La Maison du péché (éd. 1941)/XXVII

La bibliothèque libre.
◄   XXVI XXVIII   ►





Augustin et M. Forgerus dînèrent tête à tête.

Le vieillard parla complaisamment du collège de Beyrouth et raconta son dernier voyage.

« Vous reprenez votre ancienne chambre, dit Augustin, au beau milieu du récit qu’il n’écoutait pas. J’ai fait chercher vos bagages chez M. Courdimanche. Ce soir, comme naguère, vous dormirez près de moi, dans la Maison du Pavot.

— Je pensais loger chez M. Courdimanche… Mais vous avez eu là une bonne pensée, Augustin… Vous aimez donc encore un peu le vieux maître ?

— Pourquoi le vieux maître est-il parti ?

— Parce qu’il avait un devoir à remplir, et parce que son élève était un homme.

— Un homme !… Un enfant nourri de songes, étranger parmi les hommes de son âge et de son pays… À quoi étais-je bon dans ce siècle ? Mais vous ne pouvez pas savoir, vous non plus. Vous étiez un savant, un solitaire… Qu’espériez-vous faire de moi ?

— Un chrétien.

— Oui… un gentilhomme campagnard de la vieille France, catholique à l’ancienne mode, bon latiniste, bon jardinier, bon chasseur et tout disposé à conclure un mariage « où l’amour et l’intérêt n’eussent point de part… » Mais à la fin du XIXe siècle, un tel homme apparaît comme un personnage de roman. Personne ne m’a compris… Jeté dans le monde, j’y ai senti l’air irrespirable.

— Et moi, dit Forgerus tristement, j’ai passé mon existence entre les murailles d’une classe ou d’une bibliothèque… Puis j’ai connu votre mère, cette âme effrayante de pureté que hante le regret du cloître et qui s’est toujours débattue contre sa prison de chair… Dans cette maison, dans ces jardins, j’ai subi la fascination du passé. J’ai cru que l’esprit de Port-Royal, imprégnant ici toutes choses, passait en moi… et en vous… Et sans doute, malgré ma bonne volonté, mon dévouement, ai-je été, pour vous, un mauvais maître.

— Ne vous condamnez pas quand personne ne vous accuse ! Ni vous ni moi nous ne sommes venus à notre heure, et nous sommes nés trois cents ans trop tard… J’ai bientôt compris que j’étais un anachronisme vivant, une plante déracinée… Voyez l’étrange destin de ces derniers Chanteprie : mon père, un malade, un mélancolique, qui passa dans la vie comme une ombre ; ma mère, une malade aussi, obsédée par le regret du couvent ; et moi, le fils de leurs tristes noces, conçu dans la haine de l’amour, malheureux dans le monde, malheureux dans la solitude, demandant à la foi la douceur sensible de la tendresse humaine, à la tendresse humaine l’infini de l’amour divin… À quoi servent des gens comme nous ? Que font-ils dans ce siècle ? Où est leur place ? Dans le cloître ou dans le cimetière.

— Le cloître vous est ouvert.

— Je ne m’y sens point appelé par la voix divine ; je n’ai point l’âme d’un Rancé… Venez, mon cher maître, venez reconnaître votre chambre. »

Ils suivirent la grande allée de la terrasse. Les noires charmilles se dressaient sous le ciel noir, et le vent roulait un parfum frais et vert, âpre et suave, les mille arômes confondus qu’exhalait le jardin de Jacquine. M. Forgerus se rappela qu’il avait suivi cette allée et respiré ce parfum, pour la première fois, treize ans plus tôt, en compagnie de la Chavoche.

« Elle me haïssait déjà… Et maintenant, elle me réserve quelque surprise… Oh ! si je n’emmène pas Augustin avant deux jours, tout est perdu !… »

M. de Chanteprie conduisit le précepteur dans la chambre demeurée intacte depuis son départ. Forgerus se plut à revoir le petit lit de fer, l’armoire, la table et la lampe de faïence coiffée d’un abat-jour bleu.

« Vous devez être las, dit le jeune homme. Je me retire.

— Oh ! oh ! fit Élie en le rattrapant par le bras, je ne vous tiens pas quitte encore… Mettez la lampe sur la table ; asseyez-vous ici… Tout à l’heure, mon cher enfant, vous avez dit, à peu près : « Je n’ai d’autre refuge que le cimetière ou le cloître. » Et je vous ai répondu : « Le cloître vous est ouvert. » Mais il paraît que vous n’avez pas l’âme d’un Rancé… Que faire, alors ?… Je n’ai pas envie de vous voir mourir, et je souhaite que vous trouviez votre place dans le monde.

— Ce sera difficile…

— Il vous faudrait Port-Royal, avec l’indépendance relative, la règle volontairement acceptée, l’absence de vœux qui rassure les consciences scrupuleuses, le travail intellectuel et manuel…

— Oui. Je lisais hier, avec une émotion profonde, l’histoire d’Étienne de Chanteprie, ce poète aimé des dames, qui demanda par grâce qu’on le mît garde-bois, à Port-Royal, et qui fit une sainte mort dans les bras de M. de Saci et de M. le Maistre… Ah ! que j’eusse été heureux de marcher avec lui dans les terres, de porter le petit justaucorps de toile, de copier les manuscrits de M. Arnauld et même de m’occuper à la cuisine avec M. d’Éragny, « gentilhomme du Vexin » !… Que de fois, je me suis plu à vivre, par l’imagination, cette vie des Solitaires !… Mais il n’y a plus de Port-Royal…

— S’il y avait un Port-Royal en France, j’y serais, Augustin, et je vous y recevrais avec joie. Ignorez-vous pourtant qu’il existe encore, de nos jours, des couvents, des asiles, des hôpitaux d’âmes où des hommes très saints et très savants reçoivent, pour quelques semaines, les pécheurs comme nous ? Vous savez qu’avant de partir pour Beyrouth, j’ai eu le très grand bonheur de faire une retraite dans une abbaye cistercienne du Limousin…

— À la Trappe de Saint-Marcellin ?

— Précisément. Le Père abbé est mon ami d’enfance. J’irai lui demander l’hospitalité, ces jours-ci, une longue hospitalité… Dom Robert met sa bibliothèque à ma disposition. J’en ai l’âme toute réjouie. »

Il décrivit le monastère bâti dans la vallée, ceint d’une muraille vaporeuse par la brume des étangs ; la ruche muette de la ferme ; les frères convers en robe brune et en sabots, menant la charrue ou fauchant les foins ; les pères de chœur en coule blanche ; et la beauté des offices nocturnes, et la douceur des méditations, et le silence…

« Oui, ce serait le havre du salut.

— Dites un mot, je vous emmène.

— Quand ?

— Demain… Après-demain, au plus tard… Dom Robert m’attend.

— Demain !

— Il faut que vous sortiez d’ici, tous liens rompus. Je vous enlève, je vous isole sur une terre sacrée, sans autre horizon que le ciel.

— Demain !… Mais puis-je briser ces liens qui m’enserrent, puis-je me retrouver libre, demain ? C’est impossible !… Laissez-moi réfléchir encore… Je ne peux pas m’en aller, sans voir Fanny, sans lui dire adieu…

— Non, mon cher enfant, dit Forgerus, il faut faire le sacrifice entier sans lâche complaisance, et non pas dans huit jours, non pas dans trois jours, non pas demain : aujourd’hui même… Et vous le ferez, généreusement. Ce sacrifice épouvante la nature ; il paraît inhumain parce qu’il est surhumain, et certes aucun homme, par ses seules forces, ne saurait l’accomplir… C’est la parole de l’Apôtre : « Je ne peux rien, mais je peux tout en Celui qui me fortifie… » Dieu vous fortifiera. Dieu vous aide, obscurément, à votre insu. Il vous a sauvé de l’habituelle mortelle en multipliant vos dégoûts : il a changé pour vous en fruits de cendre ces voluptés, les plus douces aux hommes charnels ; il vous a tourmenté, harcelé, réveillé sans trêve, et il n’y a pas eu d’heure délicieuse où vous n’ayez senti son aiguillon. À peine faites-vous un pas vers la pénitence, vous êtes porté, soulevé ; et cette femme que vous croyez encore si proche de vous, si étroitement liée à vous, vous êtes déjà très loin d’elle. En vérité, je suis confondu, saisi d’admiration, si je considère l’œuvre du Seigneur en vous… Mais si je considère l’état où vous tomberiez par une rechute, je suis frappé de crainte et de douleur. Quelle déchéance ! Quelle misère !… Et je ne parle pas seulement des disgrâces dont vous seriez accablé ; ni de ces querelles, de ces jalousies, de ces compromissions secrètes, rançon infamante de l’amour humain. Je parle de la misère d’une âme enlisée dans l’habitude, incapable même de souffrir… N’appréhendez-vous pas cette mort spirituelle, ce silence de Dieu ?… »

Longtemps, M. Forgerus parla. Répondant aux questions, anéantissant les objections avant même qu’Augustin les eût formulées, il exprimait avec un art singulier les intimes aspirations de cette pauvre âme fascinée par un chimérique idéal. L’homme vieillissant, qui n’avait connu les passions que dans les livres et qui s’était volontairement plié, dès sa jeunesse, aux rigueurs d’une vie presque ascétique, disait en mots enflammés l’orgueil des chastes, la souillure de la femme, la décevante infamie de l’amour… Augustin, exténué par ce débat, ne discutait plus. Il cédait, malgré lui, à la promesse du repos. Être en paix, seul, ne plus rien voir, ne plus rien entendre !…

Il murmura :

« Si je consentais à vous suivre, vous me laisseriez la revoir, dites ?… Une seule fois !… Devant vous !… Je ne toucherais même pas sa main… Je lui expliquerais seulement… »

La douloureuse anxiété de ses yeux meurtris, de ses lèvres pâles, émut Forgerus.

« Une seule fois !… Je vous en supplie, mon cher maître !…

— Mon pauvre enfant, vous me faites peine… Épargnez-vous le péril de cet adieu… Quoi ! vous pleurez !

— Mon cœur éclate… Il me semble que je vais mourir… Ah ! Fanny, mon cher trésor, ma bien-aimée !… Je vois ce visage si doux, ces yeux chéris, ces lèvres, tout convulsés de désespoir… Fanny, ma Fanny !… Que fera-t-elle, où sera-t-elle, dans un mois, dans un an ?… Dans un an ! Elle m’aura oublié sans doute, car, vous l’avez dit, elle n’est pas la femme d’un seul amour… Elle me méprisera pour se consoler de moi, ou peut-être… Ah ! qu’elle soit malheureuse par moi, demain, et puis heureuse avec un autre homme, je ne puis pas supporter cette pensée… Cela me fait trop de mal !…

— J’ai prononcé une parole imprudente, dit plus doucement M. Forgerus. L’inquiétude jalouse vous tenaille… Allons, ne tournez pas la tête, n’ayez pas honte de vos pleurs… C’est le dernier tribut que vous payez aux faiblesses de la nature. J’ai pitié de vous, oh ! tant de pitié !… Mais je me trompais, aujourd’hui, en vous disant : « Perdez le souci de cette âme ! » Si l’amie que vous pleurez n’est pas une créature tout à fait vile, elle sera touchée par vos exemples plus qu’elle ne le fut par vos discours. Dieu accordera peut-être à votre repentir la grâce d’une conversion refusée à vos prières. Du sacrifice d’un seul pourra sortir le salut de tous deux… »

Augustin leva la tête ; ses yeux étaient pleins de larmes qui ne tombaient pas.

« Vous savez, mon enfant, ce qu’on appelle la « substitution mystique », et comment les saints prirent à leur charge les tentations des faibles et les crimes des pécheurs. C’est la forme la plus haute et la plus pure de la charité chrétienne… L’innocent souffre volontairement pour le coupable ; et le pénitent pour l’impénitent… Eh bien ? tout imparfait que vous êtes, imitez cette générosité sublime. Appliquez à celle que vous aimez l’humble mérite de votre pénitence. Priez pour elle, souffrez pour elle, satisfaites à la justice du Dieu offensé par elle, soyez la rançon vivante de sa faute et de son erreur. Elle cherche la joie : vous cherchez la souffrance, elle veut être chérie et admirée : vous serez délaissé de tous et méconnu ; elle se plaît à la diversité des spectacles, à tous les plaisirs de la curiosité, à toutes les voluptés des sens : vous ne regarderez le monde que pour y contempler les choses invisibles peintes dans les choses visibles, vous n’aurez d’ouïe et de voix que pour la prière, vous châtierez votre corps comme un ennemi. Alors, – je veux l’espérer, – l’équilibre du péché et de la souffrance se rétablira dans les balances du Juge. La grâce sera donnée à la pécheresse qui ne l’a point demandée, ni méritée, et à vous, mon fils, par surcroît. »

M. de Chanteprie demeurait incertain, ébranlé… Forgerus l’exhorta encore.

« Rentrez dans votre chambre, conclut-il. Demain, nous entendrons la messe ensemble, et vous me ferez connaître votre résolution… Et priez, cette nuit, ardemment !… Moi, je n’ai plus rien à vous dire. Dieu saura bien achever l’œuvre qu’il a commencée en vous. »