Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/De la griesche d’yver

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Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 24-29).

De la Griesche d’Yver,
ou ci encoumence
LI DIZ DE LA GRIESCHE D’YVER[1].


Mss. 7218, 7633, 7615.


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Contre le tens qu’arbre deffueille,
Qu’il ne remaint en branche fueille
Qui n’aut à terre,
Por povreté, qui moi aterre,
Qui de toutes pars me muet guerre,
Contre l’yver,

Dont mult me sont changié li ver,
Mon dit commence trop diver
De povre estoire.
Povre sens et povre mémoire
M’a Diex doné li rois de gloire
Et povre rente.
Et froit au cul quant bise vente.
Li vens me vient, li vens m’esvente,
Et trop sovent
Plusors foies sent le vent.
Bien le m’ot griesche en covent
Quanques me livre ;
Bien me paie, bien me délivre :
Contre le sout me rent la livre
De grant poverte.
Povretez est sor moi reverte :

Toz jors m’en est la porte ouverte,
Toz jors i sui
Ne nule foiz ne m’en essui[2] ;
Par pluie moil, par chaut essui.
Ci a riche homme ;
Je ne dorm que le premier somme.
De mon avoir ne sai la somme[3]
Qu’il n’i a point.
Diex me fet le tens si à point :
Noire mousche en esté me point,
En yver blanche[4].
Issi sui com l’osière franche[5]
Ou com li oisiaus seur la branche :
En esté chante,
En yver plor et me gaimante,
Et me desfuel ausi com l’ente[6]
Au premier giel.
En moi n’a ne venin ne fiel ;
Il ne me remaint rien souz ciel :
Tout va sa voie.
Li enviail que je savoie[7]
M’ont avoié quanques j’avoie

Et forvoié[8],
Et fors de voie desvoié.
Fols enviaus ai envoié,
Or m’en souvient ;
Or voi-je bien, tout va, tout vient :
Tout venir, tout aler covient,
Fors que bien fet.
Li dé qui li détier ont fet
M’ont de ma robe tout desfet ;
Li dé m’ocient,
Li dé m’aguetent et espient,
Li dé m’assaillent et deffient,
Ce poise moi ;
Je n’en puis mès, se je m’esmai.
Ne voi venir avril ne may :
Vezci la glace ;
Or sui entrez en male trace.
Li trahitor de pute estrace
M’ont mis sanz robe :
Li siècles est si plains de lobe !
Qui auques a, si fet le gobe ;
Et je que fais,
Qui de povreté sent le fais ?
Griesche ne m’i lest en pais ;
Mult me desroie,
Mult m’assaut et mult me guerroie,
Jamès de cest mal ne garroie
Par tel marchié :
Trop ai en mauvès leu marchié.
Li dé m’ont pris et emparchié[9] ;

Je les claim quite :
Fols est qu’à lor conseil abite ;
De sa dète pas ne s’aquite,
Ainçois s’encombre :
De jor en jor acroist le nombre.
En esté ne quiert-il pas l’ombre
Ne froide chambre,
Que nu li sont sovent li membre.
Du duel son voisin ne li membre,
Mès le sien pleure ;
Griesche[10] li a coru seure,
Desnué l’a en petit d’eure,
Et nus ne l’aime ;
Cil qui devant cousin le claime
Li dist en riant : « Ci faut traime
Par lécherie[11].
Foi que tu dois sainte Marie,
C’or va ore en la draperie,
Du drap acroire.
Se li drapiers ne t’en veut croire,
Si t’en reva droit à la foire
Et va au change.
Se tu jures saint Michiel l’ange,
Que tu n’as[12] seur toi lin ne lange
Où ait argent,
L’en te verra mult biau sergent.

Bien t’apercevront la gent ;
Créus seras :
Quant d’iluecques remouveras[13],
Argent ou faille enporteras. »
Or a sa paie[14] ;
Ainsi vers moi chascuns s’apaie[15] :
Je n’en puis mès.


Explicit la Griesche d’yver.



  1. J’ai préféré cette leçon : De la Griesche d’yver, qui est celle des Mss. 7633 et 7615, à celle du Ms. 7218 : De la Griesche d’esté, d’abord parce que les titres des pièces de ce dernier Ms. sont d’une main plus récente que le corps même du volume, et qu’à la fin de la pièce le copiste de tout le recueil a mis : Explicit la Griesche d’yver ; ensuite parce qu’il s’agit en effet dans cette pièce des inconvénients qu’a l’hiver pour notre poëte et du malaise que lui cause cette saison ; mais je n’en suis pas moins convaincu qu’indépendamment de cette signification de désagrément, d’incommodité, le mot griesche doit avoir encore ici un autre sens, aujourd’hui fort obscur, emprunté à un jeu du moyen âge. Nous trouvons en effet dans Gargantua, livre 1er, chapitre XXII, parmi les deux cents cinquante et quelques jeux auxquels Rabelais nous apprend que se livrait son héros après s’être lavé les mains de vins frais et escuré les dents d'un pied de porc, celui de la griesche. Mais en quoi consistait-il ? C’est ce que nous ne savons pas positivement. « Le mot griesche, dit Leduchat, est le nom d’un volant en Anjou, à cause qu’on l’y fait de plumes de perdrix grises, qui s’appellent en ces quartiers-là griesches. » Telle est aussi l’opinion de Ménage, qui ajoute qu'au Maine ce jeu s’appelait coquantin, parce qu'on faisait aussi des volants de plumes de coqs. Enfin, M. Éloi Johanneau (voyez page 424 du 1er vol. de son édit. de Rabelais) présume que le nom de gruesche ou griesche, donné au jeu de volant en Anjou, pourrait bien être dérivé de celui que les enfants jouent encore en Sologne sous le nom de pirouette, et qui consiste à recevoir et à renvoyer avec des palettes de bois un volant dont les plumes sont piquées sur un petit cylindre de bois que les enfants nomment drue ou grue au jeu de palet. Ne pourrait-on pas conclure de cette explication que par ces mots : la Griesche d’esté, la Griesche d’yver, Rutebeuf a voulu, par allusion au jeu dont nous parlons, dépeindre en quelque sorte la ténacité avec laquelle la misère s’attachait à lui, le poursuivant sans relâche d’une saison à l’autre, et le renvoyant toujours malheureux de l’hiver à l’été, comme un volant ? Du reste, c’est peut-être ici le cas de citer ces trois vers que Gauthier de Metz a placés au commencement du 2e livre de son Image du monde :
    Maintes coses sont en romans
    Dont cascuns n’entent pas les sens
    Encor sace-il bien le langage.

    Si cela était vrai en 1247, époque de la confection du poëme de Gauthier, combien davantage ne doit-ce pas l’être aujourd’hui !(Voyez, pour cette date, mon édition de La légende de saint Brandaines, page 164.)
  2. Ms. 7633. Var. Eschui.
  3. Ms. 7615. Var. De mon cuer ne sai pas la somme.
  4. Ces deux vers se retrouvent dans le Dit des Ribaux de Grieve. Voyez, à cette pièce, l’explication que nous en donnons.
  5. Ms. 7615. Var. Blanche.
  6. Ente, arbre greffé. — On lit page 14, strophe 6c, dans le Fablel du dieu d’amours, que j’ai publié en 1834 :
    De tel manière estoit tous li vergiés
    Ains n’i ot arbre, ne fust pins u loriés,
    Cyprès, aubours, entes et oliviers.
  7. Ms. 7615. Var. Que j’envioie.
  8. Ms. 7633. Var. Forvoiié.
  9. Ms. 7633. Var. Empeschié.
  10. On voit que Rutebeuf emploie à la fois le mot griesche dans ses deux significations, tantôt comme allusion au jeu de ce nom, tantôt dans le sens de gravatio, inconvénient, charge, fardeau. Il faut l’entendre sous cette dernière acception dans le passage qui occasionne cette note.
  11. Ms. 7615. Var. Tricherie.
  12. Ms. 7633. Var. Qu’il n’at.
  13. Ms. 7633. Var. Te partiras. — Ms, 7615. Var. Départiras.
  14. Ms. 7633. Vaiï, Or ai ma paie.
  15. Ms. 7633. Var. S'espaie.