La Mission de l’Angleterre dans l’Inde

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Revue des Deux Mondes tome 16, 1876
Comte Goblet d’Alviella

La Mission de l’Angleterre dans l’Inde


LA MISSION
DE L’ANGLETERRE
DANS L’INDE

On ne peut aborder l’examen de l’administration anglaise dans l’Inde sans être frappé de la ressemblance qu’elle offre avec l’organisation de l’empire romain. Des deux côtés apparaît une conquête, graduellement étendue, tantôt par les développemens d’une politique traditionnelle, tantôt par de simples nécessités de conservation et de défense, à une vaste agrégation de peuples relevant de races et de religions diverses. De part et d’autre, la domination s’exerce par une hiérarchie savante et compliquée de fonctionnaires investis d’un pouvoir absolu sur les populations conquises, mais ne devant leur autorité, comme leur prestige, qu’à la délégation du gouvernement central, et les perdant avec elle, — cumulant en un mot les devoirs d’un citoyen avec l’autorité d’un despote. Des deux côtés percent la même tendance à respecter l’organisation civile des indigènes, mais en la garantissant par les méthodes juridiques de la société conquérante, — la même tolérance ou plutôt la même neutralité hautaine vis-à-vis des dissensions religieuses, en tant qu’elles ne menacent pas ce que les Romains appelaient la pax romana et que les Anglais ont appelé, par analogie, la pax britannica, mais aussi la même énergie dans la répression, dès qu’elles en viennent à compromettre les bienfaits de l’ordre matériel garanti aux vaincus en échange de leur indépendance. Comme Rome avait ses provinces du sénat, ses provinces du prince et ses états tributaires qui conservaient une ombre d’autonomie sous la surveillance d’un fonctionnaire impérial, ainsi l’Angleterre compte dans l’Inde des regulation provinces, exclusivement régies par les lois qui ont été régulièrement promulguées dans le conseil suprême, — des non-regulation provinces, où une partie notable de cette législation fait place aux instructions secrètes et variables du gouverneur-général, — enfin des native states, où des chefs indigènes restent en possession de la souveraineté sous le contrôle du résident accrédité à leur cour. L’ancienne distinction de respublica et d’imperium se retrouve dans les termes de « royaume » et « d’empire, » usités par le gouvernement anglais pour désigner respectivement sa sphère d’action dans les îles britanniques et dans ses nombreuses possessions d’outre-mer. Enfin il n’est pas jusqu’au royal titles bill, récemment voté par le parlement, qui ne rappelle, — d’une façon assez malheureuse d’ailleurs, — la nuance établie, aux premiers temps de l’empire romain, entre les qualifications de princeps, d’imperator et de dominus, suivant qu’on interpellait César comme président du sénat, chef des citoyens ou souverain absolu des sujets.

Toutefois cette analogie n’existe qu’à la surface : les deux organismes ont beau offrir des rouages identiques, tout différent est l’esprit qui les pénètre et les anime. Tandis qu’à Rome le but du gouvernement reste l’exploitation des sujets au profit d’une ville, d’une classe ou d’un homme, l’Angleterre nous donne pour la première fois l’exemple d’une domination organisée par le conquérant pour le bien de la population conquise. Qu’on ne s’y méprenne pas : nous sommes loin de prétendre que les Anglais conservent l’Inde dans un dessein entièrement désintéressé. Les débouchés qu’y trouve leur commerce, les emplois qui y sont réservés à leurs fils de famille, l’entretien de soixante mille soldats européens par le trésor local (bien que, dans ce dernier cas, nous ne voyions guère comment la mère patrie, même dans une heure de crise, pourrait sans imprudence dégarnir la péninsule de ses troupes européennes), ce sont là des avantages qui se chiffrent annuellement par plusieurs millions de livres sterling, payés par l’Inde à l’Angleterre. De même il est incontestable que la possession de l’Inde ajoute considérablement au prestige de la couronne britannique. La liste des hommes politiques qui, avant de se distinguer dans le gouvernement de la métropole, ont fait leurs premières armes dans les différentes branches des services anglo-indiens, prouve que, comme école d’administration, l’Inde réagit d’une façon heureuse jusque sur les affaires intérieures de la Grande-Bretagne. Enfin c’est l’Inde qui, en faisant de l’Angleterre une puissance asiatique, la contraint de rester une puissance européenne, malgré les tentations de sa position insulaire et les sollicitations de ses intérêts économiques. « Sans l’Inde, nous ne serions plus qu’une nation de boutiquiers, » me disait, il n’y a pas longtemps, un haut fonctionnaire du pays, et ce mot donne la clé de bien des événemens contemporains qui à première vue semblent avoir fort peu de rapports avec les rives du Gange. Mais ces avantages matériels et moraux ne sont qu’une conséquence indirecte du régime établi par le vainqueur. On ne se rend pas suffisamment compte, sur le continent, de ce double fait que le budget de l’Inde est complètement séparé du budget britannique, et que depuis 1839 l’Angleterre n’exerce plus aucun monopole commercial dans ses possessions de l’Hindoustan. Si à ces faits l’on ajoute que la colonisation européenne est complètement nulle au sud de l’Himalaya, et d’autre part que, depuis l’Indian civil service act de 1861, les indigènes sont légalement éligibles à tous les emplois civils, pourvu qu’ils aient les garanties requises de moralité et de capacité, il faudra bien croire à la sincérité de l’Angleterre quand elle affirme son intention de gouverner l’Inde pour l’Inde. Il nous reste à chercher comment elle s’y est prise et dans quelles limites elle y a réussi.


I

Rappelons tout d’abord qu’il est impossible de juger à la mesure de nos propres gouvernements l’organisation administrative d’un pays tel que l’Inde. L’économie politique enseigne chez nous que le seul but de l’état est de garantir la paix des citoyens et la sécurité des transactions ; tout au plus accorde-t-elle au gouvernement, dans certains objets de première nécessité, le droit d’encourager par son intervention l’initiative timide des particuliers. Mais l’Inde est une terre d’épreuves pour l’économie politique, ou plutôt pour ce groupe orthodoxe dont l’an dernier M. Emile de Laveleye critiquait, ici même, les généralisations trop absolues. L’école de Manchester a démontré par exemple que les prix des choses sont nécessairement réglés par la loi de l’offre et de la demande. Or, dans les transactions de l’Inde, c’est le plus souvent la coutume et non la concurrence qui détermine les conditions du marché. La même école a proclamé partout la liberté des contrats, et par suite de l’usure, et voici que ce régime est en train de consommer partout, non-seulement la ruine, mais même la spoliation et l’asservissement de la classe agricole ; le gouverneur de Bombay notamment déclare, dans le dernier rapport sur l’état de sa présidence, que « la question se pose de plus en plus sérieusement, si nos principes sur le recouvrement-des prêts peuvent s’adapter aux transactions de l’Inde, et si des pénalités contre l’usure n’y seraient pas aussi légitimes que. l’inexorable sévérité des lois à l’égard de l’emprunteur. » L’organisation individuelle de la propriété, la mobilité des valeurs foncières, la distinction de la rente et de l’impôt, toutes ces théories, qui expriment parfaitement les rapports économiques de notre état social, perdent leur caractère normal, transportées dans un pays où la propriété collective s’est maintenue jusqu’à nos jours, et où le souverain, censé le nu-propriétaire du sol, perçoit indistinctement l’impôt avec la rente. A plus forte raison, quand il s’agit de gouvernement, convient-il de rechercher les conditions du milieu où il s’exerce, pour juger la valeur des idées qui en ont inspiré l’organisation.

Les Anglais trouvèrent dans l’Inde deux catégories de populations : les unes de race inférieure, qui semblent peu capables d’atteindre à l’intelligence et la pratique de notre civilisation, les autres d’une origine fort rapprochée de la nôtre, mais qui ont concentré sur les questions religieuses toute leur activité intellectuelle et morale. Chez les mahométans aussi bien que chez les Hindous, c’est la religion qui modèle et dirige toute la vie sociale, préside aux moindres actes de l’existence, façonne le droit civil et criminel, détermine les occupations comme les relations privées, enfin règle jusqu’au régime alimentaire, au choix des vêtemens et aux soins de l’hygiène. Or des deux grandes religions qui se partagent la domination spirituelle de l’Inde, l’une part d’un principe fataliste qui dans tout l’Orient est devenu la pierre angulaire du despotisme, l’autre est la déification même de la force sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations, indépendamment de toute légitimité comme de toute moralité. De là ce mélange d’anarchie et d’oppression qui caractérise l’histoire intérieure de l’Inde, et qui atteignait son apogée vers l’époque où les Anglais arrachèrent aux Mahrattes et aux Pindaris la succession de l’empire mogol. On conçoit qu’un pareil régime, prolongé durant une longue suite de siècles, ait profondément inoculé au caractère hindou les vices qui sont les fruits naturels de la tyrannie : l’astuce, la servilité, la corruption et l’abus de l’autorité.

Quiconque a voyagé dans l’Inde connaît la difficulté d’arracher aux indigènes un renseignement exact, fût-ce dans l’affaire la plus insignifiante, tant ils s’ingénient à répondre exclusivement ce qu’ils supposent le plus agréable à leur interlocuteur. La même préoccupation leur impose le mensonge comme un devoir de politesse lorsqu’ils se trouvent en dissentiment d’opinion avec leur égal ou leur supérieur. A plus forte raison, dans leurs rapports avec l’état, ne peut-on compter sur leur sincérité dès que leur intérêt est en jeu. Il est de notoriété publique qu’il y a peu d’années on pouvait, pour quelques centimes, se procurer un faux témoin dans des procès de vie ou de mort, et même aujourd’hui les rapports officiels dénoncent encore le faux témoignage comme la principale plaie de l’organisation judiciaire. A tous les degrés de l’échelle administrative, l’indigène pratique ce principe que les peuples sont faits pour le gouvernement et non le gouvernement pour les peuples. On voit fréquemment des policiers natifs extorquer de l’argent, à l’occasion du même crime, non-seulement au coupable pour lui vendre l’impunité, mais encore à la victime pour lui épargner les conséquences d’une dénonciation calomnieuse, aux témoins pour leur éviter les désagrémens d’une comparution, et même à des innocens pour ne pas rejeter l’accusation sur leur tête. Le népotisme n’a été longtemps considéré que comme un moyen légitime de parfaire ses appointemens, et la concussion se justifie par la coutume du dustorie, qui autorise tout individu, depuis le domestique de place jusqu’au premier ministre, à percevoir une commission sur chaque somme passant entre ses mains à un titre quelconque. On raconte qu’il y a quelques années le rajah de Travancore mit à l’entreprise la construction d’un bungalow au prix de 10,000 roupies (25,000 francs). Peu de temps après, l’entrepreneur demandait à résilier le contrat, et, comme le rajah s’enquérait de ses raisons, il lui exposa que les frais de construction ne dépasseraient pas 500 roupies, mais que, sur les 9,500 d’excédant, le premier ministre en réclamait 5,000, son secrétaire 1,000, ses subordonnés 2,000, les dames du sérail 1,000 et le commandant en chef 500. Que resterait-il donc pour le bénéfice légitime de l’entreprise ?

Sans doute il n’y a pas que lacunes et travers dans le caractère hindou. Le goût de l’étude, par exemple, n’y fait pas plus défaut que l’intelligence ; mais des trésors d’érudition s’y gaspillent au service d’une théologie qui, à l’instar de Brahma, son principe divin, s’est oubliée pendant des siècles dans une stérile contemplation de soi-même. Après le sentiment religieux, l’esprit de famille est peut-être le trait le plus caractéristique de la société hindoue, mais il y est complètement subordonné aux prescriptions de caste, et, sans même nous étendre sur la plaie des mariages prématurés, sur la réclusion des femmes, ni sur les autres abus de la vie domestique, est-ce que la difficulté d’abolir l’immolation des veuves et l’infanticide des filles ne prouve pas surabondamment à quel point la tyrannie de la coutume y étouffe même la voix de la nature ? Le génie industriel sait y accomplir des merveilles de labeur et de patience ; mais il se traîne péniblement à travers l’immutabilité des modèles et la routine des méthodes ; l’art, reflet fidèle du caractère national, se perd dans les minuties et ne s’élève à la grandeur qu’en passant par le monstrueux ; partout où le fini ne manque pas aux détails, c’est l’unité et l’harmonie qui restent absentes de l’ensemble. — La bienfaisance, la générosité, la gratitude, le dévoûment, bien d’autres vertus encore, privées et publiques, sont réellement d’une application journalière dans la société indigène ; mais, par une étrange contradiction, elles semblent s’y détourner de leur cours pour constituer de nouveaux obstacles au développement des notions que nous sommes habitués à regarder comme le fondement de toute morale et de tout progrès. Même la sobriété y va à l’encontre de son but, et, sans parler de l’ascétisme ni de ses exagérations, on a vu, durant la dernière famine, des paysans de l’Orissa dévorer le cadavre de leurs enfans, mais respecter la vie de leurs bœufs. En présence de pareilles populations, où il reste à créer tous les élémens, toutes les conditions, toutes les garanties des institutions libres, et où d’autre part l’initiative des moindres réformes, dans les mœurs aussi bien que dans les lois, doit forcément partir du pouvoir, est-ce qu’un gouvernement peut se passer du despotisme pour fonder la liberté, et ne doit-il pas commencer par se faire absolu pour arriver à se rendre inutile ?

Le premier souci de l’Angleterre, au jour où elle entreprit sérieusement de donner à ses sujets de l’Inde un gouvernement digne de ce nom, devait tendre à établir une administration qui non-seulement fût en état de pourvoir aux besoins du pays, mais qui pût encore, par son intégrité comme par sa capacité, faire l’éducation politique des indigènes. Au début, la Compagnie des Indes, association purement commerciale, n’avait à son service que des écrivains, des marchands et des facteurs. Lorsqu’en 1760 la cession du Bengale, du Behar et de l’Orissa vint lui donner les charges avec les avantages de la souveraineté, elle se contenta de maintenir l’administration indigène, en préposant quelques-uns de ses employés au contrôle de la justice et à l’encaissement des impôts. Il fut bien entendu que son rôle commercial continuerait à primer sa mission politique, et que ses fonctionnaires chercheraient le plus sérieux de leurs appointemens dans les profits de leurs propres transactions. Néanmoins le public s’émut en Angleterre des fortunes scandaleuses réalisées par les serviteurs de la Compagnie dans l’exercice de leurs fonctions mixtes, et à la suite de l’acte qui renouvela en 1784 la charte de cette puissante association, lord Cornwallis organisa l’administration civile et militaire de l’Inde anglaise sur les bases qu’elle a conservées jusqu’à nos jours. Les services publics furent nettement séparés de la gestion financière. Dans chaque district, les intérêts fiscaux furent confiés à un collecteur, les affaires judiciaires à un juge, enfin le domaine de l’administration proprement dite à un magistrat qui peut se comparer aux préfets de France par l’étendue de ses attributions et qui possède en outre une certaine juridiction criminelle. Ces différentes fonctions constituèrent le covenanted service, c’est-à-dire une catégorie d’emplois exclusivement réservés à des jeunes gens qui, en recevant leur brevet d’admission au service de la Compagnie, s’engageaient par un contrat, ou covenant, à ne faire aucune opération commerciale et n’accepter aucun présent dans l’exercice de leur charge. De son côté, la Compagnie leur assumait la jouissance d’un traitement assez élevé pour attirer des hommes de valeur, en même temps que pour les mettre à l’abri de toute tentation. Par cette simple réforme, les services publics de l’Inde devinrent tout d’un coup, — ce qu’ils sont restés depuis lors, — une des administrations les plus intègres du monde entier, d’une intégrité qui va jusqu’au puritanisme, mais qui est la meilleure des protestations contre les scandales du passé aussi bien que contre les déplorables habitudes des gouvernemens indigènes.

À cette époque toutefois, aucune condition préalable n’était requise des aspirans aux emplois de la Compagnie, et la distribution des commissions, tant civiles que militaires, était l’apanage des directeurs, qui en faisaient largement profiter leurs familles et leurs amis. En 1806, l’on institua à Hailebury un collège où les futurs employés de la Compagnie durent séjourner au moins pendant deux ans avant de passer l’examen de sortie ; mais c’est seulement en 1853 qu’on décida de mettre au concours les places annuellement vacantes dans le covenanted service. Une innovation aussi radicale ne laissa pas de soulever certaines craintes par l’importance même qu’elle allait donner aux études purement théoriques des candidats. Les faits ont prouvé que, tout en élevant le niveau intellectuel de l’administration et en fermant la porte au favoritisme, ce nouveau mode de recrutement n’a affaibli en rien les aptitudes pratiques, ni même le prestige moral des services anglo-indiens.

Ce fut également lord Cornwallis qui régularisa la procédure des tribunaux et commença la codification des coutumes locales. Aujourd’hui encore cet enregistrement des coutumes est le principal but de la législation, sauf là où les mœurs du pays sont en opposition trop flagrante avec les principes de la nation conquérante. Cependant même alors le gouvernement n’impose ses idées qu’avec une prudente lenteur, et l’on serait parfois tenté de lui reprocher des hésitations qui ressemblent à de l’indifférence morale, si, sous ses détours et ses atermoiemens, on ne voyait se développer un principe juridique qui finit tôt ou tard par avoir le dernier mot des préjugés et des résistances. Prenons, entre autres exemples, les suttis, c’est-à-dire l’immolation volontaire ou forcée, que les mœurs de l’Inde brahminique imposaient aux veuves sur le bûcher funéraire de leurs maris. On ne pourrait certes imaginer une coutume plus barbare et plus révoltante à nos yeux. Eh bien ! pour l’abolir, les Anglais ont commencé par la régulariser en exigeant de la victime une déclaration officielle qu’elle se sacrifiait de son plein gré, et c’est seulement depuis 1830 que le sacrifice lui-même a été rigoureusement interdit sur tout le territoire de l’empire ! Ce n’était pas tout qu’on empêchât les femmes de se brûler avec le cadavre da leurs maris ; logiquement il fallait bien leur permettre de se consoler avec un autre époux, et comme les rites domestiques, dont la célébration constitue toute la cérémonie nuptiale dans le culte hindou, s’appliquent exclusivement au mariage des vierges, on voit que l’abolition des suttis soulevait la grosse question du mariage civil dans un pays où la vie sociale s’est toujours confondue avec la vie religieuse. Le gouvernement commença par tourner la difficulté en décidant que l’union d’une veuve, célébrée d’après les rites en vigueur pour le mariage des vierges, aurait tous les effets civils de ce dernier.

Ce n’était là qu’un premier pas vers l’émancipation du contrat matrimonial, et bientôt d’autres abus vinrent attirer l’attention des autorités sur les inconvéniens d’abandonner aux cultes la réglementation exclusive des mariages. Ainsi, d’après la jurisprudence de l’époque, une femme hindoue pouvait quitter son mari pour en épouser un autre, pourvu que celui-ci appartînt à un culte différent. On a cité aussi le cas d’un Anglais qui se fit musulman pour avoir le droit d’épouser une Européenne du vivant de sa première femme. De là, durant les vingt dernières années, une série de dispositions partielles, le lex loci act, le native converts’ marriage dissolution act, le Parsees’ marriage and divorce act,. etc., qui familiarisèrent les esprits avec le principe déjà déposé dans la loi sur le mariage des veuves. Enfin en 1872, à la demande même de certains Hindous, — les théistes du brahma Somaj, — le gouvernement décida d’organiser définitivement le mariage civil sous forme d’un engagement à contracter devant un officier public, indépendamment de toute cérémonie religieuse. Le recours à cette disposition resta complètement facultatif ; mais on la mettait désormais à la portée de toutes les catégories sociales, et le gouvernement profita même de l’occasion pour introduire, à l’égard de ceux qui se marieraient sous l’empire de cette loi, la prohibition des unions prématurées ainsi que de la bigamie, ces deux fléaux de la société hindoue, condamnés dès lors à disparaître avec les institutions religieuses qui les ont consacrés jusqu’ici.

Cet exemple suffit pour bien montrer l’esprit de suite et le sens pratique qui caractérisent l’action réformatrice de l’Angleterre dans l’Inde. Attendre, pour légiférer, la réclamation pressante des intéressés, — débuter par une suite de dispositions partielles et provisoires avant de formuler le principe dont elles s’inspirent dans une loi universelle et définitive, — procéder, en un mot, non de la théorie à l’application, mais du particulier au général, — telle nous apparaît la politique anglaise au sud de l’Himalaya, comme sur les rives de la Manche, et si, en Angleterre même, cette tournure particulière de l’esprit national conduit parfois à des anomalies qui étonnent l’étranger, seule dans l’Hindoustan elle a permis à une poignée d’Européens de maintenir leur domination sur les 200 millions d’hommes qu’ils sont en train d’initier graduellement aux lumières de notre civilisation. C’est surtout quand les abus sociaux reposent sur des préjugés religieux qu’une extrême prudence est impérieusement commandée à l’Angleterre, car le fanatisme, — chez les Hindous aussi bien que chez les mahométans, quoique à un moindre degré, — est la seule passion qui puisse arracher l’indigène de l’Inde à sa docilité traditionnelle. Quand le conseil législatif discuta la loi sur le mariage des veuves, il enregistra plus de cinquante mille protestations contre cette mesure, et personne n’a oublié cet incident ridicule des cartouches graissées, qui fut, sinon la raison déterminante de la grande rébellion, du moins l’occasion d’un rapprochement décisif contre l’autorité anglaise entre les cipayes hindous et mahométans.

Aussi le gouvernement actuel se renferme-t-il, autant que possible, dans cette attitude de neutralité religieuse qui distinguait déjà la politique de la Compagnie. Sans doute il n’interdit plus comme autrefois l’accès de son territoire aux missionnaires de toutes les églises chrétiennes, mais il se garde de leur donner le moindre encouragement qui puisse l’exposer au reproche de prosélytisme, et récemment certains journaux anglais de l’Inde ont même critiqué le prince de Galles pour avoir simplement répondu à une adresse de missionnaires « qu’il éprouvait une vive satisfaction à voir ses compatriotes répandre parmi les sujets de la couronne les vérités qui constituent le fondement de notre système religieux et politique. » Le gouvernement, à vrai dire, entretient des églises et des chapelains ; mais c’est uniquement pour les besoins religieux de ses troupes européennes, et, d’un autre côté, il ne se montre jamais avare des deniers publics lorsque, sous prétexte d’encouragement aux beaux-arts, on vient lui demander les fonds pour restaurer les antiques sanctuaires de l’idolâtrie. Enfin, s’il subventionne les écoles des missions, c’est au même titre que les établissemens d’instruction fondés par l’orthodoxie hindoue, mahométane ou guèbre, et, dans ses propres écoles, il entend maintenir la neutralité religieuse la plus absolue. C’est ainsi que j’ai vu moi-même un administrateur blâmer un instituteur pour avoir introduit dans le cours de géographie un manuel qui, en énumérant les traits caractéristiques des religions les plus répandues, affirmait la supériorité de la morale chrétienne. J’ai d’ailleurs remarqué dans plus d’une circonstance que le contact des cultes, et surtout des philosophies disséminées sur le sol de l’Hindoustan, élargissait singulièrement les idées religieuses des administrateurs anglais ; leur esprit semble s’y livrer à un travail de comparaison ou plutôt de transfusion qui, sans les jeter forcément dans le scepticisme, les convertit insensiblement à un éclectisme philosophique en harmonie parfaite avec les vues traditionnelles de la politique anglo-indienne[1].


II

Si le gouvernement anglais accorde ainsi sa protection aux vieilles croyances de l’Inde, ce n’est point, on le conçoit aisément, qu’il leur porte une affection bien vive ; mais il a compris que le meilleur moyen d’en débarrasser le pays, c’est de répandre à flots la lumière de l’instruction, car si, comme on l’a dit, le sang des martyrs est souvent la semence des religions, la parole de l’instituteur sera toujours le meilleur dissolvant des superstitions et des préjugés. La Compagnie des Indes resta longtemps indifférente aux progrès de l’instruction sur son territoire, soit qu’elle craignît d’émanciper trop tôt ses nombreux sujets, soit qu’elle n’y vît aucun profit immédiat pour ses actionnaires. D’ailleurs son système politique, qui consistait à perpétuer simplement, sous un autre titre, les traditions de l’empire mogol, ne se prêtait guère à l’introduction des idées et des méthodes européennes. En 1823, elle ne subventionnait encore que deux établissemens d’instruction : le collège sanscrit de Bénarès et le collège mahométan de Calcutta. Il fallut l’intervention du parlement pour la décider à instituer une commission de l’instruction publique avec un budget de quelques mille livres sterling. L’enseignement ainsi organisé conservait pour base le sanscrit, l’arabe et le persan, c’est-à-dire une langue morte, une langue étrangère et une langue purement officielle : ce fut seulement en 1835 que, sans renoncer à l’enseignement spécial de ces langues purement littéraires, on leur substitua, comme véhicule de l’instruction, l’anglais dans les établissemens du degré supérieur et les dialectes locaux (vernacular) dans les autres ; mais il fallait attendre le dernier renouvellement de la charte en 1853 pour obtenir, sous l’administration réformatrice de lord Dalhousie, une organisation complète et rationnelle de l’instruction publique à tous les degrés. Depuis lors cette branche importante de l’administration forme, dans chaque province, un département distinct, administré par un directeur-général avec tout un personnel d’inspecteurs qui ont pour mission de visiter les écoles publiques, ou subventionnées, de présider les examens et d’aider les instituteurs par leurs conseils.

L’instruction primaire est presque exclusivement donnée au moyen des dialectes locaux dans les écoles de village, où des maîtres indigènes enseignent la lecture, l’écriture, l’arithmétique, la tenue des livres, voire les élémens de l’histoire et de la géographie ; il existe aussi des écoles primaires de district (district schools) où l’on fait usage de l’anglais dans les classes supérieures. — L’instruction moyenne se donne, partie en anglais, partie en dialecte local, dans des collèges qui développent les matières enseignées dans les écoles inférieures et préparent l’élève aux études universitaires. Enfin l’instruction supérieure possède trois universités à Calcutta, à Bombay et à Madras, qui confèrent des degrés en droit, médecine, arts et génie civil, Elles sont organisées sur le même plan que l’université de Londres, c’est-à-dire qu’elles comprennent simplement des locaux pour les examens avec un corps d’examinateurs officiels ; mais les études qu’elles comportent se font exclusivement dans des collèges affiliés. Les examens se passent en anglais ; mais, comme on exige la connaissance d’une langue classique, l’étude du persan ou du sanscrit conserve toute son importance ; Les diplômes que délivrent ces corps académiques (gradué, bachelier et maître) sont fort prisés des indigènes, qui s’inscrivent annuellement au nombre de plusieurs milliers sur les rôles universitaires, et, s’il faut en croire des gens compétens, tels que M. le professeur Monnier Williams, d’Oxford, les examens y dépassent même le niveau des universités anglaises. En résumé, l’Inde comptait, d’après le relevé de 1874, plus de 40,000 écoles, avec une population scolaire de 1,280,940 enfans et le budget de l’instruction, qui, en 1823, ne dépassait guère 200,000 francs, et qui, en 1856, s’élevait seulement à 2,500,000 francs, atteint aujourd’hui au-delà de 20 millions.

Les trois degrés de l’enseignement sont reliés par un système d’examens où l’on met au concours un certain nombre de bourses (scholarships) assurant les moyens de fréquenter gratuitement les établissemens du degré supérieur. Ainsi, en prenant comme point de départ les écoles de village, un simple fils de paysan, sans autres titres que son intelligence et son application, peut désormais revendiquer une série de ces bourses qui lui ouvriront d’abord l’école du district, puis le collège et enfin l’université, à la seule condition qu’il maintienne sa supériorité intellectuelle dans tout le cours de sa carrière scolaire. En 1875, la province du Bengale, — la plus importante, à vrai dire, et la plus avancée des dix provinces qui constituent l’empire anglais de l’Inde, — entretenait à elle seule 1124 scholarships de divers degrés ! Nous ne connaissons pas de nation civilisée où le talent ait autant de chances pour se faire jour dans l’organisation de l’instruction populaire, quels que soient le rang, la classe, la fortune où il se rencontre, et l’on peut affirmer que, parmi nos états européens, aucun gouvernement ne pourrait, sans être taxé de socialisme, intervenir d’une façon aussi libérale pour faciliter l’éclosion du génie pauvre. Certains esprits ont même accusé l’Angleterre d’avoir trop encouragé le développement de l’instruction supérieure dans l’Inde, et, à l’appui de leurs critiques, ils font valoir l’encombrement qui existe, depuis plusieurs années déjà, dans le barreau et l’administration natives, les deux carrières les plus en faveur parmi les lettrés indigènes ; mais il ne faut pas perdre de vue que la première nécessité de l’Inde c’est la diffusion de nos connaissances et de nos méthodes par l’enseignement public, et notamment par l’enseignement supérieur.

Du reste le gouvernement s’occupe à juste titre de détourner vers des professions plus nombreuses et plus pratiques le flot montant de l’instruction indigène, et à cet effet il ne cesse de développer les moyens d’enseignement professionnel dans des écoles consacrées à la médecine, aux arts, à l’industrie, aux sciences physiques et naturelles, aux sciences forestières, au génie civil, à l’arpentage des terres, etc. A côté de ces divers établissemens, il a organisé quatre-vingt-deux écoles normales pour former des gourous (maîtres d’école) et des pundits (professeurs). Enfin il a compris que jamais il ne parviendrait à achever sa mission civilisatrice, s’il n’étendait les bienfaits de l’instruction à la partie féminine de ses sujets. Mais là il se heurte à un des préjugés les plus enracinés de l’Inde, et, bien qu’il ait ouvert, avec le concours de certaines associations privées, plus de 15,000 écoles destinées aux femmes, les rapports officiels constatent chaque année que ces établissemens restent à peu près vides. On soutient pourtant que, parmi les classes supérieures de la société native, l’éducation des filles fait certains progrès, grâce aux institutrices spécialement formées pour porter l’instruction dans l’intérieur des familles. Sir Richard Temple affirme qu’au dire de presque tous les natifs appartenant à la classe lettrée du Bengale, les femmes de leurs familles connaissent, la lecture et l’écriture, bien qu’elles n’aient jamais fréquenté d’écoles publiques. Lorsque je visitai Hayderabad, la capitale musulmane la plus mal famée de l’Inde pour son fanatisme et sa turbulence, je fus tout surpris d’y dîner, chez le premier ministre du nizam, en compagnie de deux jeunes institutrices françaises que son excellence avait fait venir avec leur père pour donner des leçons aux dames de la zenana. Mentionnons encore les souscriptions aux journaux et aux ouvrages publiés en langue indigène, l’ouverture de concours, la formation de sociétés littéraires, enfin l’organisation de musées spéciaux et d’autres institutions analogues qui complètent la liste des mesures consacrées à l’avancement moral du pays.

Un autre ordre d’efforts qui concourt indirectement au même résultat, c’est l’immense développement que l’Angleterre a imprimé à la prospérité matérielle de l’Inde. Les dynasties qui l’y précédèrent avaient mis toute leur gloire à élever des temples, des palais, des mausolées, voire à entretenir ou à creuser ces canaux et ces réservoirs qui de temps immémorial servent à fertiliser le sol par l’irrigation. Ici encore, la Compagnie des Indes se borna longtemps à marcher dans l’ornière de la domination mogole, et il n’y a pas un demi-siècle qu’aucune route carrossable n’existait dans la péninsule. Bien plus, les travaux publics ne formaient qu’une branche secondaire de l’administration militaire, et ce furent des considérations stratégiques qui en 1843 firent commencer la grand’route destinée à mettre Calcutta en communication avec Pechawer, sur la frontière du nord-ouest. Il fallut alors sept années pour ouvrir simplement le tronçon de Calcutta à Delhi, et en 1853 les voies de communication ne coûtaient encore au budget que 3 millions de francs. Ce fut lord Dalhousie qui fit pour les travaux publics en 1855 ce qu’il avait fait l’année précédente pour l’instruction du peuple, c’est-à-dire qu’il les constitua en une administration indépendante, représentée près du gouvernement suprême par un secrétaire-général et dirigée, dans chaque province, par un ingénieur en chef, ayant sous ses ordres des ingénieurs de cercles et des sous-ingénieurs de districts. L’insurrection de 1857 et le transfert de l’Inde à la couronne britannique ne firent qu’attirer davantage l’attention du gouvernement sur la régénération matérielle du pays, et en 1860 le budget des travaux publics s’élevait déjà à 100 millions, chiffre plus que doublé aujourd’hui. Pour se convaincre que l’Angleterre a largement rattrapé le temps perdu, il suffit de lire dans le consciencieux ouvrage[2] publié l’an dernier par M. W. Thornton, secrétaire des travaux publics au conseil de l’Inde, l’énumération des travaux qu’elle a entrepris ou exécutés depuis un quart de siècle : routes de toute nature, réservoirs, canaux, aqueducs, ponts, jetées, ports, phares, qui, avec les bâtimens destinés à l’administration civile et militaire, casernes, arsenaux, prisons, hôpitaux, caravansérails, ont fait dépenser en vingt-quatre années 4 milliards de francs.

À ces diverses catégories de travaux, il convient d’ajouter l’organisation des postes et des télégraphes qui permet à une lettre et à une dépêche de circuler à travers toute la péninsule pour la somme respective d’un anna (15 centimes) et d’une roupie (2 fr. 50 cent.), — les encouragemens prodigués à l’industrie et au commerce, les travaux de géodésie, les explorations géologiques, l’établissement du cadastre, — l’organisation de la surveillance hygiénique et du service médical, la conservation et le repeuplement des forêts, la naturalisation des plantes industrielles, telles que le thé, le café, le coton, le quinquina, etc., la création de fermes modèles et d’expositions agricoles, — enfin les mesures énergiques et coûteuses qui ont supprimé ou du moins atténué les horreurs périodiques de la famine, ce fléau invétéré de l’Inde. On voit qu’aucun objet de l’activité humaine n’a échappé à la sollicitude du gouvernement, et le plus bel éloge qu’on puisse faire de cette politique, c’est de reproduire le fait, déjà cité par M. de Valbezen[3], que la consommation annuelle de l’Inde, estimée à 3 millions de livres sterling avant l’insurrection, s’est élevée en moyenne, pendant la période décennale 1862-1872, à 14 millions et demi, — résultat d’autant plus remarquable que jusqu’à présent ce n’est pas la civilisation qui dans l’Inde engendre les travaux publics, mais ce sont les travaux publics qui propagent les germes de la civilisation.

Il faut surtout tenir compte de la véritable révolution accomplie en quelques années par l’extension des chemins de fer. Dès 1844, sir Macdonald Stephenson formulait le projet d’une voie ferrée dans la vallée du Gange ; mais ce fut seulement en 18555 qu’une première ligne fut concédée entre Madras et Bombay. La répugnance des capitalistes à s’engager dans une entreprise aussi chanceuse amena en 1853 lord Dalhousie à poser en principe la garantie de 5 pour 100 comme minimum d’intérêt en faveur des actionnaires. Dès ce moment, les capitaux affluèrent de toutes parts, et la construction des nouvelles lignes prit bientôt un tel développement que, d’après le Rapport officiel sur les chemins de fer dans l’Inde pour l’année 1875, le réseau mesure aujourd’hui 6,273 milles, soit environ 10,000 kilomètres, et l’ensemble des capitaux levés par les différentes compagnies s’élève à près de 2 milliards et demi de francs. Le total des intérêts que l’état a dû payer en raison de sa garantie dépasse actuellement 40 millions de francs. Il est vrai que le trésor pourra se rembourser de ces avances sur les bénéfices futurs des compagnies. En attendant, comme aujourd’hui le gouvernement peut emprunter à 4 pour 100, il a renoncé au système dispendieux de garantir les intérêts des compagnies privées, pour construire lui-même les tronçons nécessaires à l’achèvement du réseau. D’ailleurs, quelle que soit l’étendue de ses sacrifices, il en est amplement dédommagé par les progrès sociaux et économiques dont les chemins de fer se sont fait ici l’incontestable instrument.

Nous n’insisterons pas sur les avantages qu’ils présentent au point de vue stratégique et administratif : il suffira de rappeler à cet égard qu’ils vont bientôt mettre le siège du gouvernement suprême à trois journées de Pechawer, le poste avancé de l’Inde vers l’Afghanistan, et que déjà maintenant ils permettent de se rendre, en deux jours et demi, de Bombay à Madras, à Calcutta, à Lahore ou aux stations sanitaires de l’Himalaya. Avant l’ouverture de la grande trunk road, lorsqu’on voulait se rendre de Calcutta au sanitorium de Darjeeling, en utilisant la voie naturelle du Gange et de ses affluens, on mettait trois semaines, dans la saison favorable, pour atteindre en barque la station de Kishingunge, qu’une ligne de chemin de fer presque achevée va bientôt mettre à une journée de la capitale ! C’est principalement sur la société indigène que les chemins de fer sont appelés à exercer une action décisive. Dans les calculs de leurs fondateurs, on ne comptait guère, pour rembourser les frais de l’exploitation, que sur les voyageurs européens et sur le transport des marchandises. Or les marchandises se font encore attendre, et, quant aux voyageurs, il suffira de mentionner que la première et la seconde classe, généralement réservées aux Européens, ne comptent respectivement, d’après un récent rapport de M. Julian Dan vers, que 0,78 et 2,21 pour 100 des coupons délivrés, tandis que la masse des voyageurs indigènes, représentée par les coupons de troisième classe, atteint l’énorme chiffre de 97 pour 100. Il est impossible de parcourir aujourd’hui une ligne quelconque de l’Inde sans être frappé par le contraste entre la cohue native qui, à chaque arrêt, s’entasse dans les wagons de troisième, et la demi-douzaine d’Européens qui s’étalent à l’aise avec leur monceau de bagages sur les coussins des diligences. On comprend quelles transformations la fréquence de ces déplacemens doit opérer dans les idées et les habitudes des populations, soit qu’ils développent des besoins nouveaux avec les moyens d’y satisfaire et qu’ils substituent l’esprit d’entreprise commerciale au goût traditionnel des aventures militaires, soit qu’ils amènent le mélange de races jusque-là isolées dans leurs territoires respectifs et surtout qu’ils affaiblissent les distinctions de caste par le contact forcé des voyageurs dans la promiscuité des wagons. A cela, il faut ajouter encore qu’aucune application de la science européenne n’est plus capable de faire sentir à l’imagination populaire de l’Inde l’utilité pratique comme la puissance irrésistible de notre civilisation.

III

Il ne suffit pas que l’Angleterre intervienne de la sorte pour relever le niveau moral et matériel des populations ; il faut encore qu’elle leur apprenne à se passer de son intervention. Qu’en ce moment l’Inde ne soit pas capable de se gouverner elle-même, c’est un fait que je n’ai entendu contester par personne. Mais reste à savoir si l’Angleterre montre assez d’abnégation pour développer systématiquement chez ses sujets les goûts, les sentimens, les aptitudes, dont l’absence a seule jusqu’ici assuré sa domination et légitimé sa tutelle. La première question à éclaircir, c’est la part qu’elle a faite aux indigènes dans le recrutement de la bureaucratie chargée de gouverner l’Inde sous le contrôle de la couronne britannique. De tout temps, les emplois inférieurs, — ceux qu’on a appelés l’uncovenanted service. — ont été laissés, pour des raisons d’économie, à cette catégorie lettrée de la société indigène qui remplissait déjà l’administration de l’empire mogol. Mais, si l’extrême élévation des traitemens avait pu seule mettre un terme aux déprédations des fonctionnaires européens, la modicité des salaires que la Compagnie accordait à ses employés inférieurs n’était guère de nature à corriger les habitudes de corruption qui ont toujours caractérisé les administrations natives : il n’y a pas longtemps que dans certaines localités le munsif (juge natif du premier degré) recevait à peine le vingt-cinquième du traitement octroyé à son supérieur immédiat, le juge européen du district.

Cependant les emplois réservés à l’uncovenanted service n’ont pas cessé de croître en nombre et en importance. Non-seulement le territoire de l’empire s’est décuplé depuis l’époque de lord Dalhousie, mais encore on a vu surgir des besoins nouveaux qui exigent des administrations spéciales, et nombre d’objets, laissés jusque-là à l’initiative privée, sont entrés dans le domaine de l’intervention gouvernementale. L’uncovenanted service en est graduellement venu à embrasser tout le personnel des ministères, l’état-major de la police et du corps enseignant, l’administration des forêts, des douanes, des accises et des travaux publics, y compris les postes, les chemins de fer et les télégraphes. La nécessité de recourir à des hommes offrant les garanties nécessaires d’aptitude et de moralité a fait naturellement placer des Européens à la direction de ces nouveaux départemens ; mais, depuis le ministère du duc d’Argyll, le gouvernement a proclamé en principe « que l’uncovenanted service devrait être principalement réservé aux indigènes, et que les emplois supérieurs exigeant une éducation anglaise devraient seuls être pourvus dans la mère patrie. » On a donc senti l’urgence d’élever le niveau moral de l’administration native par le moyen qui avait réussi à lord Dalhousie vis-à-vis de l’administration européenne.

Cette nouvelle expérience a déjà été couronnée de succès. Depuis qu’on travaille à placer les traitemens des indigènes en harmonie avec l’importance de leurs fonctions et surtout depuis qu’on leur a laissé entrevoir la faculté de gravir les échelons supérieurs de la hiérarchie, la plupart des administrateurs anglais se plaisent à reconnaître que le sentiment de l’intégrité commence à se développer parmi leurs auxiliaires natifs. Le gouverneur du Bengale, sir Richard Temple, déclare notamment dans son dernier rapport qu’à ces améliorations a déjà répondu « une élévation parallèle dans les rangs supérieurs de l’administration indigène. » Les emplois inférieurs laissent davantage à désirer. Le même rapport enregistre sans protestation ce grief populaire « qu’un arrêt juste et bon reste souvent sans effet, que la partie la plus difficile d’un procès, c’est d’obtenir l’exécution des jugemens, et que la corruption, bannie des tribunaux, s’est réfugiée parmi les agens chargés d’exécuter leurs arrêts. » C’est surtout la police indigène qui perpétue les abus de l’ancien régime : vénalité, exactions, vengeances personnelles, fabrication de faux témoins, emploi de la torture pour arracher des aveux. Quand je traversai cet hiver le Bengale du nord, on parlait d’un malheureux mail-driver (conducteur de postes) mort par suite des tortures que la police lui avait infligées pour obtenir l’aveu de sa complicité dans le pillage de sa malle-poste : quelques semaines après, son innocence éclatait par l’arrestation des vrais coupables. Inutile d’ajouter que de pareilles abominations sont réprimées par le gouvernement avec une sévérité exemplaire ; mais elles sont fort difficiles à constater.

Quoi qu’il en soit, on doit reconnaître qu’il grandit dans les rangs supérieurs de l’administration indigène une classe d’hommes offrant toutes les garanties morales exclusivement attribuées jusqu’ici aux fonctionnaires sortis de la métropole, et dès lors on ne voit plus en vertu de quelles bonnes raisons l’Angleterre pourrait lui refuser l’accès des emplois supérieurs compris dans le covenanted service. Aussi les indigènes, faisant valoir l’inégalité des conditions où les place la nécessité de se rendre en Angleterre pour y disputer à la jeunesse britannique les lauriers d’un concours conduit dans un esprit spécialement anglais, ne cessent-ils de réclamer la faculté de passer dans l’Inde même leurs examens d’admission. Plutôt que d’entrer dans cette voie, le gouvernement suprême a préféré publier, il y a quelques mois, une résolution portant qu’on pourrait désormais admettre sans examens aux emplois de covenanted service les natifs « d’un mérite éprouvé. » La presse indigène a fait bon marché de cette concession, que même ses organes les plus modérés, tels que l’Indian Mirror, traitent d’insuffisante et d’illusoire. Il est certain que les Anglais n’entendent pas encore livrer à leurs sujets les fonctions essentiellement politiques qui constituent l’apanage du covenanted service ; mais les raisons qu’ils allèguent méritent d’être impartialement pesées.

Le transfert du concours dans l’Inde conduirait infailliblement à une prompte absorption des fonctions publiques par cette classe de babous, particulière au Bengale, qui, de toutes les catégories sociales, est la moins assujettie aux préjugés de caste et la plus avide de s’assimiler l’instruction anglaise. Ce serait donc, — comme fait observer le colonel Chesney, dans son traité On Indian Policy, — une abdication des Anglais, non en faveur de leurs sujets, mais au profit d’une race tout aussi étrangère et encore plus antipathique à la majeure partie des gouvernés. Dans un pays où il n’existe pas de classes moyennes et où toute l’influence sociale se concentre dans les mains d’une autocratie territoriale et nobiliaire, c’est cette dernière qui seule peut servir à organiser un gouvernement viable par lui-même. L’Angleterre aurait beau constituer une administration modèle avec des élémens sans racines historiques comme sans autorité personnelle, le jour où elle se retirerait de la scène, cette organisation factice s’effondrerait comme un château de cartes pour livrer le pouvoir aux hommes qui sont encore aujourd’hui les chefs naturels des populations. Or ceux-ci n’ont ni l’aptitude ni l’expérience nécessaires pour succéder aux Anglais dans l’administration du pays. Leur orgueil de race les a tenus jusqu’ici à l’écart d’écoles publiques où ils se seraient trouvés en contact avec les classes inférieures, et il en est résulté une ignorance tellement générale que c’est à peine si la majorité d’entre eux sait lire une lettre ou apposer une signature au bas d’un document. De plus, ceux mêmes qu’une éducation plus soignée aurait rendus capables de participer au gouvernement, s’en trouvent détournés par la règle qu’aucun natif ne peut atteindre aux positions supérieures de la hiérarchie administrative sans avoir débuté par les degrés les plus infimes de l’échelle.

Le gouvernement anglais a enfin compris qu’il s’engageait dans une fausse voie, et il a résolument abordé le problème de mettre l’éducation de la classe supérieure au niveau de son influence sociale, ainsi que de l’intéresser au maniement des affaires publiques. Plusieurs collèges spéciaux ont été établis pour l’éducation des jeunes nobles, et c’est sans doute en vue d’ouvrir directement à cette classe l’accès des emplois supérieurs que la couronne a récemment permis d’admettre dans le covenanted service les natifs d’un mérite reconnu. D’autres mesures avaient déjà été prises dans le même dessein, par exemple l’institution récente de magistrats honoraires choisis parmi les principaux indigènes, avec pouvoir de juger sans appel, mais sous le contrôle du magistrat européen, les infractions de minime importance commises dans leur ressort[4]. Mentionnons encore l’admission d’indigènes influens dans les conseils législatifs qui fonctionnent près du vice-roi ainsi que près des gouverneurs du Bengale, de Madras et de Bombay. Ces assemblées, où domine dans une forte proportion l’élément européen, sont renouvelées tous les deux ans par le gouvernement lui-même, et elles n’ont qu’une compétence fort restreinte, puisque leurs décisions ne sauraient prévaloir contre le veto du vice-roi ou du gouverneur provincial ; mais elles n’en préparent pas moins la voie à l’introduction du principe représentatif dans le gouvernement de l’Inde.

Telle est en effet la méthode déjà appliquée par l’Angleterre pour infuser le germe du self-government dans ces institutions municipales qui forment partout la base de la société politique. De tout temps, il y a eu dans l’Inde des communautés de village, que sir Henry Maine, dans son savant travail On Village communities, fait même remonter aux origines de la race aryenne. Ces petites républiques étaient administrées par un conseil d’anciens, chargé de pourvoir aux besoins généraux, d’opérer la répartition périodique des terres communes, de décider les querelles des habitants, conformément à la coutume, et enfin de répartir l’impôt pour le compte du souverain. A la tête du village, on trouvait un patel ou zemindar qui servait d’intermédiaire au gouvernement pour la levée des taxes, un patwari ou comptable, chargé de tenir les comptes et les rôles de la communauté, un mhar ou messager, « l’homme pour tout faire, » comme l’ont défini les Anglais (man of all work) ? enfin un choukidar, vrai garde champêtre, chargé non-seulement de veiller à la tranquillité publique, mais encore d’aider les agens du pouvoir central dans la découverte des crimes et dans l’arrestation des coupables. Tous ces fonctionnaires, parfois élus, plus souvent héréditaires, étaient rémunérés soit par des prestations en nature, soit par le revenu de certaines terres distraites du fond communal ; malheureusement, à la suite des guerres et des invasions qui ont dévasté l’Inde pendant les derniers siècles, cette organisation primitive a été fort ébranlée, là où elle n’a pas disparu. On ne la retrouve guère dans un état de conservation partielle que parmi les populations du sud et du nord-ouest ; partout ailleurs la propriété commune s’est évanouie, et avec elle le lien civique de la communauté. Le zemindar s’est transformé d’abord en fermier-général, puis en concessionnaire du fonds, tandis que ses administrés descendaient à l’état de simples tenanciers. Les autres fonctionnaires, notamment le comptable et le garde champêtre, se sont perpétués jusqu’à nos jours ; mais ils ne représentent plus que des agens mis au service du pouvoir exécutif.

Aussi était-ce non point à ces débris des anciennes communautés rurales, mais aux grandes agglomérations d’origine récente, que l’Angleterre devait s’adresser tout d’abord pour trouver l’habitude des affaires et l’esprit d’indépendance indispensables à la bonne gestion des intérêts municipaux. Le gouvernement anglais s’est gardé ici encore de procéder par une loi abstraite et générale ; mais, fidèle aux idées pratiques qui l’ont si souvent servi dans l’Inde, il a traduit ses vues par une série de dispositions spéciales et partielles qui se sont corrigées et complétées l’une l’autre, à mesure que l’expérience des faits indiquait la possibilité d’un progrès ou la nécessité d’une réforme. Après avoir débuté par établir à Calcutta, à Bombay et à Madras des comités municipaux directement choisis par l’autorité elle-même, il donna aux magistrats des districts le droit d’appliquer les mêmes dispositions à toutes les villes de leur ressort qui en feraient la demande. Cependant il ne tarda pas à s’apercevoir que les villes de l’intérieur montraient fort peu d’enthousiasme pour une organisation fertile en taxes nouvelles, et, par plusieurs actes successifs, il autorisa les magistrats à constituer d’office, quand ils le jugeraient opportun, des comités municipaux chargés de voter les fonds et les impôts nécessaires à l’organisation de la police, au service de la voirie, à l’éclairage des rues, etc. Dans quelques provinces, ces administrateurs purent même réunir en une seule municipalité plusieurs bourgs ou villages voisins, pourvu qu’ils ne fussent pas séparés par un mille de terrains non bâtis. Jusqu’ici toutefois le gouvernement s’était borné à alléger sa propre besogne en rejetant sur des commissaires municipaux des charges qu’à leur défaut il aurait dû exécuter lui-même ; mais en 1868 il se décidait à introduire le principe électif dans la composition de quelques municipalités provinciales où un certain nombre de sièges fut laissé au choix des contribuables, et, cette expérience ayant réussi, il l’étendit en 1872 à la cité la plus active et la plus avancée de l’Inde, à cette ville de Bombay qui, suivant M. Grant Duff, est appelée à remplir, entre les civilisations de l’Orient hindou et de l’Occident chrétien, le rôle de l’antique Alexandrie aux premiers siècles de notre ère parmi les sociétés en présence sur les bords de la Méditerranée. Le bill voté à cette époque par le conseil législatif de la présidence donne à Bombay une corporation de 64 membres, qui sont nommés, moitié par le gouvernement et par le corps des juges de paix, moitié par les contribuables âgés de 21 ans et payant 50 roupies d’impôts municipaux. La corporation, qui élit elle-même son président, n’a par an que quatre séances obligatoires ; mais elle est remplacée, pour les affaires courantes, par un collège appelé le conseil de la ville (town council) et composé de douze membres qui sont choisis pour un tiers par le gouvernement et pour le reste par la corporation elle-même. La population de Bombay s’élevait, d’après le dernier recensement, à 644,405 habitans qui se décomposent en 408,680 hindous de toute caste, 137,644 mahométans, 44,091 parsis, 25,119 chrétiens indigènes, 15,121 djaines, 7,253 Européens, 2,669 juifs, 2,352 eurasiens (métis), 1,171 nègres et même 305 Chinois. Ces chiffres montrent que, malgré l’élévation du cens et la répartition des sièges par quartiers, l’élément européen est complètement à la merci des votes indigènes. La première élection se passa au milieu de l’apathie générale ; la seconde au contraire a été fort animée. Toutefois il semble que les natifs ont usé de leurs nouveaux droits avec clairvoyance et modération ; telle est du moins l’opinion dominante parmi les Européens mêmes de Bombay. Afin de montrer l’importance des intérêts qui se débattent au sein de cette corporation, il nous suffira de mentionner que le budget de 1875 se solde par un actif de 3,279,057 roupies et un passif de 3,129,057, soit, de part et d’autre, plus de 7 millions de francs.

Depuis le bill, le principe de la représentation a encore reçu un développement considérable parmi les municipalités de province, et, ce printemps même, sir Richard Temple présentait un projet de loi au conseil législatif du Bengale pour organiser la corporation de Calcutta sur un pied analogue aux institutions municipales de Bombay. Les documens parlementaires sur l’Inde, réunis chaque année par M. Cléments Markham sous le titre de Moral and material progress and condition of India, nous fournissent de curieux renseignemens sur l’état du régime municipal dans l’intérieur du pays. Partout dans le Bengale, les contribuables des villes peuvent, avec l’autorisation du pouvoir, nommer des commissions pour organiser certains services d’intérêt local, telles que l’instruction primaire et les mesures hygiéniques ; cette province compte aujourd’hui 187 municipalités. Les north-west provinces possèdent 84 municipalités, où, en général, les deux tiers des comités sont choisis par le suffrage populaire. Dans le Punjab, il y a 128 municipalités rangées en trois classes ; mais deux ou trois seulement possèdent des comités élus. Dans l’Oude, on trouve 2 municipalités électives contre 17 régies par les délégués de l’autorité. Enfin la présidence de Madras a 47 municipalités, les central provinces 56, le Mysore 77, le Sind 54, la Birmanie 45 et la présidence de Bombay 186. Dans la majorité de ces provinces, la loi laisse aux magistrats toute latitude d’autoriser l’élection partielle et même totale des comités ; mais presque partout les électeurs, comme au reste les élus, n’ont d’autre préoccupation que de pressentir les dispositions de l’autorité, afin d’y conformer leur vote. — Toutes ces tentatives, ainsi que les résultats, sont bien modestes encore ; cependant il faut y voir les premières mailles du réseau appelé à couvrir un jour l’Inde de ces institutions municipales qui sont la base de la liberté politique.


IV

Après avoir exposé comment le gouvernement anglo-indien essaie d’organiser la civilisation sur son propre territoire, nous devons dire quelques mots de son action sur les états natifs dont il a jusqu’ici respecté l’existence. Aux temps de la Compagnie, le procédé était fort simple : on laissait les princes indigènes gouverner à leur guise, et lorsqu’ils avaient comblé la mesure de leurs iniquités, on confisquait leur royaume sous prétexte de soulager les populations. D’autres fois on profitait de quelques folles provocations pour rogner le meilleur de leurs domaines, et même, s’ils venaient à décéder sans descendans naturels, on se présentait pour recueillir leur succession. Depuis la grande insurrection de 1857, le gouvernement anglais a répudié toute velléité d’extensions nouvelles, pour garantir aux états restés fidèles à sa cause non-seulement l’intégrité de leur territoire, mais encore la perpétuité de leur existence, car il a partout reconnu aux souverains indigènes le droit d’adopter un successeur à défaut d’héritiers légitimes, — concession d’une portée facile à concevoir dans un pays où tant de dynasties sont épuisées par les débauches de nombreuses générations.

On compte aujourd’hui dans l’Inde plus de 460 principautés indépendantes qui, d’après les données approximatives du dernier recensement, ont ensemble une superficie de 210,000 milles carrés, une population de 55 millions d’habitans et un revenu de 362 millions de francs. Certains de ces états dépassent la superficie de l’Angleterre elle-même ; d’autres n’ont que quelques kilomètres de tour. Leurs obligations vis-à-vis du gouvernement anglais sont déterminées par des traités séparés qu’ils sont censés avoir conclus dans la plénitude de leur indépendance. Ces conventions contiennent toutes l’affirmation de l’hégémonie britannique ; mais elles diffèrent beaucoup par la nature et par l’étendue des droits qu’elles font découler de ce principe. Les seules clauses qu’elles renferment en commun se rapportent à l’extradition des criminels ainsi qu’à l’engagement d’accueillir un résident anglais et d’accepter l’arbitrage de l’Angleterre en cas de querelle entre princes voisins. En dehors de ces stipulations, certains états conservent une indépendance à peu près complète, par exemple le Nepaul, qui, fièrement campé dans les défilés de l’Himalaya, ne paie pas de tribut et ne tolère la présence d’aucun Anglais sur son territoire ; le résident lui-même ne peut sortir de la capitale ni entretenir de communications avec les autorités de Calcutta que par une route déterminée à l’avance de commun accord. Tel est encore le Cachmir, cette sentinelle avancée de l’Inde vers l’Asie centrale, à qui l’on se contente de réclamer par an un cheval, douze chèvres et six châles. Quelques états frontières, comme le Boutan et le Sikkim, reçoivent même des subsides pour tenir ouvertes les routes commerciales vers le Thibet qui traversent les passes de leurs montagnes. D’autres principautés sont obligées de fournir un contingent militaire ; c’est le cas du nizam, le plus puissant des princes indigènes, qui doit en outre subvenir à l’entretien d’une force anglaise, cantonnée aux portes de sa capitale, pour le surveiller sous prétexte de le protéger. Le reste paie en général des tributs variés, dont le total s’élevait en 1873 à 17,536,000 francs. Aux plus dangereux et aux plus remuans, on limite le nombre d’hommes qu’ils peuvent garder sous les armes. Les plus petits sont fréquemment groupés en cercles, sous la surveillance d’un agent politique, qui possède des droits d’intervention assez étendus dans leur administration intérieure. La plupart exercent encore le droit de vie et de mort sur leurs propres sujets ; quelques-uns cependant doivent référer les cas graves à la haute cour de la province voisine. Tous enfin sont tenus de respecter les droits et privilèges attachés à la personne des sujets britanniques.

On conçoit qu’en garantissant aux souverains indigènes la conservation indéfinie de leur pouvoir, l’Angleterre ait acquis le droit de leur réclamer certaines garanties non-seulement pour la paix de l’empire, mais encore pour le repos de leurs propres sujets. Il n’est pas aisé d’établir les justes limites d’une pareille immixtion dans des gouvernemens dont on a officiellement reconnu l’indépendance. Aussi cette tâche délicate est-elle la principale mission des résidens. On comprend qu’aucune fonction n’exige à la fois plus de tact, de finesse et d’énergie, car c’est surtout pour manier les fiers et rusés potentats de l’Inde qu’il faut mettre un gant de velours sur une main de fer. Lorsqu’un rajah s’endette outre mesure, néglige ses affaires pour son sérail, met la justice aux enchères, abandonne ses grand’routes aux malandrins, et ne respecte plus lui-même l’honneur ni la vie de ses sujets, on commence par lui adresser des remontrances officieuses, bientôt suivies d’avertissemens plus significatifs. Si le scandale persiste, on lui retire les honneurs et les prérogatives que le gouvernement anglais lui avait conférés, notamment les saluts d’artillerie qui constatent par le nombre des détonations le rang et le crédit de chaque prince. Enfin, comme mesure extrême, on lui enlève son pouvoir, soit définitivement, au profit de son successeur légitime, soit temporairement, jusqu’après la réorganisation de son état ; ainsi le maharao d’Ulwar, qui succéda à son père en 1857, désorganisa si rapidement sa principauté que les Anglais durent la lui retirer, au bout d’un an, pour y mettre eux-mêmes un peu d’ordre. Six années plus tard, ils la lui restituaient en pleine prospérité ; mais il s’y livra de nouveau à de telles extravagances qu’en 1870 il versait dans la banqueroute, et que pour la seconde fois il dut être renvoyé avec une pension, pensioned off, comme disent nos voisins.

D’un autre côté, quand un souverain se distingue, soit par ses réformes, soit par ses services, on le comble de toutes les faveurs qui peuvent stimuler l’intérêt ou la vanité. Parmi les princes les plus avancés de l’Inde actuelle il faut compter le maharajah de Jeypore, Ram Sing, qui a spontanément réformé l’administration de ses états, introduit la procédure anglaise dans ses tribunaux, assuré la sécurité de ses routes, attiré un chemin de fer vers sa capitale, organisé un service médical gratuit, fondé une bibliothèque publique, des écoles de filles, une école des arts et manufactures, enfin un établissement d’enseignement moyen comptant aujourd’hui près de mille élèves. Chaque année, son gouvernement dépense plus de 700,000 francs en travaux publics de toute espèce. Parlant lui-même l’anglais avec une certaine facilité, il n’a jamais perdu une occasion de rendre service aux dominateurs de l’Inde, soit en leur prêtant ses troupes pendant la rébellion de 1857, soit en leur ouvrant son trésor pendant la grande famine du Rajpoutana. L’Angleterre, de son côté, n’a pas hésité à lui accorder une réduction considérable de tribut et même à lui céder la souveraineté d’un canton limitrophe. Les 17 coups de canon auxquels il avait droit ont été portés à 19, presque le maximum du salut, et il a obtenu la dignité de grand-commandeur dans cette Étoile de l’Inde, expressément fondée sur le modèle de nos ordres européens, pour récompenser ou flatter les princes indigènes. En 1869, il a même été promu au conseil législatif du vice-roi, c’est-à-dire à la plus haute fonction qu’un natif puisse remplir dans l’administration générale de la péninsule. Enfin, lorsque le prince de Galles visita récemment le nord de l’Inde, son altesse royale se détourna de sa route pour passer quatre journées à la cour de Jeypore, — honneur qu’ont vainement ambitionné, s’il faut en croire la rumeur publique, d’autres princes non moins puissants et illustres. Le rao de Cutch et le maharajah de Puttiala, qui viennent de mourir tous deux il y a quelques semaines, appartenaient à ce même type de princes réformateurs malheureusement trop rare encore de la péninsule. Le premier avait considérablement assisté sir Bartle Frère dans ses efforts pour supprimer la traite des esclaves à Zanzibar, et le second avait contribué pour près d’un million à la fondation d’un collège universitaire dans le Punjab. Aussi l’Angleterre ne leur avait-elle pas ménagé des témoignages de reconnaissance qui souvent lui coûtent fort peu tout en prenant par leurs points faibles les grands enfans couronnés de l’Inde.

Une circonstance encore où le gouvernement anglais intervient directement dans l’administration des états natifs, c’est la minorité du souverain, qui en conséquence est regardée ici comme une vraie bénédiction, contrairement aux idées reçues dans la plupart de nos royaumes européens. En voici un exemple caractéristique. Quand il y a dix ans le dernier nabab de Bawalpour mourut en laissant un fils mineur, cette principauté se trouvait dans un complet état d’épuisement : des droits de transit exagérés avaient paralysé le commerce, les canaux d’irrigation s’ensablaient ; les principales familles étaient décapitées par la proscription de leurs chefs et réduites à l’indigence par la confiscation de leurs biens ; les cultivateurs eux-mêmes émigraient en masse devant la rapacité du fisc. Le premier soin du gouvernement anglais fut de mettre le trésor entre des mains honnêtes et de signer un concordat avec les créanciers du défunt. Il s’empressa aussi de décréter une levée générale de la population pour rétablir la circulation des canaux. En même temps, il s’efforça de réorganiser ou plutôt de fonder l’administration. Enfin au système patriarcal de l’impôt en nature il substitua une taxe foncière en argent, proportionnelle à la récolte. Aujourd’hui les émigrés sont rentrés, le sol a retrouvé sa fertilité, les cultures se sont étendues et perfectionnées, les manufactures de soie ont pris une extension considérable, et trente-cinq écoles se sont ouvertes sur divers points du royaume ; mais la principale tâche de l’agent politique, dit un passage du rapport sur l’état moral et matériel de l’Inde en 1872-1873, a été l’éducation du futur nabab, commencée en 1871 quand ce jeune prince atteignit sa dixième année. C’était alors « un enfant gauche et timide, plein d’idées de sa dignité, ayant été entièrement élevé jusque-là parmi des femmes et des prêtres. » Aujourd’hui il paraît être devenu « un adolescent plein de cœur et d’intelligence, assidu et aimable, bien qu’actif et gai… Il tire adroitement la carabine, monte bravement à cheval, joue merveilleusement au polo, est bon nageur, coureur et sauteur, capable de soutenir la comparaison avec la plupart des jeunes Anglais de son âge et de son poids. » Il possède du reste un gouverneur anglais, et plusieurs de ses parens, qui ont à peu près son âge, sont élevés avec lui. Aussi le rapport conclut-il qu’à l’époque de sa majorité, en 1879, la principauté pourra être remise à un souverain indigène, digne d’y poursuivre l’œuvre de la régénération.

La seule présidence de Bombay comptait naguère dix-neuf états natifs à qui la minorité du souverain a valu ainsi les avantagés d’une intervention anglaise. Ce sont également trois mineurs qui occupent aujourd’hui les trônes les plus importans de l’intérieur : le nizam du Deccan, le guaikwar de Baroda et le maharajah du Mysore. Quand ce dernier prince, dont on dit le plus grand bien, atteindra l’époque de sa majorité, « il trouvera, dit le Mysore administration Report, un trésor florissant et un revenu foncier complètement organisé ; il est rare qu’un souverain ait pris les rênes du gouvernement sous de meilleurs auspices. » A Hayderabad et à Baroda, l’administration est respectivement dirigée par les deux ministres les plus renommés de l’Inde indigène, ici par Mandhava-Rao, qui est en train de réparer les brèches faites aux revenus de l’état par les désordres du dernier guaikwar, là par sir Salar Jung, qui personnifie l’influence de la civilisation à la cour du nizam et qui, en ce moment même, fait le tour de l’Europe avec une suite nombreuse. — Lorsque l’Angleterre est amenée à intervenir dans l’organisation intérieure d’un état indigène, que ce soit par la minorité ou par la suspension du souverain, elle suit ce principe que l’administration doit être dirigée tout entière par l’intermédiaire d’agens natifs, se réservant toutefois le droit de les choisir indistinctement dans toute l’Inde. Ainsi, avant d’être appelé à régir le royaume des guaikwars, Mandhava-Rao, qui est un natif du territoire britannique et un gradué de l’université de Madras, avait fait ses preuves dans l’administration du Travancore, qui, depuis son passage au pouvoir, a la réputation d’être l’état le mieux gouverné de l’Inde. D’ailleurs les divans indigènes qui se montrent à la hauteur de leur mission peuvent toujours compter sur l’appui moral de l’Angleterre. Lorsqu’à l’avènement du dernier nizam sir Salar Jung, qui occupait déjà le ministère depuis plusieurs années, se vit menacé dans sa position par une intrigue de cour, il dut à l’intervention officieuse du gouvernement britannique la conservation d’un pouvoir qu’à son tour peu après il mettait au service de l’Angleterre, ébranlée jusque dans le sud de la péninsule par la soudaine insurrection du Bengale. Cette politique, aussi intelligente que modérée, fait des gouvernemens natifs une sorte de soupape, de débouché, aux activités et aux ambitions indigènes qui se trouvent écartées par l’élément européen de toute participation aux fonctions supérieures de l’administration anglo-indienne. Elle fait voir, en outre, ce que peut devenir une administration indigène, conduite suivant les principes européens, et elle laisse pressentir de quelle façon l’Inde pourra un jour organiser sa propre autonomie. A vrai dire, ces progrès relatifs, même dans les royaumes les plus avancés, ne se développent et surtout ne se maintiennent que par l’action indirecte de l’Angleterre, toujours à l’arrière-plan pour réprimer les écarts et appuyer les réformes ; mais il faut réfléchir que la diffusion croissante de l’instruction finira par développer au sein même des états indigènes le contre-poids aujourd’hui représenté par cette influence du dehors.

Le gouvernement anglais ne s’occupe pas que des mineurs placés sous sa tutelle, il fait aussi tous ses efforts pour persuader à ses vassaux de donner à leurs héritiers une instruction dont malheureusement ces souverains n’apprécient pas encore les avantages, parce qu’ils ne l’ont pas reçue eux-mêmes. Il a cependant réussi dans sa tentative d’établir à Rajkote et à Rajkumar des collèges respectivement destinés aux jeunes chefs du Rajpoutana et du Kattywar. A Rajkumar, on comptait, en 1872, 22 pensionnaires, et 29 en 1875. « Leur conduite est excellente, affirme un rapport officiel ; ils ont tous des poneys, et on leur fournit un bon gymnase où ils montrent beaucoup d’entrain, comme au reste dans tous les jeux de leurs récréations. » Le rapport se tait sur leurs progrès intellectuels ; cependant il est clair qu’ils ne sortent pas de cet établissement sans quelque teinture des connaissances regardées comme la base de toute éducation complète, et surtout nécessaires à de futurs souverains. On en a du reste la preuve dans le discours qui fut adressé en 1875 au gouverneur de Bombay par les chefs du Rattywar réunis sur son passage. « Le pays, comme votre excellence en jugera elle-même, est en plein état de paix ; la justice progresse, les manufactures se développent, les routes et les ponts se construisent ; les écoles se multiplient. Nous admettons franchement que ce grand changement, accompli de nos jours, est dû aux conseils bienfaisans du gouvernement britannique ; toutefois nous réclamerons le mérite d’avoir adopté ces conseils avec empressement et d’avoir admis leur justesse, quoi qu’il en coûtât à nos habitudes et à nos traditions. » Ce langage exagère peut-être le développement matériel de la contrée ; mais il jette un jour heureux sur les dispositions mentales d’une classe plongée hier encore dans les ténèbres de l’ignorance et de la barbarie féodales.


V

On conçoit que les Anglais eux-mêmes ne soient pas toujours d’accord sur la meilleure façon de gouverner leur empire de l’Inde. Les uns regrettent les beaux jours du gouvernement paternel, lorsque dans chaque district un seul représentant de l’autorité concentrait tous les pouvoirs dans sa personne et exerçait sur ses administrés une autorité aussi absolue qu’arbitraire. D’autres préconisent ce que les Anglais ont appelé a scientific government, c’est-à-dire un gouvernement entièrement conforme aux données de la science pure, — la multiplication des règlemens, l’organisation de chaque service public en un département distinct, enfin la centralisation de l’autorité politique dans les bureaux de Calcutta ou même de Londres. A l’appui de ces vues on fait valoir qu’avec la vapeur et le télégraphe il n’y a plus de raison pour abandonner les populations aux fantaisies de leurs administrateurs, qu’il vaut mieux être gouverné par des principes que par des hommes, enfin que la division du travail est aussi féconde dans le gouvernement des peuples que partout ailleurs. De l’autre côté, on soutient que le système des départemens spéciaux a produit un développement exagéré de la bureaucratie, qu’il tend à tuer chez les fonctionnaires toute originalité et toute initiative, qu’il est le principal coupable dans cette élévation des dépenses publiques déjà déplorée par lord Mayo dans une dépêche célèbre, et aujourd’hui encore si menaçante pour l’avenir de l’Inde, — enfin que la centralisation exagérée est contraire à la nature des faits dans un pays aussi étendu et aussi varié. Après avoir oscillé quelque temps entre ces deux systèmes, le gouvernement a adopté un moyen terme qui semble une solution fort judicieuse, c’est-à-dire qu’il a remis à des départemens spéciaux la solution des questions techniques, la promulgation des règlemens et l’exécution matérielle des travaux, tout en confiant dans chaque district à un fonctionnaire unique l’initiative et le contrôle des mesures à prendre. Néanmoins l’opposition de ces deux partis, où l’on sent percer l’éternel antagonisme de la théorie et de la pratique, de la réforme et de la conservation, reparaît dans presque toutes les questions qui se rattachent à l’organisation politique et sociale du pays. Les uns voudraient inculquer aux indigènes non-seulement les connaissances, mais encore les principes et les méthodes de l’Europe ; les autres soutiennent que les institutions de l’Occident ne sont pas faites pour les races de l’Inde, et qu’au lieu de poursuivre une acclimatation artificielle de nos procédés juridiques, de nos magistratures électives, de notre régime foncier et industriel, voire de notre égalité civile et politique, on ferait mieux de développer, en les améliorant, les rouages historiques de l’organisation indigène, tels que les communautés de village, le pouvoir héréditaire des chefs locaux, la hiérarchie des castes ou plutôt des corporations professionnelles, enfin les prescriptions du droit hindou et mahométan. En matière de finances, les premiers réclament un système d’impôts variés, atteignant au même titre toutes les sources de revenu ; les seconds préféreraient la taxe unique de l’empire mogol, basée sur l’absorption complète de la rente foncière par l’état. En matière d’enseignement, certains esprits préconisent l’emploi général de la langue anglaise comme véhicule de l’éducation à tous les degrés, afin d’angliciser l’Inde par le procédé qui servit à Rome pour romaniser la Gaule et l’Espagne ; les autres entendent propager les connaissances de l’Europe à l’aide des dialectes locaux, conformément à ce précepte pédagogique que, pour faire son chemin dans l’esprit des enfans, l’instruction doit y pénétrer par l’intermédiaire de leur langue maternelle[5], et, ici encore, la solution qui est intervenue est une transaction assez heureuse entre les partis extrêmes. Quoi qu’il en soit de ces opinions divergentes, toutes les autorités, et c’est là l’essentiel, sont d’accord sur le principe que l’Inde doit être gouvernée pour l’Inde, en attendant qu’elle puisse l’être par l’Inde.

L’initiative privée, qui en Angleterre est toujours à l’affût des idées généreuses, a depuis longtemps apporté son concours à cette œuvre d’émancipation. Nous ne nous étendrons point sur les missions protestantes, qui ont à peine conquis dans l’Inde anglaise 224,000 indigènes, c’est-à-dire pas même le millième de la population totale ; mais, si elles ne réussissent guère à répandre les dogmes du christianisme, elles servent par leurs livres et surtout par leurs écoles à propager l’esprit des sociétés chrétiennes, qui mine sourdement l’antique édifice de l’idolâtrie. Quant aux missions catholiques, elles comptent un chiffre d’adeptes au moins deux fois plus considérable ; mais elles ne les recrutent guère que parmi les castes inférieures de l’Inde méridionale. De nombreuses sociétés laïques travaillent de leur côté à éclairer et à moraliser le pays : au premier rang se place l’East Indian association, fondée à Londres en 1774 par sir William Jones pour devenir le centre des études et des recherches sur l’Inde ; elle possède dans les principales villes de la péninsule des branches fort actives qui réunissent autour des mêmes tribunes les esprits les plus distingués parmi les indigènes et parmi les Européens. Viennent ensuite l’Institut Dalhousie « pour le progrès social et littéraire de toutes les classes dans l’Inde, » la Société Bethune pour l’encouragement des rapports sociaux entre gentlemen des deux races, l’association formée à Londres pour fournir aide et protection aux jeunes indigènes qui désirent visiter l’Angleterre, le Mechanic’s Institute, fondé à Bombay par la riche famille des Sassoon pour servir de bibliothèque publique, la Société géographique de Bombay et d’autres encore, dont le nom indique suffisamment l’objet et dont la création est également due à l’initiative européenne. Cette année même, tandis que la visite de son altesse royale le prince de Galles attestait l’importance chaque jour grandissante de l’Inde dans les calculs de la politique britannique, deux autres missionnaires de la civilisation, miss Mary Carpenter et le professeur Monnier Williams, parcouraient isolément les principaux centres du pays, afin de recueillir des adhésions, celui-ci en faveur d’un institut qu’il se propose de fonder à l’université d’Oxford pour les Hindous et les Européens désireux d’approfondir les connaissances relatives à l’Inde, celle-là au profit de l’éducation féminine, dont elle s’est faite l’ardente et infatigable propagatrice. C’est également une dame étrangère qui a institué à Calcutta en 1873 ces visiteuses de l’instruction chargées de porter à domicile l’enseignement des filles, enrayé dans les écoles publiques par le préjugé populaire.

Ces efforts et ces mesures commencent à porter leurs fruits. En apparence, la vieille société indigène est encore debout ; mais de toutes parts s’y montrent des germes de dissolution chaque jour plus développés. Une véritable soif d’instruction, surtout dans les sciences, envahit peu à peu cette portion des classes supérieures qui se trouve en contact direct avec les Européens. Des associations indigènes se fondent sur tous les points du pays pour ranimer le goût des hautes études orientales et pour vulgariser par des traductions en dialecte local les principaux ouvrages de la science anglaise. M. Garcin de Tassy, dans son excellente Revue de la langue et de la littérature hindoustanies, donne sur ces sociétés et sur leurs travaux un aperçu qui révèle un mouvement intellectuel d’une intensité vraiment surprenante.

A Bombay et à Calcutta surtout, on trouve des sociétés de conférences et de discussions (debating societies) où l’on voit des indigènes traiter indifféremment en hindoustan et en anglais des sujets tels que les doctrines de Bouddha, le positivisme de Comte, les théories de Darwin, etc. A Calcutta, certaines de ces associations ont même pris une tournure politique, comme « l’Association du peuple » et la « Ligue radicale, » titres sonores qui ne sont guère de nature à effaroucher personne, quand on voit cette dernière société prendre pour président d’honneur le lieutenant-gouverneur du Bengale. N’oublions pas non plus l’Indian reform association, dont le plus beau titre est la fondation d’une école normale pour filles à Calcutta. Un fait à signaler, c’est que parmi les classes lettrées, surtout au Bengale, l’ancienne religion hindoue est en voie de disparaître, même dans ses pratiques purement extérieures. Les uns s’en tiennent à un panthéisme plus ou moins conforme aux Veddas ; d’autres vont droit au positivisme ; un grand nombre adopte le culte rationaliste du Brahma Somaj, qui, professant pour tous dogmes l’immortalité de l’âme et l’existence d’un dieu personnel et conscient, est bien près de s’entendre, sur le terrain du protestantisme libéral, avec le mouvement réformateur des églises occidentales. Le Brahma Somaj se subdivise lui-même en plusieurs fractions, dont la plus avancée, ou Progressive Somaj, possède déjà dans la péninsule 102 mandirs ou congrégations distinctes.

Il faut aussi mentionner l’essor pris dans ces dernières années par la littérature indigène, surtout dans le nord de l’Inde, où la prédominance des Aryens a toujours maintenu une certaine activité intellectuelle. Cependant, si l’on excepte les traductions littéraires et scientifiques, la plupart des productions originales y appartiennent à la poésie et à la fiction. Parmi les sujets sérieux, ce sont la religion et la pédagogie qui viennent en première ligne. Les divers dialectes de l’Inde comptent plus de deux mille ouvrages publiés dans l’année 1872-1873, et ce mouvement ne s’est pas ralenti depuis lors ; le dernier rapport sur la situation générale de l’Inde constate en outre une élévation continue dans le ton moral de la littérature native. Quant à la presse indigène, née d’hier, elle compte déjà ses organes par centaines et ses lecteurs par dizaines de mille. Elle est aussi libre qu’en Angleterre, sauf que dans l’Inde l’autorité s’abonne largement aux journaux agréables, et que les employés du gouvernement ont défense expresse de lui envoyer des articles ou même des renseignemens quelconques. Les opinions diffèrent beaucoup sur la valeur réelle de cette presse. Il y a quelques années, on l’accusait d’être tout entière l’instrument d’une demi-douzaine de marchands qui, dans les grandes villes, donnaient le ton à deux ou trois des principaux organes et, par cet intermédiaire, à toutes les feuilles secondaires du pays. Je lui ai souvent entendu reprocher, avec des exemples à l’appui, d’être aussi ignorante que crédule, et de ne connaître aucun juste-milieu entre une servilité absolue vis-à-vis du gouvernement et une opposition ridicule à force d’être outrée. Cependant sir Richard Temple, dans le dernier rapport administratif sur le Bengale, tout en constatant les défauts et les lacunes des journaux indigènes, soutient « que la conclusion générale doit être plutôt favorable à la loyauté et au bon vouloir de la presse bengalaise envers la couronne, la nation et même la domination britannique, » — opinion confirmée, pour le reste de l’empire, par le rapport général sur la situation du pays. Il est certain que la presse indigène n’est encore capable ni de diriger ni même d’indiquer les tendances réelles de l’opinion ; mais on ne doit pas oublier que cette institution est encore dans l’enfance, que, malgré ses écarts, elle habitue ses lecteurs à penser par eux-mêmes, et qu’elle fera inévitablement sa propre éducation en faisant celle du public.

Tout ce mouvement de fermentation est encore restreint à un cercle qui paraît assez étroit si l’on n’envisage que le nombre des individus ; mais, plus qu’aucun autre pays, l’Inde est habituée à subir aveuglément l’impulsion de certaines classes relativement peu nombreuses qui lui ont imposé depuis longtemps leur direction spirituelle, et du jour où ces couches supérieures seront suffisamment pénétrées de notre civilisation, on sera surpris de la progression en quelque sorte géométrique que suivra l’effondrement ou plutôt la reconstruction sur des bases nouvelles de la société indigène. Que fera l’Angleterre quand cette évolution sera complète ? Fidèle aux principes qu’elle se fait honneur de professer aujourd’hui, remettra-t-elle spontanément à ses sujets la direction de leurs propres affaires, ou, pareille à ces mères tutrices qui de bonne foi se refusent indéfiniment à admettre l’émancipation de leurs enfans, voudra-t-elle s’obstiner dans une gestion qu’elle n’aura plus ni raison ni droit de garder ? La solution la moins préjudiciable à ses intérêts serait que l’Inde, sans sortir de l’empire britannique, se contentât d’une autonomie intérieure, comme le Canada et l’Australie. Mais dans ces colonies les populations sont encore trop anglaises d’origine et de sentiment pour aspirer à la rupture des faibles attaches qui les maintiennent dans la dépendance nominale de la couronne britannique. L’Inde au contraire est déjà trop avancée dans les voies de la civilisation pour qu’on puisse la refondre dans le moule d’une société étrangère, et, si modifiée qu’on la suppose au contact des idées et des institutions européennes, elle restera toujours elle-même par le caractère de ses mœurs comme par la tournure de son esprit. Aussi le seul rôle que puisse désormais ambitionner l’influence anglaise consiste-t-il à féconder les germes de développement qui déjà apparaissent aujourd’hui dans la société indigène. Et l’Angleterre ne peut même pas spéculer sur la gratitude populaire que devrait lui acquérir l’accomplissement consciencieux de cette mission, — d’abord parce que c’est toujours folie de compter sur la reconnaissance des nations, — ensuite parce qu’à moins de se payer d’apparences, il faut bien admettre l’impopularité de la domination britannique dans l’Inde.

Un maître est rarement populaire, même chez ceux qui ne sauraient pas s’en passer, surtout quand il prétend faire le bonheur des gens malgré eux. D’ailleurs, même en laissant de côté les froissemens que devait produire l’introduction d’un gouvernement régulier et scientifique parmi des peuples habitués à la simplicité et à l’incurie administratives du despotisme oriental, les Anglais n’ont rien de ce qui peut gagner à un conquérant la sympathie des vaincus. Tout en s’efforçant de régénérer l’Inde par l’influence de leur civilisation supérieure, ils lui font trop sentir qu’ils ont conscience de cette supériorité. « Les Anglais sont justes, mais pas bons (not kind), » — cette réflexion m’a été adressée, en termes presque identiques, à Calcutta, à Bombay, à Ceylan, partout en un mot où j’ai rencontré des indigènes qu’une éducation exceptionnelle, l’indépendance de leur position et peut-être ma qualité d’étranger mettaient à l’aise pour me répondre avec autorité et franchise. Plus d’une fois j’ai vu des Anglais se comporter avec des natifs de haut rang comme ne le supporterait pas chez nous un valet de ferme ou un cocher de fiacre. Sans doute la plupart des fonctionnaires que leur position met en rapport officiel avec l’élément indigène s’évertueront à le traiter avec tous les égards de la politesse orientale ; mais ils se garderont bien de lui faire des avances sur le terrain des relations privées ; ils le tiendront à l’écart de leur propre intérieur et ils éviteront instinctivement son contact jusque dans leurs trajets en chemin de fer où, par un détail assez caractéristique, je n’ai pas vu une seule fois des Européens et des indigènes dans le même compartiment. Il semblerait que, tout en sapant la hiérarchie de la société native, les Anglais y ont constitué eux-mêmes une caste nouvelle, fondée non plus sur la tradition religieuse, mais sur la couleur de la peau et l’orgueil de race. Je ne connais pas dans toute l’histoire une domination analogue où les alliances matrimoniales soient restées aussi rares entre l’ancienne aristocratie nationale et les parvenus de la conquête. Même la classe des eurasiens ou sang-mêlés, qui doit son origine aux relations irrégulières des Européens avec les natives, loin de constituer un trait d’union, se voit également repoussée, au point de vue social, par les deux races dont elle est issue. — De quelque côté que nous nous tournions, nous ne trouvons donc aucune affinité, aucune sympathie, aucun lien moral ou politique, qui puissent retenir les populations de l’Inde sous la suprématie de l’Angleterre le jour où ces 250 millions d’Asiatiques, gardés par moins de 100,000 Européens, s’éveilleront à la conscience de leurs droits et de leur force. Tout ce que nous pouvons souhaiter, c’est que cette révolution, peut-être fort lointaine encore, ne soit pas précipitée par les complications de l’extérieur, car, pour que l’Inde puisse un jour reprendre son rôle dans le développement général de l’humanité, il faut laisser aux Anglais le temps d’achever l’œuvre d’éducation sociale et politique que seuls ils sont capables d’y mener à bonne fin.


Comte GOBLET D’ALVIELLA.

  1. Un phénomène assez curieux, ce sont les succès que les doctrines du Koran obtiennent dans la population européenne de l’Inde. Parmi les conversions à l’islamisme qui ont fait du bruit dans ces derniers mois, on peut mentionner notamment un capitaine de l’armée anglaise et un membre du covenanted service ; mais le cas le plus curieux, c’est certainement la volte-face de ce missionnaire américain cité par l’Indian Mail du 24 mai 1875. Ayant débarqué en Orient pour convertir les musulmans, il fut lui-même converti à l’islamisme, et prêche aujourd’hui sa nouvelle religion à ses compatriotes.
  2. Indian public works, by W. Thornton, Londres, 1875.
  3. Voyez l’étude sur les Progrès matériels de l’Inde anglaise dans la Revue du 15 février 1875.
  4. On peut dire que l’Angleterre a échoué dans ses tentatives prématurées pour introduire le jury dans l’Inde ; elle s’est rejetée sur l’institution d’assesseurs natifs, qui sont appelés à donner leur avis, sans lier le juge européen. On a beaucoup discuté l’utilité de ces personnages, qui, suivant l’habitude indigène, partagent généralement l’avis de leur supérieur. Mais j’ai entendu à plusieurs reprises des magistrats anglais affirmer que les assesseurs, grâce à leur expérience des hommes et des mœurs locales, servaient souvent, par leurs observations, à mettre le juge sur la trace de la vérité et surtout à lui faire apprécier la portée de certaines dépositions.
  5. D’après ce qu’on m’a souvent affirmé dans l’Inde, en vertu d’une expérience journalière, l’application de l’anglais à l’éducation première des indigènes, loin d’aiguiser leurs facultés, les laisse plus tard dans une situation d’infériorité intellectuelle vis-à-vis des jeunes gens qui ont reçu l’instruction en dialecte local et qui ont seulement abordé l’étude de l’anglais dans les études supérieures. La même observation a été faite, je pense, en Angleterre même, pour les écoles du pays de Galles, et elle a également surgi en Belgique, à propos des Flamands, qui dans certaines villes reçoivent l’instruction primaire en langue française.