La Guerre des frères

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Chez Poulet-Malassis (p. 1-30).


LA
GUERRE DES FRÈRES















DE SOYE ET BOUCHET, IMPRIMEURS
PLACE DU PANTHÉON, 2, ET RUE D’ULM, 2 ET 4, À PARIS



LA GUERRE
DES FRÈRES
PAR
ALFRED DES ESSARTS


À L’AMÉRIQUE


PARIS
CHEZ POULET-MALASSIS, LIBRAIRE-ÉDITEUR
87, RUE DE RICHELIEU, 87

1861


Omnibus in terris scelns hoc omnique sub ævo
Viderit una dies, monstrumque infame futuris
Exsidat.

i

Tout peuple doit passer par l’incertaine enfance
Et se traîner, pareil à l’aiglon sans défense ;
Au progrès à venir, néophyte grossier,
Par la douleur féconde il doit s’initier.
Son regard, que voilait l’obscurité première,
Ne peut qu’en s’élevant recevoir la lumière.
Pour tisser le réseau des destins éclatants,
Il faut la main de l’homme et le travail du temps,
Cent générations et vingt jours séculaires ;
Il faut bien des sueurs qui n’ont pas de salaires,

Bien des combats livrés sur un terrain glissant
Qui ne s’affermit point qu’avec l’engrais du sang.


De nomades tribus, familles isolées,
Se sont par l’alliance ou la guerre mêlées :
Qui sait leur nom ? — Le sable a, de ses plis mouvants,
Couvert l’œuvre et les pas de ces jeunes vivants.
Connaîtrons-nous jamais la Genèse des races
Mortes jusqu’au dernier sans laisser de leurs traces,
Et sur ce globe, alors peuplé par les frayeurs,
L’effort silencieux des obscurs travailleurs ?


Les cités, dont le front porte un bandeau superbe,
Comme la fleur alpestre ont végété sous l’herbe.
D’un camp, où s’abritaient quelques hâves bandits,
Surgit le Capitole, aux triomphes prédits.
Paris, fils de Lutèce, enfermé dans une île,
A pris péniblement sa couronne de ville.
Avant que les remparts aient décrit leurs contours,
Avant que dans les airs aient pu monter les tours,
Avant que les clochers, ces messagers de pierre,
Jusqu’au trône céleste aient porté la prière,
L’homme doit pas à pas conquérir son séjour
Et traverser la nuit sans espérer le jour.

La forêt druidique épaississait ses ombres ;
Les rochers écroulés étageaient leurs décombres ;
Les verdâtres marais, aux cheveux de roseaux,
Tenaient le sol captif sous leurs stagnantes eaux ;
Partout la force inerte opposait au génie
Sa résistance sourde, — implacable ironie :
Si bien que le Chaos semblait garder encor
Ce monde, impatient de prendre son essor,
De ses avares mains saisir jusqu’à l’atome,
Et dans l’ancien limon vouloir replonger l’homme.




ii

Tel ne fut pas ton sort, ô peuple américain,
Que le ciel a sacré libre et républicain.
Il ne te fallut pas subir d’apprentissage,
Ni bégayer la vie aux bras du Moyen Âge.
Ô peuple américain, dans le péril trempé,
Enfant homme qui fus, dès l’aube, émancipé,
Tu n’eus pas, comme nous, à secouer des langes,
À tirer, jour par jour, des villes de leurs fanges.
Dans tes brûlants déserts, steppes illimités,
Le Temps, ce dur faucheur des antiques cités.

N’avait pas, à jamais, couché quelque Ninive…
Pour le peuple vivant, toute chose était vive ;
Tout s’ouvrait devant toi dans ta verte saison :
La forêt vierge, avec sa chaude floraison,
Avec ses murs de feuille et ses ponts de lianes ;
Et les blés ondoyants, et les larges savanes.
Le sol se complaisait, assidu producteur,
À semer ses trésors sous le soc du planteur ;
Car, docile à tes vœux, la clémente Nature
Te laissait dénouer les plis de sa ceinture.
L’intarissable flot de tes fleuves géants
Faisait sous tes regards couler dix Océans.
Les granits de tes monts dressaient leurs cimes noires,
Sans que, ni tes rochers, ni tes hauts promontoires,
Ni tes mers écumant sous le steamer pressé,
Eussent à s’affranchir des liens du passé ;
Sans que le poids gênant des annales anciennes,
Sans que le lourd fardeau des mœurs patriciennes
Comprimât ton essor ardent, audacieux,
Et mesurât ta course au chemin des aïeux.


Ô peuple américain, ton début fut immense,
Toi qui n’eus, à cette heure où la tâche commence,
Qu’à faire épanouir, ainsi qu’un chêne vert,
Un printemps sans automne, un été sans hiver ;
Toi dont les premiers pas, conduits par des idées,
Au stade humanitaire eurent mille coudées ;

Toi qui devins grand arbre avant d’être arbrisseau,
Toi qui fus, comme Hercule, un géant au berceau.


Tandis que dans ton sein bouillonnait tant de sève,
Que ta splendeur tenait du prodige et du rêve,
L’Europe vieillissait, voyant, à son déclin,
Les feux de l’Orient dans le ciel de Franklin.
Elle ne jugeait pas qu’il fût indigne d’elle
De demander aux fils quelquefois un modèle,
De forcer son orgueil à suivre leurs leçons ;
Mais quand l’écho lointain lui rapportait les sons
Des chants d’indépendance et des paroles libres,
Un sympathique élan tressaillait dans ses fibres.
La noble Liberté, vierge aux baisers amers,
Semblait avoir franchi les espaces des mers
Et, comme au but choisi, sur tes plages nouvelles,
Terminé son voyage et reployé ses ailes.
Le vaisseau l’Union promenait fièrement
Son drapeau constellé comme le firmament ;
Image d’un beau ciel qui, dégagé de nues,
Sème ses astres d’or en gerbes inconnues :
Chacun le saluait, tout port s’ouvrait à lui
Lorsque sur son azur le soleil avait lui.


iii

Les hardis pionniers, les chasseurs intrépides
Avaient fait devant eux reculer les déserts,
Plus vite qu’un canot lancé sur les rapides
Ou la flèche que l’arc envoie au haut des airs.

Les multitudes accourues
Vers tes bords se précipitaient ;
Du jeune sang de tes recrues
Toujours tes forces s’augmentaient.

 
Comme la lave du cratère
Des villes surgissaient de terre,
La conquête ouvrant le chemin :
Tout labeur devenait merveille
Dans ces villages de la veille,
Capitales le lendemain.


Là-bas se faisait une race
Ayant pour seul guide l’audace,
Pour seul pilote l’avenir ;
Et ne portant, là toujours brave,
Ni le stigmate d’une entrave
Ni le fardeau d’un souvenir.


La Liberté qu’on se rappelle,
N’eût-on pu que l’apercevoir ;
Verbe divin que l’homme épèle ;
Âme idéale du devoir ;
Cette reine, souvent victime,
Enflait d’un orgueil légitime
Vos cœurs pleins d’aspirations ;
Peu vous importait qu’éperdue,
L’Immortelle fût descendue
Au sépulcre des nations,

Sous vos pas le sol était ferme :
Et dans vos horizons sans terme
Peine et péril vous étaient doux.
Partout où s’étendaient vos voiles,
Partout où voguaient vos étoiles,
La Victoire était avec vous.




iv

Cependant pourquoi ces tempêtes ?
Pourquoi le deuil après les fêtes ?
Les mains qui travaillaient sont prêtes
À commencer le branle-bas…
Comme en nos discordes civiles,
Comme dans les luttes serviles,
Sur les champs, à travers les villes
Passe la trombe des combats !


L’Anglais, de ses canons empruntant le langage,
Réclame-t-il ses droits sur New-York ou Boston ?

A-t-on vu revenir le spectre de lord Gage
Qui provoque en duel l’ombre de Washington ?


Du fond des pampas du Mexique
Vient-il de sortir un cacique
Réveillant la ferveur antique
Des Indiens abâtardis ?
De quel côté souffle la haine ?
De la montagne ou de la plaine ?
Et quelle est l’avalanche humaine
Qui roule ses torrents maudits ?


Ceux pour qui la Fortune eut la main si légère,
Ont-ils à supporter des chocs de nations,
À savoir ce que pèse une race étrangère,
À compter stupéfaits les pas des légions ?


Non : c’est de leurs propres entrailles
Qu’est parti le cri des batailles ;
Vivants, ils font leurs funérailles,
Eux-mêmes dressent leur bûcher…,
Ils naissaient… Déjà l’agonie !…
Leur fraternité se renie,
Et bientôt de la terre unie
Vingt lambeaux vont se détacher.

Lorsque l’Europe en feu se tordait dans la guerre,
Quand le sang se faisait fleuve comme le Rhin,
L’Amérique croisant ses bras disait naguère :
« Malheur à qui n’entend que des bouches d’airain ! »

Et maintenant brillent les armes,
Les clairons jettent leurs vacarmes,
Les mères répandent des larmes
Que ne connaissaient pas leurs yeux ;
La Discorde, démon farouche,
Met de l’écume à chaque bouche.
Hourrah ! le soleil ne se couche
Que sur des corps silencieux !…

 
Ô catastrophe étrange ! ô funèbre misère !
Ô mesquins intérêts qui semez la rancœur !
Ô glaive, dont la garde est aux mains de deux frères !…
Que ne t’es-tu brisé, rien qu’en sentant leur cœur !


De leurs fils vos cités sont veuves :
Instruits par nos longues épreuves,
Ferez-vous des ruines neuves,
Vous, peuple d’hier, vous, enfants ?
Sur les débris des villes fortes
Prenez garde que les cohortes
Ne jettent les libertés mortes
Aux pieds des Césars triomphants !

La divinité sombre à vos cris est venue.
L’éclair n’a pas plus tôt sillonné l’Océan ;
Elle étend son linceul entre vous et la nue,
Et le sol qu’elle touche est un gouffre béant.


À la Mort vous ouvrez la voie…
Un peuple nouveau, quelle proie !
Peut-être avec bien plus de joie
Contemple-t-elle ce tableau
Qu’au jour où la France frappée
Et pressant un tronçon d’épée
Râla sa dernière épopée
Dans la plaine de Waterloo.


Ah ! pour fraterniser, pour être unis encore,
Que n’avez-vous aimé la Poésie et l’Art !…
Le feu du ciel brûla Baal avec Gomorrhe ;
Et vous, vous périrez avec le dieu Dollar.




v

Que sert d’avoir vaincu le Peau-Rouge féroce
Et l’Anglais conquérant,
Si vous vous infligez cette torture atroce,
Ce fléau dévorant,
Ce désordre sans nom, cette plaie aux bords vastes
S’élargissant toujours,
Ces appels déchirants, et ces dates néfastes,
Et cette nuit des jours,
La Guerre enfin !… — la Guerre, une horrible tuerie,
Une œuvre de damnés,
Qui dit en convoquant sa sœur la Barbarie :
« Il est temps, revenez ! »

Ce n’est plus seulement la fièvre de dispute
Courant du Sud au Nord ;
Ce n’est plus la rumeur des meetings : c’est la lutte,
La lutte sans remord.
Ce ne sont plus les cris ni les paroles aigres
Échangés au Congrès :
Il s’agit de choisir… Eh bien ! d’abord les nègres,
Et la patrie après !
Yankee ou Mohican, lequel est le sauvage ?
De libres citoyens
Ont mis sur cet enjeu qui s’appelle esclavage
Et leur vie et leurs biens !


Ah ! vous ne savez pas que d’éternelles haines
Jailliront du débat.
La fausse Liberté qui veut river des chaînes
Périt dans le combat.
Car c’est une marâtre aux mamelles arides,
Émonide aux yeux creux,
Une idole au front vil et labouré de rides,
Une hydre aux plis affreux.
Elle suce le sang de la race africaine
Et dit à l’homme noir :
« Ton être m’appartient, à moi républicaine ;
« Souffre, — c’est ton devoir.
« Féconde mes sillons de ta sueur infâme,
« À ma glèbe attaché,

« Tandis que, corde au cou, je traînerai ta femme
« Ou ta fille au marché.
« Ton âme, que m’importe où Dieu peut l’avoir mise !
« Ta chair est à l’encan…
« J’aurai, — si par hasard je la trouve insoumise, —
« Le fouet et le carcan.
« Sur ton visage en deuil est écrit l’anathème,
« Et la Divinité
« Verse autrement qu’à moi les ondes du baptême
« À ton impureté ! »


Mais ils vous coûteront ces esclaves peut-être
Une lourde rançon,
Au jour où passera sur la face du maître
La pâleur du frisson.
Ainsi qu’un ouragan qui du pôle s’échappe,
Soldats improvisés
Peut-être viendront-ils vous montrer comme on frappe
Avec des fers brisés.
Alors vous apprendrez, dans une heure suprême
D’angoisse et de douleurs,
Que le sang des chrétiens quand il coule est le même,
Que mêmes sont les pleurs.
Et comme vos fureurs auront gagné leurs âmes,
Vers le dernier moment
Les nègres dateront de vos cités en flammes
Leur affranchissement.

Vous eûtes trop d’orgueil à sentir votre force,
Vous vous êtes couverts d’une rugueuse écorce ;
L’insatiable soif du gain vous appelait
Vers ces comptoirs où l’or toujours s’amoncelait ;
Vous avez dédaigné l’amour !… et si l’Europe
Admira quel progrès chez vous se développe,
Elle n’éprouve pas pour vous cette pitié
Qui s’allume au flambeau de la sainte amitié.
La France, ce soldat des causes opprimées,
Dans les jours périlleux vous prêta des armées.
Elle jeta son nom dans le plateau puissant
Qui porte jusqu’à Dieu les pleurs de l’innocent.
Mais si son cœur vous eût gardé des sympathies,
Vos oublis, vos dédains les auraient amorties.
Nul ne s’émeut pour vous… Et seul aura pleuré
Sur votre décadence un poëte ignoré.


Allons, alignez-vous ! allons, à la rescousse,
Nord et Sud, Sud et Nord !
Ah ! que ne pouvez-vous voir, à chaque secousse,
Comme rira la Mort !




vi

Écoutez ! écoutez !… Une tombe tressaille…
Le héros qui fut grand dans la sainte bataille,
Washington se ranime… Et de ce piédestal
Où, belle de vertu, sa majesté se dresse,
Il jette cet appel de deuil et de tendresse
À son pays natal :
 

« Enfants, j’aurais douté que les hasards du monde
« Dans l’immuable paix missent leur trouble immonde.
« Mais Dieu même a daigné me susciter vers vous
« Pour arrêter vos bras, pour suspendre vos coups…

« Je descends de l’Éden dans un ciel plein d’orage
« Et vers un Océan qui bondit avec rage.
« Frères, nous avons eu de sublimes destins
« En des jours glorieux qui déjà sont lointains ;
« Oui, nous avons connu, défendant notre mère,
« Le succès disputé, la défaite éphémère.
« Plus d’un soleil brûlant sur nos fronts a dardé
« Ses rayons, sans qu’un seul d’entre nous ait cédé.
« Nous avons pied à pied conquis le territoire ;
« Par nous le Nouveau-Monde est entré dans l’histoire ;
« Et nous avons prouvé qu’en son droit affermi
« Le faible peut monter jusqu’à son ennemi :
« Car vainement on vit la rapace Angleterre
« S’arroger l’Amérique en humble tributaire ;
« Ses feux se sont éteints dans l’Océan profond…
« Dieu conduit de sa main ce que les hommes font
« Lorsque, le suppliant de montrer sa puissance,
« Ils renversent le Mal aux pieds de l’Innocence.
« Vos pères étaient forts, vos pères étaient grands,
« Et par delà les flots ils chassaient leurs tyrans.
« L’œuvre était accomplie ; une splendide aurore
« Vous présageait des jours plus splendides encore…
« Je bénis mes enfants que je quittais trop tôt,
« Et je fermai les yeux pour les rouvrir là-haut.
« Ah ! que sont devenus mes préceptes de père !
« L’incendie est au champ que je laissai prospère ;
« Les épis sont broyés sous le poids des canons ;
« Parmi ses fils Caïn peut inscrire vos noms !

« Du faisceau désuni les lances sont brisées
« Quand vous pouviez laisser aux nations usées,
« Qui pour une limite épuisent tout leur sang,
« De s’entre-déchirer l’honneur avilissant !
« Cernés par le torrent auquel j’ai mis des digues,
« Verrez-vous la ruine en héritiers prodigues ?
« Ferez-vous cette joie au vieux monde jaloux
« De périr par vos mains dans un duel de fous ?
« Devras-tu donc descendre au drame de Thyeste,
« Civilisation, ô martyre céleste
« Qui, ramenant ton voile et les yeux tout en pleurs,
« Es venue à ma tombe exhaler tes douleurs ?
« Si vous êtes épris de nos premières gloires,
« Si mon nom paternel survit dans vos mémoires ;
« Si vous ne voulez pas que notre saint drapeau
« Pende décoloré comme un triste oripeau,
« Abjurez la querelle inique et déplorable,
« Refaites l’Union par un pacte durable,
« Et reprenez, avec le rang qui vous est dû,
« Votre labeur puissant, votre calme perdu ! »




vii

Elle s’éteint dans les ténèbres
La voix qui descendait du ciel,
Ainsi qu’autrefois Samuel
Le porteur des arrêts funèbres
Qui revint juger Israël.


Respecte-t-on la voix naguère vénérée ?
Chacun a-t-il remis le fer dans le fourreau
Pour ne pas achever une tâche abhorrée,
Pour ne pas disputer sa besogne au bourreau ?

Il serait beau de voir cette foule, attendrie,
Se souvenir qu’elle eut une même patrie ;
De voir ces autres Grecs et ces autres Troyens
Se juger et sentir avec remords et honte
Qu’ils doivent au passé du présent rendre compte,
Et que les grands soldats sont les grands citoyens.


Mais non ! les bannières flottantes
Dressent leur défi sur les tentes ;
Le tocsin hurle dans les tours ;
Elles courent, les deux armées,
Parmi les sinistres fumées
Vers le rendez-vous des vautours !…


L’antique conscience est morte au fond des âmes ;
Et l’on ne verra plus, après ces chocs infâmes,
Le vaisseau l’Union promener fièrement
Son drapeau constellé comme le firmament.


FIN.