La Maison du péché (éd. 1941)/XV

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« La voiture m’attend, dit Augustin. Vous me pardonnerez, chère maman, et vous m’excuserez auprès de nos amis… »

Thérèse-Angélique répondit sèchement :

« Je reçois, quatre fois par an, M. le curé de Hautfort, le capitaine et Mlle Courdimanche, et ces fêtes d’amitié sont assez rares pour que vous soyez inexcusable d’y manquer. Qu’allez-vous faire à Paris, le soir de Noël, chez des gens que vous connaissez à peine ?

— Je vous l’ai dit. On doit me présenter à M. Rennemoulin, le rédacteur en chef de la revue catholique L’Oriflamme.

— Et vous tenez beaucoup à rencontrer ce M. Rennemoulin ?

— J’y tiens beaucoup.

— Soit ! Vous êtes libre… À quelle heure reviendrez-vous ?

— Je prendrai le train de dix heures et demie.

— La voiture ira donc vous attendre à la gare… Je veillerai tard, sans doute. N’oubliez pas d’entrer au salon, en passant, pour me rassurer. Je suis inquiète, mon fils, et triste dans l’âme, chaque fois que vous allez à Paris. »

Augustin prit la main de sa mère pour la baiser, et il s’étonna de sentir une résistance, comme un refus de cette main sous ses lèvres. Il regarda Mme de Chanteprie. Droite dans son fauteuil, vêtue de sa robe noire à col blanc, un bonnet de crêpe sur ses bandeaux gris, elle était telle qu’il l’avait toujours vue, et son visage exsangue conservait toute la froide douceur coutumière. Pourtant, au fond des pâles prunelles, il y avait une sorte de lueur sans éclat, comme le reflet d’une émotion secrète.

Il sortit, vaguement troublé. « Qu’a-t-elle donc ? pensait-il. Soupçonnerait-elle ?… Elle ne voit personne, et ce n’est pas M. Le Tourneur, ni les Courdimanche qui m’auraient trahi. S’ils n’ont pas pitié de moi, ils ont pitié d’elle… Mais je n’ai pas communié ce matin, et ma mère s’étonne, s’afflige… Pauvre mère !… »

Il eut presque envie de rentrer dans le salon, de dire : « Je reste… » Mais déjà, pour ne pas désobliger Mme de Chanteprie, il avait manqué deux rendez-vous. Faible devant sa maîtresse, faible devant sa mère, le sentiment de sa lâcheté, le souvenir de ses mensonges, l’emplissaient de honte et de dégoût.

Après la suprême crise de tendresse et de désir, après un paroxysme de joie et d’angoisse inouïe, c’était, maintenant, un bonheur inégal, orageux, des éclairs de volupté, d’étouffantes mélancolies. Trop tôt séparés, elle à Paris, lui à Hautfort, repris tous deux par les habitudes anciennes, Augustin et Fanny souffraient de s’attendre et de se quitter ; ils souffraient presque de se voir. Leurs âmes, oscillant comme des balances affolées, n’étaient jamais en équilibre.

La maison qu’habitait Fanny, rue Boissonade, était une vraie ruche de peintres et de sculpteurs, pour la plupart jeunes et pauvres. Dès sa première visite, Augustin prit cette maison en horreur, et il ne put s’empêcher de dire à Fanny :

« Ne souffrez-vous pas de vivre ici ? Tout ce qui vous entoure, les choses et les gens, me paraît indigne de vous.

— L’atelier est commode, bien éclairé, pas cher… Et… je ne suis pas riche.

— Je le savais, ma chérie, mais je ne m’en étais jamais aperçu, là-bas… Et, sans blesser votre délicatesse, je voudrais…

— Quoi ?

— Ne suis-je pas votre ami, votre amant, l’époux de votre cœur ?… Je voudrais… »

Elle lui mit la main sur la bouche :

« Non, je n’accepterais rien de vous. Si nous vivions ensemble, mariés, tout nous serait commun ; mais, ainsi… je ne veux pas, je ne peux pas… Je dois me suffire à moi-même, et je me trouverai très heureuse et très riche si vous m’aimez… »

Jamais la maison n’avait semblé plus odieuse à M. de Chanteprie, que par ce triste soir de Noël. Dans le couloir en boyau qui servait d’antichambre, il aperçut des vêtements accrochés, qui révélaient la présence de plusieurs convives. Il en fut contrarié.

Fanny le fit entrer dans une petite pièce où brûlait une veilleuse, et, la porte fermée derrière eux :

« Méchant ! Comme vous arrivez tard ! »

Qu’elle était jolie dans sa robe à paillettes noires qui l’enveloppait toute de bruissements et de reflets ! Mais Augustin ne remarqua pas la robe choisie pour lui plaire. Il dit, entre deux baisers :

« M. Rennemoulin est ici ?

— Oui. Vous le saviez donc ?

— J’ai cru faire un mensonge, tout à l’heure, en disant à ma mère que je devais voir M. Rennemoulin…

— Voilà votre conscience en repos…

— L’intention coupable demeure, ma pauvre Fanny… C’est horrible de mentir tout le temps, à tout le monde ! »

Elle faillit répondre : « Eh ! qui vous force à mentir ? N’êtes-vous pas libre ?… » Il reprit :

« Qui avez-vous encore, avec M. Rennemoulin ?

— Louise Robert, une femme charmante et malheureuse dont le défunt mari ressemblait au mien. Vous verrez aussi un de mes bons camarades, que vous avez rencontré, une fois, au Chêne-Pourpre : Georges Barral…

— Le cycliste en détresse ?

— Lui-même. Il a des façons brusques et drôles, mais c’est un ami excellent… Tous ces gens s’en iront de bonne heure, j’espère, et vous avec eux… Mais vous reviendrez.

— Et le train ?…

— Le train ?… Vous l’attendez jusqu’à demain matin, dans les bras de votre amie… Oh ! ne dis pas non !

— J’ai promis à ma mère de la voir, dès mon retour. Elle est inquiète…

— Oh ! tu ne me feras pas tant de chagrin ! dit Fanny d’une voix mouillée de larmes. Nous pourrons à peine nous parler. Envoie une dépêche, trouve un prétexte, invente quelque chose, et reste, oh ! reste, mon amour !

— Crois-tu donc que je partirai sans regrets ?… Fanny, sois raisonnable… Tu viendras à Hautfort, après-demain, dans le cher pavillon… »

Elle se résigna, de mauvaise grâce, et conduisit Augustin dans l’atelier.

Barral accueillit M. de Chanteprie par une phrase courtoise, rappelant leur unique entrevue au Chêne-Pourpre. Mme Robert et Rennemoulin examinaient curieusement le nouveau venu. Assis sur un divan, ils causaient avec une familiarité affectueuse, elle, fragile et blonde, joli type de Lamballe un peu fatiguée, un fichu de tulle sur sa robe grise, un ruban de velours noir au cou ; lui, très élégant, les cheveux en brosse rude, la figure pleine et colorée, l’œil noir, le menton lisse, la moustache retroussée au fer.

Il parla de sa revue, L’Oriflamme, et annonça qu’il préparait une étude sur la jeunesse de Racine.

« Je sais, par notre amie Mme Manolé, que vous êtes d’une famille janséniste, dit-il à Augustin. Un de vos ancêtres a été élevé aux Granges… Possédez-vous quelques mémoires ou correspondances qui pourraient m’apporter des lumières nouvelles sur la vie des jeunes gens aux Petites-Écoles ? Mme Manolé m’a presque promis votre concours…

— Elle a bien fait. Les amis de Port-Royal sont mes amis. Venez un jour à Hautfort-le-Vieux, je vous montrerai notre trésor de famille et surtout les lettres de Gaston de Chanteprie.

— J’accepte l’invitation. Elle m’est trop agréable pour que je me fasse prier, bien que je sente toute l’indiscrétion de ma requête… »

Fanny se réjouissait dans son cœur. Elle avait invité le rédacteur de L’Oriflamme un peu pour Mme Robert et beaucoup pour Augustin. Armand Rennemoulin, disert, spirituel et catholique militant, devait rassurer M. de Chanteprie. Barral, dûment chapitré, avait promis de ne pas lâcher ses paradoxes coutumiers, au travers d’une conversation que Fanny voulait sérieuse et convenable surtout ! La pauvre amoureuse, hantée d’enlever Augustin au morne milieu provincial, avait cherché autour d’elle quelle sorte de personnes pourraient se lier avec M. de Chanteprie. Elle fréquentait ce monde composite qui touche à tous les mondes, où l’on trouve des artistes, des hommes de lettres, des amateurs, des bohèmes, des journalistes, des bourgeois intelligents, d’anciens ministres, de jeunes députés, de très honnêtes femmes et des femmes faciles, des gens presque illustres et des gens presque tarés. Fanny, élevée par Jean Corvis dans ce monde bizarre, l’avait quitté pour vivre sous l’égide des Lassauguette. Elle y était rentrée par son mariage et elle faisait encore, chaque hiver, quelques visites dans les salons où elle retrouvait d’anciens camarades de son père et de son mari. Chez elle, un petit groupe d’amis étaient reçus, dans l’intimité. Les uns, artistes comme elle, avaient fini par oublier son sexe et par la traiter en confrère. Les autres s’amusaient à la regarder vivre, par curiosité. Cette jolie femme n’allait pas demeurer seule, jusqu’à cinquante ans ?… Tôt ou tard, elle « aurait quelqu’un ». Qui serait le « quelqu’un » ? Barral sans doute. Il avait des chances… Et Jules Rèche, chroniqueur au Parisien, avait déclaré, maintes fois, que Barral était « grand favori ».

Fanny, chaudement dévouée à ses amis, savait le fort et le faible de chacun. Saujon, le paysagiste, avait le bagout d’un gamin de Montrouge. Coquardeau, le sculpteur, le meilleur des hommes, ne pouvait pas dire quatre paroles sans menacer Dieu, la patrie, la famille et la propriété. Le père Bruys, vieil ouvrier d’art, camarade d’école de Jean Corvis, et « ancien combattant de la Commune », sentait quelquefois le vin… Évidemment, ni Saujon, ni Coquardeau, ni Bruys, n’avaient été élevés sur les genoux des duchesses. Et même ils n’avaient pas été élevés du tout. La politesse mondaine n’avait pas émoussé leurs angles et aplani leurs reliefs. Fanny les aimait dans leur naïveté pittoresque et parfois brutale, mais elle sentait qu’Augustin de Chanteprie éprouverait à leur contact de la répulsion, ou tout au moins de la méfiance.

Alors, elle raya de sa liste Saujon, Coquardeau, Bruys et leurs pareils. Restaient Mme Robert, Rennemoulin et Barral… Fanny avait eu des velléités d’éliminer Barral… Mais, depuis quatre ans, il ne manquait aucune réunion, toujours prêt à obliger Fanny et les camarades de Fanny. « Il a été, il a cru être amoureux », pensait la jeune femme. « J’ai été un peu coquette… Nous sommes redevenus bons amis, sans rancune, sans arrière-pensée. Il ne m’a posé aucune question indiscrète, mais il a exprimé le désir de connaître Augustin. Cela signifie qu’il accepte le fait accompli, de bonne grâce… » Dans ces conditions, comment ne pas inviter Barral ? L’éloigner serait lui manquer une injurieuse défiance, et justifier tous ses soupçons…

Ce dîner de Noël, qui réunissait des personnages si divers, commençait le mieux du monde. Augustin s’enhardissait. Il parlait avec une dignité gracieuse qui séduisait Louise Robert. Le regard de la jeune femme, allant de M. de Chanteprie à Mme Manolé, semblait dire : « Vous avez bon goût, ma chère, il est charmant… »

Au dessert, Rennemoulin gémit sur la décadence nationale : il pleura la vieille France, l’antique hiérarchie, le grand principe d’autorité. Poétiquement, il exprima son dégoût du siècle, et la nostalgie de la solitude qui grandissait chaque jour en son cœur.

Mme Robert l’écoutait, un peu triste, Augustin s’étonnait… Quoi ! ce monsieur à mine florissante, habillé par le bon tailleur, avait l’âme d’un saint Jérôme qui, dans les délices romaines, rêve aux sables du désert ?

Mais Barral ne put se tenir de répondre :

« Eh ! mon cher, vous nous la baillez belle ! Allez au couvent, vivez toute l’année à la campagne, comme M. de Chanteprie, ou, ce qui serait plus simple, enfermez-vous dans votre cabinet de travail… Il y a beaucoup d’idéalistes comme vous, mon cher Rennemoulin, qui regardent d’un œil la Jérusalem céleste, et de l’autre… le Palais-Bourbon. Tout ça finit par des mariages ou par des mandats de député. Voyez plutôt tel et tel… »

Il cita des noms qu’Augustin ne connaissait pas. Rennemoulin répondait sans mauvaise humeur :

« Je vais dans le monde, et je méprise le monde. J’y vais pour rallier à notre cause des sympathies incertaines, mais je m’y ennuie cruellement.

— Alors, reconnaissez que votre catholicisme n’est plus seulement une religion ; c’est un parti politique…

— Il le faut bien ! s’écria Rennemoulin, aigre-doux. Si tous les honnêtes gens se remuaient, comme moi, vous verriez le chambardement aux élections générales… »

Augustin croyait entendre l’abbé Le Tourneur.

Après dîner, Rennemoulin s’excusa de partir très tôt. Il allait à une réunion, chez une dame qui s’occupait d’œuvres. Augustin dut promettre d’aller le voir, à L’Oriflamme.

« Ne laissons pas les socialistes prendre l’initiative d’un rapprochement entre les intellectuels et le peuple. Allons au peuple !… Votre place, monsieur, est parmi nous. Je vous ferai connaître nos cercles, nos universités, nos coopératives… »

Rennemoulin serra les mains tendues, dit à voix basse quelques mots à Louise Robert, et s’en alla.

Pendant que Fanny servait le café, M. de Chanteprie regardait les tableaux et les moulages. Sur les murs de l’atelier, des voiles de Gênes étaient disposés en panneaux. Pas d’autres meubles qu’une table, des sièges fantaisistes et dépareillés, une armoire normande, le divan. Ça et là, des faïences, des cuivres, des estampes, des études sans cadres, des affiches, et, sur une console, quelques figurines de Tanagra et un groupe de Rodin.

Augustin ne pouvait examiner en détail cet intérieur d’artiste sans ressentir quelque malaise. Il considérait avec dégoût les gravures galantes du XVIIIe siècle et les Femmes damnées de Rodin. Comment Fanny pouvait-elle supporter la vue de ces objets qu’Augustin appelait crûment des obscénités, des ordures ? En tolérant cet étalage d’indécences, elle invitait les gens à lui manquer de respect. Que de fois Augustin l’avait priée de supprimer ces sujets de scandale !… Mais Fanny s’était presque fâchée : « Ça, des obscénités, des ordures ? Il faut que vous ayez l’imagination bien corrompue, mon ami !… »

Mme Robert s’approcha. Ils causèrent. Elle était de ces femmes plus gracieuses que belles, plus sensibles qu’intelligentes, qui plaisent au second regard. Elle parla de Rennemoulin avec une admiration contenue, et de Barral avec une horreur naïve.

« Le vilain homme !… Il ne respecte rien. C’est un matérialiste… »

Elle prononça ce mot d’un ton mystérieux, qui révélait des arrière-pensées effroyables… Et l’éloge de Rennemoulin recommença, si bien que M. de Chanteprie, interloqué, devina le secret de la jeune femme. Quoi, une femme mariée ?… Était-il possible que Rennemoulin, honnête homme, bon catholique ?…

Un coup de sonnette, l’irruption bruyante d’une bande interrompit la panégyrique. Trois jeunes gens, un vieillard, une femme, entrèrent dans l’atelier. L’un d’eux criait :

« Saujon est revenu de Normandie !… il arrive, il arrive ! Voilà Saujon !… Il apporte du saucisson, du boudin, un pâté et du gui, du gui qui vient de chez sa belle-mère !… Nous venons pour faire une surprise à Fanny ! Nous demandons l’hospitalité jusqu’à l’heure du réveillon.

— Tais-toi, Coquardeau, dit Saujon. Il y a du monde… »

Saujon affectait d’abord une raideur britannique. Il avait des cheveux longs, une toute petite barbe en deux pointes, un gilet de velours, un veston de velours, un pantalon de velours, très large, un vrai pantalon de terrassier. Sa femme, une maigre créature à bandeaux plats, s’était réfugiée dans un coin où personne ne faisait attention à elle. Le père Bruys, vieux bonhomme très blanc, très doux, à tête d’apôtre, se versa un petit verre de cognac. Saujon racontait son séjour en Normandie chez sa belle-mère. Le sculpteur Coquardeau, sorte de paysan têtu à grande barbe noire, regardait amoureusement les femmes de Rodin.

« Avant d’entamer le programme des divertissements, dit Saujon, vous allez nous montrer vos études.

— Mes études ?… Une demi-douzaine de pastels qui ne valent pas le diable.

— Ah bien ! vous vous moquez de nous, chère amie !… Vous filez au printemps, en disant : « Je vais surprendre les secrets de la nature… » Et puis, néant !… Qu’avez-vous donc fait ?

— Et vous, Saujon ?

— Moi, j’ai déniché un petit modèle que j’ai fait venir là-bas, chez ma belle-mère… Quel scandale !… La vieille n’a jamais voulu que je fasse poser la gosse dans son pré… un pré où il n’y a jamais personne… Mais si vous saviez quelle jolie fille ! Vingt ans, des seins, un ventre ! Ah !…

— Donnez-moi son adresse, dit Fanny. Je ne trouve pas de beaux modèles.

— Donne-la-moi plutôt ! » cria Rèche, qui causait dans un coin avec Barral.

Coquardeau n’y tenait plus : il alla prendre le groupe de Rodin, le plaça et le déplaça pour faire jouer les ombres. Ses gros doigts caressaient délicatement, tendrement, les croupes cambrées, les omoplates saillantes, les têtes à peine ébauchées des deux femmes. Enfin, il remit le groupe sur la console et dit d’une voix amoureuse :

« Épatant ! »

Tous parlaient à la fois, et M. de Chanteprie écoutait, regardait, assis au bout du divan. Ces gens assemblés ne parlaient ni d’argent, ni de femmes, ni de petits événements de leur vie quotidienne. Ils n’avaient point d’autre souci que l’art, la littérature, la politique, et, par un contraste déconcertant, leur émotion s’exprimait en paradoxes bizarres. L’argot des ateliers, ou du boulevard, donnait une forme ironique à leurs enthousiasmes sincères et à leurs sincères indignations. L’un débitait des folies sur un ton sérieux ; l’autre disait légèrement des choses graves.

En vrai provincial qu’il était, M. de Chanteprie les avait considérés d’abord comme des Parisiens bavards, mais il voyait, peu à peu, se dessiner le caractère de chaque personnage. Saujon avouait fièrement la pauvreté joyeuse, l’ardente foi de l’artiste. Un rêve de justice universelle habitait sous le front têtu de Coquardeau, sous le front lassé du père Bruys. Rèche, c’était le besogneux élégant, l’ingénieux Protée qui voit tout, connaît tout, dépiste à travers Paris « l’actualité » capricieuse. Barral, c’était le dilettante, habile à tirer de toutes choses les éléments d’un plaisir. Fanny Manolé, Louise Robert, c’étaient l’Ève brune et l’Ève blonde, c’était l’amour… Et tous vibraient d’une vie centuplée par le contact des autres vies ; tous apportaient l’écho d’une immense rumeur, le reflet d’un foyer immense. Ils étaient de leur temps et de leur pays, ceux-là ! Par eux, à travers eux, Augustin devinait un monde inconnu, ce que l’Église nomme d’un nom significatif : « le Siècle ».

Et parmi ces hommes et ces femmes, il éprouvait l’angoisse nerveuse d’un voyageur égaré, chez des gens dont il n’entend point la langue. Qu’y avait-il de commun entre eux et lui ? Aucun mode de pensée ou de sentiment. Ils ne reconnaissaient pas la même loi. Ils n’avaient pas la même raison de vivre.

Et c’étaient des chrétiens rachetés par le sang de Jésus, lavés par le baptême… Avaient-ils souci de leur âme ? Considéraient-ils comme la règle unique de leurs actions l’intérêt de cette âme immortelle ? Songeaient-ils quelquefois à l’éternité de bonheur ou de souffrance qui les attendait ? Savaient-ils seulement qu’ils avaient une âme ?

Non. L’horizon de la vie terrestre bornait leur vue et leur désir. Rennemoulin parlait bien de devoir et de religion, mais le catholicisme de Rennemoulin n’était qu’une attitude littéraire, une théorie politique, un moyen de parvenir et de gouverner. Rennemoulin n’appartenait-il pas à cette catégorie de catholiques qui prétendent conserver la morale chrétienne tout en négligeant le dogme et en se dispensant de la pratique ?… Il faisait des conférences, il ne faisait pas oraison.

« Je suis seul ! je suis seul ! » pensait douloureusement Augustin, et sa tristesse spirituelle lui donnait un air de timidité farouche. Vainement Fanny, navrée, l’appelait du regard. Il prononçait à peine quelques monosyllabes ; il se réfugiait des l’ombre. Et une espèce de rancune lui venait contre la femme qui l’avait tiré de sa solitude, et dont l’amour l’avait conduit là… Pour elle aussi, chez elle, il était l’étranger.