La Lanterne sourde/L’Enfant prodigue

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Paul Ollendorff (p. 135-139).


L’ENFANT PRODIGUE


Nous sommes dans la cour, sur deux rangs, immobiles, près de partir. L’adjudant a circulé derrière nous, visité discrètement nos baïonnettes et noté leurs taches de rouille. Le capitaine, à cheval, va tirer son sabre.

Mais un monsieur paraît et s’avance. Il est de ceux dont on dit qu’ils ont un certain âge. Il tient son chapeau à la main, et ses yeux nous semblent rouges d’avoir pleuré. Il parle au capitaine qui se penche. Il se tourne de notre côté et cherche des yeux l’un de nous. Il l’a vite trouvé, et mon voisin de droite, Lotu, murmure :

— Tiens, papa !

Le père lui crie : « Misérable ! Misérable ! » et agite le poing comme s’il voulait le jeter.

— Allons, dit Lotu, entre ses dents, d’une voix si basse qu’elle m’arrive à peine, ça commence ! Toujours le même, mon papa, il ne doute de rien. Écoutez.

Le père continue de crier :

— Tu es la honte de la famille ; tu déshonores mes cheveux blancs.

— Poivre et sel, tes cheveux, papa, poivre et sel seulement, dit Lotu en sourdine. Tu exagères. Avertis que c’est une manière de parler.

Le capitaine, étonné, ennuyé, fait faire quelques pas à son cheval et s’interpose :

— Permettez, Monsieur…, dit-il.

Notre capitaine parle doucement, car le père étant décoré, il hésite, lui qui ne l’est pas encore, à manquer de délicatesse.

— Mon capitaine, laissez-moi, je vous en supplie, lui donner une leçon, le forcer à rougir devant ses camarades. J’arrive ce matin, je trouve des dettes partout, au café, dans les restaurants. Il entretient une maîtresse. Je suis sûr qu’il découche, qu’il trompe l’armée. Honnête travailleur, j’ai élevé ce fils dénaturé pour ma ruine. S’il était seul ! mais il a des frères, une sœur. Qu’est-ce que vous voulez que je devienne, mon capitaine !

Ces derniers mots, le père les dit comme un petit enfant et grimace. La figure toute sillonnée, la bouche écartée, il mange son mouchoir. Près de moi, Lotu, raide, dont les lèvres ne remuent pas, souffle :

— Gentil, mon papa ; mignon, mon papa ! sacré papa !

— Regardez-le, dit le père. Au moins, demande-t-il pardon ? A-t-il l’air ému ? Il reste là, planté, de bois sec, sans remords, sans une larme. Menteur ! Voleur, Lâche ! Lâche !… Ch !… Ch !…

Le père étouffe. Sa gorge ne rend plus que des sifflements. Il tend les bras, et ses deux mains palpitent ainsi que des ailes.

— Il m’envoie sa malédiction, dit Lotu. Je comptais dessus. Mais je n’entends rien. Je suis trop loin.

Et soudain, Lotu sort des rangs, si surprenant que le capitaine oublie de crier : « Saisissez-moi cet homme ! »

Le cheval abaisse, relève brusquement la tête et marque à coups de sabots son impatience. Nous souffrons de ne pouvoir allonger le cou. Les uns ont pitié, les autres envie de rire ; d’autres ont peur.

Du pas franc d’un soldat qui parade, Lotu marche droit, s’arrête, et, beau modèle d’attitude militaire, les talons joints, son fusil bien en mains, l’Enfant Prodigue, gravement fou, présente les armes à son père, dont les bras, comme blessés, retombent.

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