La Légende d’un peuple/Préface

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La Légende d’un peupleLibrairie BeaucheminPoésies choisies, 1 (p. 7-12).


Le 5 août 1880, dans une séance publique, M. Camille Doucet, parlant au nom de l’Académie, proclamait, aux applaudissements de tous, le nom d’un poète canadien devenu, ce jour-là, lauréat de l’Académie française. Je me souviens encore de la curiosité éveillée dans l’auditoire tandis que le très éloquent secrétaire perpétuel racontait le passé du poète dont on couronnait les Poésies Canadiennes ; — canadiennes, c’est-à-dire françaises. « Jeune encore, disait M. Camille Doucet, M. Louis Fréchette, tour à tour avocat et journaliste, eut en dernier lieu, pendant cinq ans, l’honneur de représenter le comté et la ville de Lévis au Parlement fédéral. Il n’appartient plus aujourd’hui qu’à la littérature, et, pendant que ses vers nous apprenaient à le connaître, un grand drame de sa composition obtenait un succès retentissant sur le théâtre français de Montréal. C’est en français, Messieurs, qu’on parle et qu’on pense, dans ce pays jadis français que nous aimons et qui nous aime. »

Et les regards cherchaient dans l’assemblée le poète dont parlait le rapporteur : « Est-il là, M. Fréchette ? Comment est-il ? Pouvez-vous me le montrer ? » M. Fréchette était là, en effet, mais caché, modestement dissimulé dans la foule, et savourant délicieusement la joie de cette acclamation publique. Presque au lendemain de cette journée où la récompense de l’Académie l’avait signalé à l’attention des lettrés (nous connaissions ses vers avant ce succès officiel), M. Fréchette quittait Paris, malade, et comme redoutant de ne plus revoir les siens au foyer de famille.

Il est resté sept ans sans revenir en France, et il nous arrive aujourd’hui apportant, du pays qui l’a vu naître, un nouveau livre écrit à la gloire de ses aïeux. La Légende d’un Peuple ! Quel plus beau titre et quelle plus noble idée ! Ce peuple canadien, dont le sang est le nôtre, le voici qui nous déroule, par la voix inspirée d’un de ses fils, les gloires, les sacrifices, les douleurs, les espérances de son histoire.

Ô notre histoire, écrin de perles ignorées !
dit admirablement M. Fréchette.

Et cet écrin, dont voici des joyaux historiques, c’est aussi notre histoire à nous, Français ; oui, c’est l’histoire de nos pères morts, la richesse morale de nos frères vivants. La Légende d’un Peuple, c’est la légende de cette terre qui porta pour nom la Nouvelle-France, et qui l’a gardé, ce nom, comme un titre de fierté. Et, de Colomb à Riel, M. Louis Fréchette recueille pierre à pierre le collier des souvenirs. Après avoir évoqué les solitudes des jours préhistoriques, il suit d’un cœur ardent, sur leur navire, les compagnons de Jacques Cartier, dans la marche de cet esquif dont on regarde avec piété les reliques à demi pourries dans une salle du musée de Saint-Malo ; il assiste, avec son imagination de poète, à la première moisson de la terre vierge, à l’éclosion de Montréal, puis aux luttes longues, incessantes, acharnées, entre l’Anglais et les colons de France, à cette guerre tenace et superbe où nos soldats abandonnés disputent aux régiments de la Grande-Bretagne ce pays découvert par les matelots malouins, et où la France avait planté son épée à côté de la croix.

Quelle guerre ! Et comme la France d’alors l’ignore ! D’Argenson nous a tracé le tableau cruel de cette cour où la Pompadour pérore et pécore, tandis que le roi dit — avec Voltaire, hélas ! — qu’on n’a guère à se soucier de quelques arpents de neige. On meurt cependant, là-bas, sur cette neige rougie. On y tombe bravement, élégamment, à la française. Nos soldats y vont au rempart en sortant d’un bal, et si les officiers portent des manchettes, c’est pour mieux étancher le sang de leurs blessures.

Tout dans cette lutte est épique. Les deux chefs d’armée expirent le même jour, sur le même champ de bataille, et tandis que les Anglais s’empressent autour du général Wolfe mortellement frappé, Montcalm rentre à Québec, pâle et déjà mourant sur son cheval ; et les femmes, en le voyant passer, livide, ensanglanté, disent en se signant : « Grand Dieu ! le Marquis est mort !… » le marquis qu’on enterrera bientôt dans le trou creusé par une bombe anglaise. Chose plus inconnue : au siège de Québec, l’épée de La Pérouse a pu rencontrer celle du capitaine Cook. Ces deux artisans de civilisation se combattirent, et la destinée les rapprocha dans le péril comme elle devait les faire se ressembler dans la mort.

On connaît la fin de l’aventure : le Canada perdu, le duc de Lévis arrachant une fois encore, dans les plaines d’Abraham, la victoire aux généraux anglais, puis tout un peuple livré à la conquête :

Et notre vieux drapeau, trempé de pleurs amers,
Ferma son aile blanche et repassa les mers !…

C’est cette Légende, cette épopée que raconte en beaux vers, vibrants et sincères, le poète canadien Louis Fréchette. Je ne doute pas de l’accueil que réserve à ce livre le public français. Voilà certes un volume de poésie d’une valeur toute spéciale. C’est une page d’histoire qui est en même temps une œuvre inspirée. Très érudit, connaissant notre langue comme un Français lettré du temps de Louis XIV, et nourri, en outre, des lyriques du XIXe siècle, M. Fréchette est un indépendant, c’est-à-dire qu’il osera volontiers, qu’il risquera tel hiatus ou telle rime voulue pour donner plus d’accent à un vers ou plus d’harmonie à une rime. Il tient à séduire l’oreille avant les yeux.

Il écrira ce vers :

On entendit partout ce cri : « À Notre-Dame ! »
quand il lui serait très facile de mettre ces cris ; c’est que volontairement il cherche le mouvement, la vie, et ne s’astreint pas servilement à la règle, quand il croit que d’une émancipation quelconque doit résulter une beauté. Et en cela encore il est du libre pays qui fut une autre France.

Qui fut ! disons : qui est. Aux jours de la Saint-Jean, lorsqu’au soleil des fêtes nationales, dans son étui de soie, passe le vieux drapeau, le drapeau de Montcalm à la bataille de Carillon, le drapeau fleurdelisé troué de balles, le cœur des Canadiens bat au nom de la France. C’est la France encore que les Canadiens évoquent dans la vieille chanson saintongeoise, Claire fontaine, qui est leur air national :

Au bord d’une fontaine,
Je me suis reposé !…

Lorsqu’ils parlent de notre patrie à un étranger qui débarque, ils disent : « Vous venez de chez nous ? » Le temps passé, le temps de la France, c’est pour eux le temps du temps de nos gens. Dans leurs cérémonies publiques on voit flotter par les airs cent drapeaux tricolores pour un étendard anglais, et quand, en 1870, sonna l’heure de la défaite, chaque malheur de la patrie était marqué, là-bas, par un plus grand nombre de volontaires qui demandaient à s’embarquer pour venir défendre la France, notre France et leur France.

Car elle continue, la Légende d’un peuple que nous chante Louis Fréchette. Elle a trouvé au Canada son poète inspiré, elle trouvera ici son historien. Toute une littérature française germe et grandit par delà les mers, et je suis des yeux plus d’un ami qui nous envoie, en bon français, des maîtres livres.

La Légende d’un Peuple est un de ces livres-là.

Ce noble volume n’est pas un banal recueil de vers qui se fane en une saison ; ce livre est de ceux qui ajoutent une ligne, un chapitre à une histoire littéraire.

M. Louis Fréchette ne me pardonnerait pas de le comparer à Victor Hugo ; mais sa dédicace pourtant, à la mère patrie, m’a fait songer à l’envoi du poète exilé :

Livre, qu’un vent t’emporte
En France où je suis né…

C’est en France où sont nés ses ancêtres, et c’est à la France dont il enseigne le nom vénéré à son fils, que le poète canadien apporte son volume de vers. Tous ceux qui aiment les hauts sentiments, les accents fiers, les beaux vers et les grands souvenirs lui dirent : Merci !

Et il m’a semblé, en lisant cette Légende d’un Peuple, non pas respirer une gerbe de plantes exotiques, mais aspirer le parfum de fleurs des champs français, cultivées là-bas dans quelque arpent de neige, dans la terre canadienne, la terre fraternelle, où, si nous n’avions plus de patrie, nous retrouverions encore la patrie, comme les bras d’une aïeule en cheveux blancs rendent parfois à l’orphelin les caresses de la mère.

Mais quoi ! la France est là, vivante, renaissante, militante, et le battement de son cœur a son écho jusqu’au pays d’où revient M. Louis Fréchette, pour nous consoler et pour nous charmer.


Jules Claretie.

Paris, 13 octobre 1887.