La Mission Marchand (Congo-Nil)/04

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La Mission Marchand (I. Congo - Nil ; II. Fachoda)
Fayard Frères (p. 47-62).

CHAPITRE IV

LES ŒUFS DE PÂQUES DU COMMANDANT MARCHAND.


Ce n’était pas sans raison que le commandant avait attribué aux intrigues anglaises, et les abatis jetés devant sa colonne expéditionnaire le long des rapides de l’Oubanghi, et les diverses attaques dont la mission avait été l’objet.

Et ces intrigues étaient menées précisément par ceux, qu’à Brazzaville, il avait épargnés.

Il s’était contenté d’une simple plaisanterie, alors que les circonstances l’eussent autorisé à traduire mister Bright et sa fille devant un tribunal.

L’Anglais eût été condamné, au minimum, à cinq ans de prison.

Il en avait été quitte pour six semaines de repos forcé.

Aussi ne pardonnait-il pas au commandant.

Plus irritée que lui encore était miss Jane.

La jolie fille avait la prétention, bien excusable chez une aussi charmante personne, de faire marcher tout le monde à sa guise.

Elle avait cru se moquer impunément des Français, les faire manœuvrer à sa satisfaction.

Et tout à coup, à l’instant même où son cœur se gonflait de la joie du triomphe, le docteur Emily était survenu.


adjudant de prat.

Gentiment, gracieusement, à la Française enfin, il avait réduit à néant tous les projets de la jeune fille.

Il s’était véritablement bien moqué d’elle, et Jane devait s’avouer qu’en tout pays, même dans le sien propre, les rieurs seraient du côté de l’ironique médecin.

Ce lui était une blessure que la vengeance seule était capable de cicatriser.

Car les fils d’Albion, de même que tous les partisans des coups de force, pardonnent plus volontiers une bourrade qu’une pichenette.


ouverture d’une route.

La plaisanterie légère, gauloise ou athénienne, leur fait horreur.

Du drame tant que l’on voudra, mais pas de vaudeville.

Que voulez-vous ? l’esprit est un produit français.

Nos voisins d’outre-Manche, jaloux de cette supériorité, l’ont attribuée aux fumées de nos vins incomparables du Médoc, de la Bourgogne, de la Loire, des côtes du Rhône.

Pour l’acquérir, ils consomment un nombre incalculable de flacons de provenance française, mais leur espoir est déçu.

L’esprit liquide ou moral est absorbé par eux sans s’assimiler.

Et ils sont bien obligés de reconnaître, de par leur consommation même, qu’ils, sont seulement les clients et que nous restons les grands producteurs.

Quoi qu’il en soit, une fois rentrés à Léopoldville, mister Bright et sa fille tinrent conseil.

Qu’allaient-ils faire ?

Pas un instant, ils n’eurent l’idée de se plaindre aux représentants de leur gouvernement.

Les traditions anglaises sont connues : l’agent qui est battu est blâmé ; celui qui réclame est cassé.

Dès lors à quoi se résoudre ?

À cette heure, la mission Marchand remontait le Congo, l’Oubanghi. Impossible de l’arrêter.

Et comme Bright se promenait avec agitation, Jane, pelotonnée dans un fauteuil et qui, depuis un moment, avait caché son charmant visage dans ses mains mignonnes, releva tout à coup la tête.

Une joie cruelle se lisait dans ses yeux.

Bright vit cela et s’arrêtant tout net :

— Jane, mon enfant, auriez-vous trouvé le moyen de punir ces misérables des inquiétudes qu’ils nous ont causées.

On le voit, le digne agent était bien dans la tradition anglaise qui veut que les Saxons hurlent à un coup d’épingle donné par un malheureux qu’ils empalent.

— Oui, mon père, murmura la jeune fille.

Puis se levant, elle vint à lui, baissa la voix :

— Votre avis est qu’il ne faut pas qu’ils atteignent les rives du Nil ?

By god ! non, ils ne doivent pas.

— Et si l’on pouvait les engager dans le plus mauvais chemin…

Jane fit une pause et, plus bas encore :

— … Le chemin au bout duquel on n’arrive jamais ?

On eût dit qu’elle faisait effort pour prononcer ces paroles de sens si lugubre.

— De quel chemin parlez-vous ? questionna avidement Bright, sans remarquer l’indécision de son interlocutrice ?

Elle baissa la tête sans répondre. Évidemment un combat se livrait en elle.

— Quel chemin, répéta l’agent libre ?

Alors elle sembla se décider :

— Celui qui traverse les marais du Bahr-el-Ghazal.

À cette réplique, Bright eut l’air absolument déconfit.

Il haussa les épaules et, avec une sécheresse inaccoutumée, il prononça :

— Vous parlez en dehors du bon sens, Jane.

— Pourquoi cela, je vous prie, riposta la jeune fille d’un ton piqué ?

— Parce que vous oubliez les renseignements que vous-même m’avez apportés.

— Vous vous trompez, je n’oublie rien.

L’agent prit une physionomie stupéfaite.

— Voyons, revenez à vous. N’est-il pas vrai que ce Marchand, que l’enfer confonde, se propose de gagner Dem-Ziber ?

— Si, en vérité.

— Ah ! une fois là, il suivra la route qui passe au nord des marécages.

Jane rectifia :

— Pardon… il ne suivra pas… il se propose de suivre.

— Je voudrais bien savoir qui le fera changer d’avis ?

— Moi… ou plutôt vous, mon père, puisque vous avez la correspondance avec l’Amirauté.

Et, entraînant l’agent près de la fenêtre, elle lui parla bas avec volubilité.

Le visage de l’Anglais exprima successivement la surprise, le doute, puis une joie sans mélange.

En fin de compte, le père pressa sa fille dans ses bras, et tous deux pénétrèrent dans le cabinet de travail de l’agent, où ils se mirent à confectionner un nombre assez considérable de dépêches.

Quand ils eurent terminé, Bright sonna.

Un domestique grand, maigre, osseux, aux cheveux d’un blond jaune, parut au bout d’un instant :

— Joë, dit-il, je vais m’absenter avec Mademoiselle.

Le laquais inclina la tête :

— C’est bien.

— Vous resterez ici durant mon absence.

— Je resterai.

— Cela vous fera des vacances.

— Cela m’en fera.

— Cependant, je veux vous confier un travail très sérieux.

— Confiez.

Mister Bright appuya la main sur le tas de papiers, dont chacun était la minute d’un télégramme.

— Joë, voici une quarantaine de dépêches.

— Une quarantaine, si cela vous plaît.

— Elles sont datées. Je compte sur vous pour les remettre au télégraphe aux dates indiquées.

— Comptez, sir, comptez.

— Si vous vous acquittez bien de cette mission, il y aura pour vous une livre sterling par télégramme.

— Une livre, c’est bon.

— Vous avez compris ?

— Oui, j’ai…

— Alors, préparez nos bagages, avertissez nos porteurs. Ma fille et moi quitterons Léopoldville ce soir.

Le domestique salua et sortit[1].

Le soir même, Bright et Jane, en palanquins portés par des mules, entourés par une escorte peu nombreuse, sortaient de Léopoldville et, longeant le Congo, prenaient la direction du Nord.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Huit jours plus tard, les journaux d’Europe publiaient, à grand fracas, une dépêche « de source anglaise », ainsi conçue :

« Mahdi soulève populations Darfour et Kordofan. Guerre sainte prêchée dans tout le Soudan égyptien. On craint que le soulèvement ne gagne la Nubie et les États voisins du lac Tchad. »

Les publicistes s’en donnèrent aussitôt à cœur joie. Les occasions de « tirer à la ligne » sont rares, et celle-ci était unique.

Chacun fit étalage de ses connaissances.

Celui-ci dépeignit les contrées habitées par les Derviches, avec une autorité d’autant plus grande que, ne les ayant jamais vues, il était certain de ne pas se tromper ; tout au plus pouvait-il tromper les autres.

Celui-là, voulant dépasser son confrère dans le steeplechase de l’information, publia in extenso l’acte de naissance du Mahdi, lequel avait vu le jour en un pays où les registres de l’état civil, sont inconnus.

Un grand journal illustré publia son portrait, d’après un cliché fourni par un photographe du Caire, aimable fumiste qui avait fait poser devant son appareil un porteur d’eau nubien.

Un dernier enfin lança la nouvelle à sensation que les missions du Kordofan avaient été incendiées et tous les missionnaires mis à mort après d’atroces tortures.

Le bruit se répéta, se colporta, s’augmenta.

Chaque jour, de nouvelles dépêches, toujours de source anglaise, venaient ajouter à l’affolement général.

Et tous les cœurs épris de justice et de dévouement palpitèrent de reconnaissance, lorsque le gouvernement anglais déclara au monde civilisé que, chargé jusqu’à nouvel ordre du maintien de la tranquillité en Égypte, placé de ce fait à l’avant-garde de la civilisation, il se croyait le devoir de former une armée pour marcher contre les bandes du Mahdi.

Les peuplés naïfs ne se doutèrent point qu’ils assistaient à une simple « parade » supérieurement jouée par le Gouvernement anglais, de concert avec ses agents africains.

L’idée de Jane, adoptée par Bright, permettait aux Anglais de concentrer une armée anglo-égyptienne et de s’avancer sur Khartoum-Ondourman et Fachoda, pour couper la route à la mission Marchand, au cas où elle réussirait à continuer sa marche vers le Nil.

Dernière facétie. L’Angleterre, tenant compte du mauvais état des finances égyptiennes, qui mettait les descendants des Pharaons dans l’impossibilité absolue de faire les frais de la guerre défensive sur le point de s’engager, l’Angleterre, disons-nous, autorisa le gouvernement khédivial à chercher ses ressources dans la Caisse de la Dette, répondant d’ailleurs généreusement de l’emprunt forcé auquel elle condamnait le souverain égyptien.

En France, où l’on est un peu plus naïf qu’ailleurs, on crut aveuglément au soulèvement des Derviches[2].

On craignit pour la mission Marchand.

Évidemment, si la petite troupe s’engageait dans les plaines du Kordofan, parcourues par les tribus fanatiques en armes, elle était sûrement perdue.

Des ordres furent envoyées dans toutes les directions.

Un des messagers réussit à joindre M. Liotard, administrateur du Haut-Oubanghi.

Celui-ci était alors près de Dem-Ziber qu’il comptait pourvoir occuper, grâce aux ravitaillements amenés par la mission Marchand.

Effrayé par les renseignements qui lui étaient communiqués, il dépêcha sans retard au commandant un courrier, porteur d’une lettre ainsi conçue :

Dem-Ziber,
« Mon cher commandant,

xxxx« Vous êtes, bien entendu, le maître absolu de la conduite de votre mission.
xxxx« Aussi est-ce à titre purement amical, et afin que vous agissiez en toute connaissance de cause, que je vous fais part des événements récents qui ont eu le Kordofan pour théâtre.
xxxx« Vous trouverez ci-joint les divers documents qui me sont parvenus.
xxxx« S’il m’était permis de vous donner un conseil, je vous dirais qu’à votre place, je renoncerais à remonter par le Nord.
xxxx« Je m’efforcerais de profiter aussi longtemps que possible du courant de la rivière M’Bomou, d’arriver ainsi le plus près du cours du bras principal du Bahr-el-Ghazal, et de gagner le Nil par cet affluent, avec étapes à Tamboura, Yaoued, El Ghersh, etc., etc.
xxxx« Mais, je le répète, ce n’est là qu’un conseil.
xxxx« N’y voyez, je vous prie, mon cher commandant, qu’une nouvelle preuve de l’intérêt amical que je porte à votre admirable expédition.
xxxx« Et recevez les souhaits de votre dévoué. »

Ce fut le jour de Pâques de l’année 1897 que le commandant reçut cette épître affectueuse.

Il était alors au confluent du M’Bomou et de l’Oubanghi.

Il allait renvoyer la flottille en arrière, et lui-même se proposait de se diriger vers Dem-Ziber avec ses hommes.

La lettre de M. Liotard l’attrista sans l’abattre.

En hâte il fit appeler les divers officiers attachés à la mission.

Et quand ils furent tous rassemblés autour de lui, il leur lut la missive qui venait de lui être, apportée.

Puis il leur donna également lecture des dépêches, articles de journaux et autres documents dont M. Liotard avait accompagné sa lettre.

Tous demeurèrent atterrés.

Alors il les regarda longuement avant de parler. Enfin il se décida. Et d’une voix calme, dans laquelle l’oreille la plus subtile n’aurait pu reconnaître aucune émotion.

— Messieurs, dit-il, pour nous rendre de l’Oubanghi au Nil, il existait deux routes, l’une par le Kordofan, l’autre par les marais du Bahr-el-Ghazal. La première, sans doute plus aisée, nous est fermée par les bandes mahdistes. Je pense donc qu’il convient de prendre la seconde.

Prendre la seconde, cela signifiait s’engager dans les marécages du Bahr-el-Ghazal, occupant un territoire vaste comme la France, dans cette immense plaine inondée, parsemée de myriades d’îlots où croissent les roseaux géants, les bambous hauts de sept et huit mètres, dans ce dédale de canaux, de lagons, de lagunes, où l’on ne trouverait aucun point de repère, car aucun Européen ne l’avait traversé.

Cela signifiait qu’à la fièvre des bois allait succéder la fièvre des marais ; que, très probablement, on allait semer de cadavres ce désert d’eau et de vase ; que, si l’on s’égarait une heure seulement en dehors du bras principal de la rivière des Gazelles, c’était la mort pour tous.

Et une erreur est facile avec un cours d’eau qui se divise en deux cents, trois cents, six cents, mille bras ; qui se mêle, se confond avec vingt autres rivières, pour s’en séparer plus loin, puis les rejoindre encore.

Toutes les probabilités étaient pour l’enlisement, la disparition de la mission.

Cependant le chef avait dit sans phrases, avec cet héroïsme tranquille du soldat de race.

— Le chemin commode nous est fermé, prenons l’autre.

Pas un n’hésita.

Tous répondirent par un murmure admiratif et, gagnés par la contagion, grisés d’une folie généreuse, ils se levèrent en criant :

— Va pour le Bahr-el-Ghazal.

Le commandant Marchand avait craint peut-être de rencontrer, non des résistances — tous ces officiers avaient un sentiment trop vif du devoir professionnel pour résister — mais tout au moins de l’hésitation.

L’enthousiasme de ses compagnons l’émut profondément.

Son visage calme se colora un peu, il y eut sur ses yeux comme une buée humide.

Il serra les mains à la ronde, avec ces seuls mots :

— Mes chers amis !

Mais le ton dont il les prononça fit courir un frisson sur l’épiderme de ceux qui l’écoutaient.

Il avait tout exprimé dans ces paroles. Tout.

Le sacrifice au pays, au drapeau ; la reconnaissance aux fidèles collaborateurs rangés à ses côtés ; la nécessité de se serrer les uns contre les autres pour passer.

Il y avait aussi comme en engagement tacite, solennel et terrible.

— Votre existence à moi ; mon existence à vous.

Les sous-officiers européens furent instruits à leur tour.

Pas plus que leurs chefs ces braves n’hésitèrent.

Avec l’insouciance française, ils narguaient le danger.

Il y a des marais réputés, sinon infranchissables, du moins très difficiles à franchir, eh bien ! on ferait de son mieux.

Et un loustic ajouta même :

— Après tout, un marais, ce n’est que de l’eau… au moins ça ne nous portera pas à la tête.

Le commandant, véritablement touché, autorisa une petite débauche… au vin de quinquina.

Tous trinquèrent, officiers et sous-officiers, et le commandant, levant son verre, dit doucement :

— Messieurs, c’est aujourd’hui le jour de Pâques ; en vous confiant aveuglément à moi, vous avez donné ses œufs de Pâques à votre chef… Je ferai en sorte de vous les rendre à Fachoda.

Voilà comment la marche à travers un des plus dangereux pays du monde fut entreprise par la mission Marchand.

Et comme les assistants vidaient leurs verres dans un recueillement presque religieux, des indigènes apparurent.

Ils venaient vendre des pelleteries, de la gomme, de l’ivoire.

Mais ils avaient aussi une autre denrée à proposer.

C’était une fillette d’une douzaine d’années.

Et le chef de la troupe fît entendre, moitié par signes, moitié par quelques mots anglais, que l’enfant serait excellente à manger.

Les visiteurs étaient des Nyam-Nyams Zegris, fétichistes et anthropophages, dont la mission avait atteint le territoire.

Le commandant Marchand allait essayer de faire comprendre aux misérables noirs l’horreur que lui inspirait leur proposition.

Mais il se ravisa et appelant l’interprète Landeroin :

— Voulez-vous demander à ce nègre quel sort est réservé à cette enfant, si je refuse de l’acheter.

L’interprète adressa aussitôt la question au noir.

Celui-ci sourit.

Puis il exprima avec force gestes qu’il était pauvre, la guerre ayant ravagé le territoire de sa tribu.

S’il avait été riche, jamais il n’eût vendu la fillette.

Elle était sa parente, sa nièce, la fille de son frère tué dans une expédition récente.

Pour la mémoire de son frère, il l’eût admise à sa table, non comme invitée, mais comme rôti.

Car c’est un signe d’estime profonde chez les Zegris que de dévorer les enfants de ceux que l’on a aimés.

La misère seule obligeait le nègre à renoncer à cet aimable usage.

Que faire en pareil cas ?

Bien que la mission fût dans une situation difficile, que des fatigues terribles fussent réservées à tous ceux qui en faisaient partie, ceux-ci avaient au moins quelques chances de s’en tirer sains et saufs.

Tout valait mieux d’ailleurs pour la pauvre petite qu’être embrochée et rôtie ainsi qu’un chevreau.

Bref, Marchand demanda son prix à l’indigène, le paya et le renvoya, gardant auprès de lui sa nouvelle acquisition.

La petite négresse conservait un air terrifié, à chaque mouvement de l’officier elle tremblait de la tête aux pieds. Le commandant s’en aperçut et, voulant connaître la cause de l’effroi de la pauvrette, il pria Landeroin de lui parler.

Celui-ci s’exécuta.

La négresse lui répondit d’une voix douce, craintive, avec des larmes dans les yeux.

Et cependant l’interprète éclata d’un rire sonore, qui parut stupéfier son interlocutrice.

Il riait à ce point qu’il lui était impossible de prononcer une parole.

Au bout d’un moment, le commandant le pria de s’expliquer.

Au milieu d’un accès d’hilarité dont il n’était pas maître, Landeroin s’écria :

— C’est trop drôle ! Savez-vous ce que me demande cette petite moricaude ?

— Pas le moins du monde, vous vous en doutez bien.

— Elle m’a dit…

Et les rires redoublèrent :

— Elle m’a dit, acheva-t-il en se dominant un instant :

« Quand cela le chef blanc me mangera-t-il ? »

Le commandant ne rit pas, lui.

Il considéra l’enfant avec une pitié profonde et, presque sévèrement, il dit à l’interprète :

— Je vous aurais pardonné de me faire attendre votre traduction, Landeroin… Mais vous avez commis une mauvaise action en ne rassurant pas de suite cette pauvre créature qui souffre et qui tremble.

Le rire de l’interprète se figea dans sa gorge.

Il pâlit, rougit, bredouilla :

— Je n’y ai pas mis de méchanceté… La question m’a paru burlesque, et, ma foi…

— Ne vous émotionnez pas, interrompit le chef de la mission déjà redevenu paternel, je sais bien que vous êtes un bon et brave cœur, Landeroin. Aussi expliquez vite à notre petite compagne noire que les Français ne se nourrissent pas de chair humaine.

— L’interprète s’exécuta avec un empressement qui montrait combien la remontrance de son supérieur lui avait été sensible.

Souriant il parla à la fillette.

Et, à mesure que les paroles parvenaient aux oreilles de l’enfant, le visage de celle-ci s’épanouissait.

Enfin elle regarda le commandant, s’approcha de lui et prononça quelques paroles incompréhensibles :

— Que dit-elle ?

— Elle dit, mon commandant, que vous êtes bon comme Rabou, le père des oiseaux et des fleurs, et qu’elle sera pour vous la gazelle privée et fidèle.

Et comme la petite parlait encore, Landeroin parut surpris :

— Quoi encore ? interrogea Marchand.

— Oh ! j’ai mal entendu. La coïncidence serait trop bizarre.

— Mais entendu quoi ?

L’interprète mit un doigt sur sa bouche, puis :

— Veuillez attendre que je l’aie fait répéter.

Il revint à l’enfant et parut la questionner.

Elle répondit sans hésiter.

Landeroin leva les bras au ciel avec un air absolument ravi.

— C’est extraordinaire.

— Mais quoi donc ? insista l’officier dont la curiosité était piquée par la singulière attitude de l’interprète, dont la placidité habituelle était proverbiale.

— C’est une véritable coïncidence.

— Mais encore.

— Ou plutôt non, mon commandant, c’est un présage, un véritable présage.


une halte.


— Enfin, Landeroin, expliquez-vous ; auriez-vous l’intention de me faire mourir à petit feu ?

— Le ciel m’en préserve, commandant.

— Alors, parlez. Que vous a dit la petite ?

— Son nom tout simplement.

— Son nom ? Il est donc bien surprenant, ce nom.


le cours de l’oubanghi.


— Jugez~en, commandant…

Et, par taquinerie, Landeroin prit un temps.

— Ah ! Landeroin, nous allons nous fâcher.

— Non, mon commandant, car ce nom sonnera à vos oreilles comme une promesse.

— Insupportable bavard, vous déciderez-vous ?

— Je me décide… ce nom, c’est…

— C’est ?

— Fasch’Aouda.

Marchand demeura un instant interdit.

Puis un bon sourire distendit ses lèvres et, appuyant la main sur les cheveux laineux de sa protégée :

— Tout va bien aujourd’hui. La confiance de mes compagnons, l’espoir d’arriver à Fachoda, et, en attendant, ainsi qu’un présage comme vous le disiez, Monsieur l’interprète, Fasch’Aouda qui m’appartient…

  1. Rigoureusement exact. Si John Bright et Jane ne sont pas les seuls agents qui s’acharnèrent contre la mission, ils furent du moins les plus actifs.
  2. Sur beaucoup de points, la guerre sainte fut prêchée par des marabouts qui, à leur fonction sacrée, joignaient le titre de « Champion de l’Ordre pour l’Angleterre ». Ce rapprochement se passe de commentaires. Avec un millier d’hommes, munis d’armes à tir rapide, on rétablit le calme au Soudan (Le combat de Fachoda où 200 Sénégalais mirent en déroute 12.000 Mahdistes le prouve.) Or, les Anglais rassemblèrent 25.000 soldats. En réalité, ils voulaient avoir la supériorité du nombre dans la vallée du Nil.