La Machine à courage/01

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PREMIÈRE ROUE


« Je sais qu’il est un peu fou de partir ainsi dépouillée de tout. Mais qu’importe ! Si je meurs ce n’est pas important, et si je résiste, si je parviens à me reconstruire, ce sera intéressant au moins pour moi… »

Lettre à Madame G…, Paris, Novembre 1920.


CHAPITRE PREMIER

NEW-YORK. — TOUT ET RIEN. — BROADWAY. — LA THÉORIE DE L’ÉCLATEMENT



Décembre 1920. J’étais à New-York sur le pont de Brooklyn. Un vent dur luttait contre moi. Je tenais mon manteau à deux mains pour protéger mon corps — un corps… tout ce que je possédais. Rien quand on a tout, tout quand on n’a rien.

J’étais égarée parmi les choses géantes. Une foule pressée s’agitait sur le pont. Je ne comprenais pas ses desseins, je ne comprenais pas ses mots. Je regardais au loin l’extraordinaire City. À travers les piliers noirs du pont barrant l’espace blanc d’un matin d’hiver, le jeu de ses tours semblait un jeu d’échecs pour Titans.

On a bravé l’équilibre, un jour l’île crèvera sous le poids des gratte-ciel.


Dans mon sac j’avais inscrit le numéro de l’autobus qui devait me reconduire à l’hôtel. Je me sentais totalement libre, même libre de moi, sans nom et sans langage. Je m’appliquais à être sans passé.

La vie n’était que sourire dans ce pays. La veille, j’avais visité des boutiques de fleuristes. Sur des banderolles blanches et bleues on proclamait — « Dites-le avec des roses. » — « Dites-le avec des lys »… etc ! etc. D’autres ordonnaient — « Gardez le sourire »… « Préservez votre temps. » Il fallait donc parler avec des fleurs sur cette île fabuleuse et l’on y commandait le sourire… on y protégeait le temps… Dans quel but cette attitude standardisée ? Dans le but d’atteindre à la joie. C’était là le sens de la foule sur le pont de Brooklyn. De tous côtés, elle allait au plaisir. Le travail d’aujourd’hui, chacun l’enjambe avec allégresse pour s’amuser après. On dévore la journée pour arriver au dancing, on dévore la semaine pour atteindre le week-end. Tout le monde est élégant, tout le monde rit et danse. Le bonheur est à deux temps, le bonheur est vertical.


L’autobus me descendit devant Madison-Square Hôtel où mon manager avait retenu ce que les Américains appellent une suite — chambre, salle de bain, salon.

Rejetant son ouvrage, perdant ses lunettes et les deux bras tendus vers moi, ma compagne se précipita. — « Comment vas-tu, ma chérie » ? Aujourd’hui comme autrefois, la chère créature m’accueille toujours ainsi. Que j’aie fait le tour du jardin ou la traversée de l’Atlantique, sa voie émue m’interroge avec la même sollicitude. J’allais quitter la France, quand elle m’écrivit de Belgique ces simples mots : « Je suis bien peu de choses… mais l’idée que tu pars seule et si loin me torture. Je n’ai plus personne au monde. Accepte ma vie, je te la donne. »

Ancienne institutrice d’un collège de Bruxelles, elle avait pris sa retraite. Allait-elle abandonner son repos pour s’associer à ma vie ?… Elle repoussa mes scrupules et, peu de jours après, elle arrivait. Elle ressemble à la mère de saint Augustin. Je l’appelai Monique. J’aime le travail du temps sur les êtres bons. L’ombre qui gagnait doucement son visage de vitrail le faisait plus calme encore. Les lignes du nez, du menton et l’ovale de ses joues étaient arrondies. Ses cheveux en bandeaux la coiffaient en rond. Dans sa voix comme dans ses manières, elle était sans angles. Dans cette apparence bien rangée, il ne pouvait habiter qu’un caractère sans aspérités. À Paris, quand elle parut chez moi, avec son regard tranquille, il me sembla que toute la paix des béguinages flamands allait m’accompagner sur le nouveau continent.


Monique me débarrassait de mon manteau et m’annonçait une bonne nouvelle. Un de ces messieurs du journal avait trouvé un appartement pour nous — une occasion, une vraie chance ; de plus une négresse pour faire notre ménage et la vie serait pour rien. — « D’ailleurs, ajoutait Monique, ils nous diront tout ce qu’il faut faire, ils sont si bons. »

Liée par contrat avec Véral D., agent de William Randolph Hearst, le plus fameux des rois de la presse américaine, j’attendais que l’on juge le moment opportun de « me lancer ». Rien à cette époque ne pouvait me plaire mieux que cette vie entre parenthèses. — « Qui parle de business dans ce pays ? » On m’encourage à rêver, à me promener. On me remercie de n’être point pressée de paraître et l’on m’est reconnaissant de ma confiante obéissance. « On ne veut que votre bonheur », répétait mon manager.

J’avais rencontré Véral D. à Paris, un an plus tôt (1919). Le mariage de Maeterlinck et notre séparation venaient d’avoir lieu. Je relevais de maladie et je voulais absolument partir pour l’Amérique. Mais je ne possédais ni argent ni bijoux ni bibelots rares. Ce que j’avais pu gagner en jouant de belles œuvres qui n’étaient pas pour le grand public, je l’avais consacré à ces mêmes œuvres, et n’ayant eu comme la plupart des artistes aucun engagement pendant la guerre, j’avais dû vivre modestement. Certes, j’aurais pu être prévoyante… mais la prévoyance n’est-elle pas de l’avarice préventive…

Véral D. m’apparut comme un sauveur. Il prétendait tenir les fils des plus grandes affaires : magazines, cinémas, concerts, théâtres. Je ne lui en demandais pas tant… Il était persuasif et sûr de lui (comme ceux qui, n’ayant rien, n’ont rien à perdre). Il me fit des promesses extravagantes. J’acceptai un contrat qui me liait à lui pour cinq ans, lui assurant une part de trente pour cent sur toutes mes affaires. La première devait être la publication de mes souvenirs. Véral escomptait qu’elle m’apporterait aux États-Unis une énorme réclame qui servirait de base à tous mes autres engagements, C’était logique et raisonnable.

Dans mon contrat, je stipulai que la personnalité de Maeterlinck ne serait mise en cause qu’avec mon assentiment et dans les termes que j’aurais moi-même rédigés. Je ne pris aucune autre précaution. Véral retourna à New-York et, trois semaines après, il me câbla que le « Sunday American » de William Randolph Hearst offrait quatre mille dollars pour mes mémoires. La somme proposée était modique, disait-il, au regard de celle qu’il avait espérée. Pour moi, la somme était énorme ; et… partir était le commencement d’une seconde vie.

J’acceptai sans prendre le moindre renseignement sur ce William Randolph Hearst, non plus que sur Véral D. qui était un de ses agents.

Je m’embarquai sur l’« Olympic » le 27 octobre 1920. J’avais pris ce paquebot lorsque j’étais allée à Boston pour créer à l’Opéra « Pelléas et Mélisande » de Debussy et jouer « Monna Vanna ». J’avais alors un contrat qui m’assurait mille dollars par soirée.

Maintenant, j’étais depuis quelques jours à New-York où l’on me demandait simplement de me promener et d’attendre.

Après les événements que je venais de traverser, cela me plaisait. Peut-être… un peu trop.


« Ils nous diront tout ce qu’il faut faire, ils sont si bons », achevait Monique, lorsque se présenta le sourire standardisé de Véral. Il s’agissait d’aller visiter l’appartement trouvé, le soir même.

Véral était parfaitement sympathique, qualité indispensable à qui veut rouler son prochain… (faites-le avec des roses). Haute taille, regard puéril, sourire confiant et paternel.

L’appartement était situé loin du centre, à la 72ème rue, au septième étage. Il était tard. Une grosse dame nous reçut en peignoir japonais. Ses gestes exhalaient un parfum géant de pommade et de poivre. En France j’aurais du premier regard classé cette personne. À New-York, elle bénéficia de mon ignorance. D’ailleurs, hypnotisée par un piano à queue qui tenait la moitié du salon, je vis tout à travers lui.

La grosse dame réclamait le paiement immédiat de quatre mois, soit mille dollars. Je m’inquiétai. Mon manager brusqua la conclusion — « Le journal ne vous comptera que la moitié de cette location. »

« — Mais pourquoi ? »

« — Parce que nous voulons votre bonheur. »

L’argument me laissa sans réplique.


Nous rentrâmes en flânant parmi l’éblouissement de Broadway, feu d’artifice commercial et céleste. Le chewing-gum représenté par une théorie de clowns bondissait dans les cieux, la gloire d’un nouvel extincteur tranchait la nue de fusées diamantées, un dragon de saphirs vomissait une fontaine de Jouvence d’un rouge insultant. Tous les points cardinaux crachaient de la folie devant les étoiles mortes et la lune éteinte.

Véral m’exposait enfin sa théorie de l’éclatement. Je m’y étais conformée sans comprendre depuis le jour où j’avais reçu de lui, sur le paquebot, le câble suivant — « Gardez arrivée rigoureusement incognito. » Ce câble était insolite. Je savais assez des habitudes américaines, et l’énorme importance que l’on donne à l’arrivée des vedettes, pour être surprise d’une telle recommandation, mais je me souvenais des dernières paroles de Véral à Paris : « Là-bas, je dirigerai vos affaires d’une manière tout à fait nouvelle, selon mon système de l’éclatement. »

J’avais voyagé sans fracas, emportant un poisson rouge et, dans une bonbonnière, un peu de terre de l’Abbaye de St. Wandrille. Lorsque, en vue de la Liberté, les reporters s’abattirent sur le pont comme des insectes, obéissant au câble, je pris la fuite. Ils foncèrent sur la cabine de ma compagne. Elle savait mal mentir : — « I don’t know Georgette Leblanc… I don’t know ». Ses dénégations rougissantes encouragèrent les journalistes. Soudain je fus traquée. Six bouches s’ouvrirent en même temps — « You are Georgette Leblanc ! Vous venez en Amérique épouser un milliardaire » ! Désespérément je criai — « I don’t know » ! et pour échapper aux kodaks, je m’élançai dans l’ombre des corridors. Une salle de bain m’accueillit. Inquiète du sort de Saint-Augustin, mon poisson, que je tenais sous le bras dans un bocal de voyage, je soulevai ma cape. Dans sa prison de verre, la petite flamme d’or se tordait presque à sec. Je me précipitai sur un lavabo et tournai par mégarde le robinet d’eau chaude… Je le rappelai à la vie sous l’eau froide quand Monique me rejoignit — « Ah ! mon pauvre petit, quelle aventure ! j’ai pourtant très bien menti, mais ces gens-là sont des diables. Il n’y a pas moyen de leur cacher quelque chose ! »


Tout en marchant dans Broadway, je demandai à mon manager quels étaient ses plans et ce que j’allais faire pour commencer.

L’impénétrable Véral souriait : « Attendez, attendez. Nous allons d’abord vous cacher. »

Puis, il expliqua : « Ici, le succès dépend de la violence du coup porté. Le marché est trop encombré, il faut éclater comme une bombe. Vous avez la chance d’être entre les mains de Hearst, le plus fort businessman des États-Unis. Plusieurs rédacteurs du journal s’intéressent à votre réussite. Laissez-vous conduire les yeux fermés. Au moment où vos « Mémoires » seront publiés, vous paraîtrez à l’écran, vous chanterez, vous donnerez des conférences, vous jouerez… etc… Tout arrivera en même temps, ce sera magnifique. Vous ne pouvez concevoir la grandeur d’une telle préparation. »

Je le regardai, l’enthousiasme brillait derrière ses lunettes. Chapeau à la main, il offrait son crâne nu aux clartés multicolores et marchait en triomphateur.

« — Évidemment, votre premier voyage ne fut pas préparé de la même façon. Alors, on vous a interviewée de Cherbourg à New-York. Des légendes vous précédaient… le diamant, symbole d’amour, encastré dans votre front… vos costumes de princesse Mélisande dans les rues de Paris… six lévriers blancs harnachés de vrais rubis, un lézard apprivoisé dans votre corsage… Ah ! c’était superbe, le directeur du Boston Opera avait bien fait les choses, mais il y a sept ans de cela… sept années pour New-York, ça en vaut soixante à Paris. Chaque saison apporte un changement radical. La publicité, les goûts, les idées, les affaires, tout est différent. Il faut créer du nouveau. Cette fois-ci — mystère… mystère… et puis… » Véral s’arrêta. Son geste accompagna une flèche d’or qui fendait l’espace et, à pleins poumons, il hurla — l’éclatement ! »


Le lendemain — déluge. L’orage américain a des dimensions folles. La foudre tombe en séries. On se meut dans des ténèbres rayées de feu.

Il était neuf heures du soir. Nous allions emménager suivies d’un camion chargé de mes malles de théâtre et avec deux autos pour les petits bagages.

J’occupais la première, accompagnée de Véral. Son profil romain aux angles amollis découpait sa bouderie sur la vitre. Il avait considéré le transport de mon poisson avec hostilité. — « Vous en trouverez des centaines à côté de chez vous… » Maintenant je tenais sa maison d’eau sur mes genoux, et par représailles je la laissais à chaque heurt éclabousser Véral.

La porte était flanquée de deux arbres taillés et le vestibule de la maison me plut. Des murs clairs, un tapis écarlate, une chaleur vive. Nous fûmes accueillis par un éclair de joie dans une face noire — le janitor, sorte de concierge-domestique, gardien de chaque immeuble. Immédiatement et éternellement dévoué à tous les locataires, il partageait sa sollicitude en quinze parts (la maison ayant quinze étages) et il n’en était pas avare.

Nous avions devancé Monique : je m’assis dans un fauteuil de faux gothique, amusée par le nègre qui s’efforçait de découvrir les particularités d’un poisson rouge français. Il agitait ses grandes mains autour du bocal « Allo, Boy ! allo, French fish ! How do you do ?  »

Dès que Monique arriva, le janitor lui expliqua l’organisation. Elle placerait tous les soirs sur le monte-charge la liste de ce que nous désirions avoir le lendemain. À la première heure tout serait là, soigneusement enfermé dans une boîte capitonnée de glace. Véral prit congé. L’ascenseur en nous arrachant au sol nous sembla mû par notre seule allégresse.

Elle ne dura pas. Rien ne fonctionnait. Les objets mal raccommodés se brisaient entre les doigts… et la propreté n’était qu’apparente.

La nuit fut atroce. Nos lits mal ajustés sur leurs pattes n’offraient que des creux et des bosses. Les matelas étaient d’une saleté repoussante. Finalement, installées dans des fauteuils, nous attendîmes le jour en comptant les heures. Cependant, il n’arrivait pas. Le jour ne devait jamais venir…


Lorsque la pendule sonna neuf heures, je courus à la fenêtre. On aurait pu toucher le mur d’en face en étendant la main. Là-haut, comme au bout d’un corridor vertical, j’aperçus un petit morceau de ciel gris, tandis qu’une haleine empestée montait vers moi. En bas, c’était une étroite cour où l’on jetait les détritus d’une cuisine de restaurant. Je refermai les fenêtres et allumai l’électricité. J’avais payé quatre mois de loyer.

J’appelai Véral à notre secours. Son désespoir fut pénible à voir. Il proposa mille extravagances pour me libérer alors que nous n’avions aucun recours. La grosse dame qui nous avait cédé son appartement s’était embarquée le jour même pour une destination inconnue. Elle nous laissait aux prises avec un inventaire aussi fantaisiste qu’interminable. Il fallut réparer les objets indispensables, tenter de refaire les matelas, nettoyer mille choses.

Ma dette augmenta.

Je découvris quelques mois après que l’appartement était celui de la maîtresse d’un des rédacteurs du journal.