La Henriade/Chant 10

La bibliothèque libre.
(Redirigé depuis La Henriade/10)
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 8 (p. 243-258).
◄  Variantes
Variantes  ►

CHANT DIXIÈME


ARGUMENT
Retour du roi à son armée : il recommence le siège. Combat singulier du vicomte de Turenne et du chevalier d’Aumale. Famine horrible qui désole la ville. Le roi nourrit lui-même les habitants qu’il assiège. Le ciel récompense enfin ses vertus. La vérité vient l’éclairer. Paris lui ouvre ses portes, et la guerre est finie.


Ces moments dangereux, perdus dans la mollesse,
Avaient fait aux vaincus oublier leur faiblesse.
À de nouveaux exploits Mayenne est préparé ;
D’un espoir renaissant le peuple est enivré.
Leur espoir les trompait : Bourbon, que rien n’arrête,
Accourt, impatient d’achever sa conquête.
Paris épouvanté revit ses étendards ;
Le héros reparut au pied de ses remparts,
De ces mêmes remparts où fume encor sa foudre,
Et qu’à réduire en cendre il ne put se résoudre,
Quand l’ange de la France, apaisant son courroux,
Retint son bras vainqueur, et suspendit ses coups.
Déjà le camp du roi jette des cris de joie ;
D’un œil d’impatience il dévorait sa proie.
Les ligueurs cependant, d’un juste effroi troublés,
Près du prudent Mayenne étaient tous rassemblés.
Là, d’Aumale, ennemi de tout conseil timide,
Leur tenait fièrement ce langage intrépide :
« Nous n’avons point encore appris à nous cacher ;
L’ennemi vient à nous : c’est là qu’il faut marcher,
C’est là qu’il faut porter une fureur heureuse.
Je connais des Français la fougue impétueuse ;
L’ombre de leurs remparts affaiblit leur vertu :
Le Français qu’on attaque est à demi vaincu.

Souvent le désespoir a gagné des batailles ;
J’attends tout de nous seuls, et rien de nos murailles.
Héros qui m’écoutez, volez aux champs de Mars ;
Peuples qui nous suivez, vos chefs sont vos remparts. »
Il se tut à ces mots : les ligueurs en silence
Semblaient de son audace accuser l’imprudence.
Il en rougit de honte, et dans leurs yeux confus
Il lut, en frémissant, leur crainte et leur refus.
« Eh bien ! poursuivit-il, si vous n’osez me suivre,
Français, à cet affront je ne veux point survivre.
Vous craignez les dangers ; seul je m’y vais offrir,
Et vous apprendre à vaincre, ou du moins a mourir[1]. »
De Paris à l’instant il fait ouvrir la porte ;
Du peuple qui l’entoure il éloigne l’escorte ;
Il s’avance : un héraut, ministre des combats,
Jusqu’aux tentes du roi marche devant ses pas,
Et crie à haute voix : « Quiconque aime la gloire,
Qu’il dispute en ces lieux l’honneur de la victoire :
D’Aumale vous attend ; ennemis, paraissez. »
Tous les chefs, à ces mots, d’un beau zèle poussés,
Voulaient contre d’Aumale essayer leur courage :
Tous briguaient près du roi cet illustre avantage ;
Tous avaient mérité ce prix de la valeur :
Mais le vaillant Turenne emporta cet honneur.
Le roi mit dans ses mains la gloire de la France.
« Va, dit-il, d’un superbe abaisser l’insolence ;
Combats pour ton pays, pour ton prince, et pour toi,
Et reçois, en partant, les armes de ton roi. »
Le héros, à ces mots, lui donne son épée.
« Votre attente, ô grand roi ! ne sera point trompée,
Lui répondit Turenne embrassant ses genoux :
J’en atteste ce fer, et j’en jure par vous. »
Il dit. Le roi l’embrasse, et Turenne s’élance
Vers l’endroit où d’Aumale, avec impatience,
Attendait qu’à ses yeux un combattant parût.
Le peuple de Paris aux remparts accourut ;

Les soldats de Henri près de lui se rangèrent :
Sur les deux combattants tous les yeux s’attachèrent :
Chacun, dans l’un des deux voyant son défenseur,
Du geste et de la voix excitait sa valeur.
Cependant sur Paris s’élevait un nuage[2]
Qui semblait apporter le tonnerre et l’orage ;
Ses flancs noirs et brûlants, tout à coup entr’ouverts,
Vomissent dans ces lieux les monstres des enfers,
Le Fanatisme affreux, la Discorde farouche,
La sombre Politique au cœur faux, à l’œil louche,
Le démon des combats respirant les fureurs,
Dieux enivrés de sang, dieux dignes des ligueurs.
Aux remparts de la ville ils fondent, ils s’arrêtent ;
En faveur de d’Aumale au combat ils s’apprêtent.
Voilà qu’au même instant, du haut des cieux ouverts,
Un ange est descendu sur le trône des airs,
Couronné de rayons, nageant dans la lumière,
Sur des ailes de feu parcourant sa carrière,
Et laissant loin de lui l’occident éclairé
Des sillons lumineux dont il est entouré.
Il tenait d’une main cette olive sacrée,
Présage consolant d’une paix désirée ;
Dans l’autre étincelait ce fer d’un Dieu vengeur,
Ce glaive dont s’arma l’ange exterminateur,
Quand jadis le Très-Haut à la Mort dévorante
Livra les premiers nés d’une race insolente.
À l’aspect de ce glaive, interdits, désarmés,
Les monstres infernaux semblent inanimés ;
La terreur les enchaîne ; un pouvoir invincible
Fait tomber tous les traits de leur troupe inflexible.
Ainsi de son autel teint du sang des humains
Tomba ce fier Dagon, ce dieu des Philistins,
Lorsque de l’Éternel, en son temple apportée,
À ses yeux éblouis l’arche fut présentée.
Paris, le roi, l’armée, et l’enfer, et les cieux,
Sur ce combat illustre avaient fixé les yeux[3].

Bientôt les deux guerriers entrent dans la carrière.
Henri du champ d’honneur leur ouvre la barrière.
Leur bras n’est point chargé du poids d’un bouclier ;
Ils ne se cachent point sous ces bustes d’acier,
Des anciens chevaliers ornement honorable,
Éclatant à la vue, aux coups impénétrable :
Ils négligent tous deux cet appareil qui rend[4]
Et le combat plus long, et le danger moins grand.
Leur arme est une épée ; et, sans autre défense,
Exposé tout entier, l’un et l’autre s’avance.
« Ô Dieu ! cria Turenne, arbitre de mon roi[5],
Descends, juge sa cause, et combats avec moi ;
Le courage n’est rien sans ta main protectrice ;
J’attends peu de moi-même, et tout de ta justice. »
D’Aumale répondit : « J’attends tout de mon bras[6] ;
C’est de nous que dépend le destin des combats :
En vain l’homme timide implore un Dieu suprême ;
Tranquille au haut du ciel, il nous laisse à nous-même :
Le parti le plus juste est celui du vainqueur ;
Et le dieu de la guerre est la seule valeur. »
Il dit ; et, d’un regard enflammé d’arrogance,
Il voit de son rival la modeste assurance.
Mais la trompette sonne : ils s’élancent tous deux ;
Ils commencent enfin ce combat dangereux.
Tout ce qu’ont pu jamais la valeur et l’adresse[7],

L’ardeur, la fermeté, la force, la souplesse,
Parut des deux côtés en ce choc éclatant.
Cent coups étaient portés et parés à l’instant.
Tantôt avec fureur l’un d’eux se précipite ;
L’autre d’un pas léger se détourne, et l’évite :
Tantôt, plus rapprochés, ils semblent se saisir ;
Leur péril renaissant donne un affreux plaisir ;
On se plaît à les voir s’observer et se craindre,
Avancer, s’arrêter, se mesurer, s’atteindre :
Le fer étincelant, avec art détourné,
Par de feints mouvements trompe l’œil étonné.
Telle on voit du soleil la lumière éclatante
Briser ses traits de feu dans l’onde transparente,
Et, se rompant encor par des chemins divers,
De ce cristal mouvant repasser dans les airs[8].
Le spectateur surpris, et ne pouvant le croire,
Voyait à tout moment leur chute et leur victoire.
D’Aumale est plus ardent, plus fort, plus furieux :
Turenne est plus adroit, et moins impétueux ;
Maître de tous ses sens, animé sans colère,
Il fatigue à loisir son terrible adversaire.
D’Aumale en vains efforts épuise sa vigueur :
Bientôt son bras lassé ne sert plus sa valeur.
Turenne, qui l’observe, aperçoit sa faiblesse ;
Il se ranime alors, il le pousse, il le presse ;
Enfin, d’un coup mortel, il lui perce le flanc.
D’Aumale est renversé dans les flots de son sang :
Il tombe, et de l’enfer tous les monstres frémirent ;
Ces lugubres accents dans les airs s’entendirent :
« De la Ligue à jamais le trône est renversé ;
Tu l’emportes, Bourbon ; notre règne est passé[9]. »
Tout le peuple y répond par un cri lamentable.
D’Aumale sans vigueur, étendu sur le sable,
Menace encor Turenne, et le menace en vain ;
Sa redoutable épée échappe de sa main :

Il veut parler : sa voix expire dans sa bouche[10].
L’horreur d’être vaincu rend son air plus farouche.
Il se lève, il retombe, il ouvre un œil mourant,
Il regarde Paris, et meurt en soupirant.
Tu le vis expirer, infortuné Mayenne ;
Tu le vis ; tu frémis ; et ta chute prochaine
Dans ce moment affreux s’offrit à tes esprits.
Cependant des soldats dans les murs de Paris
Rapportaient à pas lents le malheureux d’Aumale[11].
Ce spectacle sanglant, cette pompe fatale
Entre au milieu d’un peuple interdit, égaré :
Chacun voit, en tremblant, ce corps défiguré[12],
Ce front souillé de sang, cette bouche entr’ouverte,
Cette tête penchée, et de poudre couverte,
Ces yeux où le trépas étale ses horreurs.
On n’entend point de cris, on ne voit point de pleurs :
La honte, la pitié, l’abattement, la crainte,
Étouffent leurs sanglots, et retiennent leur plainte :
Tout se tait, et tout tremble. Un bruit rempli d’horreur
Bientôt de ce silence augmente la terreur.
Les cris des assiégeants jusqu’au ciel s’élevèrent ;
Les chefs et les soldats près du roi s’assemblèrent ;
Ils demandent l’assaut : mais l’auguste Louis,
Protecteur des Français, protecteur de son fils,
Modérait de Henri le courage terrible.
Ainsi des éléments le moteur invisible
Contient les aquilons suspendus dans les airs,
Et pose la barrière où se brisent les mers :

Il fonde les cités, les disperse en ruines,
Et les cœurs des mortels sont dans ses mains divines.
Henri, de qui le ciel a réprimé l’ardeur,
Des guerriers qu’il gouverne enchaîne la fureur.
Il sentit qu’il aimait son ingrate patrie ;
Il voulut la sauver de sa propre furie.
Haï de ses sujets, prompt à les épargner,
Eux seuls voulaient se perdre ; il les voulut gagner.
Heureux si sa bonté, prévenant leur audace,
Forçait ces malheureux à lui demander grâce.
Pouvant les emporter, il les fait investir ;
Il laisse à leur fureur le temps du repentir.
Il crut que, sans assauts[13], sans combats, sans alarmes,
La disette et la faim, plus fortes que ses armes,
Lui livreraient sans peine un peuple inanimé,
Nourri dans l’abondance, au luxe accoutumé ;
Qui, vaincu par ses maux, souple dans l’indigence,
Viendrait à ses genoux implorer sa clémence :
Mais le faux Zèle, hélas ! qui ne saurait céder,
Enseigne à tout souffrir, comme à tout hasarder.
Les mutins, qu’épargnait cette main vengeresse,
Prenaient d’un roi clément la Vertu pour faiblesse ;
Et, fiers de ses bontés, oubliant sa valeur,
Ils défiaient leur maître, ils bravaient leur vainqueur ;
Ils osaient insulter à sa vengeance oisive.
Mais lorsqu’enfin les eaux de la Seine captive
Cessèrent d’apporter dans ce vaste séjour
L’ordinaire tribut des moissons d’alentour ;
Quand on vit dans Paris la Faim pâle et cruelle,
Montrant déjà la Mort qui marchait après elle ;
Alors on entendit des hurlements affreux ;
Ce superbe Paris fut plein de malheureux
De qui la main tremblante, et la voix affaiblie,
Demandaient vainement le soutien de leur vie.
Bientôt le riche même, après de vains efforts,
Éprouva la famine au milieu des trésors.

Ce n’était plus ces jeux, ces festins, et ces fêtes,
Où de myrte et de rose ils couronnaient leurs têtes ;
Où, parmi des plaisirs toujours trop peu goûtés,
Les vins les plus parfaits, les mets les plus vantés,
Sous des lambris dorés qu’habite la Mollesse,
De leurs goûts dédaigneux irritaient la paresse.
On vit avec effroi tous ces voluptueux,
Pâles, défigurés, et la mort dans les yeux[14],
Périssant de misère au sein de l’opulence,
Détester de leurs biens l’inutile abondance.
Le vieillard, dont la faim va terminer les jours,
Voit son fils au berceau, qui périt sans secours.
Ici meurt dans la rage une famille entière.
Plus loin, des malheureux, couchés sur la poussière,
Se disputaient encore, à leurs derniers moments,
Les restes odieux des plus vils aliments.
Ces spectres affamés, outrageant la nature,
Vont au sein des tombeaux chercher leur nourriture.
Des morts épouvantés les ossements poudreux,
Ainsi qu’un pur froment, sont préparés par eux.
Que n’osent point tenter les extrêmes misères !
On les vit se nourrir des cendres de leurs pères.
Ce détestable mets[15] avança leur trépas,
Et ce repas pour eux fut le dernier repas.
Ces prêtres cependant, ces docteurs fanatiques,
Qui, loin de partager les misères publiques,
Bornant à leurs besoins tous leurs soins paternels,
Vivaient dans l’abondance à l’ombre des autels[16],
Du Dieu qu’ils offensaient attestant la souffrance,
Allaient partout du peuple animer la constance.

Aux uns, à qui la mort allait fermer les yeux,
Leurs libérales mains ouvraient déjà les cieux ;
Aux autres ils montraient, d’un coup d’œil prophétique,
Le tonnerre allumé sur un prince hérétique,
Paris bientôt sauvé par des secours nombreux,
Et la manne du ciel prête à tomber pour eux.
Hélas ! ces vains appâts, ces promesses stériles,
Charmaient ces malheureux, à tromper trop faciles :
Par les prêtres séduits, par les Seize effrayés,
Soumis, presque contents, ils mouraient à leurs pieds.
Trop heureux, en effet, d’abandonner la vie !
D’un ramas d’étrangers la ville était remplie,
Tigres que nos aïeux nourrissaient dans leur sein,
Plus cruels que la mort, et la guerre, et la faim.
Les uns étaient venus des campagnes belgiques ;
Les autres, des rochers et des monts helvétiques ;
Barbares[17] dont la guerre est l’unique métier,
Et qui vendent leur sang à qui veut le payer.
De ces nouveaux tyrans les avides cohortes
Assiègent les maisons, en enfoncent les portes ;
Aux hôtes effrayés présentent mille morts,
Non pour leur arracher d’inutiles trésors,
Non pour aller ravir, d’une main adultère,
Une fille éplorée à sa tremblante mère ;
De la cruelle faim le besoin consumant
Fait expirer en eux tout autre sentiment ;
Et d’un peu d’aliments la découverte heureuse
Était l’unique but de leur recherche affreuse.
Il n’est point de tourment, de supplice, et d’horreur,
Que, pour en découvrir, n’inventât leur fureur.
Une femme (grand Dieu ! faut-il à la mémoire[18]
Conserver le récit de cette horrible histoire ?),

Une femme avait vu, par ces cœurs inhumains,
Un reste d’aliment arraché de ses mains.
Des biens que lui ravit la fortune cruelle,
Un enfant lui restait, prêt à périr comme elle :
Furieuse, elle approche, avec un coutelas,
De ce fils innocent qui lui tendait les bras :
Son enfance, sa voix, sa misère, et ses charmes,
À sa mère en fureur arrachent mille larmes ;
Elle tourne sur lui son visage effrayé,
Plein d’amour, de regret, de rage, de pitié ;
Trois fois le fer échappe à sa main défaillante.
La rage enfin l’emporte ; et, d’une voix tremblante,
Détestant son hymen et sa fécondité :
« Cher et malheureux fils que mes flancs ont porté,
Dit-elle, c’est en vain que tu reçus la vie ;
Les tyrans ou la faim l’auraient bientôt ravie.
Et pourquoi vivrais-tu ? Pour aller dans Paris,
Errant et malheureux, pleurer sur ses débris ?
Meurs, avant de sentir mes maux et ta misère ;
Rends-moi le jour, le sang, que t’a donné ta mère[19]
Que mon sein malheureux te serve de tombeau,
Et que Paris du moins voie un crime nouveau. »
En achevant ces mots, furieuse, égarée,
Dans les flancs de son fils sa main désespérée
Enfonce, en frémissant, le parricide acier,
Porte le corps sanglant auprès de son foyer,
Et, d’un bras que poussait sa faim impitoyable,
Prépare avidement ce repas effroyable.
Attirés par la faim, les farouches soldats
Dans ces coupables lieux reviennent sur leurs pas :
Leur transport est semblable à la cruelle joie
Des ours et des lions qui fondent sur leur proie ;
À l’envi l’un de l’autre ils courent en fureur,
Ils enfoncent la porte. Ô surprise ! ô terreur !
Près d’un corps tout sanglant à leurs yeux se présente
Une femme égarée, et de sang dégouttante.
« Oui, c’est mon propre fils, oui, monstres inhumains,
C’est vous qui dans son sang avez trempé mes mains ;

Que la mère et le fils vous servent de pâture
Craignez-vous plus que moi d’outrager la nature ?
Quelle horreur à mes yeux semble vous glacer tous !
Tigres, de tels festins sont préparés pour vous. »
Ce discours insensé, que sa rage prononce[20],
Est suivi d’un poignard qu’en son cœur elle enfonce.
De crainte, à ce spectacle, et d’horreur agités,
Ces monstres confondus courent épouvantés.
Ils n’osent regarder cette maison funeste ;
Ils pensent voir sur eux tomber le feu céleste,
Et le peuple, effrayé de l’horreur de son sort,
Levait les mains au ciel, et demandait la mort.
Jusqu’aux tentes du roi mille bruits en coururent ;
Son cœur en fut touché, ses entrailles s’émurent ;
Sur ce peuple infidèle il répandit des pleurs :
« Ô Dieu ! s’écria-t-il, Dieu qui lis dans les cœurs,
Qui vois ce que je puis, qui connais ce que j’ose,
Des ligueurs et de moi tu sépares la cause.
Je puis lever vers toi mes innocentes mains
Tu le sais, je tendais les bras à ces mutins ;
Tu ne m’imputes point leurs malheurs et leurs crimes.
Que Mayenne à son gré s’immole ces victimes :
Qu’il impute, s’il veut, des désastres si grands
À la nécessité, l’excuse des tyrans ;
De mes sujets séduits qu’il comble la misère ;
Il en est l’ennemi ; j’en dois être le père :
Je le suis ; c’est à moi de nourrir mes enfants,
Et d’arracher mon peuple à ces loups dévorants :
Dût-il de mes bienfaits s’armer contre moi-même,
Dussé-je, en le sauvant, perdre mon diadème,
Qu’il vive, je le veux, il n’importe à quel prix ;
Sauvons-le, malgré lui, de ses vrais ennemis[21] ;
Et, si trop de pitié me coûte mon empire,

Que du moins sur ma tombe un jour on puisse lire :
« Henri, de ses sujets ennemi généreux,
« Aima mieux les sauver que de régner sur eux. »
Il dit[22] ; et dans l’instant il veut que son armée
Approche sans éclat de la ville affamée,
Qu’on porte aux citoyens des paroles de paix,
Et qu’au lieu de vengeance on parle de bienfaits.
À cet ordre divin ses troupes obéissent.
Les murs en ce moment de peuple se remplissent ;
On voit sur les remparts avancer à pas lents
Ces corps inanimés, livides, et tremblants,
Tels qu’on feignait jadis que des royaumes sombres
Les mages à leur gré faisaient sortir les ombres
Quand leur voix, du Cocyte arrêtant les torrents,
Appelait les enfers, et les mânes errants.
Quel est de ces mourants l’étonnement extrême !
Leur cruel ennemi vient les nourrir lui-même.
Tourmentés, déchirés par leurs fiers défenseurs,
Ils trouvent la pitié dans leurs persécuteurs.
Tous ces événements leur semblaient incroyables.
Ils voyaient devant eux ces piques formidables,
Ces traits, ces instruments des cruautés du sort,
Ces lances qui toujours avaient porté la mort,
Secondant de Henri la généreuse envie,
Au bout d’un fer sanglant leur apporter la vie.
« Sont-ce là, disaient-ils, ces monstres si cruels ?
Est-ce là ce tyran si terrible aux mortels,
Cet ennemi de Dieu, qu’on peint si plein de rage ?
Hélas ! du Dieu vivant c’est la brillante image ;
C’est un roi bienfaisant, le modèle des rois ;
Nous ne méritons pas de vivre sous ses lois.
Il triomphe, il pardonne, il chérit qui l’offense.
Puisse tout notre sang cimenter sa puissance !
Trop dignes du trépas dont il nous a sauvés,

Consacrons-lui ces jours qu’il nous a conservés.
De leurs cœurs attendris tel était le langage :
Mais qui peut s’assurer sur un peuple volage,
Dont la faible amitié s’exhale en vains discours,
Qui quelquefois s’élève, et retombe toujours ?
Ces prêtres, dont cent fois la fatale éloquence
Ralluma tous ces feux qui consumaient la France,
Vont se montrer en pompe à ce peuple abattu.
« Combattants sans courage, et chrétiens sans vertu,
À quel indigne appât vous laissez-vous séduire ?
Ne connaissez-vous plus les palmes du martyre ?
Soldats du Dieu vivant, voulez-vous aujourd’hui
Vivre pour l’outrager, pouvant mourir pour lui ?
Quand Dieu du haut des cieux nous montre la couronne,
Chrétiens, n’attendons pas qu’un tyran nous pardonne.
Dans sa coupable secte il veut nous réunir :
De ses propres bienfaits songeons à le punir.
Sauvons nos temples saints de son culte hérétique. »
C’est ainsi qu’ils parlaient ; et leur voix fanatique,
Maîtresse du vil peuple, et redoutable aux rois[23],
Des bienfaits de Henri faisait taire la voix ;
Et déjà quelques-uns, reprenant leur furie,
S’accusaient en secret de lui devoir la vie.
À travers ces clameurs et ces cris odieux,
La vertu de Henri pénétra dans les cieux.
Louis, qui du plus haut de la voûte divine
Veille sur les Bourbons dont il est l’origine,
Connut qu’enfin les temps allaient être accomplis,
Et que le Roi des rois adopterait son fils.
Aussitôt de son cœur il chassa les alarmes :
La Foi vint essuyer ses yeux mouillés de larmes ;
Et la douce Espérance, et l’Amour paternel,
Conduisirent ses pas aux pieds de l’Éternel.
Au milieu des clartés d’un feu pur et durable,

Dieu mit, avant les temps, son trône inébranlable.
Le ciel est sous ses pieds ; de mille astres divers[24]
Le cours, toujours réglé, l’annonce à l’univers.
La puissance, l’amour, avec l’intelligence,
Unis et divisés, composent son essence[25].
Ses saints, dans les douceurs d’une éternelle paix,
D’un torrent de plaisirs enivrés à jamais,
Pénétrés de sa gloire, et remplis de lui-même,
Adorent à l’envi sa majesté suprême.
Devant lui sont ces dieux, ces brûlants séraphins,
À qui de l’univers il commet les destins.
Il parle, et de la terre ils vont changer la face :
Des puissances du siècle ils retranchent la race :
Tandis que les humains, vils jouets de l’erreur,
Des conseils éternels accusent la hauteur.
Ce sont eux dont la main, frappant Rome asservie,
Aux fiers enfants du Nord a livré l’Italie,
L’Espagne aux Africains, Solyme aux Ottomans :
Tout empire est tombé, tout peuple eut ses tyrans,
Mais cette impénétrable et juste Providence
Ne laisse pas toujours prospérer l’insolence ;
Quelquefois sa bonté, favorable aux humains,
Met le sceptre des rois dans d’innocentes mains.
Le père des Bourbons à ses yeux se présente,
Et lui parle en ces mots d’une voix gémissante :
Père de l’univers, si tes yeux quelquefois
Honorent d’un regard les peuples et les rois,
Vois le peuple français à son prince rebelle ;
S’il viole tes lois, c’est pour t’être fidèle.

Aveuglé par son zèle, il te désobéit,
Et pense te venger alors qu’il te trahit.
Vois ce roi triomphant, ce foudre de la guerre,
L’exemple, la terreur, et l’amour de la terre ;
Avec tant de vertus, n’as-tu formé son cœur
Que pour l’abandonner aux pièges de l’erreur ?
Faut-il que de tes mains le plus parfait ouvrage
À son Dieu qu’il adore offre un coupable hommage ?
Ah ! si du grand Henri ton culte est ignoré,
Par qui le Roi des rois veut-il être adoré ?
Daigne éclairer ce cœur créé pour te connaître :
Donne à l’Église un fils, donne à la France un maître ;
Des ligueurs obstinés confonds les vains projets ;
Rends les sujets au prince, et le prince aux sujets
Que tous les cœurs unis adorent ta justice,
Et t’offrent dans Paris le même sacrifice. »
L’Éternel à ses vœux se laissa pénétrer ;
Par un mot de sa bouche il daigna l’assurer.
À sa divine voix les astres s’ébranlèrent ;
La terre en tressaillit, les ligueurs en tremblèrent.
Le roi, qui dans le ciel avait mis son appui,
Sentit que le Très-Haut s’intéressait pour lui.
Soudain la Vérité, si longtemps attendue,
Toujours chère aux humains, mais souvent inconnue,
Dans les tentes du roi descend du haut des cieux.
D’abord un voile épais la cache à tous les yeux :
De moment en moment, les ombres qui la couvrent
Cèdent à la clarté des feux qui les entr’ouvrent :
Bientôt elle se montre à ses yeux satisfaits,
Brillante d’un éclat qui n’éblouit jamais.
Henri, dont le grand cœur était formé pour elle,
Voit, connaît, aime enfin sa lumière immortelle.
Il avoue, avec foi, que la religion
Est au-dessus de l’homme, et confond la raison.
Il reconnaît l’Église ici-bas combattue,
L’Église toujours une, et partout étendue,
Libre, mais sous un chef, adorant en tout lieu,
Dans le bonheur des saints, la grandeur de son Dieu.
Le Christ, de nos péchés victime renaissante,

De ses élus chéris nourriture vivante,
Descend sur les autels à ses yeux éperdus,
Et lui découvre un Dieu sous un pain qui n’est plus.
Son cœur obéissant se soumet, s’abandonne
À ces mystères saints dont son esprit s’étonne.
Louis, dans ce moment qui comble ses souhaits,
Louis, tenant en main l’olive de la paix,
Descend du haut des cieux vers le héros qu’il aime ;
Aux remparts de Paris il le conduit lui-même.
Les remparts ébranlés s’entr’ouvrent à sa voix ;
Il entre[26] au nom du Dieu qui fait régner les rois.
Les ligueurs éperdus, et mettant bas les armes,
Sont aux pieds de Bourbon, les baignent de leurs larmes ;
Les prêtres sont muets ; les Seize épouvantés
En vain cherchent, pour fuir, des antres écartés.
Tout le peuple, changé dans ce jour salutaire,
Reconnaît son vrai roi, son vainqueur, et son père.
Dès lors on admira ce règne fortuné,
Et commencé trop tard, et trop tôt terminé.
L’Autrichien trembla. Justement désarmée,
Rome adopta Bourbon, Rome s’en vit aimée.
La Discorde rentra dans l’éternelle nuit.
À reconnaître un roi Mayenne fut réduit ;
Et, soumettant enfin son cœur et ses provinces,
Fut le meilleur sujet du plus juste des princes.

  1. Scudéry, dans Alaric, a dit :
    Allons chercher à vaincre, ou du moins à mourir.
  2. Cette fiction est imitée du chant XX de la Jérusalem délivrée. Ce fut en 1737 que l’auteur ajouta ici trente-deux vers.
  3. Le morceau qui suit a toujours figuré dans les Cours de littérature. C’est une imitation de la Jérusalem délivrée. Dans les premières éditions, le combat était plus précipite, (G. A.)
  4. Imitation de Corneille (Cinna, acte V, scène iii) :
    O vertu sans exemple ! ô clémence, qui rend
    Votre pouvoir plus juste, et mon crime plus grand.
  5. Ce vers et les onze qui le suivent furent ajoutés en 1746.
  6. Imitation de Virgile (Æn., X, 773-74) :
    Dextra mihi deus, et telum, quod missile libro,
    Nunc adsiut.

    Et de Stace (Thébaïde, III, 615-16) :
    Virtus mihi numen et ensis
    Quem teneo.
  7. Cette description du combat de Turenne contre d’Aumale est en partie imitée de la Jérusalem délivrée, chants VI et VII.
  8. « Je suis, je crois, le premier poëte, dit Voltaire à propos de ce passage, qui ait tiré une comparaison de la réfraction de la lumière, et le premier Français qui ait peint des coups d’escrime portés, parés, et détournés. » (Lettre à Frédéric, 1739.)
  9. Voltaire avait dit dans Œdipe, acte III, scène iv :
    Trembler, malheureux roi, votre règne est passé.
  10. J.-B. Rousseau, dans sa cantate X, a dit :
    Il veut parler, sa voix sur ses lèvres expire.

    C’est le Vox faucibus hœsit de Virgile.

  11. Le chevalier d’Aumale fut tué dans ce temps-là à Saint-Denis, et sa mort affaiblit beaucoup le parti de la Ligue. Son duel avec le vicomte de Turenne n’est qu’une fiction ; mais ces combats singuliers étaient encore à la mode. Il s’en fit un célèbre derrière les Chartreux, entre le sieur de Marivaux, qui tenait pour les royalistes, et le sieur Claude de Marolles, qui tenait pour les ligueurs. Ils se battirent en présence du peuple et de l’armée, le jour même de l’assassinat de Henri III ; mais ce fut de Marolles qui fut vainqueur. (Note de Voltaire, 1730.)
  12. Imitation du livre II de Télémaque : « Je me souviendrai toute ma vie d’avoir vu cette tête qui nageait dans le sang, les yeux fermés et éteints ; ce visage pâle et défiguré ; cette bouche entr’ouverte qui semblait vouloir achever encore des paroles commencées ; cet air superbe et menaçant que la mort même n’avait pu effacer. »
  13. Henri IV bloqua Paris en 1590, avec moins de vingt mille hommes. (Note de Voltaire, 1730.)
  14. J.-B. Rousseau, dans sa cantate vii :
    Circé, pâle, interdite, et la mort dans les yeux.
  15. Ce fut l’ambassadeur d’Espagne auprès de la Ligue qui donna le conseil de faire du pain avec des os de morts ; conseil qui fut exécuté, et qui ne servit qu’à avancer les jours de plusieurs milliers d’hommes. Sur quoi on remarque l’étrange faiblesse de l’imagination humaine. Ces assiégés n’auraient pas osé manger la chair de leurs compatriotes qui venaient d’être tués, mais ils mangeaient volontiers les os. (Note de Voltaire, 1730.)
  16. On fit la visite, dit Mézeray, dans les logis des ecclésiastiques et dans les couvents, qui se trouvèrent tous pourvus, même celui des capucins, pour plus d’un an. (Id., 1730.)
  17. Les Suisses qui étaient dans Paris à la solde du duc de Mayenne y commirent des excès affreux, au rapport de tous les historiens du temps ; c’est sur eux seuls que tombe ce mot de barbares, et non sur leur nation, pleine de bon sens et de droiture, et l’une des plus respectables nations du monde, puisqu’elle ne songe qu’à conserver sa liberté, et jamais à opprimer celle des autres. (Note de Voltaire, 1730.)
  18. Cette histoire est rapportée dans tous les mémoires du temps. De pareilles horreurs arrivèrent aussi au siège de la ville de Sancerre. (Id., 1730.)
  19. Dans l’Iphigénie de Racine, acte IV, scène iv, on lit :
    Vous rendre tout le sang que vous m'avez donné.
  20. Imitation de Corneille (Œdipe, acte V, scène viii) :
    Cet arrêt qu'à nos yeux lui-même il se prononce.
    Est suivi d'un poignard qu'en son flanc il enfonce.
  21. Racine a dit dans Bajazet, acte IV, scène vii :
    Sauvons-le malgré lui de ce péril extrême.
  22. Henri IV fut si bon, qu'il permettait à ses officiers d'envoyer (comme le dit Mézeray) des rafraîchissements à leurs anciens amis et aux dames. Les soldats en faisaient autant, à l'exemple des officiers. Le roi avait de plus la générosité de laisser sortir de Paris presque tous ceux qui se présentaient. Par là il arriva effectivement que les assiégeants nourrirent les assiégés. (Note de Voltaire., 1730.)
  23. Imitation d'Athalie, acte IV, scène iii :
    Maîtresses d'un vil peuple obéissent aux rois.
  24. L'hémistiche de mille astres divers est critiqué comme remplissage dans la Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française, au mot Grandeur de Dieu ; voyez tome XXXIX, page 223.
  25. Ces vers sur le Dieu trinitaire des catholiques sont inspirés (qui le croirait?) de Chapelain, tant moqué par Boileau, et M. Villemain prétend que Chapelain l'emporte sur Voltaire :
    Loin dos murs flamboyants qui renferment le monde,
    Dans le centre caché d'une clarté profonde,
    Dieu repose en lui-même, et vêtu de splendeur.
    Sans bornes est rempli de sa propre grandeur.
    Une triple personne en une seule essence,
    Le suprême pouvoir, la suprême science,
    Et le suprême amour, unis en trinité,
    De son règne éternel forment la majesté. (G. A.)
  26. Ce blocus et cette famine de Paris ont pour époque l'année 1590, et Henri IV
    n'entra dans Paris qu'au mois de mars 1594. Il s'était fait catholique en 1593; mais
    il a fallu rapprocher ces trois grands événements, parce qu'on écrivait un poëme,
    et non une histoire. (Note de Voltaire, 1730.)