La Mer du Nord (Heine)

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La Mer du Nord (Heine)
Traduction par Gérard de Nerval.
Œuvres de Henri Heine. Poèmes et chantsBibliopolis (p. 150-172).


LA MER DU NORD

(1825-1826)




PREMIER CYCLE

1


COURONNEMENT


Chansons ! mes bonnes chansons ! debout, debout, et prenez vos armes ! Faites sonner les trompettes et élevez-moi sur le pavois cette jeune belle, qui désormais doit régner sur mon cœur en souveraine.

Salut à toi, jeune reine !

Du soleil, qui luit là-haut, j’arracherai l’or rutilant et radieux, et j’en formerai un diadème pour ton front sacré. — Du satin azuré qui flotte à la voûte du ciel, et où scintillent les diamants de la nuit, je veux arracher un magnifique lambeau, et j’en ferai un manteau de parade pour tes royales épaules. Je te donnerai une cour de pimpants sonnets, de fiers terzines et de stances élégantes ; mon esprit te servira de coureur, ma fantaisie de bouffon, et mon humour sera ton héraut blasonné. Mais, moi-même, je me jetterai à tes pieds, reine, et, agenouillé sur un coussin de velours rouge, je te ferai hommage du reste de raison qu’a daigné me laisser l’auguste maîtresse qui t’a précédée dans mon cœur.


2


LE CRÉPUSCULE


Sur le pâle rivage de la mer je m’assis rêveur et solitaire. Le soleil déclinait et jetait des rayons ardents sur l’eau, et les blanches, larges vagues, poussées par le reflux, s’avançaient écumeuses et mugissantes. C’était un fracas étrange, un chuchotement et un sifflement, des rires et des murmures, des soupirs et des râles, entremêlés de sons caressants comme des chants de berceuses. — Il me semblait ouïr les récits du vieux temps, les charmants contes des féeries qu’autrefois, tout petit encore, j’entendais raconter aux enfants du voisinage alors que, par une soirée d’été, accroupis sur les degrés de pierre de la porte, nous écoutions en silence le narrateur, avec nos jeunes cœurs attentifs et nos yeux tout ouverts par la curiosité, pendant que les grandes filles, assises à la fenêtre au-dessus de nous, près des pots de fleurs odorantes, et semblables à des roses, souriaient aux lueurs du clair de lune.


3


COUCHER DE SOLEIL

Dans l’immense océan argenté qui frissonne, descend le soleil empourpré ; à sa suite, dans l’air, flottent des formes roses. Comme un visage triste et mortellement pâle, la lune, à l’autre bout du ciel, sort des voiles d’automne du couchant, et les étoiles scintillent derriere elle, étincelles lumineuses dans l’espace nébuleux.

La déesse Luna et le dieu Sol, unis par les liens du mariage, luisaient jadis au firmament : autour d’eux grouillaient les étoiles, leurs innocents petits enfants.

Mais de mauvaises langues semèrent la discorde, et l’hostilité sépara l’orgueilleux couple flamboyant.

Maintenant chaque jour, dans sa majesté solitaire, le dieu Soleil circule là-haut, et les hommes altiers qu’endurcit le bonheur adorent et célèbrent sa puissance. Mais, la nuit, Luna chemine dans le ciel, pauvre mère entourée d’étoiles orphelines, et elle luit avec un air de muette mélancolie. Et jeunes filles énamourées et poètes au cœur tendre lui dédient leurs fleurs et leurs chants.

La douce Lune ! Avec son cœur de femme, elle aime encore son bel époux. Aux approches du soir, tremblante et pâle, elle s’arrête derrière un nuage léger et contemple avec douleur celui qui l’abandonna. Elle voudrait pousser le cri de son angoisse : « Viens ! Viens ! Il tarde aux enfants de te voir ! » Mais le soleil, le dieu hautain, à la vue de son épouse, s’empourpre davantage encore de colère et de chagrin, et, implacable, il se couche dans son lit de veuvage aux ondes glacées.

Ainsi de méchantes langues de vipère ont apporté aux éternels dieux eux-mêmes la douleur et la ruine ! Et ces pauvres divinités, tourmentées et inconsolables accomplissent là-haut leur carrière infinie, et ne pouvant pas mourir, elles traînent leur éclatante misère.

Moi, moi qui suis un homme, à qui son humble origine garantit le bonheur de pouvoir mourir, je veux cesser de me plaindre.


4


LA NUIT SUR LA PLAGE


La nuit est froide et sans étoiles ; la mer fermente, et sur la mer, à plat ventre étendu, l’informe vent du nord, comme un vieillard grognon, babille d’une voix gémissante et mystérieuse, et raconte de folles histoires, des contes de géants, de vieilles légendes islandaises remplies de combats et de bouffonneries héroïques, et, par intervalles, il rit et hurle les incantations de l’Edda, les évocations runiques, et tout cela avec tant de gaîté féroce, avec tant de rage burlesque, que les blancs enfants de la mer bondissent en l’air et poussent des cris d’allégresse.

Cependant sur la plage, sur le sable où la marée a laissé son humidité, s’avance un étranger dont le cœur est encore plus agité que le vent et les vagues. Partout où il marche, ses pieds font jaillir des étincelles et craquer des coquillages ; il s’enveloppe dans un manteau gris, et va, d’un pas rapide, à travers la nuit et le vent, guidé par une petite lumière qui luit douce et séduisante dans la cabane solitaire du pêcheur.

Le père et le frère sont sur la mer, et, toute seulette dans la cabane, est restée la fille du pêcheur, la fille du pêcheur belle à ravir. Elle est assise près du foyer et écoute le bruissement sourd et fantasque de la bouilloire. Elle jette des ramilles pétillantes au feu et souffle dessus, de sorte que les lueurs rouges et flamboyantes se reflètent magiquement sur son frais visage, sur ses épaules qui ressortent si blanches et si délicates de sa grossière et grise chemise, et sur la petite main soigneuse qui noue solidement le jupon court sur la fine cambrure de ses reins.

Mais tout à coup la porte s’ouvre, et le nocturne étranger s’avance dans la cabane ; il repose un œil doux et assuré sur la blanche et frêle jeune fille qui se tient frissonnante devant lui, semblable à un lis effrayé, et il jette son manteau à terre, sourit et dit :

« Vois-tu, mon enfant, je tiens parole et je suis revenu, et, avec moi, revient l’ancien temps où les dieux du ciel s’abaissaient aux filles des hommes et, avec elles, engendraient ces lignées de rois porte-sceptres, et ces héros, merveilles du monde. — Pourtant, mon enfant, cesse de t’effrayer de ma divinité, et fais-moi, je t’en prie, chauffer du thé avec du rhum, car la bise était forte sur la plage, et, par de telles nuits, nous avons froid aussi, nous autres dieux, et nous avons bientôt fait d’attraper un divin rhumatisme et une toux immortelle. »


5


POSÉIDON


Les feux du soleil se jouaient sur la mer houleuse ; au loin, sur la rade, se dessinait le vaisseau qui devait me porter dans ma patrie, mais j’attendais un vent favorable, et je m’assis tranquillement sur la dune blanche, au bord du rivage, et je lus le chant d’Odysseus, ce vieux chant éternellement jeune, éternellement retentissant du bruit des vagues, et dans les feuilles duquel je respirais l’haleine ambrosienne des dieux, le splendide printemps de l’humanité et le ciel merveilleux d’Hellas.

Mon généreux cœur accompagnait fidèlement le fils de Laërte dans ses pérégrinations aventureuses ; je m’asseyais avec lui, la tristesse dans l’âme, aux foyers hospitaliers où les reines filent de la pourpre, et je l’aidais à mentir et à s’échapper heureusement de l’antre du géant ou des bras d’une nymphe enchanteresse ; je le suivais dans la nuit cimmérienne et dans la tempête et le naufrage, et je supportais avec lui d’ineffables angoisses.

Je disais en soupirant : Ô cruel Poséidon, ton courroux est redoutable ; et moi aussi, j’ai peur de ne pas revoir ma patrie.

À peine eus-je prononcé ces mots, que la mer se couvrit d’écume, et que, des blanches vagues, sortit la tête couronnée d’ajoncs du dieu de la mer, qui me dit d’un ton railleur :

« Ne crains rien, mon cher poétereau ! Je n’ai nulle envie de briser ton pauvre petit esquif, ni d’inquiéter ton innocente vie par des secousses trop périlleuses ; car toi, rimeur innocent, tu ne m’as jamais irrité, tu n’as pas ébréché la moindre tourelle de la citadelle sacrée de Priam, tu n’a pas arraché le plus léger cil à l’œil de mon fils Polyphème, et tu n’as jamais reçu de conseils de la déesse de la sagesse, Pallas Athéné. »

Ainsi parla Poséidon, et il se replongea dans la mer ; et cette saillie grossière du dieu marin fit rire sous l’eau Amphitrite, la divine poissarde, et les sottes filles de Nérée.


6


DÉCLARATION


Le crépuscule tombait, le flot mugissait plus sauvage, et j’étais assis sur la grève, regardant danser les vagues blanches d’écume. Et ma poitrine se gonfla comme la mer et je fus pris d’une nostalgie profonde en pensant à toi, gracieuse image qui partout plane à mon entour et qui partout m’appelle, partout, partout, dans le sifflement du vent, le mugissement de la mer et les soupirs de ma propre poitrine ?

Avec un mince roseau, j’écrivis sur le sable : « Agnès, je t’aime ! » Mais les vagues maussades recouvrirent le tendre aveu et l’effacèrent.

Frêle roseau, sable qui n’es que poussière, flot qui t’écoules, je ne veux plus me fier à vous ! Le ciel devient plus sombre et mon cœur plus farouche. D’une poigne vigoureuse, dans les forêts de Norvège, j’extirperai le sapin le plus haut ; puis je le tremperai dans le cratère enflammé de l’Etna et, de cette plume gigantesque imbibée de flammes, sur la voûte noire du firmament, je tracerai ces mots : « Agnès, je t’aime ! »

Et les lettres de feu flamboieront ineffaçablement chaque nuit, et la postérité transportée d’allégresse lira ces mots écrits sur le ciel : « Agnès, je t’aime ! »


7


DANS LA CABINE PENDANT LA NUIT


La mer a ses perles, le ciel a ses étoiles, mais mon cœur, mon cœur, mon cœur a son amour.

Grande est la mer et grand le ciel, mais plus grand est mon cœur, et plus beau que les perles et les étoiles brille mon amour.

À toi, jeune fille, à toi est ce cœur tout entier ; mon cœur et la mer et le ciel se confondent dans un seul amour.

À la voûte azurée du ciel, où luisent les belles étoiles, je voudrais coller mes lèvres dans un ardent baiser et verser des torrents de larmes.

Ces étoiles sont les yeux de ma bien-aimée, ils scintillent et m’envoient mille gracieux saluts de la voûte azurée du ciel.

Vers la voûte azurée du ciel, vers les yeux de la bien-aimée, je lève dévotement les bras, et je prie et j’implore.

Doux yeux, gracieuses lumières, donnez le bonheur à mon âme ; faites-moi mourir, et que je vous possède, vous et tout votre ciel.

Là-haut, des yeux du ciel, des étincelles d’or tombent en tremblant dans la nuit, et mon âme se dilate, agrandie par l’amour.

Versez vos larmes dans mon âme, étoiles, yeux du ciel, pour que mon âme soit inondée sous vos larmes de lumière.

Bercé par les vagues et par mes rêveries, je suis étendu tranquillement dans la couchette de ma cabine.

À travers la lucarne ouverte, je regarde la-haut les claires étoiles, les chers et doux yeux de ma chère bien-aimée.

Les chers et doux yeux veillent sur ma tête, et ils brillent et clignotent du haut de la voûte azurée du ciel.

À la voûte azurée du ciel je regardais heureux, durant de longues heures, jusqu’à ce qu’un voile de brume blanche me dérobât les yeux chers et doux.

Contre la cloison, où s’appuie ma tête rêveuse, viennent battre les vagues furieuses ; elles bruissent et murmurent à mon oreille : « Pauvre fou ! ton bras est court et le ciel est loin, et les étoiles sont solidement fixées la-haut avec des clous d’or. — Vains désirs, vaines prières ! tu ferais mieux de t’endormir. »

Je rêvais d’une lande déserte, toute couverte d’une muette et blanche neige, et sous la neige blanche j’étais enterré et je dormais du froid sommeil de la mort.

Pourtant là-haut, de la sombre voûte du ciel, les étoiles, ces doux yeux de ma bien-aimée, contemplaient mon tombeau, et ces doux yeux brillaient d’une sérénité victorieuse et placide, mais pleine d’amour.


8


TEMPÊTE


La tempête est déchaînée et fouette les flots. Les flots, écumant et se cabrant de rage, s’élèvent comme des tours, et ces blanches montagnes d’eau palpitent comme des êtres vivants. Et le petit navire les escalade d’un bond qui paraît impossible, puis brusquement retombe dans le gouffre béant et noir.

Ô mer ! génératrice de la beauté, mère d’Aphrodite sortie de l’écume de tes flots ! Grand’mère de l’Amour, épargne-moi ! Déjà la blanche mouette flaireuse de cadavres volète autour de moi, semblable à un spectre ; elle affile son bec au grand mât, elle a faim, la gloutonne, de ce cœur qui résonne de la gloire de ta fille et dont ton petit-fils, le mignon espiègle, se sert comme d’un joujou.

Mais en vain je prie et j’implore ! Mes cris se perdent dans le mugissement de la tempête, dans le fracas de bataille des vents. Cela brame, siffle, crépite et hurle comme un hospice d’aliénés. Et, à travers tout ce bruit, je perçois nettement les sons enjôleurs d’une harpe, un chant étrange et langoureux qui amollit et qui déchire, et je reconnais cette voix.

Là-bas, sur la falaise écossaise, le petit manoir gris s’avance au-dessus de la mer irritée. À la fenêtre est une belle dame maladive dont la peau diaphane a la blancheur du marbre ; elle chante en s’accompagnant sur la harpe, et le vent, qui emmêle ses longues boucles, porte sa chanson monotone au loin sur la mer irritée.


9


LE CALME


La mer est calme. Le soleil reflète ses rayons dans l’eau, et sur la surface onduleuse et argentée, le navire trace des sillons d’émeraude.

Le pilote est couché sur le ventre, près du gouvernail, et ronfle légèrement. Près du grand mât, raccommodant des voiles, est accroupi le mousse goudronné.

Sa rougeur perce à travers la crasse de ses joues, sa large bouche est agitée de tressaillements nerveux, et il regarde çà et là tristement avec ses grands beaux yeux.

Car le capitaine se tient devant lui, tempête et jure et le traite de voleur : « Coquin ! tu m’as volé un hareng dans le tonneau ! »

La mer est calme. Un petit poisson monte à la surface de l’onde, chauffe sa petite tête au soleil et remue joyeusement l’eau avec sa petite queue.

Cependant, du haut des airs, la mouette fond sur le petit poisson, et, sa proie frétillante dans son bec, s’élève et plane dans l’azur du ciel.


10


AU FOND DE LA MER


J’étais couché sur le bordage du vaisseau je regardais, les yeux rêveurs, dans le clair miroir de l’eau, et je plongeais mes regards de plus en plus avant, lorsqu’au fond de la mer j’aperçus, d’abord comme une brume crépusculaire, puis peu à peu, avec des couleurs plus distinctes, des coupoles et des tours, et enfin, éclairée par le soleil, toute une antique ville néerlandaise pleine de vie et de mouvement. Des hommes âgés, enveloppés de manteaux noirs avec des fraises blanches et des chaînes d’honneur, de longues épées et de longues figures, se promènent sur la place, près de l’hôtel de ville orné de dentelures et d’empereurs de pierre naïvement sculptés, avec leurs sceptres et leurs longues épées. Non loin de là, devant une file de maisons aux vitres brillantes, sous des tilleuls taillés en pyramides, se promènent, avec des frôlements soyeux, de jeunes femmes, de sveltes beautés dont les visages de rose sortent décemment de leurs coiffes noires et dont les cheveux blonds ruissellent en boucles d’or. Une foule de beaux cavaliers costumés à l’espagnole se pavanent près d’elles et lancent des œillades. Des matrones vêtues de mantelets bruns, un livre d’heures et un rosaire dans les mains, se dirigent à pas menus vers le grand dôme, attirées par le son des cloches et le ronflement de l’orgue.

À ces sons lointains, un secret frisson s’empare de moi. De vagues désirs, une profonde tristesse, envahissent mon cœur, mon cœur à peine guéri. Il me semble que mes blessures, pressées par des lèvres chéries, saignent de nouveau ; leurs chaudes et rouges gouttes tombent lentement, une à une, dans la mer, elles tombent sur une vieille maison qui est là dans la ville sous-marine, sur une vieille maison au pignon élevé, qui semble veuve de tous ses habitants, et dans laquelle est assise, à une fenêtre basse, une jeune fille qui appuie sa tête sur son bras. — Et je te connais, pauvre enfant ! Si loin, au fond de la mer même, tu t’es cachée de moi dans un accès d’humeur enfantine, et tu n’as pas pu remonter, et tu t’es assise étrangère parmi des étrangers, durant un siècle, pendant que moi, l’âme pleine de chagrin, je te cherchais par toute la terre, et toujours je te cherchais, toi toujours aimée, depuis si longtemps aimée, toi que j’ai retrouvée enfin ! Je t’ai retrouvée et je revois ton doux visage, tes yeux intelligents et calmes, ton fin sourire. — Et jamais je ne te quitterai plus, et je viens à toi, et les bras étendus, je me précipite sur ton cœur.

Mais le capitaine me saisit à temps par le pied, et, me tirant sur le bord du vaisseau, me dit d’un ton bourru : « Docteur ! docteur ! êtes-vous possédé du diable ? »


11


PURIFICATION


« Reste au fond de la mer, rêve insensé, qui autrefois, la nuit, as si souvent affligé mon cœur d’un faux bonheur, et qui, encore à présent, spectre marin, viens me tourmenter en plein jour. — Reste là sous les ondes durant l’éternité, et je te jette encore tous mes maux et tous mes péchés, et le bonnet de la folie dont les grelots ont si longtemps résonné autour de ma tête, et la froide dissimulation, cette peau lisse de serpent qui m’a si longtemps enveloppé l’âme…, mon âme malade reniant Dieu et reniant les anges, mon âme maudite et damnée… »

— Hoiho ! hoiho ! voici le vent ! dépliez les voiles ! elles flottent et s’enflent ! Sur le miroir placide et périlleux des eaux, le vaisseau glisse, et l’âme délivrée pousse des cris de joie.

12


LA PAIX


Le soleil était au plus haut du ciel, environné de nuages blancs, la mer était calme, et j’étais couché près du gouvernail, et je songeais et je rêvais ; — et, moitié éveillé, moitié sommeillant, je vis Christus, le sauveur du monde. Vêtu d’une robe blanche flottante, et grand comme un géant, il marchait sur la terre et sur la mer ; sa tête touchait au ciel, et de ses mains étendues il bénissait la mer et la terre, et, comme un cœur dans sa poitrine, il portait le soleil, le rouge et ardent soleil, — et ce cœur radieux et enflammé, foyer d’amour et de clarté, épandait ses gracieux rayons et sa lumière éternelle sur la terre et sur la mer.

Des sons de cloche, résonnant ça et là, attiraient comme des cygnes, et en se jouant, notre navire, qui glissa vers un rivage verdoyant ou des hommes habitent une cité magnifique.

Ô merveille de la paix ! comme la ville est tranquille ! Le sourd bourdonnement des vaines et babillardes affaires, le bruissement des métiers, tout se tait, et à travers les rues claires et resplendissantes se promènent des hommes vêtus de blanc et portant des palmes, et, lorsque deux personnes se rencontrent, elles se regardent d’un air d’intelligence, et, dans un tressaillement d’amour et de douce renonciation, elles s’embrassent au front et lèvent les yeux vers le cœur radieux du Sauveur, vers ce cœur qui est le soleil et qui verse allègrement la pourpre de son sang réconciliateur sur le monde, et elles disent trois fois dans un transport de béatitude : Béni soit Jésus-Christ !

Que ne donnerais-tu pas pour avoir eu un tel rêve, bien-aimé ? Toi si faible de tête et de corps, mais si fort par la foi, toi qui, dans ta simplicité, vénères la Trinité et la croix et la bannière, toi qui en te prosternant chaque jour aux pieds de ta haute bienfaitrice, es parvenu à la dignité de conseiller aulique, puis à celle de conseiller de justice et finalement à celle conseiller de gouvernement dans cette pieuse ville ou fleurissent la foi et le sable, où les eaux sacrées de la Sprée détrempent les âmes et diluent le thé, — que ne donnerais-tu pas pour avoir eu ce rêve, bien-aimé ? Tu l’aurais fait valoir dans le beau monde, ton mol visage et tes yeux clignants fondus dans une expression de piété et d’humilité. Et son Altesse sérénissime transportée et tremblante d’extase se serait jetée à genoux pour prier avec toi ; l’œil allumé d’un saint éclat, il t’aurait alloué une augmentation de salaire de cent thalers, et, les mains jointes, tu aurais bégayé : Béni soit Jésus-Christ !




DEUXIÈME CYCLE



1


SALUT À LA MER


Thalatta ! Thalatta ! Je te salue, mer éternelle ! Je te salue dix mille fois d’un cœur joyeux, comme autrefois te saluèrent dix mille cœurs grecs, cœurs malheureux dans les combats, soupirant après leur patrie, cœurs illustres dans l’histoire du monde.

Les flots s’agitaient et mugissaient ; le soleil versait sur la mer ses clartés roses ; des volées de mouettes s’enfuyaient effarouchées en poussant des cris aigus ; les chevaux piaffaient ; les boucliers résonnaient d’un cliquetis joyeux. Comme un chant de victoire, retentissait alors le cri des fils de Hellas, la reine des flots : Thalatta ! Thalatta !

Je te salue, mer éternelle ! Je retrouve dans le bruissement de tes ondes comme un écho de la patrie, et je crois voir les rêves de mon enfance scintiller sous tes vagues, et il me revient de vieux souvenirs de tous les chers et nobles jouets, de tous les brillants cadeaux de Noël, de tous les coraux rouges, des perles et des coquillages dorés que tu conserves mystérieusement dans des coffrets de cristal !

Oh ! combien j’ai souffert des ennuis de la terre étrangère ! Comme une fleur fanée dans l’étui de fer-blanc du botaniste, mon cœur se desséchait dans ma poitrine. Il me semble que, durant l’hiver, je m’asseyais comme un malade dans une chambre sombre et malsaine, et maintenant voilà que je l’ai quittée tout à coup, et le vert printemps, éveillé par le soleil, resplendit à mes yeux éblouis, et j’entends le tendre soupir des arbres chargés d’une neige parfumée, et les jeunes fleurs me regardent avec leurs yeux odorants et bariolés, et l’atmosphère pleure et bruit, et respire et sourit, et dans l’azur du ciel les oiseaux chantent : Thalatta ! Thalatta !

Ô cœur vaillant, qui t’es illustré par tes fuites, comme jadis les guerriers de la grande retraite ! combien de fois les beautés barbares du Nord t’ont amoureusement harassé ! — De leurs grands yeux victorieux, elles me lançaient des traits enflammés ; avec leurs paroles à double tranchant, elles s’exerçaient à me fendre le cœur ; avec de longues épîtres assommantes, elles étourdissaient ma pauvre cervelle. Vainement je leur opposais le bouclier, les flèches sifflaient, les coups retentissaient ; elles ont fini par me pousser, ces beautés barbares du Nord, jusqu’au rivage de la mer, et, respirant enfin librement, je salue la mer, la mer bienfaisante et libératrice — Thalatta ! Thalatta !


2


L’ORAGE


L’orage couve sourdement sur la mer, et, à travers la noire muraille des nuages, palpite la foudre dentelée qui luit et s’éteint comme un trait d’esprit sorti de la tête de Zeus-Kronion. Sur l’onde déserte et sombre roule longuement le tonnerre et bondissent les blancs coursiers de Poseidon, que Borée lui-même a jadis engendrés avec les cavales échevelées d’Erichthon, et les oiseaux de mer s’agitent, inquiets comme les ombres des morts que Caron, au bord du Styx, repousse de sa barque surchargée.

Il y a un pauvre petit navire qui danse là-bas une danse bien périlleuse ! Éole lui envoie les plus fougueux musiciens de sa bande, qui le harcèlent cruellement de leur branle folâtre ; l’un siffle, l’autre souffle, le troisième joue de la basse, — et le pilote chancelant se tient au gouvernail et observe sans cesse la boussole, cette âme tremblante du navire, et, tendant des mains suppliantes vers le ciel, il s’écrie : Oh ! sauve-moi, Castor, vaillant cavalier, et toi, glorieux athlète, Pollux !


3


LE NAUFRAGE


Espoir et amour ! Tout est brisé, et moi-même, comme un cadavre que la mer a rejeté avec mépris, je gis là, étendu sur le rivage, sur le rivage sablonneux et nu. — Devant moi s’étale le grand désert des eaux ; derrière moi, il n’y a qu’exil et douleur, et au-dessus de ma tête voguent les nuées, ces grises et informes filles de l’air, qui de la mer, avec des seaux de brouillard, puisent l’eau, la traînent à grand’peine et la laissent retomber dans la mer, besogne triste, et fastidieuse, et inutile, comme ma propre vie.

Les vagues murmurent, les mouettes croassent, de vieux souvenirs me saisissent, des rêves oubliés, des images éteintes me reviennent, tristes et doux.

Il est dans le Nord une femme belle, royalement belle ; une voluptueuse robe blanche entoure sa frêle taille de cyprès ; les boucles noires de ses cheveux, s’échappant comme une nuit bienheureuse de sa tête couronnée de tresses, s’enroulent capricieusement autour de son doux et pâle visage, et dans son doux et pâle visage, grand et puissant, rayonne son œil, semblable à un soleil noir.

Noir soleil, combien de fois tu m’as versé les flammes dévorantes de l’enthousiasme, et combien de fois ne suis-je pas resté chancelant sous l’ivresse de cette boisson ! Mais alors un sourire d’une douceur enfantine voltigeait autour des lèvres fièrement arquées, et ces lèvres fièrement arquées exhalaient des mots gracieux comme le clair de lune et suaves comme l’haleine de la rose. Et mon âme alors s’élevait et planait avec allégresse jusqu’au ciel.

Faites silence, vagues et mouettes ! Bonheur et espoir ! espoir et amour ! tout est fini. Je suis gisant à terre, misérable naufragé, et je presse mon visage brûlant sur le sable humide de la plage.


4


COUCHER DE SOLEIL


Le beau soleil est descendu, paisible, dans la mer ; la sombre nuit noircit déjà l’onde houleuse, que le couchant empourpré jonche pourtant de clartés d’or, et le flux bruissant pousse vers le rivage les vagues blanches qui bondissent lestes et joyeuses, tel un troupeau d’agneaux que le jeune pâtre, le soir, ramène en chantant au bercail.

« Que le soleil est beau ! » Après un long silence ainsi parla l’ami qui suivait avec moi le rivage, et moitié souriant moitié mélancolique, il m’affirma que le soleil était une belle femme[1] qui avait fait un mariage de convenance avec l’antique dieu des mers. Le jour, elle se promène allègrement sur les hauteurs du firmament, vêtue de pourpre et ruisselante de diamants, adorée, adulée de toutes les créatures du monde que réjouit son regard lumineux et brûlant. Mais le soir, éplorée et contrainte, elle regagne son humide demeure et les bras de son vieux mari.

Mon ami riait, soupirait et puis riait encore : « Crois-moi, ajouta-t-il, ils mènent dans leur maison la plus tendre existence ! Tantôt ils dorment, tantôt ils se querellent, au point que la mer en est agitée tout entière et que le matelot, dans le grondement des vagues, entend le vieux mari gourmander sa moitié : « Grosse garce de l’univers ! Rayonnante courtisane ! Toute la journée, tu brûles pour les autres et, la nuit, tu es pour moi glaciale et lasse ! » Après ce sermon d’alcôve, il va sans dire que l’altière dame se met à fondre en larmes et à déplorer sa misère. Elle se lamente si longuement que le dieu de la mer, désespéré, se jette tout à coup hors du lit et remonte aussitôt à la surface des flots afin de prendre l’air et de retrouver ses esprits.

« C’est ainsi que je l’ai vu la nuit passée, il était dans l’eau jusqu’à la ceinture. Il portait une robe de chambre de flanelle jaune, un bonnet de nuit d’un blanc de lis, et avait la figure fripée. »


5


LE CHANT DES OCÉANIDES


La mer pâlit de la paleur du crépuscule. Seul avec son âme, un homme est assis sur le rivage nu et contemple d’un œil glacé l’immense voûte du ciel glacé et la mer onduleuse et sans bornes. Et sur la mer onduleuse et sans bornes, ses soupirs s’en vont, semblables a des aéronautes, puis ils s’en reviennent tout tristes d’avoir trouvé fermé le cœur où ils comptaient jeter l’ancre ; — il soupire si fort que de blanches armées de mouettes s’élancent épouvantées hors de leurs nids de sable. Et il leur adresse ces paroles heureuses :

« Oiseaux aux pattes noires qui planez sur la mer avec vos blanches ailes et buvez l’onde amère de vos becs incurvés, qui mangez la chair huileuse des phoques, votre vie est amère comme votre nourriture ! Tandis que moi, bienheureux, je ne mange que des douceurs ! Je déguste le doux parfum de la rose, cette fiancée du rossignol qui se nourrit de clair de lune ! Je déguste des friandises plus délectables encore, bourrées de crème fouettée ; mais la plus douce des douceurs que je mange, c’est l’amour et c’est d’être aimé.

« Elle m’aime ! Elle m’aime, la gracieuse fille ! Elle est maintenant sur le balcon de sa demeure et, dans le crépuscule, inspecte la grande route ; elle écoute et son cœur me désire — vraiment ! En vain elle épie à l’entour et soupire ; elle descend, soupirante, au jardin, erre dans les parfums et dans le clair de lune, parle avec les fleurs, leur racontant que moi, son bien-aimé, je suis si aimable et si digne d’amour — vraiment ! Après quoi, dans son lit, endormie elle rêve ; ma chère image folâtre doucement autour d’elle ; et même le matin, au petit déjeuner, sur sa claire tartine de beurre, elle aperçoit mon souriant visage, et l’avale avec amour — vraiment ! »

C’est ainsi qu’il se flatte et se vante ; et cependant les mouettes poussent des cris, comme des ricanements ironiques et froids. Le brouillard du crépuscule s’élève. Du sein de nuées violettes, la lune d’or pâli a des regards maussades. Les vagues de la mer s’agitent à grand bruit et du fond de cette mer agitée, mélancolique ainsi qu’un murmure de vent, s’élève le chant des Océanides, les belles nymphes compatissantes. On distingue nettement la voix de la femme de Pelée, Thétis aux pieds d’argent. Et elles chantent plaintivement :

« Ô Fou, ô fou, fou plein d’orgueil ! C’est la douleur qui te tourmente ! Toutes tes espérances, en légers enfants de ton cœur, sont mortes là-bas, et ton cœur, hélas ! ton cœur semblable à Niobé, est pétrifié de tristesse ! La nuit se fait dans ta tête, une nuit que sillonnent les éclairs du délire, et tu te vantes dans ta douleur ! Ô fou, ô fou, fou plein d’orgueil ! Tu es obstiné comme ton ancêtre, le grand Titan qui déroba aux dieux le feu céleste et en fit présent aux hommes, le Titan qui, dévoré d’un vautour, enchaîné sur son rocher, au milieu de ses tortures, bravait encore l’Olympe, si bien que nous l’entendîmes du fond de la mer et allâmes à lui avec des chants de pitié. Ô fou, ô fou, fou plein d’orgueil ! Mais tu es encore plus impuissant que lui et ce serait sage à toi de respecter les dieux en portant patiemment le faix de ta misère, en le portant longtemps, longtemps et patiemment jusqu’à ce qu’Atlas lui-même perdant patience, d’un mouvement de ses épaules, précipite le lourd univers dans l’éternelle nuit. »

Ainsi chantèrent les Océanides, les belles nymphes compatissantes jusqu’à ce que le bruit des vagues étouffât le son de leur voix. — La lune passa derrière les nuées, la nuit se mit à bâiller, et, assis dans l’obscurité, je pleurai longuement.


6


LES DIEUX GRECS


Sous la lumière de la lune, la mer brille comme de l’or en fusion ; une clarté, qui a l’éclat du jour et la mollesse enchantée des nuits, illumine la vaste plage, et dans l’azur du ciel sans étoiles planent les nuages blancs comme de colossales figures de dieux taillées en marbre étincelant.

Non, ce ne sont point des nuages ! Ce sont les dieux d’Hellas eux-mêmes, qui jadis gouvernaient si joyeusement le monde, et qui maintenant, après leur chute et leur trépas, à l’heure de minuit, errent au ciel, spectres gigantesques.

Étonné et fasciné, je regardai ce Panthéon aérien, ces colossales figures qui se mouvaient avec un silence solennel. Voici Kronion, le roi du ciel ; les hivers ont neigé sur les boucles de ses cheveux, de ces cheveux célèbres qui, en s’agitant, faisaient trembler l’Olympe. Il tient à la main sa foudre éteinte ; son visage, où résident le malheur et le chagrin, n’a pas encore perdu son antique fierté. C’étaient de meilleurs temps, ô Zeus ! ceux où tu rassasiais ta céleste convoitise de jeunes nymphes, de mignons et d’hécatombes ; mais les dieux eux-mêmes ne règnent pas éternellement, les jeunes chassent les vieux, comme tu as, toi aussi, chassé jadis tes oncles les Titans et ton vieux père, — Jupiter parricide. Je te reconnais aussi, altière Junon ! En dépit de toutes tes cabales jalouses, une autre a pris le sceptre, et tu n’es plus la reine des cieux, et ton grand œil de génisse est immobile, et tes bras de lis sont impuissants, et ta vengeance n’atteint plus la jeune fille qui renferme dans ses flancs le fruit divin, ni le miraculeux fils du dieu. — Je te reconnais aussi, Pallas Athéné. Avec ton égide et ta sagesse, as-tu pu empêcher la ruine des dieux ? Je te reconnais aussi, toi, Aphrodite, autrefois aux cheveux d’or, maintenant à la chevelure d’argent ! Tu es encore parée de ta fameuse ceinture de séduction ; cependant ta beauté me cause une secrète terreur, et si, à l’instar d’autres héros, je devais posséder ton beau corps, je mourrais d’angoisse. — Tu n’es plus qu’une déesse de la mort, Vénus Libitina !

Le terrible Arès, que voilà, ne regarde pas non plus d’un œil trop amoureux sa livide maîtresse. Le jeune Phébus Apollo penche tristement la tête. Sa lyre, qui résonnait d’allégresse au banquet des dieux, est détendue. Héphaistos semble encore plus sombre, et véritablement le boiteux n’empiète plus sur les fonctions d’Hébé et ne verse plus, empressé, le doux nectar à l’assemblée céleste… Et depuis longtemps s’est éteint l’inextinguible rire des dieux.

Je ne vous ai jamais aimées, vieilles divinités classiques ! Pourtant une sainte pitié et une ardente compassion s’emparent de mon cœur, lorsque je vous vois là-haut, dieux abandonnés, ombres mortes et errantes, images nébuleuses que le vent disperse, effrayées, et, quand je songe combien lâches et hypocrites sont les dieux qui vous ont vaincus, les nouveaux et tristes dieux qui règnent maintenant au ciel, renards avides sous la peau de l’humble agneau… oh ! alors une sombre colère me saisit, et je voudrais briser les nouveaux temples et combattre pour vous, antiques divinités, pour vous et votre bon droit parfumé d’ambroisie ; et devant vos autels relevés et chargés d’offrandes, je voudrais adorer, et prier, et lever des bras suppliants…

Il est vrai qu’autrefois, vieux dieux, vous avez toujours, dans les batailles des hommes, pris le parti des vainqueurs ; mais l’homme a l’âme plus généreuse que vous, et, dans les combats des dieux, moi, je prends le parti des dieux vaincus.

Et ainsi je parlais, et dans le ciel ces pâles simulacres de vapeurs rougirent sensiblement et me regardèrent d’un air agonisant, comme transfigurés par la douleur, et s’évanouirent soudain. La lune venait de se cacher derrière les nuées, qui s’épaississaient de plus en plus ; la mer éleva sa voix sonore, et, de la tente céleste, sortirent victorieusement les étoiles éternelles.


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QUESTIONS


Au bord de la mer, au bord de la mer déserte et nocturne, se tient un jeune homme, la poitrine pleine de doute, et d’un air morne il dit aux flots :

« Oh ! expliquez-moi l’énigme de la vie, la douloureuse et vieille énigme qui a tourmenté tant de têtes : têtes coiffées de mitres hiéroglyphiques, têtes en turbans et en bonnets carrés, têtes à perruques, et mille autres pauvres et bouillantes têtes humaines. Dites-moi ce que signifie l’homme ? d’où il vient ? ou il va ? qui habite là-haut au-dessus des étoiles dorées ? »

Les flots murmurent leur éternel murmure, le vent souffle, les nuages fuient, les étoiles scintillent, froides et indifférentes, — et un fou attend une réponse.


8


LE PHÉNIX


Un oiseau venu de l’ouest vole du côté du levant ; il vole vers les jardins de l’Orient natal où croissent les épices parfumées, où les palmiers bruissent et les sources sont fraîches — et l’oiseau merveilleux chante tout en volant :

« Elle l’aime ! Elle l’aime ! Elle porte son image en son petit cœur, elle la porte tendrement et en secret, sans qu’elle le sache elle-même ! Mais, en rêve, elle est devant lui, elle l’implore en pleurant et lui baise les mains, elle l’appelle par son nom et ce cri la réveille ; surprise et alarmée, elle frotte ses beaux yeux. — Elle l’aime ! Elle l’aime ! »

Sur le pont, appuyé au grand mât, j’entendis le chant de l’oiseau. Comme de verts chevaux à crinière argentée, bondissaient les vagues moutonneuses. Ainsi que des bandes de cygnes, les hommes d’Helgoland, ces routiers audacieux de la mer du Nord, passaient devant moi sur leurs barques aux voiles chatoyantes. Au-dessus de ma tête, dans l’azur éternel, de blancs nuages folâtraient et l’éternel soleil resplendissait, rose du ciel, flamme épanouie, qui joyeusement se mirait dans la mer. Et le ciel et la mer et mon propre cœur répétaient comme un écho : « Elle l’aime ! Elle l’aime ! »


9


MAL DE MER


Les nuages gris de l’après-midi descendent plus bas sur la mer sombre qui semble aller au devant d’eux. Entre elle et eux fuit le navire.

Malade et toujours assis près du grand mât, je me livre à des méditations sur moi-même, méditations d’un gris cendré qui sont extrêmement vieilles, les mêmes que fit déjà le père Loth quand il eut trop joui des bonnes choses et s’en trouva si mal, après. Parfois me viennent aussi d’antiques histoires : comment les pèlerins marqués de la croix, au cours des traversées orageuses, baisaient pieusement l’image consolatrice de la sainte Vierge ; comment les chevaliers, atteints du même mal de mer, trouvaient de semblables consolations en pressant sur leurs lèvres le gant bien-aimé de leur dame… Mais moi, je reste là la mine renfrognée, mâchant un vieux hareng, consolateur salé, tout secoué de nausées et malade comme un chien.

Cependant le navire lutte avec les vagues déchaînées ; tel un cheval de bataille qui se cabre, tantôt il se dresse sur l’arrière, faisant craquer le timon, tantôt il se précipite, la tête en avant dans la gueule hurlante des flots ; puis, comme épuisé par l’amour, on dirait qu’il s’étend, indolent, sur le sein noir de la vague géante, laquelle vient à nous en mugissant très fort et tout-à-coup, telle une cataracte effrénée, s’effondre dans un blanc bouillonnement et m’inonde de son écume.

Cette agitation, ce roulis, ce tangage est insupportable ! En vain mes yeux cherchent la côte allemande. Hélas ! je ne vois que de l’eau, de l’eau de toutes parts, de l’eau en mouvement !

De même que, par un soir d’hiver, le voyageur aspire à la tasse de thé intime et chaude, ainsi mon cœur aspire à toi, patrie allemande ! La sottise, les hussards, les mauvais vers et les petits traités douceâtres peuvent couvrir ton sol chéri ; tes zèbres peuvent manger des roses, au lieu de manger des chardons ; tes nobles singes en falbalas peuvent se rengorger fièrement et se croire supérieurs à tout le pesant bétail ; tes parlements de limaces peuvent s’estimer immortels parce qu’ils rampent avec lenteur ; ils peuvent voter tous les jours pour qu’on sache si le fromage appartient aux vers qui le rongent et délibérer interminablement sur le point de savoir comment on perfectionnera les brebis d’Égypte, en vue d’améliorer leur laine et pour que le berger puisse les tondre, comme les autres, sans distinction aucune, — la démence et l’iniquité peuvent te couvrir tout entière, ô Allemagne ! je n’en aspire pas moins à toi : parce que du moins tu es la terre ferme.


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DANS LE PORT


Heureux l’homme qui, ayant touché le port et laissé derrière lui la mer et les tempêtes, s’assied chaudement et tranquillement dans la bonne taverne : le Rathskeller de Brême !

Comme le monde se réfléchit fidèlement et délicieusement dans un rœmer de vert cristal, et comme ce microcosme mouvant descend splendidement dans le cœur altéré : Je vois tout ensemble, dans ce verre, l’histoire des peuples anciens et modernes, les Turcs et les Grecs, Hegel et Gans ; des bois de citronniers et des parades militaires ; Berlin, Tunis et Abdéra, et Hambourg ; mais, avant tout, l’image de la bien-aimée, la petite tête d’ange, sur un fond doré de vin du Rhin.

Oh ! que tu es belle, bien-aimée ! Tu es comme une rose ! non comme la rose de Chiraz, la maîtresse du rossignol chanté par Hafiz, non comme la rose de Sâron, la sainte et rougissante fleur célébrée par les prophètes : tu ressembles à la rose du Rathskeller de Brême. C’est la rose des roses ; plus elle vieillit, plus elle fleurit délicieusement, et son divin parfum m’a rendu heureux, il m’a enthousiasmé, enivré, et, si le sommelier du Rathskeller de Brême ne m’eût retenu ferme par la nuque, j’aurais été culbuté du coup !

Le brave homme ! Nous étions assis ensemble et nous buvions fraternellement, nous agitions de hautes et mystérieuses questions, nous soupirions et nous tombions dans les bras l’un de l’autre, et il m’a ramené à la vraie foi de l’amour. — J’ai bu à la santé de mes plus cruels ennemis, et j’ai pardonné à tous les mauvais poètes, comme à moi-même il doit être pardonné. — J’ai pleuré de componction, et, à la fin, j’ai vu s’ouvrir à moi les portes du salut, le sanctuaire du caveau où douze grands tonneaux, qu’on nomme les saints apôtres, prêchent en silence,… et pourtant dans un langage universel.

Ce sont là des personnages remarquables ! Simples à l’extérieur, dans leurs robes de bois, ils sont, au dedans, plus beaux et plus brillants que tous les orgueilleux lévites du temple et que les trabans et les courtisans d’Hérode, parés d’or et de pourpre. J’ai toujours dit que le roi des cieux, notre Seigneur, passait sa vie, non parmi les gens du commun, mais bien au milieu de la meilleure compagnie !

Alleluia ! comme les palmiers de Bethel m’envoient des senteurs délicieuses ! Quel parfum la myrrhe d’Hébron exhale ! Comme le Jourdain murmure et se balance d’allégresse ! Et mon âme bienheureuse se balance et chancelle aussi, et je chancelle avec elle ; et, chancelant lui aussi, le brave sommelier du Rathskeller de Brême m’emporte au haut de l’escalier, à la lumière du jour.

Brave sommelier du Rathskeller de Brême ! regarde — sur le toit des maisons, les anges sont assis ; ils sont ivres et chantent ; l’ardent soleil là-haut n’est réellement qu’une rouge trogne, le nez de l’esprit du monde, et autour de ce nez flamboyant se meut l’univers en goguette.


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ÉPILOGUE


Comme les épis de blé dans un champ, les pensées poussent et ondulent dans l’esprit de l’homme ; mais les douces pensées du poète sont comme des fleurs bleues et rouges qui s’épanouissent gaîment entre les épis.

Fleurs bleues et rouges ! le moissonneur bourru vous rejette comme inutiles ; les rustres, armés de fléaux, vous écrasent avec dédain ; le simple promeneur même, que votre vue récrée et réjouit, secoue la tête et vous traite de mauvaises herbes. Mais la jeune villageoise, qui tresse des couronnes, vous honore et vous recueille, et vous place dans ses cheveux, et, ainsi parée, elle court au bal où résonnent fifres et violons, à moins qu’elle ne s’échappe pour chercher l’ombrage discret des tilleuls où la voix du bien-aimé résonne encore plus délicieusement que les fifres et les violons !

  1. En allemand, soleil est féminin.