La Mission Marchand (Congo-Nil)/06

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La Mission Marchand (I. Congo - Nil ; II. Fachoda)
Fayard Frères (p. 71-80).

CHAPITRE VI

LA RECONNAISSANCE DU HAUT-M’BOMOU


Pendant ce temps, le capitaine Baratier, parti, le 1er  juin 1897, des rapides de Baguessé pour reconnaître le cours supérieur, du fleuve M’Bomou, devait s’assurer si, par cette voie, la route était sinon libre — l’est-elle jamais dans les pays inexplorés — au moins praticable pour le gros de la mission et pour ses chargements considérables de vivres, de munitions, d’approvisionnements de toute espèce.

Il n’avait, avec lui, que trois pirogues portant des vivres, des munitions pour deux mois et ses instruments de géodésie.

Pour accompagner les porteurs et défendre le petit convoi contre les attaques des naturels, une dizaine de tirailleurs sénégalais le suivaient également, sous le commandement d’un jeune sous-officier, le sergent Bernard.

Des passes de Baguessé jusqu’à Rafaï, la route se passa sans autres incidents que les taquineries des villages noirs échelonnés sur les berges du cours d’eau.

À Rafaï, la petite troupe de Baratier reçut un accueil enthousiaste.

Depuis quelques jours déjà, le gouverneur du Haut-Oubanghi, M. Liotard, campait dans le village avec une escorte importante, qui devait l’accompagner dans son voyage vers la frontière égyptienne.

L’entrevue des deux hommes fut cordiale.

Baratier mit le gouverneur au courant des projets de Marchand.

Tandis que M. Liotard gagnerait le Bahr-el-Ghazal, en obliquant vers le Nord-Est avec Dem-Ziber comme point de concentration, Marchand, si toutefois la reconnaissance de Baratier était favorable à son dessein, devait suivre la voie d’eau beaucoup plus rapide en raison du matériel qu’il traînait avec lui.

— Le commandant, déclara Baratier, attend avec anxiété le résultat de mes recherches. Il veut aller vite, arriver au but, avant que les menées de l’étranger


attaque d’un hippopotame blessé.


aient le temps d’aboutir, et planter notre drapeau à Fachoda. Aussi, conclut-il, il faut que je fasse vite. Et je serai prompt si mes piroguiers et mes porteurs ne m’abandonnent point !

On le voit, le soldat avait une appréhension grave. Il connaissait l’endurance des noirs à la fatigue, mais il savait aussi, par expérience, combien ces hommes primitifs sont accessibles au découragement, sujets à la panique.

La nécessité d’employer ces indigènes, à cause du terrible climat d’Afrique, est un des aléas les plus redoutables de l’exploration.


capitaine mangin.

Le lendemain, après une excellente nuit de repos dans le campement de Rafaï, Baratier et ses hommes reprenaient la montée sur le fleuve, salués, acclamés par le gouverneur et sa suite.

Peu à peu, les pirogues, vigoureusement menées par les Bouzyris, perdirent de vue les paillottes du village et les baraquements du camp de M. Liotard.

Sans aucune difficulté la petite flottille atteignit le poste avancé de Zémio.

C’était la dernière station où le hardi capitaine, ses soldats et ses porteurs pourraient jouir d’un repos paisible.

Au delà, c’était le hasard, le vague, l’inconnu absolu. Aucune carte de ces régions n’existait, car on ne peut donner ce nom à certaines conceptions fantaisistes sans aucune valeur réelle.

Fort heureusement, Baratier constatait que le M’Bomou continuait à être navigable. Sur chaque rive, baignant dans les eaux ses dernières rangées d’arbres, d’arbustes, de lianes touffues, la forêt sans fin formait une falaise de verdure.

Se frayer une route de cinq mètres de large à travers ce fouillis de végétaux, et cela pendant des centaines de kilomètres, représentait un travail si colossal que jamais on n’en serait venu à bout.

Si le M’Bomou supérieur ne se montrait pas praticable, c’était, pour le commandant Marchand, une déception cruelle.

Aussi, le capitaine voyait avec joie le cours d’eau rester profond, le courant à peu près régulier.

Mais ce qui devait être un bonheur pour la mission entière faillit causer la perte de la troupe d’avant-garde.

En pratiquant des sondages pour reconnaître le chenal et le baliser, une des pirogues chavira.

Elle contenait la plus grande partie de la réserve de vivres, la caisse de pharmacie, les instruments géodésiques.

Les voyageurs parvinrent à renflouer l’embarcation ; mais si l’on put sauver la précieuse pharmacie et les instruments, il n’en fut pas de même des vivres.

Et, sur ce ruban liquide, prisonniers entre les épaisses murailles de la forêt, il était impossible à Baratier et à ses hommes de songer à se ravitailler par la chasse.

Le poisson ne manquait pas, mais il exhalait une odeur répugnante et était immangeable.

Cet incident jeta le désespoir parmi les piroguiers et les porteurs.

Le capitaine dut prendre des mesures contre leur mauvais vouloir.

Au sergent Renaud, à ses dix tirailleurs dont il était sûr, il donna l’ordre de se tenir prêts à fusiller le premier qui tenterait de fuir.

L’exécution de cette menace n’était pas nécessaire quant à présent.

Aucun de ces noirs n’eût songé à s’évader par la forêt.

Ils savaient bien que c’était la mort prompte, fatale, pour l’imprudent qui eût tenté une pareille folie.

— Mais, dit le capitaine au sergent, qui sait si le pays est semblable plus loin ; nous pouvons rencontrer des éclaircies et alors tous ces gaillards-là, si nous ne les tenons pas au bout de nos fusils…

Un autre incident, plus redoutable encore que le premier, devait retarder l’expédition.

La fièvre éclata dans les rangs de la petite troupe. Au bout de deux jours, la plupart des piroguiers étaient incapables de service.

On tenta d’abord de les remplacer par des porteurs, mais ceux-ci, trop inexpérimentés, trop mous, n’arrivaient pas à diriger les barques.

Baratier, le sergent et les tirailleurs sénégalais ne se ménageaient pas cependant.

Tour à tour, ils se mirent aux pagaies, et ils purent ainsi franchir quelques lieues.

Mais, malgré leur énergie, les forces de ces braves baissaient. Ils manquaient d’entraînement.

Fort heureusement une clairière se présenta. Le chef du détachement donna l’ordre d’y aborder et, pendant trois journées entières, on se reposa près des pirogues hissées à terre, gardées à vue par les tirailleurs.

Ces jours de repos, l’emploi permanent de la quinine généreusement distribuée aux malades, permirent aux hommes de triompher de la fièvre.

Le sergent Bernard eut le bonheur de tuer deux grands singes qui s’étaient aventurés en curieux près du campement. La chair de ces animaux, rôtie devant un grand feu de bois, procura à tous un repas qui fut trouvé succulent.

Pour égayer la troupe, on organisa une petite fête.

Deux soldats sénégalais, doués d’une voix superbe, chantèrent des mélopées de leur pays. Et, dans, la nuit, autour du brasier qui pointait ses langues de feu vers le ciel, tous les noirs, oubliant les misères des jours précédents, dansèrent au son de la flûte et du tympanon.

La flûte ??

C’était le joyeux sergent Bernard qui en jouait, et sans instrument, s’il vous plaît.

Le brave garçon sifflait admirablement et son talent, en cette occasion, ne fut pas peu goûté !

Le tympanon ?

Tout simplement une caisse vide, sur laquelle un grand diable de Sénégalais tapait à poings fermés.

Et cet orchestre rudimentaire suffit à ces noirs.

Profitant des bonnes dispositions générales, Baratier put explorer plusieurs lieues du M’Bomou sans encombre.

On approchait peu à peu du confluent du M’Bomou avec le Bokou ou Méré.

Il était temps d’ailleurs, car, d’après les prévisions, il restait à peine assez de vivres pour terminer l’exploration.

Leur rareté obligeait à la plus grande prudence. Et le grand fleuve coulait toujours verdâtre, entre les hautes tiges noires des arbres serrés, enlacés par les ronces et les lianes.

Pas plus qu’avant, il ne fallait compter sur la chasse ou sur la pêche.

L’approche du point terminus relevait cependant les courages et l’on avançait en chantant.

D’après l’estimation du capitaine Baratier, on était encore à trois jours de navigation de l’embouchure de la Méré. Depuis un mois on avait quitté Baguessé.

Une erreur faillit tout perdre. À l’endroit où la flottille était arrivée, le fleuve se partageait en deux bras.

Le bras gauche du cours d’eau semblait plus profond, plus navigable que l’autre, encombré de longues herbes flottantes et de joncs.

Les trois pirogues s’y engagèrent donc à toute vitesse.

Soudain, presque simultanément, les embarcations, lancées à une allure rapide, s’envasèrent sur un banc.

À force de pagaies, poussant énergiquement avec les gaffes, les équipages tentèrent de revenir en arrière.

Peine inutile !

Il fallut alors décharger les pirogues pour les renflouer.

Un îlot sablonneux émergeait à quelques mètres du théâtre de l’accident.

Les porteurs se jetèrent à l’eau, et une à une, les caisses furent portées sur le sol ferme.

Allégées, les pirogues purent franchir le banc et flottèrent emprisonnées dans une sorte de cuvette naturelle !

Combien de jours allait-on rester là ? Les vivres étaient rares. Allait-on devoir mettre les hommes à la demi-ration.

Inquiets, piroguiers et porteurs parlaient déjà de gagner la rive à la nage et d’abandonner les embarcations.

— Le premier qui bouge, gronda le capitaine en tirant son revolver, je lui fais sauter la cervelle.

La menace rétablit le calme.

Mais la nuit venait, il ne fallait pas songer à chercher la bonne voie avant le lendemain. Baratier prit ses dispositions pour assurer la sécurité du bivouac.

Il fit hisser les pirogues à sec.

Sur le haut de l’îlot de sable on aligna les tentes.

Et de même, que les-jours précédents, on dînait de légumes secs, avec un peu de lard conservé. L’eau potable manquait, situation douloureuse sur un fleuve. L’eau de la rivière, en effet, était tellement chargée de matières organiques que son absorption eût déterminé un véritable empoisonnement.

La situation était critique.

Le front soucieux, Baratier réfléchissait.

Il avait beau chercher. À son esprit ne s’offrait aucun autre moyen que d’abandonner les pirogues et de gagner la rive du fleuve.

Jamais dans sa vie, pourtant mouvementée, il n’avait traversé pareille épreuve.

Avoir parcouru une distance considérable, être presque convaincu d’atteindre le but fixé, et se voir obligé de tout abandonner, de retourner piteusement en arrière au milieu des tribus sauvages et hostiles !

Cependant il ne se laissa pas aller au découragement.

De concert avec le sergent Bernard, il organisa le camp.

Tout au haut du tertre, on dressa sa tente et le bivouac des piroguiers, des porteurs qu’il fallait surveiller, qu’il fallait maintenir à tout prix.

Aux deux extrémités de l’îlot, un petit poste de cinq tirailleurs, chargé de faire bonne garde et de tirer sur quiconque essaierait de fuir.

Baratier s’était assis près de l’un des autres petits postes.

Soudain le factionnaire, arrêté près de Baratier, lui montra la rive de l’îlot.

— Capitaine… les pirogues… il y en a donc quatre ?…

L’officier regarda.

En effet, près du bord, presque à toucher les embarcations… une longue masse sombre s’allongeait.

— Oh ! continua le factionnaire, voyez donc, mon capitaine… cinq, six… Et ça bouge… Ce sont des crocodiles.

Sournoisement, les sauriens, flairant une proie, sortaient de l’eau, rampaient vers le campement.

Lentement, ils se rapprochaient peu à peu du campement.

Baratier réveilla les postes.

— Alerte ! les crocodiles !

En un instant tout le camp fut debout.

Les reptiles avançaient toujours, glissant sûr la vase, sans bruit.

Et soudain le capitaine lança le commandement :

— Feu !

Dix coups de fusil éveillèrent les échos de la forêt, répercutés avec la violence d’un coup de tonnerre.

Trois crocodiles restèrent sur place ; les autres firent un plongeon et disparurent.

Le campement reprit sa tranquillité, et la nuit s’acheva sans autre alerte.

Le lendemain matin, comme Baratier donnait l’ordre de se débarrasser des cadavres des sauriens tués dans la nuit, un tirailleur indigène s’approcha et, faisant le salut militaire :

— Chef, dit-il, si toi permets, Ali sait préparé viande de li bête là… très bon…

— Comment, si je permets… Tout ce que tu voudras mon garçon, répliqua le capitaine en souriant… Ce gibier t’appartient.

— Capitaine toi goûter mi cuisine… Pas mauvais.

Le noir avait peut-être raison ; en tout cas, l’officier était enchanté de la fantaisie de ce cuisinier improvisé.

Et fut-ce l’influence de la faim, tout est-il qu’au repas, le crocodile parut exquis.

Baratier complimenta le tirailleur.

— Tu as rendu un grand service à ton chef, il te remercie.

— Ça bien, chef… Ça bien… mi content…

Et le brave soldat partit en faisant des gambades…

Tandis que le repas s’achevait, un des Sénégalais de faction appela le chef de poste.

Baratier et Bernard se précipitèrent du côté de la sentinelle.

— Là… Là… mon capitaine… Là… sergent.

Du doigt, le tirailleur montrait sur le fleuve une masse flottante :

— Un cadavre : murmurèrent les deux Français.

— Porteur d’ici… pati la nuit, expliqua le factionnaire.

— Oui, peut-être, répliqua l’officier ; profitons de cet incident.

Bernard, faites l’appel des hommes.

En un instant, toute la petite troupe fut réunie.

On appela les noms. Il manquait un porteur.

Alors Baratier s’adressant aux engagés :

Celui-là a trahi, leur dit-il ; vous voyez comment il est puni… Rompez.

Cette courte harangue consterna les porteurs ; ils regardèrent le cadavre de leur camarade, qui leur faisait comprendre l’impossibilité de la fuite.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y avait trois jours que Baratier et son escorte séjournaient sur l’îlot.

On avait vainement tenté de creuser des canaux pour franchir la barre de vase ; il semblait que les eaux eussent baissé, car l’obstacle était plus infranchissable encore qu’au début. Le sable était devenu compact, très dur même à creuser, en certains endroits.

La situation devenait critique. La viande des crocodiles était épuisée. On n’avait plus revu de sauriens, sans doute le bruit de la fusillade les avait effrayés. Il fallait toucher à la suprême réserve de vivres gardée pour le retour.

Baratier et le sergent Bernard seuls avaient conservé l’énergie morale nécessaire pour résister aux épreuves.

Le découragement avait gagné les hommes, gagnant même les tirailleurs.

Trois porteurs, qui avaient essayé de gagner la rive, avaient péri sous les yeux de leurs camarades.

Le fond vaseux était mouvant de ce côté.

Et les jours passaient lents, interminables.

Le quatrième, le cinquième… Il fallait toujours entamer les vivres.

On rationna les hommes malgré leurs murmures. Décidément l’avenir s’assombrissait de plus en plus.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La tête dans les mains, rongé par la fièvre de l’impatience, le capitaine songeait.

Tout à coup, une voix joyeuse éclata près de lui :

— Capitaine… un orage !

Et Bernard montrait à l’officier l’horizon chargé de nuages charbonneux.

Cette vue électrisa Baratier.

— Vite, Bernard, mon ami, à l’œuvre et que, dans un moment, tout soit prêt.

Une activité fébrile s’empara de tout le monde. En un clin d’œil les trois pirogues furent chargées.

Les pagaieurs, les porteurs et les soldats y montèrent suivis des chefs.

Et l’on attendit.

De larges gouttes d’eau tombèrent d’abord une à une… Puis, au bout d’un quart d’heure, ce fut un déluge effroyable.

Dans nos climats, on ne peut se faire une idée de la violence des pluies africaines.

Trempés jusqu’aux os, les voyageurs riaient quand même. Ils applaudissaient à l’averse libératrice.

Une demi-heure à peine suffit pour que le bras du fleuve grossît.

Les pirogues flottèrent…

Décuplée par l’espoir, la vigueur des Bouziris fit merveille ; on franchit le banc derrière lequel la flottille s’était trouvée prise comme dans une souricière.

Il y eut cependant un moment de chaude appréhension. Les pirogues touchèrent.

Mais sous l’effort des avirons puissant des pagaies battant l’eau avec rage, les pirogues glissent sur la vase du fond.

On avance, on passe, on a passé.

Deux jours après, ayant repris par l’autre bras du fleuve qui, en dépit de l’apparence, avait partout un chenal navigable, Baratier reconnut la Méré !

Et lorsque la mission Marchand apprit qu’elle avait devant elle une rivière, libre de tout barrage pendant plus de huit cents kilomètres, un frémissement de joie courut et la nouvelle fut accueillie par un puissant cri de :

— Vive la France !… En avant !