ce règne fut l’arrivée des ambassadeurs du khan des Tartares, qui venaient porter au roi de Pologne des présens emblématiques, un arc avec des flèches et un mouchoir de soie brodé d’or qu’envoyait la princesse mère du khan. De la part des Tartares, c’était une tentative pour décider le roi à déclarer la guerre aux Moscovites ; mais Henri n’avait nulle envie de se lancer dans des aventures qui le détourneraient de son but fixe, la France.

Il y eut pourtant un moment où il sembla changer un peu d’humeur ; il parut tout à coup s’intéresser aux affaires, prendre goût aux usages polonais ; il renvoya la plus grande partie des Français qu’il avait avec lui, ne gardant que Pibrac, Miron et un petit nombre de gentilshommes qui lui étaient particulièrement dévoués. Les Polonais crurent un instant qu’ils avaient décidément un roi. Ce n’était qu’une illusion ; la bonne humeur du roi tenait aux nouvelles qu’il recevait de France, à l’espoir de succéder bientôt à son frère Charles IX, qui se mourait, et au moment où on croyait à un changement favorable, Henri se disposait à s’évader de son royaume nuitamment, en fugitif, presque en coupable. Le 15 juin 1574, il avait reçu à Cracovie la nouvelle de la mort du roi Charles IX ; dans la nuit du 18, il était parti avec quelques-uns de ses gentilshommes français, sans rien dire, trompant jusqu’au bout les Polonais de sa maison, qui le croyaient endormi. Un cheval rapide l’emportait dans l’obscurité vers la frontière de l’empire. Si ce n’est point l’épisode le plus héroïque de son règne, ce n’est pas le moins bizarre. Ce fut toute une odyssée à travers les forêts et les fondrières de la Pologne. Quand les Polonais s’aperçurent du départ du roi, ils se précipitèrent à sa poursuite. Le chambellan Tenczinski, ramassant quelques hommes, partit aussitôt, mais il ne put rejoindre le roi qu’au-delà de la frontière. Tenczinski s’efforça de ramener le souverain fugitif. « Monsieur le comte, répondit le roi, j’ai fait trop de chemin pour retourner. Quand toutes les forces de la Pologne seroient ici, je ne le ferois point, et je donnerai de la dague dans le sein du premier qui sera si hardi que de m’en parler. Tout le service que vous me pouvez faire est de ramener vos gens et d’avoir soin des miens. » Henri continua son voyage vers la France, Tenczinski retourna à Cracovie, et cette aventure, rêvée comme une merveilleuse combinaison, laborieusement préparée par la diplomatie française, finit au coin d’un bois, dans le dialogue furtif de deux hommes qui à leur insu disposaient peut-être de l’avenir. Il est impossible de refaire, même par l’imagination, ce qui aurait pu arriver, si cette combinaison d’une royauté française en Pologne eût été conçue dans un esprit plus sérieux et exécutée avec plus de suite, si elle eût été en un mot autre chose qu’un accident. Ce qui est certain, c’est qu’elle se liait à un plan politique dont elle ne pouvait être détachée sans perdre de son prix, et qu’elle était faite pour servir les deux nations dont elle scellait l’alliance, pour ouvrir la voie à toute une destinée nouvelle, à tout un ordre nouveau d’événemens en Europe. A ne voir les événemens que par leur apparence, la Pologne, quant à elle, n’avait certes pas beaucoup perdu en perdant Henri de Valois : en échange du duc d’Anjou, elle trouva celui qui a été un de ses plus grands princes et qui lui a donné encore de beaux jours, Etienne Battori ; mais cet interrègne du XVIe siècle, d’où sortait la royauté d’un Valois, marque justement l’heure où le développement politique de la Pologne était arrivé à une crise décisive, et où une dynastie française survenant à propos aurait pu exercer une influence heureuse ; non en essayant de pervertir et de violenter les institutions pour les ramener au type d’absolutisme qui prévalait en Europe, mais en les modérant et en les fixant, en les retenant sur la pente où déjà elles commençaient à s’engager. De toutes les causes qui ont été si souvent représentées comme ayant préparé la ruine de la Pologne en la livrant à demi dissoute et désarmée à ses ennemis, aucune n’avait eu encore le temps d’exercer une action dissolvante.

Le principe électif appliqué avec une jalousie passionnée à la couronne a eu sans doute pour résultat de livrer le pays au jeu des ambitions et des influences étrangères, à d’énervantes mobilités ; mais jusqu’au dernier des Jagellons le principe électif restait tempéré par l’hérédité de fait, une hérédité spontanément consacrée par le bon sens national, et en réalité la Pologne n’avait eu que trois dynasties marquant les phases essentielles de son existence. Les Jagellons avaient duré près de deux siècles. — Le liberum veto est devenu avec le temps un des plus actifs élémens de dissolution, une arme de faction et d’anarchie par cette obligation étrange de l’unanimité des suffrages qui livrait la république à la volonté d’un seul homme ; jusqu’au XVIe, siècle, c’était un grand principe moral bien plus qu’une règle absolue et étroite. — La noblesse s’est faite perturbatrice et exclusive, elle s’est livrée à toutes les mauvaises inspirations de l’esprit de parti et de l’esprit de caste ; mais pendant longtemps elle était restée un grand corps incessamment rajeuni, soit par la facilité de l’adoption que pratiquaient les grandes familles, soit par tout autre moyen. On anoblissait quelquefois tout un village, et il arrivait que pour un acte de bravoure un régiment entier recevait la noblesse. — Le catholicisme en est venu à se faire persécuteur, et ce qu’on n’avait pu obtenir en plein XVIe siècle, les jésuites l’ont obtenu plus tard. La persécution contre les dissidens s’est déchaînée et est devenue le prétexte dont se sont armées les interventions étrangères ; mais à l’époque de l’interrègne le respect de l’indépendance individuelle en matière de religion était encore dans toute sa force. Le principe de la liberté de conscience s’affirmait avec une tranquille et pratique hardiesse ; il s’imposait même à ceux qui au fond du cœur étaient le moins favorables à la réforme ; il se présentait à tous les esprits, protestans et catholiques, comme un gage de paix intérieure. — En un mot, tout ce qui faisait la puissance de la république existait ; les abus n’étaient pas nés, ou du moins ils ne s’étaient pas encore développés. Si au moment voulu une dynastie française s’était établie en Pologne, s’identifiant avec la nation, s’associant à son esprit et à ses intérêts, elle eût réussi peut-être à tempérer et à contenir cette force un peu orgueilleuse qui tendait dès lors à s’exagérer, et qui en s’exagérant courait à sa ruine. Héritière des Jagellons, elle aurait peut-être pu continuer leur œuvre en la complétant, en l’adaptant aux nécessités d’une situation nouvelle.

Voilà ce qu’était ou ce que pouvait être pour la Pologne une dynastie française de bonne volonté. Et pour la France, le succès de cette politique, c’était la Pologne demeurant intacte ; gardant sa place dans l’ensemble du système européen entre la Russie et l’Allemagne ; c’était tout simplement la combinaison la plus sûre pour détourner ce qui était alors l’avenir, ce qui est aujourd’hui le présent. Depuis trois siècles, la France n’a cessé de sentir l’importance que la Pologne avait pour elle : cent fois elle s’est tournée Vers le nord, tantôt pour retrouver cette couronne si mal portée par Henri de Valois, tantôt pour soutenir moralement la république polonaise quand elle était menacée, tantôt pour la plaindre quand elle était accablée, et, chose étrange, elle n’a jamais rien fait sérieusement pour aller jusqu’au bout de ses pensées ou de ses vœux. Elle a tourné dans ce cercle de disputes dynastiques, de négociations vagues, d’interventions inefficaces, de protestations vaines. « La Pologne est trop loin, » disait Louis XV au moment du partage du dernier siècle, et depuis Louis XV cette parole a été répétée bien souvent ; elle a couru le monde comme un mot d’ordre de sagesse pratique, de prudence nécessaire, toutes les fois que cette grande et douloureuse question s’est réveillée. Je ne sais ; mais ce qui est vrai aussi, c’est que, malgré tout ce que peut dire et faire la politique, il y a un instinct obstiné, incorruptible qui refuse de croire à la victoire définitive de la force, qui ne se résigne pas. Les faits accomplis ont beau vouloir s’imposer ; sans rien faire contre eux, on ne peut se résoudre à les subir, et si ces faits ont tant de peine à se faire accepter, s’ils rencontrent une invincible résistance morale, si en un mot la France flotte dans cette contradiction perpétuelle de sa pensée secrète et de son action, il faut bien qu’il y ait une cause. Il y a sans doute cet inviolable sentiment de justice que révoltent les brutalités de la conquête et de l’oppression ; mais il y a de plus le sentiment d’un intérêt profond, traditionnel, permanent, engagé dans cette destruction d’une indépendance nationale qu’on n’a pas su ou qu’on n’a pas cru pouvoir empêcher, et dont le poids retombe incessamment sur nous. Ceux qui répètent sans cesse qu’il est pourtant absurde de s’enchaîner à une cause pour laquelle on ne peut rien sans se heurter contre trois puissances intéressées à maintenir leur œuvre commune ceux qui pensent ainsi et qui le disent semblent ne pas se douter que par cela même ils donnent la raison la plus vraie de cette éternelle protestation de l’instinct français ; ils ne voient pas que ce malaise dont ils se plaignent et dans lequel se débat effectivement la France depuis un demi-siècle tient justement à cette solidarité, à cette coalition qu’elle trouve devant elle toutes les fois qu’elle veut faire un mouvement, et que cette coalition n’existe que parce que la Pologne n’existe pas. Là est le nœud de cette situation européenne contre laquelle nous nous débattons. La sainte-alliance elle-même n’a été qu’un spectre de contre-révolution qui s’est évanoui ; elle n’eût été rien, si elle n’avait eu derrière elle ce faisceau de trois puissances joignant leurs mains sur les dépouilles d’un peuple. La France l’a senti d’autres fois, elle le sent encore, et s’il y a des momens où ces questions se voilent sous tant d’autres questions, il n’y en a pas où elles disparaissent de la politique, où elles puissent surtout être emportées dans le tourbillon d’une émotion passagère.


CH. DE MAZADE.

  1. On peut voir aussi sur ce sujet un livre récent intitulé : les Valois, les Guises et Philippe II, où l’auteur, M. Joseph de Croze, trace avec talent et savoir l’histoire de cette époque en se servant de la correspondance inédite des princes de Lorraine.