La Morale contemporaine (G. Fonsegrive)/02

La bibliothèque libre.
La morale contemporaine
George Fonsegrive


LA MORALE CONTEMPORAINE

II.[1]
LA MORALE DOIT-ELLE DÉMISSIONNER ?

Faut-il admettre les conclusions des sociologues ? Faut-il dire avec M. Lévy-Brühl que la morale ne peut être que la science des mœurs telles qu’elles sont, qu’elle ne peut connaître les fins, qu’elle doit renoncer à donner des règles, c’est-à-dire qu’elle ne peut être scientifique qu’à la condition de résigner sa fonction ? Car s’il y a au monde un ordre de recherches qu’on ait abordé en vue de trouver des lois de conduite et d’y atteindre à des résultats pratiques, c’est assurément celui des recherches morales. Un seul sur ce point peut lui être comparé, c’est celui des recherches médicales. Si le médecin ne prétendait pas guérir ses malades, ou tout au moins les soulager, faire reculer la mort, la médecine n’existerait pas. Si de même les moralistes n’avaient pas espéré guérir les vices, assainir les âmes humaines, propager et faire fleurir les vertus, il n’y aurait pas eu de morale. On vient dire aux moralistes qu’ils doivent s’abstenir de proposer des fins, de donner des règles, on leur assure qu’ils ne sauraient être « normatifs, » c’est leur enlever leur raison d’être, c’est leur ôter le pain de la bouche. Car ce sont précisément des règles d’action, des préceptes de conduite qu’ils ont de tout temps voulu donner : Socrate et ses disciples, les Épicuriens, les Stoïciens, les Péripatéticiens, les Académiciens, les Sceptiques mêmes, tous ont formulé des règles, prescrit des actes. Et tous aussi ont prétendu diriger vers des buts la conduite humaine. Tous ont cru que la morale avait pour objet d’apprendre à faire le bien ; ils ont pu n’être pas d’accord sur la nature du bien et sur la valeur des fins, mais aucun d’eux n’a mis en doute l’existence des fins mêmes et la possibilité de les connaître et de les atteindre.

Aussi ne faut-il pas s’étonner si tous ceux qui croient encore que la spéculation morale a sa fonction propre et irréductible, ont dénoncé avec force l’attitude des sociologues.


I

Les premières critiques qu’ont soulevées MM. Durkheim et Lévy-Brühl leur sont venues du kantisme. Et le principal reproche qui leur a été adressé a été celui d’imposer à l’homme les commandemens sociaux, et ainsi de rendre la morale hétéronome, de constituer par le conformisme social une orthodoxie nouvelle, aussi mortelle à la raison et à la libre pensée qu’ont pu l’être tous les anciens dogmatismes. M. Cantecor rappelle avec insistance que toute la pensée moderne n’est fondée que sur la liberté de penser, et que d’avoir secoué le joug des théologiens ne serait pas un progrès, si on ne l’avait secoué que pour tomber sous le joug des sociologues, de quelque nom qu’ils s’appellent. L’autonomie de la raison n’est pas moins indispensable dans les questions de conduite que dans les questions de vérité. L’individu, depuis Descartes, depuis Kant, est émancipé, et c’est en vain que l’on voudrait revenir sur cette émancipation. Elle était inévitable, elle est légitime. Elle était inévitable, car, un jour ou l’autre, l’homme devait s’apercevoir que, dès qu’il s’interroge et qu’il réfléchit, c’est sa raison, et sa raison, seule qui juge de la vérité des jugemens et de la légitimité des actes ; elle est légitime, parce que l’homme ne peut juger qu’avec l’instrument qu’il a et qu’aucun autre ne vaut que dans la mesure où il est authentiqué par celui-là. Il se peut qu’il y ait à cela quelque danger et que cette émancipation fasse courir quelque risque, mais les plus grands risques ne sont-ils pas pour l’individu qui se lèvera seul en face des forces sociales ? D’ailleurs, de deux choses l’une : ou le novateur se trompe ou il ne se trompe pas ; s’il se trompe, comme il n’y a pas de chance qu’il convertisse à son erreur la majorité de ses contemporains, l’ordre social ne peut pas subir un réel dommage ; s’il est dans le vrai, il finira par convertir les autres à sa découverte et, loin d’en pâtir, l’ordre social se trouvera au contraire fortifié et consolidé. Et à toutes les objections tirées des menaces d’anarchie, M. Cantecor répond intrépidement :


Révolutionnaire, notre théorie l’est, à coup sûr, si l’on entend simplement par là qu’en elle s’affirme un esprit de libre critique et, pour ainsi dire, d’insurrection régulière et constante contre les traditions, les coutumes et en général toutes les formes où survit le passé. Mais il nous est impossible d’admettre qu’elle soit dangereuse. Les esprits libres ne sont pas si communs, ni la tradition si facile à ébranler… Enfin cette attitude fût-elle difficilement conciliable avec les nécessités de la vie, oserions-nous dire que nous n’en serions pas ébranlés dans notre foi ? Du point de vue où nous nous plaçons dans l’acte de la réflexion morale, il n’est pas moralement nécessaire que la société humaine prospère ou même subsiste… Une seule chose est nécessaire ; c’est, quand nous pensons ou quand nous agissons, de rester fidèles à la règle de vérité et de moralité qui nous constitue comme esprits.


Ainsi M. Cantecor découvre dans les écrits des moralistes sociologues une sorte de crime de lèse-majesté contre ces affirmations de la conscience moderne que M. Séailles nous énumérait avec tant de conviction.

Et il va plus loin encore. Emporté par la foi qui le domine et qui lui inspirait tout à l’heure de si fiers accens, il ne se contente pas de revendiquer pour la raison le droit de juger de la légitimité des actions, ou, comme dit Kant, de la valeur matérielle des actes par la forme rationnelle qu’ils sont susceptibles de revêtir ; il prétend aller aussi loin que Kant et déduire de la raison seule, sans avoir recours à l’expérience du bien et du mal, des préceptes moraux définis et déterminés. Nous ne pouvons le suivre ici dans cet exposé technique. Tout ce que nous devons en retenir, c’est que, en face de la science positive de la morale qui prétend tirer toutes ses règles de l’expérience, subsiste toujours l’autre école qui soutient que l’expérience n’a de valeur que si d’abord elle s’est soumise aux lois.

M. Cantecor a été vigoureusement soutenu par un autre jeune philosophe, M. Parodi, qui, tout en étant moins absolument formaliste et moins rigoureusement kantien, n’affirme pas moins l’insuffisance des méthodes dites positives pour fonder une morale et montre avec une grande abondance d’argumens et une rare souplesse d’esprit, non seulement les lacunes des théories de M. Durkheim, mais encore les concessions que ce philosophe ne peut s’empêcher de faire dès qu’il en est pressé par quelque contradiction. Car, s’il y a une attitude qui paraît opposée aux premiers écrits de M. Durkheim, c’est celle qui voudrait construire une morale théorique, distincte des faits sociaux, qui discuterait sur l’ordre et la hiérarchie des fins et arriverait à faire dépendre l’obéissance des hommes aux prescriptions morales, non pas tant de l’autorité sociale que de la raison. Or M. Parodi fait justement remarquer, et avec beaucoup de finesse et d’à-propos, que, lorsque M. Durkheim a été amené à expliquer sa pensée devant des contradicteurs, et en particulier à la Société de philosophie, il a reconnu, ce qui d’ailleurs se trahissait parfois à travers ses livres, que la vie sociale était la fin principale poursuivie par les communes manières d’agir, que l’autorité sociale était ainsi justifiée par sa fonction, et qu’en fin de compte l’homme qui se soumet au devoir l’accepte aussi parce que sa raison lui montre la valeur des prescriptions collectives. De son côté, M. Lévy-Brühl, dans la préface qu’il a ajoutée à sa troisième édition, a reconnu qu’il y a des fins qui sont tellement universelles et instinctives que, sans elles, il ne pourrait être question ni d’une réalité morale, ni d’une science de cette réalité, ni d’une application de cette science. On prend pour accordé que « les individus et les sociétés veulent vivre, et vivre le mieux possible, au sens général du mot. » Mais, n’est-ce pas cela même que l’on paraissait d’abord contester, n’est-ce pas sur la proscription de toute finalité que l’on prétendait édifier la science des mœurs, et par là enfin n’accepte-t-on pas les bases mêmes d’une de ces morales théoriques, spéculatives, que l’on disait vouloir définitivement proscrire et finalement remplacer ?

Il ne semble donc pas que M. Durkheim et M. Lévy-Bruhl aient réussi à combler l’attente des moralistes. S’ils se bornent, comme ils devraient le faire, à édifier la science des mœurs, ils constatent ce qui se fait, ils expliquent comment on croit devoir se conformer à ce qui se fait, mais ils ne justifient pas cette pratique devant la raison. La critique moderne a donc le droit de leur demander quelle est la valeur de la pratique sociale. Entre les ambitions de la science des mœurs et les prétentions de la « conscience moderne, » il faut choisir.


II

C’est justement ce que ne veulent pas faire M. Rauh, M. Belot et M. Simon Deploige. M. Rauh, dont la mort récente et prématurée a laissé à tous ceux qui l’ont connu le souvenir d’un vigoureux esprit gouverné par une haute conscience, estimait pouvoir concilier les exigences de la conscience moderne qui ne veut se soumettre qu’à la raison et les nécessités que la science impose à l’esprit. Il voulait à la fois conserver l’autonomie de la conscience et découvrir scientifiquement les règles morales.

Pour que la morale soit morale, il faut qu’elle soit autonome et ne dépende que de l’esprit ; pour que la morale soit scientifique, il faut que ses lois aient été découvertes dans une réalité ; le seul moyen de concilier ces deux exigences et d’établir une morale vraiment scientifique consiste à chercher les règles morales dans l’observation, non pas dans l’observation d’une réalité sociale donnée, mais dans l’observation des consciences vivantes.


Puisque je ne puis, dit-il, déduire (l’idée morale) ni la considérer comme immobilisée, figée une fois pour toutes, je ne puis que la voir à l’œuvre, telle qu’elle se manifeste dans des consciences dégagées de tout préjugé théologique, métaphysique ou même scientiste, simplement décidées à l’accepter si elle leur paraît vraie, à la définir d’après l’expérience. Voici donc la tâche qui s’impose à moi si je veux tenter une méthodologie morale, une méthodologie de l’action. J’essaierai d’abord de discerner les consciences libérées et les consciences compétentes capables d’observer l’Idée morale. Comment les discerner ? Par la pratique personnelle que j’ai de la certitude morale, par la familiarité avec ceux qui, selon moi, l’ont atteinte. Je constate que je n’ai l’impression de la vérité morale que si je suis dans telle attitude, que ceux-là seuls me donnent cette impression qui sont dans cette attitude… et je dégagerai de cette observation les règles pratiques que je dois suivre, si je veux me placer dans une attitude morale.


Au lieu de s’adresser à l’expérience de la collectivité, M. Rauh s’adresse donc à l’expérience individuelle. Est bien ce que la conscience approuve, est mauvais ce qu’elle condamne. Quelle conscience ? demandera-t-on. La conscience libérée et compétente. Mais quelles sont les consciences qui méritent ces titres ? Celles de tous les honnêtes gens ? Mais tous les honnêtes gens ne sont pas d’accord, même sur le bien et sur le mal. Un évêque catholique et M. Rauh ne porteraient certainement pas les mêmes jugemens moraux sur l’obéissance due à certaines prescriptions de nos lois civiles. Cependant M. Rauh était un parfait honnête homme, et on m’accordera aisément que les honorables représentans de l’épiscopat ne le sont pas moins. Il faut donc reprendre : Quels sont, parmi les honnêtes gens, ceux dont la conscience doit servir de juge ? — M. Rauh répond intrépidement : Ceux qui comptent. Car, aux yeux de M. Rauh, il y a des honnêtes gens qui comptent et d’autres qui ne comptent pas. On est donc obligé d’insister encore : Quels sont ceux qui comptent ? Et alors se révèle ingénument toute la candide présomption qui vivait en cet homme vraiment modeste. Tout son livre répond en effet : Ceux qui comptent, les seuls qui comptent sont ceux qui me ressemblent. En sorte que la méthode que je préconise consiste au fond à faire de ma conscience le juge et la norme de toutes les autres consciences. — Il suffit d’énoncer de telles propositions. Il fallait le talent et l’autorité personnelle de l’homme pour donner à ces pensées, dont les formules dissimulaient à peine l’audace naïve, une sorte de prestige. Mais qu’aurait-on dit si, au même titre que M. Rauh, un de ces évêques catholiques dont j’ai parlé avait lui aussi proclamé sa conscience d’honnête homme arbitre de tout ce qui compte et archétype des autres consciences ?

Ce n’est pas qu’il n’y ait quelque vérité dans les formules chères à M. Rauh. Car si la morale n’est autre chose que la législation des actes humains, ce sera bien dans la vie et dans la conscience de l’honnête homme qu’à l’exemple de Socrate nous devrons chercher les actes par où se manifeste toute cette législation. L’honnête homme sera le type moral, l’exemplaire dans la vie duquel on pourra lire la loi, comme à Rome on lisait l’arrêt du préteur sur son album. Et si plusieurs paraissent honnêtes gens parce qu’ils sont également bien intentionnés, même si leurs actes moraux aussi bien que leurs jugemens diffèrent, on aura encore raison de dire que, parmi eux, il y en a qui certainement ont raison et qui seuls doivent compter et d’autres qui, s’opposant aux premiers, doivent avoir tort et ne comptent pas. C’est dans la vie des premiers que se trouve uniquement la législation morale ; on ne saurait la trouver dans les actes des seconds. Mais le difficile est de discerner parmi les braves gens ceux qui doivent être rangés parmi les premiers, ceux qui doivent être relégués parmi les seconds. Il est donc nécessaire d’avoir recours à des appréciations extérieures. Ces appréciations elles-mêmes, pour être justes, devront dépendre ou de quelque principe idéal ou de quelque consentement social.

C’est ici qu’avec quelques autres, tels que M. Landry ou M. Albert Bayet, intervient M. Belot. Lui aussi veut concilier l’autonomie indispensable à la conscience moderne et la rigueur des exigences scientifiques. Il écarte résolument au début de la morale toute autorité et tout préjugé. La seule attitude qui, selon lui, soit morale est une attitude d’autonomie, c’est-à-dire que l’homme ne peut être véritablement moral qu’à la condition de n’accepter pour bon que ce qu’il reconnaît être tel. « L’autorité, la tradition, l’habitude, l’impulsion instinctive, ne sauraient être par elles-mêmes des principes de moralité. » M. Belot estime par là établir la rationalité de la morale. Mais cette attitude n’est qu’une attitude ; elle nous dit à quelle condition nous découvrirons la vérité morale, elle ne nous dit pas où nous pourrons la trouver, surtout elle ne nous donne pas cette vérité. Pour l’atteindre, il faut avoir recours à l’étude du donné. D’autre part, M. Belot pense comme Kant et presque tous nos contemporains que, pas plus que la raison, la morale n’a besoin de se justifier et de se fonder. Aucune théologie, aucune métaphysique ne pourrait donnera l’impératif moral non plus qu’aux verdicts de la raison une autorité plus grande que celle qui se manifeste, évidente et souveraine, dans cet impératif et dans ces verdicts. Si l’obligation a besoin d’être justifiée, qu’est-ce qui pourra rendre obligatoire l’adhésion de la volonté à la justification ? Et si la raison a besoin d’être légitimée, qu’est-ce qui légitimera les titres d’où la raison tirerait son autorité ? Mais, à la différence de Kant, ou peut-être seulement de ce qu’on dit communément être la pensée de Kant, M. Belot ne croit pas que la raison pratique soit vraiment différente de la raison théorique ; il estime que l’impératif moral doit, pour mériter le nom de catégorique, être d’abord un édit de la raison. La morale n’est morale que si elle est avant tout fondée sur la vérité. Est obligatoire ce qui est vrai ; une loi ne commande à la conscience que si elle exprime la vraie nature des choses. Cependant M. Belot ne consent pas à laisser confondre sa théorie avec les théories naturalistes, telle que celles des stoïciens ou de Spinoza. Pas plus qu’il n’accepte le Dieu des chrétiens pour authentiquer les ordres moraux, il n’accepte la nature pour les imposer. Car l’autonomie de la raison exige que nous puissions examiner les ordres donnés, les examiner, donc douter de leur légitimité, de leur valeur, et par conséquent elle exige que nous puissions leur refuser l’obéissance et leur dire non. Il ne suffit pas qu’un événement nous apparaisse comme le résultat nécessaire d’une suite d’événemens antérieurs pour que notre conscience l’approuve ou même qu’elle s’y résigne ; il faut, pour cela, que cet événement puisse trouver place dans une série dont il tend à préparer et à faire réussir l’ensemble. Les mécanismes de la nature ne sont ni moraux ni immoraux ; il n’y a de moralité que là où se trouve la finalité. Est moral ce qui sert à une fin bonne, est immoral ce qui produit une fin mauvaise. La vérité morale n’est donc pas une vérité de l’ordre physique et purement scientifique qui n’admet que la constatation intellectuelle, elle n’est pas une réalité achevée, constituée, déjà faite par conséquent et à laquelle personne ne peut rien changer, c’est une réalité qui se fait. Voilà pourquoi elle n’est pas seulement comme la vérité scientifique, mais elle doit être : la fin la conditionne d’après le vouloir-être ou le vouloir-vivre initial qui donne le branle à l’action. Or il n’y a et il ne peut y avoir de finalité que dans l’esprit et par rapport à la volonté : la moralité est donc quelque chose d’essentiellement spirituel. Mais si l’on veut éviter l’anarchie morale, si l’on veut introduire la vérité rationnelle dans la morale, il faut de toute nécessité répudier le formalisme moral, tout cet appareil sophistique des intentions qui peuvent servira justifier les pires immoralités ; il faut ne pas demander à l’esprit individuel de se régler et de se juger lui-même ; il faut que, dans la morale comme dans la science, il cherche des lois objectives pour y conformer ses jugemens. Ces lois objectives, M. Belot les trouve dans l’observation des consciences, non pas des consciences individuelles, comme M. Rauh, mais des consciences collectives. Tous les hommes jugent en effet du bien et du mal et là où leurs jugemens se trouvent d’accord il n’est pas vraisemblable que tous se trompent. Il n’y a d’observable, de positif, de réel que des actes, des actes concrets. Et si l’on veut connaître la qualification que méritent les actes humains, le seul procédé positif et scientifique qui s’offre à nous est l’induction. Or, que nous découvre une induction méthodique ? C’est que tous les actes qualifiés mauvais sont des actes antisociaux, tandis que les actes qualifiés bons sont tous des actes utiles à la société. D’autre part, on ne voit pas, assure M. Belot, qu’aucun acte indifférent aux fins sociales ait jamais reçu une qualification morale. Un acte nuisible à l’individu, tel que le suicide, n’est qualifié d’immoral que parce qu’il est une espèce d’homicide, et l’homicide est évidemment antisocial. De même, si certains exercices de l’ascèse chrétienne ont été jugés moralement bons, c’est parce que la sainteté a paru utile aux communautés chrétiennes. De ces considérations M. Belot croit pouvoir conclure que la moralité positive se confond avec l’utilité sociale. Le moral est identique au social, et c’est le social seul qui justifie et qui conditionne le moral.

On voit bien ce que suppose toute cette ingénieuse et savante théorie, c’est d’abord que l’intérêt social collectif puisse être et connu et défini. S’il en est ainsi, chacun de nous a à sa disposition une règle objective, positive, d’après laquelle il peut évaluer ses actions. Il sait de science certaine ce qu’il doit faire. Mais alors la science sociologique, au rebours de ce qu’a écrit tant de fois M. Belot et de la vérité, serait achevée, constituée. Puisque la science sociologique n’est pas achevée, nous ignorons dans la plupart des cas quel est le véritable intérêt social collectif. Et alors, de deux choses l’une : ou nous nous décidons à agir d’après nos inspirations personnelles et subjectives, mais que devient alors la règle d’objectivité que M. Belot prétendait mettre à notre disposition ? ou nous nous décidons à agir d’après une règle objective, conformément aux usages, aux traditions, aux erremens sociaux, et alors quelle différence y a-t-il entre la morale pratique préconisée par M. Belot et celle que nous prêchent les sociologues ? Dans les deux cas, qu’est-ce qui fait la valeur de l’action qui, matériellement, peut aussi bien être malfaisante que bienfaisante, nuisible aussi bien qu’utile à la société, sinon l’intention intérieure de l’agent ? Car, comment s’excusera-t-il s’il a mal fait, et comment acceptera-t-on qu’il s’excuse, sinon en disant : Je croyais bien faire ?… Et voilà, dans l’ignorance des règles objectives, M. Belot réduit, tout comme un kantien ou un chrétien, à tenir compte de ces intentions qu’il accuse et qu’il condamne.

Il n’échappe pas davantage à une autre difficulté. Non plus qu’aucun de ceux qui ont voulu trouver dans une règle sociale un principe pour la morale, il n’a pu éviter de soumettre à cette règle la raison individuelle ; il n’a donc pas conservé à la volonté morale l’autonomie qui, d’après son aveu même, est indispensable pour constituer la moralité. Ici encore de deux choses l’une : ou la raison doit toujours et quel que soit le résultat de son examen se soumettre aux règles sociales, et que devient alors son autonomie ? ou la raison peut, quand elle le juge bon, s’affranchir des règles, et que devient alors le principe de l’intérêt social, le seul qu’admette M. Belot ? Sa prétention n’allait à rien moins qu’à constituer une morale qui serait à la fois et rationaliste et sociale, qui respecterait l’autonomie de la raison et cependant ne pourrait rompre en visière aux règles extérieures. Il paraît bien qu’il a échoué dans sa tentative, et même il était impossible qu’il n’y échouât pas, car ou la morale est autonome et rationnelle, et par cela seul elle risque de devenir anarchique, ou elle est sociologique et aussitôt elle cesse d’être rationnelle. L’homme ne peut pas avoir deux maîtres : s’il obéit à celui qui parle dans son intérieur, il risque de n’obéir pas à celui qui commande à l’extérieur, et s’il se courbe docile devant ce dernier, il risque parfois d’être blâmé et désapprouvé par le premier.

M. Simon Deploige, professeur à l’Université de Louvain, pense lui aussi que les deux maîtres peuvent et doivent s’entendre. C’est de tous les critiques de M. Durkheim celui qui l’a le plus minutieusement étudié et analysé. Il a consacré tout un volume exact et solide, quoique dénué de tout agrément littéraire, à exposer le Conflit de la morale et de la sociologie. Il critique rigoureusement les sociologues, mais ce n’est pas tant parce qu’il juge leurs doctrines erronées, que parce qu’il les trouve incomplètes et fragmentaires. Ils ont raison de chercher dans l’expérience, dans l’observation des mœurs humaines les règles et les lois morales, car ce n’est qu’en observant comment agit l’homme que l’on peut apprendre comment l’homme doit agir ; mais ils ont tort de ne pas soumettre la conduite humaine au contrôle de la conscience, aux critiques de la raison. Ils ont raison encore de chercher un art moral rationnel, mais ils ont tort de penser que la science pratique ne peut pas découvrir les fins de l’humanité, les véritables fonctions humaines. Ainsi, aux yeux de M. Deploige, le conflit qui s’est élevé entre la morale et la sociologie est de nature tout à fait artificielle : ce qui s’oppose à la sociologie, ce n’est pas la morale, c’est le droit naturel tel que, depuis la Réforme et depuis Rousseau, les philosophes modernes l’entendent, c’est-à-dire ce système tout abstrait et a priori de déductions d’après lesquelles, sans tenir compte de l’observation et de l’expérience, on prétend établir toutes les règles morales. La vraie morale, telle que l’entendait la tradition scolastique et en particulier saint Thomas, loin de voir dans la sociologie une adversaire, y découvre au contraire une indispensable alliée : elle n’est autre chose que la sociologie même à laquelle vient s’ajouter un art moral rationnel.

Peut-être cependant M. Deploige simplifie-t-il à l’excès les choses. Il doit en plus reconnaître qu’il y a des principes premiers de la raison pratique qui, loin de venir des mœurs, ont au contraire pour fonction de les juger. Saint Thomas reconnaît expressément que la conscience de l’inférieur peut l’autoriser et l’obliger même à ne pas suivre les ordres du supérieur. D’où il suit que, si l’expérience sociologique peut fournir la matière des règles et le contenu des lois, c’est quelque chose de très différent qui constitue la valeur purement morale et des règles et des lois.


III

Mais on pense bien que les doctrines spiritualistes et chrétiennes ont aussi encore quelques soutiens. Tout récemment, un jeune professeur écrivait un livre entier[2] pour rattacher la morale à des fondemens métaphysiques et construire ainsi ce que M. Lévy-Brühl a voulu qu’on appelât une « métamorale. » Et l’on a adopté ce nom. Mais avant même qu’il fût mis en circulation, le P. Sertillanges, au nom de la scolastique chrétienne, M. Dunan, au nom des doctrines traditionnelles ingénieusement et très fortement renouvelées, montraient que la morale a besoin de s’appuyer sur une doctrine métaphysique, sans quoi elle reste en l’air et manque de solidité, parce qu’elle manque de toute raison d’exister. Et plus récemment, M. l’abbé Piat consacrait tout un volume[3] à soutenir, mais par de tout autres moyens, des doctrines presque pareilles.

Nous avons vu comment le P. Sertillanges fait de la loi morale un des articles de la loi naturelle, et ne peut la concevoir sans la rattacher au Souverain Législateur. M. Piat, lui aussi, fait reposer toute la morale sur l’idée du bien, mais tandis que le P. Sertillanges, touché des critiques que nos modernes ont faites des fins sensibles, distingue entre un bonheur-sentiment qu’il ne croit pas digne de soutenir la moralité, et un bonheur-état auquel, au contraire, il attribue cette dignité, M. Piat, n’opérant pas cette distinction, ne considère que la jouissance ou le bonheur-sentiment ; il le réhabilite en termes chaleureux et finalement le confond, ou à peu près, avec le bien même. Il va jusqu’à écrire : « Que la souffrance pénètre dans le ciel à la suite de la vertu, et il devient un autre enfer. Que la joie descende dans l’enfer à la suite du vice, et il devient un autre ciel. » Et si ces formules peuvent surprendre et paraître étranges car les termes se combattent et l’hypothèse est inconcevable, l’idée inspiratrice du moins est très claire, c’est que jouir, c’est le ciel, et que souffrir, c’est l’enfer.

Lorsqu’il en vient à se demander quels sont les rapports de notre obligation morale avec Dieu, M. Piat distingue, semble-t-il, deux sortes d’obligation : l’une naturelle et qui dépend de notre constitution comme être intelligent et sensible ; l’autre qui se fonde sur le droit de Dieu à commander en vue du bien, qui dépasse la nature et est par conséquent préter-naturelle. Cette « obligation qui procède de la volonté divine ne supprime pas l’autre, elle ne fait que la prolonger. » En conséquence, M. Piat ne saurait admettre une autonomie véritable de la volonté ; il faut, selon lui, que le commandement divin demeure extérieur à nous pour rester divin. Et cependant il affirme que ce commandement peut devenir rationnel. Et que faut-il pour cela ? Que l’on ait pour l’admettre des motifs suffisans. Mais peut-être pourrait-on dire à M. Piat qu’un motif que nous jugeons suffisant ne saurait non plus nous être extérieur.

Venant enfin aux sanctions, M. Piat les déclare nécessaires à la morale et fondées sur l’idée de justice. La justice ne peut s’accomplir qu’au-delà du tombeau et grâce aux sanctions proposées par la théologie chrétienne, dans le ciel ou dans l’enfer. C’est par de tout autres voies que M. Dunan dans ses Essais de philosophie générale marque la dépendance de la morale vis-à-vis de la métaphysique. Il ne lui semble pas que les ordres du devoir puissent rationnellement se justifier autrement que par les fins, c’est-à-dire par le bien qu’ils ont pour effet de procurer. Mais ce bien, où se trouve-t-il, et quelle est sa vraie nature ? Les uns, comme les anciens et tous les rationalistes modernes, estiment qu’il ne peut se trouver que dans la nature de l’homme ; à leurs yeux, il est donc immanent et leur doctrine est un naturalisme ; les autres, comme les chrétiens et Kant, pensent que le bien véritable dépasse notre nature et doit nous être par conséquent imposé par une législation supérieure ; c’est une doctrine de transcendance. M. Dunan ne croit pas que les deux doctrines soient aussi inconciliables qu’il peut le sembler. Il est même indispensable qu’elles puissent se concilier, car, d’une part, comment une loi étrangère à l’homme pourrait-elle obliger l’homme ? Et par là l’autonomie et dès lors une certaine sorte d’immanence est liée à l’idée même de moralité. Mais d’autre part, comment l’homme pourrait-il enfermer sa vertu dans les limites étroites de son être ? Serait-il véritablement moral s’il n’aspirait à se dépasser ? Et par là est requise une législation d’ordre supérieur qui ne peut être que transcendante. Voici maintenant comment ces deux législations peuvent se concilier. C’est dans sa propre nature, c’est en lui-même que l’homme éprouve l’insuffisance de sa nature pour remplir l’idéal qu’il porte en lui : la législation supérieure qui lui trace les voies vers cette perfection ne lui est donc pas, ne peut pas lui être étrangère. Mais cela n’est possible que parce que l’homme a une nature particulière qui ne s’accomplit qu’à la condition de se dépasser : son être est tel que son bien exige à la fois l’autonomie et la transcendance. C’est par là que la morale dépend de la métaphysique. Car la métaphysique seule peut nous faire connaître la vraie nature des êtres. Et c’est de sa nature que dépend pour chaque être le souverain Bien.

Pour M. Dunan aussi bien que pour les anciens, le bien de l’homme consiste donc à vivre selon sa nature. Cette nature est avant tout celle d’un vivant : vivre de la vie la plus haute et pour tout dire la plus vivante sera, pour M. Dunan comme pour Guyau, le fond même de la morale. Mais M. Dunan donne au mot « vie » un sens singulièrement profond. D’après lui, vivre, avant tout, c’est agir, c’est à la fois subir les contrecoups de l’univers tout entier et imposer à l’univers tout entier les contre-coups de nos propres actes. Cela est vrai de tout être, mais l’est surtout des êtres humains qui, jouissant de la liberté, sont indépendans, peuvent créer du nouveau dans l’univers et ont en eux-mêmes une réalité en quelque sorte absolue. D’autant que par leur intelligence et par leur raison ils découvrent au fond d’eux-mêmes l’absolu véritable, Dieu, auquel ils sont profondément et intimement attachés. De toutes parts l’homme est enveloppé d’absolu, environné de divin. Il ne vit tout à fait en homme qu’en vivant pour Dieu. C’est par là qu’il se développe et qu’il mérite.

J’ai vainement cherché dans la morale de M. Dunan un chapitre sur les sanctions. Qu’est-ce à dire et qu’en pense-t-il ? Aurait-il été embarrassé pour nous dire sa pensée ? Il semble cependant qu’elle ne doit pas s’écarter sensiblement des solutions spiritualistes et chrétiennes. Car il a écrit : « Si le règne de la justice doit arriver et si nous devons être de ce règne béni les témoins et les bénéficiaires, c’est donc qu’il y a en nous quelque chose qui n’a pas dans la matière sa raison dernière, une âme spirituelle par conséquent. » Dans ce passage, en même temps que se trouve affirmée avec émotion la croyance à l’avènement du « règne béni » de la justice, la spiritualité, l’immortalité de l’âme s’en déduisent comme corollaires. Et par là probablement les conclusions de M. Dunan finiraient par se rapprocher de celles du P. Sertillanges et de M. l’abbé Piat.


IV

Après avoir accompli autour de tous ces ouvrages ce périple que le lecteur a sans doute trouvé pénible, il semble donc que nous ne soyons guère avancés. On se demande toujours de quelle nature est le commandement moral. Est-ce un ordre absolu, un impératif catégorique, comme disait Kant, qui s’impose par son autorité, par une sorte de majesté propre et devant lequel nous n’avons, pour bien faire, qu’à nous incliner sans lui demander ses titres ? Cet ordre absolu tire-t-il sa raison et sa valeur absolue de la volonté de l’auteur des choses, de l’Être absolu dont il exprime le commandement ? Ou ne serait-il dans notre conscience que la voix de l’essentielle nature des choses ? N’aurait-il enfin rien d’absolu et ne serait-ce qu’une sorte de désir élevé, très noble, très vif qui, émanant des lois émotives de notre être, nous pousserait à chercher la vie la plus haute et la meilleure ? Ce qui constitue la moralité, est-ce telle ou telle action déterminée, n’est-ce pas plutôt l’intention d’après laquelle nous agissons, ce que les philosophes expriment par cette formule : Nos actes valent-ils moralement par leur forme ou par leur matière ? Comment arriver à déterminer quelles sont les actions que commande le devoir, celles qu’il défend, le détail de ce qu’il faut faire ou ne pas faire pour obéir à la loi morale ?

Sur tous ces points en 1911, aussi bien qu’en 1830 quand écrivaient Jouffroy et Cousin, les moralistes sont divisés et ce sont les mêmes solutions qu’on soutient encore. Chrétiens et spiritualistes disent encore comme le P. Sertillanges, M. Piat et M. Dunan, que la loi morale dépend d’un ordre absolu, d’un vouloir et d’une raison également transcendans, dit le P. Sertillanges, plutôt d’un vouloir, dit M. Piat, d’un Dieu personnel et cependant immanent, dirait plus volontiers M. Dunan. Les kantiens d’autre part soutiennent, avec M. Cantecor et M. Parodi, — et M. Faguet, en identifiant récemment le Devoir avec l’honneur s’est rangé à leur avis, — que le Devoir se suffit à lui-même, que le dériver d’autre chose serait l’amoindrir et en quelque sorte le détruire ; cependant, tandis que M. Cantecor espère pouvoir tirer de la notion même du Devoir les « préceptes particuliers de la morale, M. Parodi convient volontiers que cette déduction ne lui paraît pas possible. D’autre part, M. Fouillée pense que le Devoir n’est que la forme la plus haute, la plus rationnellement pressante de nos plus nobles désirs. À ses yeux, le Devoir ne constitue plus une espèce unique, il appartient au genre désir. Et par là, M. Fouillée ouvre la voie aux moralistes qui cherchent dans l’expérience les préceptes de la loi morale. Ces préceptes indiquent quels sont les moyens que les hommes doivent prendre pour réaliser le bien. Chercher ces préceptes c’est, ainsi que le réclamait en 1901 Victor Brochard, se détourner des traditions léguées aux modernes et à Kant par le christianisme et renouer avec les traditions des moralistes anciens. Ce bien que l’homme doit rechercher d’abord et réaliser ensuite, c’est l’intérêt individuel, dit M. Landry, c’est l’intérêt collectif, dit M. Belot, c’est le conformisme social, dit M. Durkheim après Spencer, et M. Lévy-Brühl pense sans doute à peu près de même, mais, lié par sa critique des morales théoriques, il ne consent à donner aucun but à la science positive des mœurs : on peut en tirer un art, mais non pas des règles, on peut la faire servir à des fins, mais elle est impuissante à dire quelles sont les fins à poursuivre, d’où M. Albert Bayet se croit autorisé à conclure que chacun peut à ses risques et périls faire servir l’art moral rationnel aux fins qu’il lui a plu de choisir.

Cependant, au milieu de cet apparent chaos de doctrines, une idée subsiste et se dresse comme une île au milieu des flots, à savoir que la loi morale est une loi de l’être humain, une loi que la raison peut découvrir et qui peut et doit même se justifier devant la raison, soit qu’elle se confonde avec la raison même dont elle serait, pour ainsi dire, l’expression, soit que la raison découvre dans l’analyse des actes moraux.

On demande quelquefois ce qui fait que nous nous sentons obligés, d’où vient l’impérieuse majesté du Devoir. Mais l’obligation, pour avoir une raison de s’imposer à nous, a-t-elle besoin d’autre chose que d’avoir raison ? La vie, la loi primordiale de toute vie nous pousse à être, à aller vers l’avenir ; la raison, à son tour, parmi toutes les voies qui s’ouvrent à nous, nous en fait voir une, une seule qui mérite vraiment d’être appelée nôtre : comment ne nous sentirions-nous pas, en même temps que poussés par la vie, liés, obligés par la raison ? La raison et le bien ne constituent pas deux principes différens, car c’est le bien même pressenti par l’intelligence qui fournit la raison d’agir. Et c’est cette raison intime qui justifie nos actes et fait leur valeur que M. Faguet appelle l’honneur.

Les disciples de Kant admettent aujourd’hui cette identification du bien et de la raison. Les spiritualistes l’admettent aussi. Seuls les sociologues, — et peut-être quelques théologiens qui sont aussi des sociologues, — ne souscriraient pas volontiers à cette analyse de l’idée d’obligation. Car pour les sociologues, la raison ne constitue pas une législation absolue de notre esprit, elle n’est que l’ensemble des idées communes, elle n’a pas une forme universelle qui lui soit propre, elle n’est constituée que par une matière, par les croyances, par les habitudes collectives de penser. La raison des sauvages n’est pas la nôtre, la raison des primitifs n’est pas celle des civilisés, la raison des hommes de Cro-Magnon n’était pas la même que celle des Hellènes, celle des Hellènes différait même en nombre de points de celle des Hébreux. Ce que les modernes appellent raison est une sorte de faculté subtile et critique dont l’usage a été précieux pour la rénovation moderne de la science positive, mais dont l’application aux coutumes et aux traditions sociales peut être et est ordinairement désastreuse. La raison est un dissolvant, un principe d’anarchie. Or, les sociétés n’existent que par leurs habitudes communes, par la solidarité d’action et d’idées qui assure la permanence des groupes. C’est l’autorité du groupe qui s’impose à la conscience des individus, qui les oblige, et il n’y a pas d’autre fondement de l’obligation. Faire dépendre l’obligation morale de la raison serait livrer la morale individuelle et la pratique sociale à toutes les fantaisies anarchiques de la conscience individuelle. C’est une conscience collective qui juge pour nous et nous devons nous y conformer.

Une telle conception, nous l’avons vu, ne tendrait à rien moins qu’à entraver tout progrès des mœurs. Toute innovation morale deviendrait par là même criminelle. Mais ce n’est pas tout : on a beau réduire par système la raison à n’être plus que la collection des idées communes, on ne la supprime pas pour cela. Elle persiste à durer, à prononcer des jugemens, à formuler des appréciations. Lorsque les sociologues lui montrent que des mœurs imposées comme obligatoires ne doivent leur origine qu’à des préjugés, parfois même à des erreurs avérées ou à des abus de la force, comment la raison humaine pourrait-elle révérer longtemps encore les coutumes consacrées ? Comme l’a si justement établi Guyau, la réflexion dissout nos sentimens instinctifs. Et M. Lévy-Brühl, au moment même où il se défend de compromettre la solidité des ordonnances morales en nous révélant leurs origines, en vient à nous dire : « Qui sait si l’une des formes du progrès qu’on peut espérer de la science ne sera pas la disparition de ces impératifs périmés et cependant respectés ? » Comment en effet, lorsqu’on lit l’étude que M. Durkheim a consacrée à l’Inceste, n’être pas frappé, si l’on adopte ses conclusions, de la faiblesse ou plutôt de la nullité des raisons qui ont amené la prohibition ? Et comment dès lors ne pas se dire que cette prohibition ne saurait avoir aucune valeur ? Or, ce n’est pas seulement la prohibition de l’inceste, c’est le plus grand nombre des règles traditionnelles, sinon toutes, que, d’après la théorie sociologique, on devrait regarder comme artificielles, dépendantes des plus hasardeux préjugés, parfois des plus sottes et des plus basses superstitions. Car, aux yeux des sociologues, tout précepte moral tient de la nature du sacré, et c’est là ce qui lui vaut d’abord le respect ; or, l’idée du sacré se résout en un amas de croyances illusoires. La science dissout donc et détruit l’idée du sacré et par suite lui enlève tout droit au respect. Il est vrai que les mœurs survivent longtemps encore, on fait encore les gestes d’autrefois longtemps après qu’on ne croit plus à leur efficacité ; les gestes n’en suivent pas moins l’évolution des croyances : quand celles-ci s’affaiblissent, les gestes s’abrègent et s’atrophient ; quand elles ont disparu, les gestes devenus insignifians finissent par disparaître. Seuls, peuvent survivre et les gestes et les actes que la raison approuve, dont elle reconnaît l’intérêt, l’utilité ou l’importance pour la vie individuelle ou la vie sociale. Or, qu’est-ce qui juge de ce progrès dont nous parlait tout à l’heure M. Lévy-Brühl, sinon la raison ? C’est donc en fin de compte la raison qui, parmi les préceptes sociaux, conserve ou bien élimine, condamne ou bien justifie.

Et on peut dire la même chose à certains théologiens. C’est parce que nous sommes en société avec les autres hommes et parce que la société est plus importante, a plus de valeur que l’individu que nous devons nous conformer aux lois sociales, nous disaient les sociologues. Les théologiens nous disent de même : C’est parce que nous sommes en société avec Dieu, parce que Dieu est plus important que nous-mêmes que nous devons obéir à Dieu. Et les uns comme les autres peuvent bien avoir raison. Mais les uns et les autres s’appuient sur un même principe, à savoir que la supériorité d’importance ou de valeur confère le droit au commandement et oblige l’inférieur à obéir. Mais qui donc a reconnu pour vrai ce principe et l’a imposé à la volonté ? N’est-ce pas la raison ? Et l’obéissance, même aveugle, en suite de ce principe, n’est-elle pas tout d’abord et premièrement appuyée sur la raison ? Les théologiens se séparent des sociologues en ce que pour ceux-ci c’est la société visible à qui doit revenir l’autorité parce qu’elle a plus de valeur, tandis que pour ceux-là c’est en Dieu que réside la valeur suprême et que doit par suite se trouver l’autorité souveraine. Mais ici encore, qui est-ce qui décide ? Ne faut-il pas que nous reconnaissions ou à la société, ou à Dieu la valeur qui confère le droit à l’autorité, et qu’est-ce qui nous permet de reconnaître ici ou là la présence de la valeur, sinon la raison encore ? Ainsi toute la morale repose sur la raison.


V

Mais si la raison consiste à découvrir des raisons à nos actes et au devoir qui nous lie, de quelle nature pourront être ces raisons ? Pourront-elles être différentes des résultats que la loi, observée, doit produire ou des fins que nous nous proposons par nos actes de réaliser ?

Les moralistes d’ordinaire ne considèrent que les intentions, c’est-à-dire les fins intérieurement voulues. Au contraire, aux yeux des sociologues, les intentions ne doivent compter pour rien. M. Durkheim ne s’y arrête pas un instant. M. Lévy-Brühl, excluant de la science des mœurs la préoccupation des fins, refuse par là même de faire entrer les intentions dans les mœurs. M. Belot enfin, qui, bien qu’il n’accepte point les principes des sociologues avérés, finit cependant par adopter pour règle le conformisme social, paraît bien se préoccuper avant tout des actes et faire porter sa défiance sur la valeur et le rôle des intentions. Il n’admet pas que la forme ou le comment de l’action morale soit ce qui caractérise la moralité, il estime bien plutôt que c’est la matière ou la réalisation des actes mêmes : « C’est la matière seule, écrit-il, et non la forme, qui permet de dire en quoi une action morale diffère de la fabrication du savon. » Il peut cependant entrer de la moralité dans la fabrication du savon : le fabricant peut être consciencieux ou ne l’être pas ; il peut donner à son produit une valeur conforme à son étiquette, il peut aussi lui donner une apparence trompeuse. La matière de l’acte, la fabrication peut ainsi rester la même et la moralité varier. Il peut se faire que le fabricant, en croyant être loyal, en voulant l’être, se trompe et trompe aussi son client ; il se peut aussi qu’en voulant tromper, il se trompe soi-même et livre contre son gré un produit loyal. Personne cependant ne regardera comme moralement identiques deux actes identiques faits avec des intentions différentes. L’ours casse la tête de l’amateur des jardins pour avoir voulu sauvegarder son sommeil. L’ours est un sot, mais il a une intention de bon serviteur.

Il est vrai que la tête n’est pas moins cassée. Et c’est là ce qui donne raison à tous ceux qui, préoccupés avant tout du rendement social des actes, tiennent peu de compte des intentions. Le social, ainsi que j’ai essayé de le faire voir ailleurs[4], ne se trouve que dans nos actes extérieurs ; nous ne communiquons avec nos semblables que par nos paroles ou par nos gestes, nous ne socialisons donc que ce qu’il y a de tout extérieur et comme de mécanique dans nos actions. Aussi bien est-ce cela seul qui peut nuire ou servir aux autres, leur faire du bien ou du mal ; cela seul aussi est intéressant pour eux ; par là même cela seul intéresse les juges sociaux et enfin les sociologues. Tout au plus pourra-t-on dire avec les juristes, — et M. Belot est de leur avis, — que les intentions offrent de l’intérêt parce qu’il est présumable que le bien intentionné sera d’ordinaire moins nuisible et plus bienfaisant que le mal intentionné. Ce faisant, et tout en tenant compte des intentions, nous ne sortons pas du social.

Mais le moral au contraire a pour domaine non pas même principal, mais exclusif, la pensée, la volition, — quelle qu’en soit la nature, — d’où tous les actes procèdent. La moralité est une qualité qui n’appartient qu’aux esprits. Les choses, les actions extérieures, les gestes sont bienfaisans ou malfaisans, utiles ou nuisibles ; seuls les actes intérieurs de l’esprit méritent le nom de moraux. M. Belot nous assure que la qualification de « moral » n’a jamais été donnée qu’à ce qui est social, et on se souvient que, d’après lui, le suicide n’aurait été regardé comme condamnable et immoral que parce qu’on y aurait vu une sorte d’homicide. Dans une étude sur la Véracité, il s’efforce de faire voir de même que, si le mensonge est immoral, ce n’est que parce qu’il est anti-social. C’est une rénovation de la vieille doctrine du XVIIIe siècle que l’homme n’a de devoirs qu’envers ses semblables et qu’il ne saurait en avoir envers lui-même. Il semble bien cependant, pour nous en tenir à ce seul exemple de la véracité, que la sincérité envers soi-même, l’obligation de chercher le vrai et de le reconnaître loyalement garderait toute sa valeur même pour un Robinson. Et il faut dire au contraire que le moral consiste tout entier dans une disposition intérieure à reconnaître la loi, à nous y soumettre et à l’accomplir. Tant que dure une telle disposition, tant que nous nous efforçons en conséquence, nous sommes moraux, alors même que, par suite d’une erreur involontaire, nos actes feraient du mal ; dès que nous cessons de considérer la loi, nos actes, quels qu’ils soient, deviennent moralement indifférens ; et ils deviennent immoraux, quelles que puissent en être les suites, fussent-elles même socialement bienfaisantes, si en les faisant nous voulons de propos délibéré nous soustraire à la loi ou nous insurger contre elle.

Ce n’est, semble-t-il, qu’à la condition de soigneusement distinguer le moral et le social que l’on pourra reconnaître ce qu’il y a de juste dans les observations des sociologues contemporains, sans se croire pour cela obligé de renier les doctrines de l’intention morale qui, des stoïciens à Kant, du Décalogue et de l’Evangile à Luther, à Ignace de Loyola et à Emerson, ont réussi à conquérir, à travers tant d’autres divergences doctrinales, l’assentiment des plus hautes consciences humaines.


VI

Que pourrait être d’ailleurs une morale d’où serait bannie toute préoccupation des fins ? Seul peut-être parmi tous les écrivains qui nous ont parlé des mœurs, M. Lévy-Brühl voudrait en faire complète abstraction, parce que, seul aussi et très rigoureusement, il condamne toute morale théorique et prétend arriver à formuler des lois sans pour cela édicter aucun précepte. M. Durkheim est moins rigoureux et avoue ses préoccupations pratiques. Or, de toute manière, dès qu’on a de semblables préoccupations, on reconnaît que la morale a des fins, que les préceptes ont pour but de réaliser ces fins, et ces fins, quelles qu’elles soient, par cela seul qu’elles sont proposées et recherchées, apparaissent comme bonnes. Le bien aujourd’hui, comme du temps de Cousin, paraît ainsi, d’un accord presque unanime, reconnu comme le but à la fois et le principe de la morale. Et ce bien n’est pas un bien vague, à peu près inexistant, parce que non ressenti, c’est la vie plus haute et meilleure, le bien-être, le bonheur. Les articles de Victor Brochard semblent avoir sur ce point dissipé toutes les brumes et fait tomber tous les préjugés. L’intérêt moral devenu suspect autant en vertu d’une tradition janséniste ou quiétiste que par le dédain qu’inspiraient la grossièreté des doctrines d’un d’Holbach, d’un Helvétius ou d’un La Mettrie, l’étroitesse des calculs d’un Bentham, la prudence un peu médiocre d’un Franklin, fut condamné par tout l’éclectisme. Même le bonheur aristotélicien ne trouva pas grâce devant Cousin, devant Jouffroy, devant Damiron. Paul Janet parut hardi lorsqu’il professa ce qu’il appelait l’eudémonisme rationnel. Tous les autres répétaient avec les stoïciens et après Kant : Virtutis præmium ipsa virtus. La vertu, pour demeurer telle, ne doit pas être récompensée. Elle se suffit à elle-même. Cette morale angélique et inhumaine qui n’aurait rien dit de bon à Pascal, si elle avait le mérite de permettre à quelques philosophes hautains de traiter d’usuriers les chrétiens qui attendent le Paradis, avait le grave défaut d’être à la fois irrationnelle et impraticable. Charles Renouvier, bien que disciple de Kant, fut un des premiers à en convenir dans la Science de la Morale. Victor Brochard d’un coup d’article renversa tout l’édifice. Les criticistes reconnaissent aujourd’hui comme tout le monde que l’homme a un intérêt à être moral, quelle que soit d’ailleurs la nature de cet intérêt qui peut être plus ou moins pure et plus ou moins noble ; aucun de nos moralistes ne professe plus ce que M. Belot a justement et plaisamment appelé cette phobie du bonheur qui présenta pendant plus d’un siècle chez la plupart des moralistes en renom tous les caractères d’une maladie contagieuse de la pensée. Tous aujourd’hui jugent naturel et juste que l’homme soit intéressé à être moral et qu’à s’être bien conduit finalement il trouve son compte. Il y a même des moralistes nettement utilitaires comme M. Landry, d’autres qui donnent ouvertement le bonheur-jouissance pour but à la vie, ainsi que M. Piat. Nul par conséquent ne songe à se scandaliser si, dans les réflexions qui précèdent sa décision, l’homme avoue qu’il a considéré les suites personnelles de son action aussi bien que toutes les autres circonstances. On peut désormais penser à l’avenir et même à son avenir, sans être traité d’usurier, sans être exclu de la République morale.


VII

D’ailleurs, — et c’est encore un point sur lequel l’unanimité paraît s’être faite, — si la moralité ne consiste en définitive qu’à vivre de la vie la plus riche, la plus intense, la plus rayonnante, c’est-à-dire de la vie la plus haute et la meilleure, tous les moralistes devront être d’accord pour reconnaître que c’est à la science, et à la science seule, qu’il appartient de déterminer quelles sont les conditions de la vie meilleure : on peut découvrir les lois générales de la conduite humaine, et il peut y avoir une science de la conduite. Se bien conduire, c’est bien vivre, et bien vivre, c’est vivre selon les lois de la vie. Or, de même qu’il appartient à la science biologique de découvrir les lois de la vie physique, de même sans doute il doit appartenir à la science sociologique de découvrir les lois de la vie sociale et à la science psychologique de découvrir les lois de la vie psychique. On sait distinguer, en physiologie, l’état de santé de l’état de maladie, pourquoi ne pourrait-on pas aussi bien distinguer l’état morbide de l’état sain dans les autres vies, sociale et psychique, dont se compose une vie humaine ?

Sans doute M. Boutroux a pu dire avec raison : « La science ne peut rien nous prescrire, pas même de cultiver la science. » Et M. Henri Poincaré écrivait récemment que la science ne peut, à elle seule, constituer une morale. Car la morale se fonde sur des jugemens de valeur et la science nous dit seulement ce que sont les choses, comment elles sont, mais non pas ce qu’elles valent. Il n’en est pas moins incontestable que la science peut nous fournir les moyens de produire les valeurs, de réaliser les choses qui valent. Et s’il est vrai, en un sens, de dire avec M. Poincaré que la science ne peut rien prescrire, qu’elle n’est capable que de constater ou, comme il s’exprime, que la science ne peut nous donner que des indicatifs, tout au plus des optatifs, mais non des impératifs, on est en droit d’ajouter qu’en effet la science est impuissante à nous proposer des fins, ainsi que l’a proclamé M. Lévy-Brühl, — et M. Albert Bayet a abondamment analysé cette idée, — mais que la vie nous force à nous en préoccuper. Or, dès que les fins sont posées, c’est à la science que nous devons recourir pour savoir quels sont les moyens qui peuvent les réaliser. Ce n’est pas la biologie, c’est le vouloir-vivre primitif qui nous fait vivre et rechercher la santé, mais c’est la biologie qui nous indiquera et même nous prescrira les moyens de conserver ou de recouvrer la santé. Il est donc permis de dire que la science morale est comme la biologie ou la physiologie générale de l’être humain. Et on s’expliquerait ainsi les variations des prescriptions morales, car si les lois très générales ne changent pas, les manifestations de ces lois sont très différentes selon les temps et les lieux : la sueur est un phénomène normal qui se produit chez les sujets sains dans les jours chauds de l’été ; elle est en hiver un phénomène anormal, un symptôme pathologique. Et de même telle action, comme la ruse, pourra être excusable en temps de guerre et odieuse en temps de paix.

De même encore qu’aux yeux du médecin il y a des malades bien plus que des maladies, aux yeux du moraliste il y a des cas individuels autant au moins que des lois générales. Il semble bien qu’ici encore un accord tende à s’établir. Ce sont les individualistes contemporains, les Ibsen, les Nietzsche qui ont réclamé pour chaque être humain le droit de vivre sa vie, de ne pas suivre comme bétail en troupeau les façons de vivre vulgaires, et les applications que nos romanciers ont faites de cette doctrine l’ont rendue assez justement suspecte. D’autre part, l’universalité des règles morales paraissait si communément établie que l’un des argumens dont se servait avec le plus de complaisance l’école éclectique pour combattre la morale de l’intérêt consistait à dire que, si chacun n’avait qu’à suivre son intérêt, chaque homme ayant un intérêt propre pouvait, devait même agir d’une façon singulière et différente des autres. Tous, disait-on, dans les mêmes circonstances, sont soumis aux mêmes obligations, doivent faire la même chose. Ce disant, on oubliait que, parmi les circonstances, il fallait compter aussi bien les intérieures que les extérieures et par suite que, chaque homme étant différent des autres, l’incidence de la loi ne pouvait être pour tous uniforme. Non omnia possumus omnes, disait le poète antique, à quoi il faut ajouter comme conséquence : Non omnia debemus omnes. C’est pour cela que la théologie morale catholique, aussi préoccupée du détail des actions, à cause de la confession, que de la généralité des lois, à cause de l’enseignement, a accordé à la casuistique une place si importante. En théorie, pour l’enseignement et la direction générale, il n’y a que des lois ; en pratique et pour la juste évaluation des actes, il n’y a que des cas. Les plus récens disciples de Kant, tels que M. Parodi ou M. Cantecor, ont de même reconnu que la règle de Kant sur l’universalité des maximes de nos actes ne devait être appliquée qu’en tenant compte de toutes les circonstances concrètes[5].

Mais quoi qu’il en soit, et qu’il s’agisse des conditions générales de la vie sociale ou des conditions propres à chaque vie individuelle, c’est à la science qu’il incombe de découvrir les lois. La science en toutes matières a pour essentielle fonction de découvrir le normal, et le normal est précisément ce qui constitue la santé, l’anormal est le morbide et le maladif.

Il ne pourrait guère sur ce point y avoir contestation que si l’on supposait que la vie telle que nous la connaissons par l’expérience, la vie que nous vivons, la vie présente et mortelle n’avait aucune valeur et devait être tout entière mortifiée, immolée et sacrifiée en vue d’une vie future qui seule, par son éternelle durée, par ses conditions sublimes, aurait une valeur véritable. Or, ce sacrifice absolu de la vie présente, ce renversement de la raison, cette doctrine décevante de la mortification, n’est-ce pas précisément celle que professe le christianisme, et ne peut-on pas dire que le chrétien, pour aller vers une vie peut-être illusoire, se condamne à une mort dont on ne ressuscite pas ? C’est pour cela que Spinoza, Nietzsche, Guyau et tant d’autres avec eux ont condamné le christianisme. La proclamation des valeurs ou des béatitudes nouvelles dans le Sermon de la Montagne ne leur paraît pas le redressement des valeurs antiques, mais la suppression de toute valeur. Le christianisme n’est pour eux qu’une doctrine de mort.

Ce n’est pas ici le lieu d’entreprendre une exégèse de l’Évangile. En admettant même que les textes puissent être littéralement compris dans le sens outré qu’on leur prête, il faut bien cependant qu’on reconnaisse qu’une doctrine qui a été, qui est encore vécue, doit être étudiée non seulement dans les textes, mais dans la vie. Le texte de l’Evangile ne revêt tout son sens plein et même n’a de vraie signification que dans la religion qui en est issue. Hors de l’Église ou des églises chrétiennes, l’Evangile n’est qu’une lettre morte, une doctrine sans vie. Le seul christianisme véritable est celui qui a pris vie et dont la vie a duré. Or, la doctrine morale de ce christianisme vécu est très différente de cette doctrine de l’anéantissement qui a excité l’horreur des modernes. Quelles que soient les expressions dont se servent les auteurs, le fond des idées n’est pas contestable. La vie présente, bien que sa valeur intrinsèque puisse être regardée comme nulle au prix de la vie future, a cependant une valeur relative. Elle est un moyen pour la vie éternelle, moyen nécessaire, qu’on ne peut ni omettre, ni négliger, et aux conditions duquel il faut se soumettre pour atteindre la fin suprême. Voilà pourquoi très simplement le chrétien n’a pas le droit de se suicider, pourquoi il doit vivre sa vie terrestre, et la vivre selon les lois mêmes de cette vie, c’est-à-dire pleinement, intégralement. La mortification même la plus ascétique n’a pas pour but d’éteindre les forces de vie, mais de canaliser et de diriger en haut ce qui courrait risque de se déverser et de se dissiper en bas. Le christianisme a moins renversé les valeurs reconnues par les moralistes anciens qu’il ne les a redressées et ramenées à leur juste prix. De saint Ambroise à saint Thomas d’Aquin, toute la théologie morale n’a eu pour but que de faire entrer les valeurs antiques dans le cadre des valeurs chrétiennes. Ce n’est pas la vie que saint Paul a condamnée, mais l’orgueil, la superbe de la vie, c’est-à-dire l’estime déréglée de biens précaires et passagers, d’une vie que l’on ne peut retenir, semblable à une eau qui fuit dans les doigts. Le chrétien finit donc par dire qu’il faut vivre selon les lois de la vie ; les préceptes de sa morale, comme de celle de tous les autres, devront être conformes à ces lois mêmes ; il devra vivre selon ces préceptes pour être moral et il ne peut atteindre au but surnaturel qu’il vise si d’abord il n’est pas naturellement moral. Avant de revêtir la robe de fête qui permet l’accès du festin des noces, le convive doit avoir passé par l’eau pure des fontaines où tous viennent chercher la netteté naturelle. Et la source de cette eau vive, c’est la vérité scientifique.

C’est cette dépendance où se trouve la morale vis-à-vis des lois naturelles de la vie découvertes par la science et prescrites par la raison qui donne son vrai sens à ce que Kant appelle l’autonomie de la volonté. J’écris avec dessein le mot : dépendance, bien qu’en général on regarde la reconnaissance de l’autonomie comme une proclamation d’indépendance. Qu’est-ce en effet qu’être autonome ? Si cela voulait dire qu’il faut pour cela que notre volonté se donne elle-même arbitrairement des lois, ce serait simplement absurde d’abord, et destructeur de toute moralité ensuite. C’est bien ainsi que l’a entendu Kant : la volonté qui seule peut être autonome est la volonté bonne et raisonnable, c’est-à-dire conforme à la raison et, par la raison, conforme aussi bien à la nature. L’autonomie de la volonté est donc cette sorte de souveraineté accordée à la raison dans le gouvernement de la vie comme elle lui est attribuée dans l’organisation des idées de l’intelligence. On peut dire qu’elle est reconnue par tous. Les formes dont on se sert pour exprimer cette vérité sont très diverses et paraissent divergentes ; cependant on est d’accord et les divergences ne viennent que des résistances qu’en paroles on veut opposer à des pensées dont la vérité s’impose, mais qui contrarient des habitudes ou démentent des attitudes. C’est ainsi qu’un certain nombre de théologiens catholiques refusent d’accepter l’expression d’autonomie ; ils estiment que concéder à l’homme cette autonomie serait proclamer son indépendance vis-à-vis de Dieu, ce qui, à bon droit, leur semble un blasphème. Néanmoins ils reconnaissent que -Dieu n’est pas un tyran, qu’il n’est pas un maître arbitraire et capricieux, que, selon l’expression de Mgr d’Hulst, ses commandemens, avant d’être des préceptes, sont des raisons, parce que c’est la raison suprême qui préside à tous ses actes, à toutes les lois qu’il a établies. Comment d’ailleurs l’homme peut-il savoir que Dieu existe et ce que Dieu a pu commander si ce n’est par sa raison ? L’homme en obéissant à sa propre loi obéit à Dieu ; en obéissant à son vouloir-vivre le plus essentiel, c’est encore à Dieu même qu’il obéit, et son obéissance relève tout d’abord de sa raison. Nous ne commençons pas par savoir que Dieu existe et nous n’en concluons pas ensuite que nous devons être raisonnables : c’est parce que nous sommes raisonnables que nous reconnaissons l’existence de Dieu et notre dépendance vis-à-vis de lui.

Les théologiens ont le droit de dire, — seraient-ils théologiens et croyans s’ils ne le disaient ? — que sans l’existence de Dieu l’absolu du devoir n’existerait plus et que toute la morale resterait en l’air ; mais ils doivent reconnaître avec Mgr d’Hulst et le P. Sertillanges que la raison, même avant d’arriver à Dieu, impose à l’homme la reconnaissance de la loi et l’obligation morale. Cela suffit aux kantiens qui se refusent à accepter les postulats de leur maître et à professer des croyances métaphysiques. Ceux-ci cependant à leur tour sont bien forcés d’avouer que si l’homme, aux instans tragiques où se découvre toute la hauteur du ciel moral, se voit clairement obligé, pour ne pas se renier, d’« y mettre la tête, » c’est qu’il sent dans sa vie même quelque chose de meilleur que la vie, comme un ordre supérieur à l’ordre de vie.

Pour que la raison ait le droit de nous commander et d’exiger parfois le sacrifice de notre vie même, il faut bien qu’une valeur incomparable y soit comme enveloppée, la valeur d’un ordre souverain révélé par elle, inséparable d’elle, cependant supérieur à nous. En ce sens qui, je crois bien, est le vrai, Dieu est aux racines mêmes de tout notre être moral, le Dieu implicite de la raison, mais non pas nécessairement le Dieu explicite de la métaphysique spiritualiste. Celui-ci n’apparaît que plus tard à la conscience. C’est ainsi que toute action morale est imprégnée et comme baignée dans une atmosphère divine, car le dieu intérieur se révèle par la conscience et nous fait sentir dans la majesté du Devoir sa souveraine valeur. Nous pouvons dire, mais en un sens bien moins matériel que le poète :


Est deus in nobis, agitante calescimus illo ;


« C’est un dieu qui habite en nous, sa présence nous remue et nous échauffe ; » ou mieux encore avec saint Paul : « In ipso enim vivimus, movemur et sumus, » car c’est en lui que nous trouvons tout ce que nous avons de vie, de mouvement et d’existence. Il nous paraît donc, ainsi qu’à M. Dunan, que, pour fonder la morale, il faut dépasser la science qui ne donne que des jugemens d’existence. Il faut arriver à formuler des jugemens de valeur. C’est notre raison tout entière et non pas seulement notre intelligence qui peut nous révéler la valeur des êtres, des pensées ou des actions, la valeur même de notre vie et de ce qui est au-dessus de la vie. C’est elle qui nous excite constamment à nous dépasser nous-mêmes, à vivre dangereusement, comme disait Nietzsche, à conquérir, par-delà l’esclavage des choses basses, la maîtrise supérieure, aurait dit encore Nietzsche, la liberté souveraine, dirait Spinoza, la liberté des enfans de Dieu, comme parlent les chrétiens. Ces derniers disent encore avec les stoïciens, mais en un sens plus humain et plus filial : Parere Deo liber tas est, « obéir à Dieu c’est la liberté. » Ainsi se rencontrent sur les sommets, malgré bien des divergences, les consciences les plus représentatives de l’humanité. Ceux qui ne font reposer la morale que sur la raison et refusent d’aborder aux rivages métaphysiques nous paraissent trop timides ; ne pouvant pas prendre pied sur un sol solide, ils risquent de demeurer livrés aux incertitudes des flots ; cependant on ne peut nier qu’ils puissent aménager avec cohésion l’ordonnance naturelle de leur vie.


VIII

Par cela seul que tous les êtres moraux vivent leur vie intégrale et pleine, ils possèdent en eux l’intime sentiment de la normalité, de la plénitude de l’existence. De même qu’un sentiment intérieur joyeux que les physiologistes nomment euphorie accompagne la santé physique, de même une sorte de contentement intérieur, une joie profonde, quoique presque inaperçue, baignera de ses eaux les intimités de l’être en bonne santé morale. « La douleur même, disait Spinoza, devient une joie quand nous savons que c’est Dieu qui nous l’envoie. » C’est ainsi que le sage possède son ciel intérieur, un paradis suprême de l’âme, efflorescence de la sagesse, parfum de la vertu qui ne peut se séparer ni de la sagesse ni de la vertu et que l’on a le droit de considérer comme une sanction. Les lois psychologiques nous expliquent comment ce contentement intime est lié à notre santé morale, car, selon le mot d’Aristote, « le plaisir s’ajoute à l’acte comme à la jeunesse sa fleur. » Tout ce qui est normal dans notre être s’accompagne d’un plaisir ou d’une joie. Et que pourrait-il y avoir de plus normal que l’adhésion même de notre plus essentiel vouloir aux lois qui nous font vivre et nous constituent ? Cette liaison de la joie ou de la récompense à l’observation de la loi n’apparaît pas seulement comme inévitable aux psychologues, elle apparaît encore aux moralistes comme réclamée, exigée par la justice. Une raison profonde exige que le bien voulu fleurisse en bonheur et ce retour du bien à son auteur même qui achève et ferme le circuit moral est précisément ce que l’on nomme justice. Quelque chose en nous réclame que les conséquences de nos actes nous reviennent sous des formes tout à fait semblables à ce qu’ont été les sources de nos actes dans notre vouloir. Telle est l’origine profonde des doctrines morales sur les sanctions. Il se peut que tout d’abord les moralistes aient calqué leurs expressions sur l’usage social des récompenses et des punitions et que ce décalque ait altéré l’exacte signification des sanctions morales. Mais il n’est pas douteux que en retour, même dans l’usage social des récompenses et des punitions, il ne soit entré aussi des idées de rétribution et de justice empruntées à la morale. Ici encore la confusion du moral et du social a porté également tort à l’exactitude des notions purement morales aussi bien qu’à la rectitude de la pratique sociale ; les législateurs et les juges se sont acharnés à la recherche d’une justice impossible, et les moralistes ont abaissé les sanctions morales à n’être plus guère que des secousses de la sensibilité distinctes de la loi et parfois même tout à fait arbitraires et extérieures. Mais loin de séparer les sanctions de la loi et de les considérer tantôt comme des fins que la loi doit procurer, tantôt comme des moyens au service de la loi, il faut au contraire reconnaître que les sanctions constituent une partie intégrante, nécessaire de la loi. Ne pouvant s’en détacher, la sanction n’est donc ni arbitraire, ni capricieuse, elle n’est ni une vengeance odieuse, ni un don tout gratuit ; vouloir la supprimer ou la négliger serait altérer la loi. Bossuet le disait excellemment : « On n’a pas besoin, pour être parfait, de séparer dans sa pensée deux choses qui sont unies. »

Ainsi s’évanouissent les critiques par lesquelles Guyau, par exemple, ou M. Séailles ont voulu exorciser de la morale l’idée de sanction. Et l’objection qui troublait Kant s’évanouit tout de même. Car la sanction ainsi entendue ne peut plus être regardée par l’agent moral comme un but au détriment de la pureté de la loi. Il n’est plus possible de penser qu’on accomplit une action comme un esclave ou un mercenaire, uniquement pour éviter une punition ou obtenir une récompense. La vie ne peut plus être idéalement morcelée de telle façon que l’une de ses tranches ou de ses parties puisse être considérée comme sans valeur et uniquement employée à assurer la venue d’une autre tranche future. Le, présent vaut le futur, car ils sont inséparables. La succession de nos actes et de nos états, l’oubli qui en est la condition nous font apparaître notre vie comme ainsi divisée et morcelée. C’est le point de vue de la sensation et d’une certaine conscience psychologique, vulgaire et superficielle. Mais si on va plus au fond, comme ont su le faire W. James et surtout M. Bergson, on découvre l’unité vivante et durable. Le point de vue du sage comme celui du moraliste ne saurait être différent de celui de ces psychologues. La moralité consiste à adhérer pleinement aux lois qui concentrent, subliment la vie et la situent au-dessus de l’écoulement des temps successifs. Par son essentiel vouloir, le sage situe sa volonté dans l’éternel. Et de ce point de vue la plupart des discussions sur les sanctions ne paraissent guère que comme des arguties de sophistes ou des bavardages de rhéteurs.

Il est possible d’ailleurs que cette sagesse suprême ne constitue qu’un idéal de perfection dont on ne fait que se rapprocher sans l’atteindre, que l’apparence superficielle soit si obsédante que la plupart des esprits aient bien de la peine à ne pas regarder leur vie comme composée de parties distinctes. L’image du cours successif et morcelé de la vie, bien qu’illégitime, est envahissante et explique comment la question des sanctions futures se pose. Or, il faut ici remarquer qu’en dehors du christianisme, les penseurs contemporains paraissent très embarrassés pour la résoudre. La plupart reconnaissent que la justice future doit être, mais où ? mais comment ? mais quand ? La vie vécue et constatée par l’histoire ne paraît pas aujourd’hui plus juste qu’elle n’était du temps de Platon, et l’on pourrait reprendre les appels que dans le Gorgias et dans le Phédon Socrate adressait à la justice des dieux. Mais cet appel à des sanctions futures qui, pour se réaliser dans ces pays d’outre-mort dont nul jamais n’est revenu, auraient besoin de l’immortalité de l’âme, s’il paraît encore familier non seulement aux chrétiens, mais au petit nombre de penseurs qui se rattachent à la tradition spiritualiste, se transforme sous la plume de tous les autres en allusions vagues, en espérances imprécises. Autant la philosophie de l’école de Cousin paraissait affirmative et abondait même en déclamations sur l’immortalité, autant aujourd’hui les philosophes se montrent sur ce point timides et réservés. Il serait sans doute aussi peu convenable qu’impertinent d’attribuer ces hésitations à la crainte qu’inspireraient les railleries ou les menées de quelques bruyans sectaires. Il est plus séant d’en faire honneur aux timidités bien naturelles de l’intelligence en face de pareils mystères, à la réserve et peut-être à la pudeur. Ceux qui osent s’avancer le plus nous parlent d’un pari à faire, d’un risque à courir, ou encore, selon le mot de Platon, d’espérances dont il convient de s’enchanter soi-même. M. Fouillée pense même que c’est le propre de la morale que de s’abandonner à la foi en la justice et que parier pour elle et y mettre sa vie comme enjeu, est la plus haute façon d’être juste.

Quel que soit l’avenir plus ou moins lointain qui nous puisse être réservé, nous n’en devons pas moins assurer à l’heure qui va venir et que nos décisions ont pour but de préparer, sinon toute la valeur dont elle est susceptible, du moins une valeur suffisante pour que la raison ne puisse la désavouer. Vivans, nous n’avons pas le droit de descendre au-dessous de la vie, de perdre, comme disait Juvénal, tout en continuant d’exister, nos raisons de vivre. Ainsi nous réalisons notre être spirituel, nous l’achevons et le complétons, nous lui assurons avec la durée le rayonnement, avec la santé la noblesse et la beauté. Notre vie doit ressemblera un poème ou à une symphonie dont aucun vers, aucun accord ne se pourrait retrancher sans altérer son vrai caractère. Etre immoral, c’est se dissiper dans les apparences fugitives de l’être, c’est vivre successivement, se perdre et mourir à chaque instant ; être moral, c’est en adhérant à la loi concentrer sa propre vie, la situer par le dessein et par la pensée dans la durée, la soustraire aux vicissitudes et ainsi vaincre la mort : c’est aussi par l’adhésion volontaire aux lois du monde, s’élever au-dessus de ce qu’il y a d’incomplet dans l’individu, et sentir en son propre cœur les battemens de l’universelle vie.

C’est ainsi que nous éprouvons, que nous sentons, comme le disait Spinoza, que nous sommes immortels. Sentimus experimur nos æternos esse. De ce point de vue qui est le vrai, la mort n’est qu’un phénomène comme tous les autres, un passage semblable à celui de tous les instans, la vie, notre vie subsiste et demeure. Nous restons ce que nous sommes, nous possédons, concentrée, toute la valeur acquise. Et les conséquences inévitables s’ensuivront : en nous subsiste, immortelle, creusée de nos propres mains, la fontaine de toute joie, la source de toute douleur.


GEORGE FONSEGRIVE.


  1. Voyez la Revue du 1er août.
  2. La Morale rationnelle dans si s relations avec la philosophie générale, par Albert Leclère.
  3. La Morale du bonheur, in-8, Paris, Alcan, 1909.
  4. Morale et Société, c. II, 3e édit., 1 vol. in-12, Paris, Bloud, 1908.
  5. Cf. notre livre, Morale et Société, C. III, p. 74.