La Maladie de l’idéal, d’après les confessions d’un rêveur

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La Maladie de l’idéal, d’après les confessions d’un rêveur
Revue des Deux Mondes3e période, tome 55 (p. 798-816).
LA
MALADIE DE L'IDEAL
D'APRES LES CONFESSIONS D'UN RÊVEUR

Henri-Frédéric Amiel : Fragmens d’un journal intime, précédés d’une étude par M. Edmond Scherer.

Un rêveur ? il faut s’entendre sur ce mot. Il y a des rêves stériles qui se détruisent à mesure qu’ils se forment et s’évaporent avec la filmée des cigares dont ils sont nés. Il y en a d’autres qui sont une action perpétuelle de la pensée, mais que nous appelons rêves, parce qu’ils ne se déterminent pas sous une forme plastique. Qu’importe l’origine si le résultat mérite de vivre, malgré le défaut de suite et l’incohérence des détails, par la sincérité des impressions ressenties et du style qui les a fixées ? Le rêveur dont nous avons sous les yeux la confession journalière écrivait un jour, avec la mélancolie qui remplit et attendrit ces pages posthumes : « L’inachevé n’est rien. » Ce mot n’est pas tout à fait juste, et si celui qui l’a écrit pouvait assister au succès de sympathie qui accueille ce qu’il appelait « le testament de sa pensée et de son cœur, » il verrait, qu’il avait tort cette fois, que l’inachevé peut être quelque chose, qu’il peut même survivre à des œuvres achevées qui ont pu se croire un jour sûres de l’avenir. Sur ces notes, sur ces pages suspendues par la timidité de l’auteur ou l’incapacité d’un long effort, il y a comme une grâce indéfinissable qui en complète le charme et même des traces de force momentanée qui en rehaussent singulièrement l’effet.

Il semble que chaque écrivain, chaque artiste soit séparé de la région où brille son idéal par un fleuve qu’il faut franchir pour atteindre le but désiré. Le devoir n’est pas douteux ; il s’impose clairement aux vaillans et aux résolus. Il faut se jeter au péril des flots, les dompter, et ce n’est qu’après avoir rompu le courant contraire, que, brisé parfois, meurtri par la lutte, on se relève sur l’autre bord, mais vainqueur. Faut-il croire pourtant que tous ceux qui ne se jettent pas résolument, à travers le flot, à la conquête de la rive opposée perdent la substance de leur vie et tout leur temps en inutiles désirs et en vains regrets ? Ils ressemblent au paysan qui attend, assis sur la rive, que le fleuve ait cessé de couler :

… Expectat dum defluat amnis ; at ille
Labitur et labetur in omne volubilis œvum.


Beaucoup, sans doute, victimes de quelque impuissance secrète, restent ainsi immobiles, inertes, jetant un regard désespéré sur l’autre rive. Mais quelques-uns, parmi ces immobiles, ne le sont qu’en apparence ; ils travaillent, pensent, réfléchissent ; ils s’observent eux-mêmes, ils observent la réalité diverse et fuyante qui, comme le fleuve d’Horace, s’écoule et se renouvelle éternellement devant eux, et ce n’est pas là un spectacle monotone à ceux qui savent regarder. Ils notent avec une puissance de réflexion particulière les accidens de lumière qui se jouent à la surface du flot, les paysages qui s’y reflètent, l’intensité variée du courant ; ils s’intéressent aux efforts de ceux qui, plus hardis ou plus habiles, essaient de le franchir ; ils comptent les traversées heureuses et les résultats obtenus ; ils constatent les échecs de ceux qui n’ont pu atteindre le but et les raisons de ces échecs ; ils réfléchissent profondément sur ce qu’ils voient et ce qu’ils éprouvent eux-mêmes. Il se trouve que, sans avoir réalisé une de ces œuvres dont ils nourrissent l’éternel et amer regret, ils ont fait mieux sans s’en douter ; ils ont vu se dérouler devant eux, ils ont saisi dans ses aspects mobiles toute une vie intérieure dont l’image fidèle est bien une œuvre d’art aussi. — J’avoue l’attrait que je ressens pour ces existences d’analyse et de pensée intime, non dispersée au dehors, pour ces talens incomplets que l’on sent supérieurs à l’opinion qu’ils ont donnée d’eux-mêmes, qui ont fait, de leurs regrets ou de leurs remords d’artistes inachevés, de leurs découragemens, de leurs timidités, une œuvre d’un genre à part, égale en intérêt dramatique à toutes les autres. Natures d’élite, à qui il n’a manqué pour un ouvrage définitif ou bien que le temps, comme à cet aimable Alfred Tonnelle, ou qu’un ressort de volonté plus énergique, comme à Maurice de Guérin, ou qu’une idée moins décourageante des devoirs de l’écrivain, un goût plus facile à se satisfaire lui-même, comme à Doudan, qui, moins spéculatif et moins perdu dans le rêve, offrait pourtant quelques accords secrets avec Amiel, et lui aussi, par une sorte de nostalgie de l’idéal, déserta toujours les responsabilités de la vie aussi bien que les grandes œuvres.


I

Voici un homme confiné dans une destinée médiocre, dans une ville qui n’a pas la prétention d’être une grande capitale, isolé dans un milieu qui, par certains côtés, l’offense et le blesse, sauf quelques rares amis que la vie éloigne de lui et disperse à travers le monde. Mais cette destinée a été préparée par une forte culture philosophique et littéraire, par des voyages en Italie et en France, par un long séjour en Allemagne. Cette ville, c’est Genève, petite par son étendue et sa population, mais une ville d’une civilisation cosmopolite dont l’atmosphère est comme chargée, saturée d’idées voyageuses, venues de tous les points de l’Europe. Ces amis dont la sollicitude l’entoure, qui l’excitent sans trêve à la production intellectuelle, ce sont des écrivains, des artistes, des philosophes, les Naville, les Scherer, et, dans les générations plus jeunes, les Marc Monnier, les Cherbuliez. De tout cela devait sortir un grand travail d’idées, Sous la monotonie extérieure d’une existence à qui ce beau pays semblait offrir de plus vastes horizons que le destin ne lui en avait ouvert, il y avait comme une fermentation intellectuelle dont beaucoup ne s’apercevaient pas et dont ce Journal intime a révélé tardivement à ses amis eux-mêmes l’ardent et délicat secret.

Henri Amiel, mort il y a dix-huit mois à Genève, le 11 mai 1881, à l’âge de soixante ans, était un inconnu ou à peu près pour la France, dont il pratiquait la littérature en vrai critique et dont il maniait habilement la langue. Plusieurs ouvrages, écrits avec grand soin et même avec une sorte de raffinement, n’avaient pas fait franchir à son nom cette zone de la petite patrie où il vivait et qui garde en réserve un certain nombre de célébrités locales, dignes assurément d’un plus vaste théâtre. Peut-être y avait-il à cette obscurité relative des motifs dont nous tâcherons de nous rendre compte plus tard. Quoi qu’il en fût, ce nom, quelquefois cité dans des articles d’amis que l’on soupçonnait de complaisance, n’était pas de ceux qui s’étaient imposés à la curiosité de Paris. On ne s’était guère enquis de lui, et le lendemain de chacun de ses ouvrages la critique littéraire passait à l’ordre du jour. Sa mort ne fit aucune impression ; ce n’est que depuis quelques jours à peine que l’on s’informe de sa vie. A cet égard, nous ne trouvons qu’un petit nombre de renseignemens positifs dans l’étude de M. Scherer, qui ne se préoccupe guère, avec raison, que de la biographie morale, bien plus intéressante que l’autre. Quelques faits et quelques dates nous suffiront d’ailleurs pour tracer le cadre de cette existence, toute remplie par la pensée. Nous les emprunterons à son ami, je dirais presque son révélateur ; car c’est lui, sans doute, qui aura inspiré aux éditeurs le courage de mettre enfin à sa place et dans sa vraie lumière, par une exhumation de feuilles condamnées à périr, la figure étrange et sympathique de ce méditatif.

Il s’exhale de plusieurs de ces feuilles retrouvées un souvenir amer des années d’enfance et même de première jeunesse. M. Scherer nous dit que ce qu’il a pu savoir ne justifie pas complètement des impressions si douloureuses. Amiel fut orphelin de bonne heure, ce qui sans doute est un très grand malheur et prédispose une âme délicate à souffrir ; mais quand il se plaint ensuite d’avoir été jeté comme étudiant dans la société de camarades railleurs et égoïstes, on fait observer avec raison que c’est assez la manière d’être de la jeunesse, et que d’ailleurs Amiel forma aussi sur les bancs de l’école de bonnes et durables amitiés. De même, quand il accuse avec quelque vivacité l’esprit genevois comme incompatible avec sa nature, quand il gémit d’avoir été tout jeune rejeté sur lui-même, condamné à la défiance et à la solitude, c’est la société en général qui est en cause plutôt que le tempérament national, avec lequel il prétend ne pouvoir s’accommoder. Il y a difficulté de vivre partout, pour un penseur et pour un artiste en contact avec les défauts des autres hommes, d’ordinaire très pratiques et portés à la moquerie pour tout ce qui s’élève ou s’isole. « Le monde est à peu près partout le même. Il ne faut pas lui demander de ressembler à une université allemande. »

C’est là, en effet, dans les universités allemandes, qu’Amiel avait trouvé la vraie patrie de sa jeunesse imaginative. Sept années (de 1842 à 1849) avaient été consacrées à des voyages en Italie, en France, en Allemagne. Un séjour très prolongé à Heidelberg et à Berlin représentait pour lui les Années d’apprentissage que Goethe impose à Wilhelm Meister. « Ces années, disait-il plus tard, ont été les plus importantes de ma vie ; elles ont été le noviciat de mon intelligence, l’initiation de mon être à l’être[1]. » Une sorte de mysticisme vague, de piété panthéistique, une émotion religieuse achevant le mouvement scientifique et transfigurant la pensée en amour, semble, à cette époque, s’être emparé de lui et gouverner les puissances inquiètes de son âme. Il célébrait en écrivant à ses amis « ces momens de résonance parfaite, d’harmonie intérieure, où la contemplation fait vibrer toutes les fibres de l’âme… ces heures où tout est transparent, où l’on aime toute la création, où l’on palpite dans la lumière… » Et plus tard, se souvenant des bonnes fortunes idéales de ce temps privilégié, « il n’est pas de joies si profondes, disait-il, que je ne les aie traversées. Ravissement du beau, félicité pure de la sainteté, sérénité lumineuse du génie mathématique, contemplation sympathique de l’historien, passion recueillie de l’érudit, culte respectueux et fervent du naturaliste, ineffables tendresses d’un amour sans limites, joie de l’artiste créateur, vibrations à l’unisson de toutes les cordes : n’ai-je pas eu des heures pour tous ces sentimens[2] ? » En même temps, il s’exhortait, dans son cabinet d’études qui était comme un sanctuaire, à une sorte de stoïcisme à la façon de Zénon ou de Spinoza : « Si la mort te laisse du temps, tant mieux. Si elle t’emporte, tant mieux encore. Si elle te tue à demi, tant mieux toujours, elle te ferme la carrière du succès pour t’ouvrir celle de l’héroïsme, de la résignation et de la grandeur morale. Toute vie a sa grandeur, et comme il t’est impossible de sortir de Dieu, le mieux est d’y élire sciemment domicile[3]. »

Évidemment sa vie intellectuelle est alors sous l’empire magique de l’idéalisme de Schelling, qu’il a dû entendre et pratiquer à Berlin, dans la seconde manière de cette philosophie attirante et vague, où le maître illustre tenta de christianiser son panthéisme. C’est de cette empreinte que l’esprit d’Amiel parait avoir reçu et gardé la trace la plus profonde. N’est-ce pas encore le disciple de Schelling qui écrivait à la même date des pensées dans le genre de celle-ci ? « Juger notre époque au point de vue de l’histoire universelle, l’histoire au point de vue des périodes géologiques, la géologie au point de vue de l’astronomie, c’est un affranchissement pour la pensée. Quand la durée d’une vie d’homme ou d’un peuple nous apparaît aussi microscopique que celle d’un moucheron, et inversement la vie d’un éphémère aussi infinie que celle d’un corps céleste avec toute sa poussière de nations, nous nous sentons bien petits et bien grands, et nous pouvons dominer de toute la hauteur des sphères notre petite existence et les petits tourbillons qui agitent notre petite Europe. » Des hauteurs de l’empyrée où trônait alors son esprit au centre des idées pures, dans l’idéal éther où toute vie remonte, d’où toute vie descend, qu’était-ce, en effet, que le jeu puéril et violent des rois et des peuples ? Qu’était-ce que la lutte de Frédéric-Guillaume IV avec la diète, ou la révolution de 1848, ou le parlement de Francfort ? Des jeux de fourmilières, un tourbillon d’atomes dans un coin perdu de l’espace, l’agitation d’une minute. — Certes, une pareille initiation dut avoir une grande influence sur le développement ultérieur de son esprit. Mais tout ne fut pas gain pour le jeune néophyte de la philosophie germanique. Il avouait lui-même plus tard qu’il avait eu quelque peine à secouer le joug un peu lourd qu’il avait mis sur sa pensée ; certaines habitudes d’idées, certaines étrangetés de style qui restèrent en lui comme la marque de fabrique sur son esprit, lui firent regretter quelquefois d’avoir prolongé trop longtemps son séjour au milieu des philosophes allemands.il y avait contracté le goût de cette extase spéculative qu’il appelait une fantasmagorie de l’âme, où il s’était bercé avec une sorte de volupté, comme un yôghi hindou, dans l’horreur des formes et des phénomènes, dans une sorte d’ivresse oublieuse de la réalité de chaque jour, de la vie enfin.

En 1849, il rentrait à Genève pour n’en plus guère sortir. « Il avait vingt-huit ans ; sa physionomie était charmante, sa conversation animée, aucune affectation ne gâtait l’impression favorable qu’il faisait. Jeune et alerte, Amiel semblait entrer en conquérant dans la vie. On eût dit que l’avenir lui ouvrait ses portes à deux battans. Que d’espérances ses amis ne fondaient-ils pas sur une si vive intelligence mûrie par de beaux voyages et de longues études[4] ! » Pourquoi et comment ces brillans pronostics furent successivement démentis, on le pressent déjà. Il avait trop rêvé, il avait pris l’habitude et la passion de cette sorte de hachich intellectuel qui exalte et énerve. Cependant on se tromperait si, d’après la note dominante du Journal intime, on s’imaginait que ce fût, en apparence, un triste ou un désespéré. S’il y eut bien des angoisses, elles furent intérieures ; Amiel ne menait pas dans le monde l’appareil funèbre d’un René ou d’un Obermann. On nous dit que c’était seulement la plume à la main, en se remettant sans cesse en face de sa destinée pour l’interroger, qu’il rouvrait forcément les sources de sa tristesse. « Aussi sa chronique quotidienne renferme-t-elle peu de traces de gaieté, tandis que l’écrivain en avait, et beaucoup, dans le caractère. Mes souvenirs me le rappellent vif, en train, un charmant compagnon. D’autres qui l’ont connu plus longtemps et mieux que moi confirment ces impressions. La mobilité de sa disposition compensait ce que sa sensibilité avait d’exagéré. Ses accès de spleen n’empêchaient pas qu’il n’eût un tour d’esprit joyeux. Peut-être même le fond de sa nature était plutôt l’enjouement que la mélancolie. Il resta jusqu’à la fin jeune, enfant même, s’amusant à des riens, et qui l’eût entendu rire alors de son bon rire de collégien n’aurait guère reconnu l’auteur de tant de pages douloureuses[5]. »

Il faut le suivre dans ces promenades du jeudi au Salève, avec quelque amis de choix. « Ces débauches platoniciennes » consistaient en une grande course à pied, terminée par un dîner, égayée par des conversations libres sur tous les sujets littéraires et philosophiques, questions grammaticales, discussions sur des rythmes et sur des rimes, ou bien encore la liberté en Dieu, l’essence du christianisme, les publications nouvelles en philosophie. Excellent exercice de dialectique et d’argumentation avec de solides champions. S’il n’apprenait rien, Amiel voyait se confirmer beaucoup de ses idées, s’étendre ou se rectifier ses points de vue ; il pénétrait toujours mieux dans les esprits de ses amis[6]. Eux, de leur côté, estimaient que c’était fête, quand il était de l’excursion du jeudi. Il jetait l’imprévu à travers les graves propos. Il animait tout le monde de son entrain. « Il faisait admirer la variété de ses connaissances, la précision de ses idées, les grâces de son esprit. Toujours, d’ailleurs, aimable, bienveillant, de ces natures sur lesquelles on s’appuie en toute sécurité. Il ne nous laissait qu’un regret, dit son compagnon d’autrefois : nous ne pouvions comprendre qu’un homme aussi admirablement doué ne produisît rien ou ne produisît que des riens. »

Il lui fallait le grand air de la montagne, les horizons du lac, les libres propos, tantôt savans et tantôt gais, pour l’exciter à produire au dehors les trésors secrets qu’il amassait et cachait non comme un avare, mais comme un timide. Quand il n’était pas dans les pleines effusions de l’amitié, il se resserrait sur lui-même et ne laissait pas soupçonner la fécondité interne, toujours jaillissante et comprimée. Il avait obtenu au concours, après son retour à Genève, une chaire d’esthétique à l’Académie, qu’il échangea en 1854 contre la chaire de philosophie. Ce ne fut pour lui qu’une occasion de déboires. D’une nature intérieure, et par conséquent aristocratique, les circonstances politiques où se trouvait alors Genève lui donnèrent l’apparence, bien contre son gré, d’avoir pris parti pour le nouveau gouvernement, qui l’appelait à un poste auquel son mérite l’avait désigné. Il eut l’air de s’être classé parmi les radicaux, dont ses goûts rejoignaient. « Il reproche au radicalisme, dans son Journal, de lui avoir enlevé la patrie morale. Son isolement à Genève fut donc très grand, et particulièrement cruel pour un cœur que nous savons aujourd’hui avoir été affamé de bienveillance. On est véritablement saisi de pitié en pensant à ce qu’il dut souffrir dans une position qui, sans qu’il y eût de sa faute, était fausse et le resta longtemps[7]. »

À cette situation bizarre, où éclatait à ses yeux l’hostilité secrète du sort, il ne trouva de remède ni de consolation dans les succès médiocres et contestés de son professorat. La subtilité raffinée de son esprit n’y convenait guère. Ne se sentant pas à l’aise et comme en libre communication avec l’âme de la jeunesse, il se desséchait en programmes et en catalogues, croyant avoir donné un enseignement suffisant, quand il n’avait fourni que des classifications d’idées. Pour bien enseigner, pour faire produire des fruits réels à la parole, il faut se jeter tout entier, sans réserve, dans le sujet que l’on traite, le vivifier, l’alimenter du dedans en en sollicitant toutes les sources intérieures pour les répandre au dehors. Amiel ne se livrait pas dans son enseignement, il faisait le tour des questions, il les examinait par l’extérieur. Il restait sec, froid et stérile. On imagine pourtant quel succès il aurait pu avoir, comme il aurait ému, soulevé son jeune auditoire, s’il avait pu un jour, un seul, se débarrasser de ce lourd dogmatisme qui était l’appui de sa timidité et montrer en une heure, avec les richesses amassées à travers ses lectures et ses fines expériences, son âme tout entière, son âme non scolaire, mais vivante, dans sa liberté et dans son abandon.

Mais non. Avec une sorte d’obstination farouche et pudique, il se dérobait plutôt qu’il ne se montrait et dans sa chaire, à l’Académie de Genève, et dans les rares et difficiles écrits qui portaient son nom au public sans le répandre. Ses amis étaient tout surpris de n’y pas retrouver cette abondance, cette riche diversité, cette liberté d’idées qui animaient ses entretiens intimes. Ils ne lui ménageaient ni les reproches, ni les exhortations sans le décider à quitter le rivage, dont les sinuosités le retenaient, et à se lancer dans la haute mer. Quelques travaux en prose, quelques recueils de vers paraissaient de temps en temps, le trompant lui-même sur les langueurs de son activité. Des écrits comme l’Histoire de l’Académie de Genève, l’étude sur le Mouvement littéraire dans la Suisse romande, la conférence sur Jean-Jacques Rousseau, des notices dans la Galerie suisse sur Mme de Staël et le peintre Hornung, enfin des poésies laborieusement ciselées, les Grains de mil, il Penseroso, la Part du rêve, les Etrangères, Jour à jour, tel est le bilan complet de sa production extérieure. Ses amis ne cherchaient pas à lui faire illusion sur la médiocrité de l’effet produit. Leur silence trahissait un certain embarras et devait quelquefois le froisser. Il y avait là, en effet, une singulière disproportion entre l’homme et l’œuvre : « Reculant par timidité devant les conceptions hautes et fortes, Amiel se réfugie dans un thème borné, morceau d’occasion, sentence ou quatrain, ou bien il prend son sujet tout fait, traduit des poèmes étrangers et il trompe sa conscience d’artiste en s’adonnant à des raffinemens de forme. Il met son effort à vaincre des difficultés de mètre et de rime, il se livre à des prodiges de patience et de virtuosité, il cisèle le métal comme un Florentin, fouille l’ivoire comme un Hindou ou un Chinois, et tout cela pour échapper aux exigences de l’art véritable, du grand art, qu’il connaît, qu’il sent, qu’il aune, mais qu’il n’ose aborder parce qu’il le voit infini et sacré[8]. »

Il se désespérait parfois de cette espèce de fatalité interne qui le condamnait à fuir les grands travaux, les œuvres viriles, pour se tourmenter dans ce qu’il appelait une catégorie peu étudiée de l’esthétique, celle du joli, pour s’attarder dans la recherche de l’ingénieux et le souci un peu puéril de la forme. Aussi pourquoi ses amis espéraient-ils plus de lui ? Quelle opinion s’étaient-ils donc formée de ses aptitudes ? « Par quel mystère, écrivait-il dans une lettre attristée, les autres attendent-ils beaucoup de moi tandis que je ne me sens au niveau d’aucune chose importante ? En y réfléchissant je crois en entrevoir la cause. Je serais une nature sociable, qui ne se possède dans sa valeur réelle que par la conversation et l’échange. La solitude, au contraire, me fait retomber à la fois dans la défiance et dans l’impuissance. Or, ma vie se passe à m’étouffer dans l’isolement, à m’ aguerrir à la solitude, à me contraindre à ce qui m’est le plus nuisible, la taciturnité et la vétille. Ainsi mes amis verraient ce que j’aurais pu être, et je vois ce que je suis. » La vérité complète n’est pas là. Il se trompait à moitié et ses amis de même. Ses amis se trompaient en le jugeant capable d’un grand ouvrage continu ; il se trompait, lui, en se croyant voué aux petites choses, à développer toujours l’In tenui laborem, impuissant en un mot. Ni l’un ni l’autre, ni impuissant, ni capable d’une grande œuvre, mais très capable de grandes idées et de belles pages, quand il était en bonne fortune avec sa pensée. Seulement, il faut bien le dire, l’élan ne durait pas ; le vol était élevé et court, Ce don d’analyse, appliqué à lui-même devait donner des trésors de psychologie intime ; mais c’était l’âme d’un philosophe qui se livrait plutôt qu’une philosophie.

Quand ce beau secret fut connu par la révélation du journal intime, fruit de toute une vie, ce fut un cri de joie, un cri de triomphe parmi ses amis, enfin justifiés dans la longue attente d’un chef-d’œuvre, bien que ce ne fût pas sous cette forme qu’ils l’eussent attendu. Ç’a été pour M. Scherer l’occasion d’écrire sur le cher méconnu une étude d’un intérêt élevé, pathétique, qui sert d’introduction au premier volume du journal, et dans laquelle, avec une émotion intense, d’autant plus vive qu’elle est rare dans la tenue rigide et l’austérité de sa manière, le critique regrette d’avoir appris trop tard le mot d’un problème qui lui semblait à peine sérieux, et qu’il sent aujourd’hui avoir été tragique.


II

Parcourons au hasard ce journal. On ne nous en livre aujourd’hui que la moitié (de 1848 à 1866) en nous promettant un second volume qui nous conduira jusqu’à la fin de la vie de l’écrivain. Mais rien ne nous oblige d’attendre ce complément de publication. Il y a unité parfaite et continuité dans cette vie intérieure. Je croirais volontiers que pas un des traits de la psychologie personnelle que nous recueillons aujourd’hui ne sera démenti plus tard. Il y aura lieu peut-être à étendre et à prolonger cette étude ; je doute qu’il y ait matière à des rectifications importantes ou bien à une contradiction sérieuse.

Je commencerai par une critique, ou du moins par un regret. Les amis d’Amiel nous disent que son journal remplissait seize mille pages, et qu’une main amie, très intelligente et très discrète, a extrait de ce volumineux dossier un livre qui pût intéresser le grand public[9]. Certes, nous devons accueillir avec reconnaissance le résultat de ce long et difficile travail. Je soupçonne d’ailleurs qu’il y avait beaucoup à éliminer, beaucoup à choisir dans cet amas de feuillets écrits au jour le jour. La plupart de ces publications posthumes qui abondent de nos jours, sous la forme de mémoires et de correspondances, pèchent par excès. Celles mêmes qui se sont privées de l’attrait vulgaire du scandale, auraient gagné à être révisées avec soin dans l’intérêt des auteurs. Ici peut-être a-t-on obéi à un scrupule contraire, au souci d’urne discrétion exagérée. Il n’est guère probable que, dans un entretien si abondant et circonstancié de l’auteur avec lui-même, il n’ait rien accordé de son attention et de ses souvenirs au milieu de famille ou de société où il vivait, aux différentes personnes avec lesquelles il était en contact perpétuel, et dont les habitudes, les caractères, les sentimens devaient agir diversement sur lui. Et cependant, sauf quelques allusions à ses amis, les péripatéticiens du Salève, sauf quelques mots discrets concernant sa sœur et ses neveux, le journal, tel qu’on nous le donne, est muet, d’un mutisme invraisemblable ; le silence règne sur tout le petit monde qui entoure l’auteur. Quelles émotions personnelles, quels troubles de sentiment, quels orages venus du dehors ont traversé sa vie, on l’ignore. À peine parfois un regret, un accent de résignation douloureuse, comme au lendemain d’un roman interrompu, qu’on devine sans en avoir les élémens. Il en résulte un singulier effet de psychologie abstraite. On dirait d’une vie écoulée en dehors des émotions humaines, dans le pur littéraire ou la philosophie transcendante ; par bonheur, une large place est faite à la contemplation de la nature ; c’est par ce côté seulement qu’il entre de l’air et de la lumière dans ce moi renfermé en lui ou qui n’échappe à lui-même que par la spéculation et le rêve.

En revanche, quelle variété et quelle profondeur d’analyse ! Au fond, comme le journal le répète avec insistance, il n’y a pour l’auteur qu’un objet d’études : les formes et les métamorphoses de l’esprit ou plutôt de son esprit, à travers lequel il essaie de percevoir l’esprit humain lui-même. « Je me suis toujours pris comme matière à étude, et ce qui m’a le plus intéressé en moi, c’est l’agrément d’avoir sous la main un homme, une personne, dont je pouvais sans importunité et sans indiscrétion, suivre toutes les métamorphoses, les secrètes pensées, les battemens de cœur, les tentations, comme échantillon de la nature humaine. C’est impersonnellement, philosophiquement, que mon attention s’est attachée à ma personne. On se sert de ce qu’on a, et il faut bien faire flèche de son propre bois. Mais pour avoir le portrait juste il faut montrer les dix hommes qui sont en moi, suivant les temps, les lieux, l’entourage et l’occasion ; je m’échappe dans ma diversité mobile[10]. » Ce qui nous frappe dès les premières pages, c’est l’étrange résolution de renoncer à toute ambition personnelle ou plutôt la conscience de n’avoir pas ce qu’il faut pour en réaliser aucune. Pendant que ses amis, en le voyant arriver d’Allemagne, « chargé de science, mais portant le poids de son savoir légèrement et agréablement, » augurent avec la plus extrême faveur de son avenir, voici ce que, rentré chez lui, sous la lampe du soir, il écrit le 3 mai 1849 : « Tu ne t’es jamais senti l’assurance intérieure du génie, le pressentiment de la gloire ni du bonheur. Tu ne t’es jamais vu grand, célèbre, ou seulement époux, père, citoyen influent. Cette indifférence d’avenir, cette défiance complète, sont sans doute des signes. Tu ne dois pas vivre, puisque tu n’en es maintenant guère capable. Tiens-toi en ordre ; laisse les vivans vivre et résume tes idées, fais le testament de ta pensée et de ton cœur : c’est ce que tu peux faire de plus utile. » Qu’ils sont rares les jeunes gens de vingt-huit ans, doués comme l’était Amiel des plus riches dons, munis d’une si forte culture, qui donneraient ainsi d’avance et d’emblée leur démission de la vie, et combien il faut qu’il ait senti profondément en lui les causes de l’insuccès fatal qui devait le poursuivre à travers sa vie et ne cesser qu’au lendemain de sa mort !

Nous allons voir se développer devant nous, trait par trait, cette fatalité dont le mystère est dans certaines dispositions de son tempérament ou de son esprit. C’est avant tout un méditatif ; son atmosphère est celle des idées ; il s’y meut, il s’y joue à l’aise. Hors de cette atmosphère, il subit toutes les servitudes de la vie planétaire où il est condamné ; il sent le joug des choses extérieures, la tyrannie des forces physiques et chimiques, il dépend des besoins de son corps. Pour agir, il ne suffit plus de vouloir idéalement, il faut rompre la chaîne de la pesanteur, il faut faire agir ses muscles, dompter ou apaiser ses nerfs ; on dépend de ses organes plus ou moins dispos et en bon état. Agir n’est plus penser. Un matin qu’il s’est beaucoup préoccupé de cette question du rapport de la pensée à l’action, Amiel trouve à son réveil cette formule bizarre, à demi nocturne, qui lui sourit : l’action n’est que la pensée épaissie. Dès lors ce n’était plus son affaire. Il était bien résolu à ne donner que le minimum de sa vie à cette forme vulgaire de la pensée, devenue concrète, obscure, inconsciente. C’est le premier trait de cet idéalisme qui va faire le tourment de sa vie, l’exposant à tous les chocs des hommes et des choses, à tous les conflits les plus durs avec la réalité, à toutes les contradictions d’une nature marquée au signe des belles chimères et qui ne peut refaire le monde où elle vit. On l’a remarqué : l’idéal est la contradiction par excellence, puisque sa double condition est de tendre à se réaliser, sous peine d’être chimérique, et de cesser d’être dès qu’il se réalise.

De là chez Amiel l’horreur toujours croissante de la vie pratique et l’irrécusable défiance du bonheur. La vie théorique seule l’attire ; elle a seule assez d’élasticité et d’immensité pour le satisfaire ; seule aussi, elle admet des actes réparables, car ses actes sont des idées, et l’idée n’est jamais irréparable ; on peut la modifier, la rectifier. La vie pratique, au contraire, fait reculer d’effroi notre auteur. Là rien ne se répare complètement quand on s’est trompé. Il est trop vulnérable et par trop d’endroits, il se représente trop sensiblement tout ce qu’il aurait à souffrir, s’il était père, s’il était époux, pour se décider à l’être jamais. « Il a l’épiderme du cœur trop mince, l’imagination inquiète et les sensations à contrecoups prolongés. » Voilà pourquoi la réalité, le présent, la nécessité lui répugnent ou même l’effraient. L’irréparable surtout, il y revient sans cesse avec épouvante. « Je me défie de moi-même, du bonheur, parce que je me connais. Tout ce qui compromet l’avenir ou détruit ma liberté intérieure, m’assujettit aux choses ; tout ce qui attente à mon idée de l’être complet me blesse au cœur, me contracte, me navre même en esprit, même d’avance. J’abhorre les regrets, les repentirs inutiles. La fatalité des conséquences qu’entraîne chacun de nos actes, cette idée capitale du drame, ce sombre élément tragique de la vie, m’arrête plus sûrement que le bras du Commandeur. » Et le mot simple, pratique, décisif arrive : « J’ai trop d’imagination, de conscience et de pénétration, et pas assez de caractère. » L’idée de la responsabilité envenime tout pour lui, arrête tout. Voilà pourquoi il résista toujours aux séductions de la vie de famille, qui le sollicitait à la fois comme un attrait et comme un devoir. Mais il en a trop rêvé. Arrivé au moment d’agir, il s’arrête : « L’idéal m’empoisonne toute possession imparfaite. » Toutes les images d’une famille future l’enivrent. « Je les écarte, dit-il, parce que chaque espérance est un œuf d’où peut sortir un serpent ; parce que chaque joie manquée est un coup de couteau ; parce que chaque semence confiée à la destinée contient un épi de douleurs, que l’avenir peut en faire germer[11]. » Ces hésitations reviennent, douloureuses, acharnées à le torturer : c’est une oscillation perpétuelle entre l’attraction souveraine du rêve et la nécessité urgente de la vie. Quelquefois on le surprend tout fatigué par l’analyse et réclamant contre lui-même le droit de vivre enfin. « Ah ! sentons, s’écrie-t-il, vivons. Soyons naïfs. Laissons-nous aller à la vie… N’aurai-je donc jamais le cœur d’une femme pour m’y appuyer, un fils en qui revivre, un petit monde où je puisse laisser fleurir tout ce que je cache en moi ? » Mais il recule au seuil de l’acte décisif, crainte de briser son rêve : « J’ai tard mis sur cette carte que je n’ose la jouer. Rêvons encore[12]. »

Et il retombe dans le songe maladif, dont un instant il a manqué se réveiller. Cependant la vie s’écoule, les années s’accumulent. Trente ans, quarante ans arrivent ; la maturité s’annonce sans pouvoir vaincre cette crainte qu’il ressent de perdre quelque chose de sa liberté, dont il ne fait rien. « Toujours l’instinct du Juif errant qui arrache la coupe où il a trempé ses lèvres, qui lui interdit la jouissance prolongée et lui crie : Marche ! marche ! ne t’endors pas, ne t’attache pas, ne t’arrête pas ! Ce sentiment inquiet n’est pas le besoin de changement, c’est plutôt la peur de ce que j’aime, la défiance de ce qui me charme, le malaise du bonheur. » Et comme il analyse cette bizarrerie de nature qui est devenue une infirmité ! « Ne pas oser jouir naïvement, simplement, sans scrupule et se retirer de table crainte que le repas se finisse… Je suis bien toujours le même, l’être errant sans nécessité, l’exilé volontaire, l’éternel voyageur, l’homme sans repos, qui, chassé par une voix intérieure, ne construit, n’achète et ne laboure nulle part, mais passe, regarde, campe et s’en va. » Mais où se fixera cette immobilité ? se fixera-t-elle jamais ? « J’attends toujours la femme et l’œuvre capables de s’emparer de mon âme et de devenir mon but… Je n’ai pas donné mon cœur, de là mon inquiétude d’esprit. Je ne veux pas le laisser prendre à ce qui ne peut le remplir ; de là mon instinct de détachement impitoyable de tout ce qui m’enchante sans me lier définitivement. Ma mobilité, en apparence inconstante, n’est donc au fond qu’une recherche, une espérance, un désir et un souci. C’est la maladie de l’idéal[13]. » Voilà le mot que nous attendions et par lequel il se définit lui-même.

La même maladie crée son inaptitude aux œuvres sérieuses et fortes. Il y a là une bien curieuse explication de cette sorte de manie qui l’entraînait vers la virtuosité en littérature. Pourquoi fait-il mieux et plus aisément les vers courts que les grands vers, les choses difficiles que les faciles ? Toujours par une même cause. Il n’ose croire en lui ; un badinage, en détournant l’attention de lui sur la chose, du sentiment sur le savoir-faire, le met à l’aise. Il y a une autre raison : il craint d’être grand, il ne craint pas d’être ingénieux ; aussi tous ses essais publiés ne sont guère que des études, des exercices, des jeux pour s’éprouver. « Il fait des gammes, il fait le tour de son instrument, il se fait la main et s’assure de la possibilité d’exécuter, mais l’œuvre ne vient pas. Son effort expire, satisfait du pouvoir, sans arriver jusqu’au vouloir… Timidité et curiosité, voilà deux obstacles qui lui barrent la carrière littéraire. N’oublions pas enfin l’ajournement : il réserve toujours l’important, le grand, le grave, et il veut liquider, en attendant, la bagatelle, le joli, le mignon. Sûr de son attrait pour les choses vastes et profondes, il s’attarde dans leur contraire pour ne pas lui faire tort. »

La maladie de l’idéal en amène une autre qui achève la ruine qu’elle a commencée : elle produit le développement excessif de la réflexion, qui réduit presque à rien la spontanéité, l’élan, l’instinct et, par là même, l’audace et la confiance. Quand il faut agir, on ne voit plus partout que causes d’erreur et de repentir, menaces cachées et chagrins masqués. On a horreur d’être dupe, surtout de soi-même. « Le besoin de connaître retourné sur le moi est puni, comme la curiosité de Psyché, par la fuite de la chose aimée. La force doit rester mystérieuse à elle-même ; dès qu’elle pénètre dans son propre mystère, elle s’évanouit. » Et, à ce propos, un développement à la manière philosophique de l’Allemagne, dans un style étrange à nos oreilles françaises : « Nous sommes et devons être obscurs pour nous-mêmes, disait Goethe, tournés vers le dehors et travaillant sur le monde qui nous entoure. Le rayonnement extérieur fait la santé ; l’intériorisation trop continue nous ramène au néant. Mieux vaut dilater sa vie, l’étendre en cercles grandissans, que de la diminuer et de la restreindre obstinément par la contraction solitaire. La chaleur tend à faire d’un point un globe, le froid à réduire un globe à la dimension d’un atome. Par l’analyse je me suis annulé[14]. »

Il se déclare annulé par l’analyse ; mais cela même n’est-il pas déjà une conséquence ? « C’est l’immensité de son ambition qui l’a guéri de l’ambition. Comment s’enthousiasmer de quelque chose de chétif quand on a goûté de la vie infinie ? » S’il n’agit pas, c’est qu’il a mis son but trop haut. « L’action est ma croix, dit-il, parce que ce serait mon rêve. » Vouloir trop bien faire empêche que l’on fasse rien. Que devrait penser de lui-même l’homme qui, ayant la gloire d’être initié, agirait comme celui qui ne l’est pas ? Ce martyr de l’idéal déclare que la responsabilité est son cauchemar invisible[15]. Elle se mesure aux clartés qu’il a reçues et à la vision sublime qu’il a devant les yeux. Dès lors, comment oser agir sans craindre de profaner l’idée au contact du fait ? « Mentir à son idéal, dit le fier penseur, c’est le plus irréparable des viols, c’est la défloration de la conscience, c’est le déshonneur du moi, la faute irrémissible dont ne se relève jamais la dignité intérieure. »

Un scrupule l’arrête, et c’est le signe de cette lutte qui est le drame de sa vie intérieure. Dans cette conscience superbe et jalouse de l’idéal, qui rend l’homme impropre à l’action, ne se cacherait-il pas un piège subtil ? Oui, et l’analyse l’y découvre sans trop de peine. Ah ! comme les choses humaines sont obscures et mêlées ! Il faut se défier même de ce souci de la perfection qui paralyse nos forces. Il y a là une perversion secrète. « Au fond, se demande le moraliste alarmé, ne serait-ce pas l’amour-propre infini, le purisme de la perfection, l’inacceptation de la condition humaine, la protestation tacite contre l’ordre du monde qui ferait le centre de mon immobilité ? C’est le tout ou rien, l’ambition titanique et oisive par dégoût, la dignité offensée et l’orgueil blessé qui se refusent à ce qui leur paraît au-dessous d’eux ; c’est l’ironie qui ne prend ni soi ni la réalité au sérieux par la comparaison avec l’infini entrevu et rêvé ; c’est peut-être le désintéressement par indifférence qui ne murmure point contre ce qui est, mais qui ne peut se déclarer satisfait ; c’est la faiblesse qui ne sait pas conquérir et qui ne veut pas être conquise ; c’est l’isolement de l’âme déçue qui abdique jusqu’à l’espérance[16]. » — Reconnaissons là une des formes, une des phases de la même maladie. Il faut bien prendre garde qu’elle n’est pas toujours innocente ; elle peut être une faute grave en même temps qu’elle est une infirmité. Que faut-il faire pour se guérir ? Opposer à ce mécontentement qui se dissimule sous l’indifférence le vrai renoncement dont le signe est la charité. Il faut aimer, il faut agir. Et comment retrouver le courage de l’action ? En s’abstenant de trop analyser, en laissant revenir peu à peu en soi l’inconscience, la spontanéité, l’instinct qui rattache à la terre et qui dicte le bien relatif et l’utile[17].

Ici intervient une invocation assez inattendue à la Providence. Une sorte de mysticisme chrétien se mêle, par intervalles, à la conscience panthéiste qu’il a de l’infini en lui, de l’impersonnel dans sa personne illusoire et momentanée. Tout cela s’arrange comme il peut, sans que nous ayons à nous en mêler. A la destinée vengeresse dont l’idée le paralyse Amiel oppose la paternelle. Providence dont l’idée le calme. Si la croyance à l’irréparable le glace au point de vue humain et suspend son action, il pourra retrouver la force de l’achever « en croyant plus pratiquement à la Providence, qui pardonne et permet de réparer. »

Une dernière cause de son inaptitude à la production spontanée, c’est ce qu’il appelle, avec ses inquiétantes réminiscences de l’université de Berlin, « son essentielle objectivité dans l’ordre intellectuel[18]. » Comme il y revient souvent dans son journal, il faut s’entendre sur cette qualification qu’il s’applique. « Sa spécialité distinctive, c’est de pouvoir se mettre à tous les points de vue, de voir par tous les yeux, de ne s’enfermer dans aucune prison individuelle. » Trop comprendre ou comprendre trop de choses à la fois, contenir dans le vaste cercle de sa pensée toutes les opinions, fussent-elles contraires, c’est peut-être une prérogative, mais elle se paie cher. Elle affaiblit la foi en soi, elle crée l’irrésolution dans la pratique ; elle donne cette faculté du critique qui est la faculté de métamorphose intellectuelle, sans laquelle il n’est pas apte à comprendre les autres esprits et doit, par conséquent, se taire s’il est loyal. Mais à quel prix ! elle réduit dans une proportion considérable la facilité à produire ; elle crée dans un penseur une longue et douloureuse incertitude de convictions et d’opinions. Elle produit des contradictions entre les sentimens et les idées. « La grande contradiction de mon être, c’est une pensée qui veut s’oublier dans les choses et un cœur qui veut vivre dans les personnes. L’unité du contraste est dans le besoin de s’abandonner, de ne plus vouloir et de ne plus exister pour soi-même, de s’impersonnaliser, de se volatiliser dans l’amour et la contemplation. Ce qui me manque, c’est le caractère, le vouloir, l’individualité. Mais, comme toujours, l’apparence est juste le contraire de la réalité, et ma vie ostensible le rebours de mon aspiration fondamentale. Moi dont tout l’être, pensée et cœur, a soif de s’absorber dans les dehors de lui-même, dans le prochain, dans la nature et en Dieu, moi que la solitude dévore et détruit, je m’enferme dans la solitude et j’ai l’air de ne me plaire qu’avec moi-même, de me suffire à moi-même. La fierté et la pudeur de l’âme, la timidité du cœur m’ont fait violenter tous mes instincts, intervertir absolument ma vie[19]. »

Et ailleurs, dans une page ravissante de poésie métaphysique, il nous montre « le rêveur mobile qui se laisse bercer à tous les souffles et jouit, étendu dans la nacelle de son ballon, de flotter à la dérive dans tous les mouillages de l’éther et de sentir passer en lui tous les accords et dissonances de l’âme, du sentiment et de la pensée. Paresse et contemplation ! sommeil du vouloir, vacances de l’énergie, indolence de l’être, comme je vous connais ! Aimer, rêver, sentir, apprendre, comprendre, je puis tout, pourvu qu’on me dispense de vouloir. C’est ma pente, mon instinct, mon défaut, mon péché. J’ai horreur de l’ambition, de la lutte, de la haine, de tout ce qui disperse l’âme en la faisant dépendre des choses et des buts extérieurs. La joie de reprendre conscience de moi-même, d’entendre bruire le temps et couler le torrent de la vie universelle suffit parfois pour me faire oublier tout désir, éteindre en moi le besoin de production et de force d’exécution. L’épicuréisme intellectuel m’envahit[20]. » Souvent même il s’absorbe, il se fond en une sorte d’extase au sein de la nature : il croit sentir en lui les analogies et les rudimens de tout, de tous les êtres et de toutes les formes de la vie. « Qui sait surprendre les petits commencemens, les germes et les symptômes, peut retrouver en soi le mécanisme universel et deviner par intuition les séries qu’il n’achèvera pas lui-même : ainsi les existences végétales, animales, les passions et les crises humaines, les maladies de l’âme et celles du corps. L’esprit subtil et puissant de chaque homme peut traverser toutes les virtualités, et de chaque point faire sortir en éclair le monde qu’il renferme. C’est là prendre conscience et possession de la vie générale, c’est entrer dans le sanctuaire divin de la contemplation[21]. » Quand on est à cette hauteur, qui se soucierait de peindre les événemens qui ont agité quelque coin perdu de ce petit globe, ou d’inventer quelque fiction romanesque, ou de décrire ces luttes d’atomes qui forment le tissu de notre pauvre vie humaine ?

On me dira : Tout cela, c’est le rêve d’un malade. Mais de combien d’âmes souffrantes ce rêve raconte-t-il l’histoire ! Je doute qu’on ait jamais poussé plus loin cette faculté douloureuse et stérilisante de l’analyse à outrance, avec le don périlleux des vagues contemplations. C’est là le trait fondamental que j’ai voulu mettre en lumière dans cette étrange figure, pleine d’attraction par cela même qu’elle a en elle de mystérieux et d’inachevé, pleine de sympathie aussi, parce qu’elle exprime la bonté pour tout ce qui existe, c’est-à-dire pour tout ce qui souffre. Je suis bien loin d’avoir achevé le portrait que je comptais donner de cet attachant modèle. J’espère une autre fois le reprendre et l’achever, quand la fin du journal nous aura été donnée. Dès aujourd’hui, j’aurais voulu montrer quel excellent peintre de paysage, à la fois sobre et fin, c’était que ce compatriote de Jean-Jacques Rousseau. N’est-ce pas lui qui a trouvé cette belle définition : « Un paysage est un état de l’âme, » et qui l’a commentée, évoquant tous les points de vue variés de son beau lac et de ses montagnes, à toute heure du jour et de la nuit, appelant à lui toutes les formes, les couleurs, les êtres vivans, la terre et le ciel, tenant à la main la baguette magique et n’ayant qu’à toucher chaque phénomène pour qu’il livre l’idée dont il est le symbole et qu’il raconte sa signification morale ?

Je n’ai pas jugé l’écrivain. Chacun de nos lecteurs pourra le faire. grâce aux extraits que j’ai disposés sous leurs yeux. La pensée est subtile, mais elle trouve à son service un don d’expressions heureuses qui l’éclairent dans les occasions où l’auteur ne s’obstine pas à parler allemand en français. La langue n’est pas toujours pure ; mais quand la source est troublée, cela ne dure pas, et c’est un charme en même temps qu’un étonnement de voir la limpidité du style se rétablir si promptement et sa transparence trahir un fond d’idées parfois bien obscures. C’est un singulier contraste. Le poète sauve le philosophe et le fait absoudre, en trouvant une foule d’images vives, animées, bondissantes de naturel, comme le dit Amiel à propos d’un de ses auteurs préférés. — Malgré tant de rares et aimables qualités, il ne faudrait pas s’attarder trop longtemps à une lecture de ce genre. Il s’en dégage je ne sais quelle volupté dangereuse et quelle tentation perfide de paresse idéalisée. Au terme d’une de ces curieuses analyses sur le bonheur de contempler sans agir, l’auteur s’écrie : « Et maintenant travaillons ! » Il le dit plus qu’il ne le fait ; mais le conseil est bon. Un livre pareil est une sorte de narcotique puissant qui endort les facultés actives et les engourdit en ayant l’air de les exalter. On ne pourrait impunément prolonger l’expérience. La rêverie a réussi à notre auteur ; il en a fait une œuvre qui restera ; au prix de combien de tristesses et de déboires, de désespoirs et d’humiliations dévorées, nous le savons maintenant. D’ailleurs la contagion de la rêverie se gagnerait plus facilement que celle du talent et du succès. La leçon de cette vie inquiète et la moralité de ce livre troublant s’imposent d’elles-mêmes : c’est de revenir le plus tôt possible aux procédés ordinaires de la composition littéraire, l’effort suivi, la liaison des pensées, le discours continu, l’œuvre organisée et, s’il se peut, achevée. Et si cela n’est pas à la portée de tous, ce qui du moins est loisible pour chacun, c’est de s’exercer à vouloir, c’est de se mêler activement à la vie, c’est d’en accepter les devoirs, d’en remplir les tâches humbles ou grandes. Je trouve dans, ce livre un mot charmant : La rêverie est le dimanche de la pensée. Soit, mais d’abord il est bon de faire virilement sa semaine, comme un bon ouvrier. À cette condition seulement, on pourra rêver quelquefois sur les traces de ce merveilleux songeur, se reposer du travail quotidien, détendre sa volonté un instant, mais sans trop perdre de vue les responsabilités que nous impose le premier de voir de la vie, l’action, et pour lesquelles il n’est pas de dispense, même au nom de l’idéal, qui devient une maladie dès qu’il cesse d’être une force.


E. CARO.

  1. Journal intime, p. 5.
  2. Étude, p. XIV.
  3. Berlin, 10 juillet 1848.
  4. Étude, p. XV.
  5. Étude, p. LXIIV.
  6. Journal intime, p. 68.
  7. Étude, p. XVII.
  8. Étude, p. XX.
  9. Marc-Monnier, Journal des Débats du 18 janvier 1883.
  10. Journal intime, p. 234.
  11. Journal intime, p. 18, 19 et passim.
  12. Page 42.
  13. Pages 103, 104, passim.
  14. Pages 75, 91, 92, 154, etc.
  15. Page 56.
  16. Page 92.
  17. Page 57.
  18. Page 30.
  19. Page 149.
  20. Page 158.
  21. Page 149.