La Maison du péché (éd. 1941)/XXII

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Trente artistes s’étaient groupés pour exposer, à frais communs, des objets d’art, émaux, verreries, étains, céramiques. Et c’était l’inauguration de cette « Exposition des Trente », à la Galerie Petitot.

La longue salle au plafond vitré, au tapis rouge, aux murs rouges, aux canapés rouges entourant les sveltes palmiers dont on ne voyait plus la tige, la salle toute bourdonnante de voix, chaude comme une serre, était obliquement traversée d’un rais de soleil vaporeux. Irisée par ce rayon, une poussière flottait et, dans l’harmonie bleuâtre d’une peinture impressionniste, accordait mille taches, colorées, disparates : les verts acides, les violets sourds, les bleus crus, les rouges neutres ou vifs des toilettes, l’or neuf des cadres, les blonds divers des chevelures, la pâleur des visages fardés où l’on ne distinguait, de loin, que les taches sombres des yeux et la tache pourpre des lèvres.

« Surveillez la porte ! » s’écria Barral séparé brusquement de Rennemoulin.

Ils attendaient Fanny. Elle avait promis de les retrouver, à quatre heures précises, devant la vitrine qui renfermait son exposition particulière : une série de cuirs décorés pour la reliure de la maroquinerie.

Un remous de la foule poussa devant eux Saujon et Coquardeau, le peintre vêtu d’une cape noire et d’un chapeau mou, le sculpteur habillé comme un manœuvre endimanché. Mme Saujon suivait, bizarre avec son petit chapeau de feutre gris sur des bandeaux botticellesques.

« Très bien, vos étains, très jolis ! dit Barral à Coquardeau. Pourquoi n’avez-vous pas exposé, Saujon ?

— Pas le temps… dèche… le Salon… un gosse…

— Je vous félicite tout de même : ça vous fera un modèle d’enfant à domicile… Dites donc, vous n’avez pas vu Mme Manolé ?

— Non, mais j’ai vu ses envois. Très gentilles, ces petites machines… Il y a un joli sentiment de la forme décorative, à la japonaise. Fanny Manolé a quelquefois des idées pas bêtes du tout. On voit qu’elle a été à l’école du papa Corvis et à l’école de la nature. Elle serait une artiste, notre camarade Fanny, si elle pouvait envoyer l’amour au diable, l’amour, trouble-fête et trouble-travail !… Le grand artiste est un grand égoïste. C’est pour cette raison que les femmes sont toujours inférieures. Leur fonction, à elles, leur génie, c’est l’amour… Rappelez-vous le joli mot de Porto-Riche : « Au fond de tout talent de femme, il y a un bonheur manqué… » Pauvre Fanny !

— Ce n’est pas à moi qu’il faut dire ces choses : c’est à Mme Manolé… La voici ! »

Fanny, en robe noire, s’approchait du groupe qui l’accueillait par des compliments et des reproches.

« Venez, dit Barral, il faut que je vous présente Ferroy… »

Il arrêtait au passage un vieux monsieur à la barbe blanche, au nez couleur d’aubergine, aux yeux saillants et veinés.

« Cher maître, vous n’avez pas oublié la fille de Jean Corvis ?… Je sollicite toute votre bienveillance pour elle… Regardez ses envois. Vous en serez charmé.

— Je suis déjà tout charmé de connaître madame », dit Ferroy en avançant sa figure cramoisie vers Mme Manolé.

Cependant Barral l’entraînait :

« Par ici, cher maître !… »

Et, devant la vitrine, il s’extasiait… Ces cuirs travaillés par le feu ou par les acides, cette décoration où les plantes et les bestioles communes composaient des motifs charmants, c’était, comme disait Saujon, une idée « pas bête du tout », originale et amusante.

« Je n’oublierai pas… Madame Manolé, dites-vous ?… – Le gros homme écrivait le nom et l’adresse de Fanny : 2 bis, rue Boissonade… – Il faudra venir me voir, madame. Nous causerons, et puis, j’irai à votre atelier. Vous avez un jour ?… Non ?… Tant mieux. Nous prendrons rendez-vous. Nous serons plus tranquilles pour voir vos études. Mais venez d’abord. Je reçois tous les mardis de quatre à six… Venez de bonne heure. N’est-ce pas, vous viendrez ? J’y compte.

— Vous l’avez conquis, dit Barral pendant que Ferroy s’éloignait dans le remous de la foule. Il va vous lancer, ce gros poussah… Mais je n’avais pas prévu l’invitation, et ça, Fanny, c’est une tuile !…

— Une tuile ?…

— Oui. Quand une femme va chez Ferroy, il est respectueux pendant le premier quart d’heure, puis il est paternel, puis il est familier… Et bientôt, il demande à la visiteuse quelle est la couleur de sa jarretière, et il s’assure qu’elle n’a point menti…

— Et vous me présentez cet individu ?

— Il peut vous servir, cet individu ! Et il ne vous prendra pas de force… C’est à vous de savoir vous défendre… Ne criez pas : « Au feu ! » pour des bagatelles, mais arrêtez le personnage quand il deviendra trop… entreprenant… Oh ! sans vous fâcher, avec un mot spirituel et un sourire…

— Quel chantage ignoble ! dit Fanny. Est-ce que vraiment il y a des femmes qui, pour un article de Ferroy… ?

— S’il y en a !…

— Eh bien, il peut attendre longtemps ma visite, votre Ferroy… On étouffe… Quelle cohue ! Venez, Rennemoulin, partons.

— Ah ! J’ai soif, dit Barral. J’ai avalé de la poussière pendant deux heures à vous attendre. Allons prendre des cocktails… Et puis Rennemoulin ira chercher notre amie Mme Robert et nous dînerons tous quatre ensemble. Je veux célébrer par un festin la gloire prochaine de Mme Manolé… »

Le bar anglo-américain était presque vide. Barral fit entrer ses amis dans un salon aux boiseries d’acajou, pareil à une cabine de paquebot, et il commanda les effroyables mixtures composées d’alcools divers, de citron, d’épices, de soda et de glace pilée.

Fanny but un verre de porto.

« Que devient M. de Chanteprie ? demanda Rennemoulin. Il a donc repris la vie champêtre ?… C’est ce qu’il avait de mieux à faire, le pauvre garçon !

— Je pensais le voir aujourd’hui, mais il m’a prévenue qu’il ne viendrait pas. »

Rennemoulin continua :

« Il ne m’a plus donné de ses nouvelles. Je crains bien que nous ne soyons brouillés, lui et moi. Votre ami, madame, n’a pas le sens des réalités… Nos camarades regardaient de travers cette recrue dangereuse qui nous aurait bientôt tous compromis… Il sait discuter ; sa logique inflexible pouvait troubler nos adhérents… Quelques jours de plus, et M. de Chanteprie nous eût appelés jésuites. On n’aime pas ce mot-là… Et voyez le surprenant effet d’une instruction religieuse trop complète : M. de Chanteprie, janséniste et gallican au fond du cœur, accepte sans enthousiasme le dogme de l’infaillibilité… et il se croit plus infaillible que le Pape !… Allons, je vais chercher Mme Robert et je vous la ramène, dans une demi-heure.

— Hâtez-vous ! » dit Fanny.

Quand Barral fut seul avec elle, il lui dit d’un air de reproche : C’est à cause de lui, n’est-ce pas ? Vous l’attendiez ?

— Il m’avait juré qu’il accompagnerait à cette inauguration. Je m’en promettais tant de joie !… Ah ! Georges, quelle vie ! quel supplice !… Je suis à bout de forces, désespérée ! Qui me délivrera de cet amour ?…

— Qui vous en délivrera ?… M. de Chanteprie lui-même… Mais pas encore, Fanny, pas tout de suite. Vous n’avez pas assez souffert. Vous gardez je ne sais quelle espérance. Vous avez foi dans le hasard, l’occasion, le temps, que sais-je ?… Il faut que votre amant vous enlève ces suprêmes illusions… Pourtant des symptômes probants me persuadent que l’heure de votre libération va sonner… Vous avez dit : « Qui me délivrera de cet amour ! » Vous n’êtes pas tout à fait sincère… mais il y a un petit progrès, une nuance qui…

— Vous vous moquez de moi, je pense !

— Point du tout. Je me réjouis, respectueusement, de la fin prochaine de vos malheurs. Et remarquez que je suis désintéressé. Je ne vous fais pas la cour. Je n’use pas des privilèges que me confèrent notre amitié, votre chagrin et l’indigne conduite de M. de Chanteprie…

— Parlons d’autre chose, voulez-vous ?

— Je veux bien. N’imaginez pas que je me fasse un plaisir d’exciter votre colère d’amoureuse négligée injustement… Moi qui ne me brouillerai pas avec vous, moi qui suis un philosophe indulgent, j’aurai tout l’avenir, et je saurai choisir le meilleur moment pour plaider ma cause… Et il me semble que M. de Chanteprie travaille pour moi… »

Barral disait ces choses doucement, un bon sourire aux lèvres ; et ce sourire atténuait l’ironie voilée du regard.

« Vous avez une manière de plaisanter !… murmura Fanny. Ah ! quel homme singulier vous êtes ! Si je considère votre attitude et votre langage, vous êtes… quoi ?… Un chasseur à l’affût, qui regarde voleter un pauvre oiseau… Il y a des moments où vous me faites peur, des moments où je vous déteste, et des moments où je vous suis presque reconnaissante de ne pas m’abandonner tout à fait…

— Si je vous abandonnais, Fanny, vous seriez absolument seule. Car Saujon, Coquardeau et les autres, ce ne sont pas des amis, ce sont des camarades bien inférieurs à vous par le caractère et par l’éducation. Rennemoulin est un passant, Mme Lassauguette court les Amériques, Louise Robert ne peut vous être d’aucun secours. Vous êtes seule, et dans le monde parisien, la femme qui n’est à aucun homme, amant ou mari, paraît être à tous les hommes… Savez-vous ce que Ferroy m’a demandé, quand je lui ai parlé de vous : « Une jeune veuve, la fille de Corvis… Est-elle jolie ?

« – Oui, très jolie.

« – Avec qui est-elle ?

« – Avec personne…

« – Allons donc ! »

« Et j’ai dû me défendre de la bonne fortune qu’il m’attribuait…

— Si Augustin savait cela, dit Fanny amèrement, il comprendrait peut-être… »


Avec Mme Robert et Rennemoulin, ils dînèrent dans un restaurant à la mode, et quand ils sortirent, l’éclat des lampes, le bruit des voix, les violons des tziganes, toutes les sensations de cette soirée tourbillonnaient dans la tête lasse et lourde de Fanny. Barral décida qu’il l’accompagnerait jusque chez elle, et il appela une voiture, tandis que leurs amis s’en allaient à pied.

La voiture traversa la cour du Carrousel, toute illuminée de feux électriques, suivit le pont gardé par quatre statues, et s’engagea dans les rues presque désertes de la rive gauche.

De brève lueurs coupaient l’ombre, éclairant soudain le visage triste de Fanny, et le visage attentif de l’homme qui était près d’elle.

Par moments, il disait quelques mots :

« Êtes-vous bien ?… N’avez-vous pas froid ?… Fermez les yeux, reposez-vous… »

Il l’aimait, à sa manière, avec une sollicitude affectueuse dont elle avait perdu l’habitude.

« Je veux que vous vous sentiez à l’aise, confiante, protégée, quand nous sommes ainsi, tous deux, seuls… »

Elle ne répondait pas.

« Est-ce ma présence qui vous est désagréable !…

— Mais non, vous êtes bon… Vous êtes un ami fraternel, désintéressé. C’est admirable !

— Allez, moquez-vous de moi ! Vous aurez tout l’avantage. Je ne suis pas spirituel ce soir…

— Parce que ?…

— Parce que je suis ému…

— Sentimental ?…

— Presque.

— Alors vous êtes malade. Il faut vous soigner… »

Doucement, il se rapprocha :

« Riez, Fanny ! J’aime votre rire… J’aime l’éclair de vos dents et de vos yeux, dans la nuit… Comment un homme, aimé de vous, peut-il gâcher son bonheur ? Tant d’autres seraient fous de joie…

— Que m’importent les autres ?…

— Ainsi vous serez toujours l’amante humble et soumise, qu’on délaisse, et qui se contente de bribes d’amour ?… Vous ne prendrez jamais votre revanche ?

— Je ne suis pas maîtresse de mon cœur. Je l’ai donné ; je ne puis le reprendre.

— Essayez !

— Vous êtes fou !

— Je vous aime !

— Vous, l’ami désintéressé !

— Je vous aime… Vous m’aimerez !

— Je ne veux pas vous aimer, Georges !…

— Fanny… écoutez… Je ne vous demande pas de m’aimer, comme ça, tout de suite… Je vous gagnerai peu à peu, après, j’en suis sûr… Mais faisons une… une expérience… une folie !… que vous oublierez demain, si vous voulez, et dont je ne vous reparlerai jamais… Fanny, vous êtes malheureuse… Vous n’êtes pas aimée… Quel scrupule vous tourmente ?… Et moi, je tremble près de vous, je suis ivre de vous… Je vous veux toute… pour rompre l’enchantement, pour vous délivrer…

— Vous n’êtes pas dans votre bon sens, Georges ! »

Elle fit un mouvement pour baisser la glace de la portière, mais Barral la saisit brusquement pas la ceinture et l’attira sur ses genoux. Elle sentit un baiser brutal sur sa bouche…

« Laissez-moi !… Georges !… Laissez-moi !… »

De toute la force de ses bras, elle repoussait les caresses. Puis elle parut s’abandonner : l’étreinte se desserra, et Fanny, redressée tout à coup, de son poing libre frappa l’homme au visage…

Que se passa-t-il ensuite ?… Elle ne put jamais, le lendemain, reconstituer la scène dont les détails s’embrouillaient dans sa mémoire. Elle tenta d’ouvrir la portière. Elle pleurait. Elle répétait : « Lâche !… misérable !… » Et Barral la suppliait…

Enfin, la voiture s’arrêta. Fanny se retrouva devant sa porte, sauvée !…

Qu’il était sombre, qu’il était froid, le pauvre logement ! La femme de service n’était pas venue. Dans la chambre, des robes gisaient sur les meubles, les draps défaits coulaient jusqu’au tapis.

Fanny, secouée d’un tremblement, les joues inondées de larmes, ramassa la dépêche d’Augustin, oubliée par terre… L’idée de l’outrage reçu la brûlait toute. Son orgueil et sa pudeur souffraient… Elle avait suivi Barral, elle avait accepté sa compagnie, ses consolations… Et cet homme qui prétendait être son ami…

« Quelle honte ! Quelle honte ! sanglotait-elle en se tordant les mains. Il a pu croire… Je ne le reverrai jamais ! Mais qui m’aimera, qui me protégera contre tous et contre moi-même ? Je suis seule… toute seule… Augustin ne m’aime plus ! »