La Mer - Méditation

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La Mer.

MÉDITATION.

Ambleteuse… juillet 1824.


I.

Me voici revenu sur le rivage des mers ! Pour la troisième fois le vent favorable m’appelle vers l’Angleterre ; pour la troisième fois je n’y aborderai pas !


II.

Est-il donc vrai qu’il y a là-bas, devant moi, à quelques lieues de la noble France, une terre non moins glorieuse peut-être, un empire plus puissant encore ?…


III.

Est-il vrai que la nature a jeté si près l’un de l’autre deux peuples si différens entr’eux ? Fougueux et terrible, le premier planta ses étendards des bords du Nil au sommet du Kremlin… Plus heureux encore, le second n’a pas vu, depuis huit siècles, le pied insolent de l’étranger.


IV.

Combattre avec un courage héroïque, remporter de prodigieuses victoires, repousser du sol natal l’Europe entière, et la conquérir au pas de course, c’est là un merveilleux rôle… Mais lutter patiemment, longuement, toujours ; attendre avec constance l’heure décisive du triomphe ; avoir gardé intact l’héritage sacré de ses pères… telle fut la destinée du peuple anglais. Cette destinée est grande !


V.

La mer ! la mer ! voilà le secret de sa fortune. La mer donna le monde à Carthage et à Rome… Ainsi Lépante affranchit la chrétienté des conquêtes de l’islamisme… La France perdit l’Égypte dans les flots d’Aboukir… et le désastre de Trafalgar réduisit l’aigle impériale à ne planer qu’au-dessus du continent.


VI.

Prolongez vos regards sur l’étendue des flots ! voyez-vous à l’horizon cette ligne incertaine et blanchâtre ? vous diriez des rochers nus, quelques falaises sauvages et abandonnées. Là est pourtant la souveraine de l’océan… Un trident immense lui tient lieu de sceptre ; les vagues orageuses composent sa royale ceinture. Fière de son île et de ses tempêtes, Albion peut dormir en paix : mille vaisseaux protègent son sommeil.


VII.

Oh ! que ne m’est-il donné d’aborder ces voisins rivages ! pourquoi ne puis-je visiter ces ports, ces arsenaux, ces nombreux bazars ? Si l’aspect du sol natal émeut vivement notre âme, pour l’aimer mieux encore, il faut l’avoir quitté, il faut y revenir après un long voyage…


VIII.

Alors que vous n’avez vu long-temps qu’un océan sans bornes, entendu que la voix rauque des matelots et le sifflement monotone du navire ; alors que tout à coup retentit ce cri si désiré : Terre, terre ! voici la terre ! qu’on distingue peu à peu les rochers grisâtres, et la flèche des églises, et les vieilles pierres du môle, et les maisons blanches du rivage…


IX.

Alors qu’un pilote habile a saisi le gouvernail, que le vaisseau vogue à pleines voiles, que les vents semblent le caresser et le conduire avec amour ; alors qu’il entre superbe et blanchissant d’écume, rase la digue où s’inclinent les spectateurs, et s’arrête majestueusement à la place qui lui est assignée…


X.

L’Angleterre est le marché des peuples. On dirait une colonie de l’univers… Ici s’ouvrent de vastes rades pour la marine militaire ; on n’y voit que préparatifs guerriers… De là partent sans cesse ces flottes redoutables qui sillonnent les mers, et promènent la Grande-Bretagne armée sur tous les points du globe.


XI.

Voguez, voguez, heureux matelots ! allez montrer le lion britannique aux plages désolées du pôle, aux solitudes brûlantes de l’Inde… Le vent s’empresse d’enfler vos voiles ; le soleil brille dans un ciel d’azur ; les ondes s’inclinent sur votre passage, comme le coursier fougueux sous la main qui l’a dompté… Voguez, voguez, géants dominateurs ! que ne puis-je vous suivre !


XII.

Mais non ! je reste enchaîné sur ce fatal rivage ; je lutte en vain contre le vautour qui me dévore. Flots brillans de l’Adriatique, ruines d’Athènes, sommets de l’Olympe, bosquets parfumés du Bosphore, je ne vous verrai donc jamais !


XIII.

Quoi ! jamais la jeune et virile Amérique, la patrie de Washington, la fille adoptive de Lafayette ! jamais ces gigantesques forêts, ces fleuves immenses, ces lacs grands comme des océans, rapides comme des cataractes !


XIV.

Jamais les Pyramides, ni la plage deux fois ensanglantée d’Aboukir, ni la poussière de Thèbes, ni le sable immortel du désert, ni les ossemens de nos légions près du tombeau de Sésostris !…


XV.

Jamais les bords sacrés du Gange, ni les colléges vénérés des brames, ni les palais d’Aurengzeb, ni cet antique et mystérieux empire, avec ses langues disparues et ses immuables croyances, ses dynasties fabuleuses et sa compagnie de rois-marchands !


XVI.

Jamais ! jamais ! Comment se soustraire au destin aveugle ? comment briser les tables d’une impérieuse loi ? Il me faut retourner dans la fange des villes, au milieu d’êtres jaloux, malfaisans ; j’entendrai de nouveau les débats haineux de la politique, et l’éternelle clameur des passions humaines !


XVII.

Partout l’homme ressemble à l’homme, je le sais : mais le voyageur du moins peut plier sa tente ; il fuit, quand il veut l’air corrompu des cités. Il est fier, il est heureux le voyageur ! car il se sait libre, car il sent délicieusement la vie… soit qu’il écoute les frémissemens de la tempête, soit qu’il s’endorme au désert, sous l’ombrage des oasis…


XVIII.

Mais porter toujours le poids de la même chaîne, traîner toujours la même existence ; voir toujours les mêmes cieux, la même terre, les mêmes hommes ; n’avoir pas même un peu de gloire pour se consoler !…


XIX.

Passer ignoré, inconnu ; suivre l’immense troupeau qui vit sans but, qui meurt sans bruit ; marcher dans l’étroit chemin de ses pères, et descendre dans le même tombeau… Serait-ce l’avenir qui m’attend ?…


XX.

Cependant roulez toujours, flots voyageurs, symboles sublimes de l’éternel mouvement ! Allez où vous pousseront les tempêtes ! d’un pôle à l’autre baignez tous les rivages ! Encore quelques années, et je ne pourrai plus vous voir… Je rejoindrai la génération qui s’écoule. J’irai dormir, oublié, près de ceux qui ne sont plus…

XXI.

Les montagnes s’affaissent, les fleuves changent de cours, l’arbre centenaire tombe desséché. Toi seul es immortel, majestueux océan ! Toi seul survivras à toutes les ruines ! Le monde, au commencement, n’est sorti de tes abîmes que pour y rentrer encore… Il disparaîtra encore une fois sous ton noir manteau....


P. Mauroy.