La Nationalité serbe d’après les chants populaires

La bibliothèque libre.
La Nationalité serbe d’après les chants populaires
Revue des Deux Mondes (p. 315-360).
LA
NATIONALITE SERBE
D'APRES LES CHANTS POPULAIRES

Vouk Stéphanovitch Karadjitch, Poésies nationales, Proverbes et Contes populaires serbes.

L’insurrection des Serbes contre la domination ottomane au commencement de notre siècle et la création de la principauté de Serbie (Sèrbia) en turc Sirp), qui en a été la conséquence, ont appelé l’attention de l’Occident sur l’une des populations les plus importantes de la péninsule orientale. La fraction de la race slave qui porte le nom de Slaves du sud-est n’a pas, si l’on excepte les Russes (les Croates ne sont qu’un million d’individus), de représentant plus digne d’être étudié que la nation serbe, qui occupe la principauté, la Tsàrnagora (Monténégro), la Bosnie, l’Hertzégovine, quelques districts de la Bulgarie et de l’Albanie septentrionale, la Métobie (ancienne Serbie), la Slavonie, la Dalmatie, une partie de l’Istrie, et qui s’étend dans quelques autres provinces de l’Autriche (Batchka, Sirmie et Banat). Malheureusement la légitime curiosité qu’inspirent ces six millions d’hommes ne trouve dans les documens historiques que peu d’occasions de se satisfaire. Quelques chroniques monastiques, des biographies de princes renommés par leur dévotion, telles sont les principales ressources offertes à qui veut se rendre compte de l’histoire des Serbes avant la guerre de l’indépendance. Si les Serbes ont été peu habiles à conserver par des procédés méthodiques le souvenir de leurs grands hommes, ils ont néanmoins trouvé dans leur génie poétique un infaillible moyen d’immortaliser, avec le nom des héros, les victoires, les combats et les souffrances de leur race. « Chants populaires, disait un des plus grands poètes de la race slave, arche d’alliance entre les temps anciens et les temps nouveaux, c’est en vous qu’une nation dépose les trophées de ses héros, l’espoir de ses pensées et la fleur de ses sentimens ! Arche sainte, nul coup ne te frappe, ne te brise, tant que l’on propre peuple ne t’a pas outragée. O chanson populaire, tu es la garde du temple des souvenirs nationaux, tu as les ailes et la voix d’un archange, souvent aussi tu en as les armes ! La flamme dévore les œuvres du pinceau, les brigands pillent les trésors ; la chanson échappe et survit. Si les âmes avilies ne la savent pas nourrir de regrets et d’espérances, elle fuit dans les montagnes, s’attache aux mines, et de là redit les temps anciens : ainsi le rossignol s’envole d’une maison incendiée et se pose un instant sur le toit ; mais si le toit s’affaisse, il fuit dans les forêts, et d’une voix sonore il chante un chant de deuil aux voyageurs entre des ruines et des sépulcres. » Ces heureuses images ne s’appliquent-elles pas admirablement à ce peuple serbe que Mickiewiçz lui-même nous montre « enfermé dans son passé, » destiné à être le musicien et le poète de toute la race slave, sans savoir qu’il en représenterait un jour la plus grande gloire littéraire ?

Bien qu’il soit impossible de déterminer d’une manière précise la date des pesmas, on sait, que la poésie populaire était florissante dans les pays serbes avant la domination musulmane. Un certain nombre de ces pièces parlent de la période des Nemanitch (XIIe siècle), et quoique les morceaux les plus anciens n’aient pu échapper aux remaniemens, ils donnent une impression tellement vive des idées et des mœurs du moyen âge qu’il est difficile de n’en pas faire remonter le fond aux époques qu’ils s’attachent à peindre. Il semblerait extraordinaire que des œuvres aussi remarquables soient arrivées fort tard à la connaissance des Occidentaux, si l’on ne savait l’injuste dédain qu’on a professé trop longtemps pour les idiomes slaves. La docte Allemagne, avec Herder, Goethe et Mme Robinson, montra la première quelque bonne volonté pour la poésie nationale des Serbes[1]. La France, l’Italie, la Grande-Bretagne, tournèrent ensuite leur attention vers cette curieuse littérature. Les écrivains serbes eux-mêmes ont pris soin dans ces derniers temps d’alimenter par d’intéressantes publications cet esprit de savantes recherches, et le monde lettré de l’Occident peut aujourd’hui, grâce à cet ensemble de travaux divers, se faire une idée exacte du genre de génie poétique et des sources d’inspiration d’où procèdent les chants populaires de toute la Slavie méridionale.


I. — PERIODE PRIMITIVE.

Rien n’est plus aisé que de retrouver dans les chants populaires de la Grèce et de la Roumanie les traditions toujours vivantes du polythéisme de la race pélasgique. Dans les ballades roumaines, il suffit de citer le Soleil et la Lune (Soarele si Luna) pour montrer la persistance des dogmes de l’ancien paganisme. Il ne semble pas d’abord aussi facile de reconstruire le polythéisme slave à l’aide des pesmas. D’abord cette forme des religions antiques est moins connue que le culte des Hellènes et des Latins et même que le paganisme germanique[2]. La religion des anciens Slaves a dû cependant suivre la même marche que toutes les autres religions. Après avoir commencé par l’adoration des forces physiques, qui, saisissant vivement l’imagination des hommes des premiers âges, leur apparaissaient comme divines, elle subit des transformations qui la rapprochèrent de plus en plus du monothéisme. Au culte d’une triade composé de Sviatovit, de Péroun et de Radegast avaient succédé, au VIe siècle après Jésus-Christ, des croyances plus épurées. Procope, en parlant des Slaves qui habitaient derrière les Karpathes, s’exprimait ainsi : « Ils adorent un dieu créateur de la foudre et seul maître de toutes choses ; ils lui immolent des bœufs et lui offrent toute sorte de sacrifices. Ils ne reconnaissent aucune espèce de destinée, et se refusent à lui accorder la moindre puissance sur le sort de l’homme. À l’approche de la mort, que ce soit pendant la maladie ou avant la bataille, ils font à leur dieu un vœu qu’ils remplissent fidèlement lorsqu’ils échappent au danger, parce qu’ils croient que c’est ce vœu qui les a sauvés ; mais ils adorent aussi les fleuves, les nymphes et une foule d’autres divinités auxquelles ils offrent des sacrifices, et ils rattachent à ces sacrifices des prédictions relatives à l’avenir. » Helmold, écrivain du XIIe siècle, disait des Slaves polabes ou Slaves du nord de l’Allemagne, dont le plus grand nombre a été anéanti par les Allemands : « Outre les divinités à formes nombreuses et diverses qu’ils font présider aux champs et aux forêts, aux tristesses et aux joies, ils croient à un dieu qui règne sur tous les autres dans le ciel, et qui, ne s’occupant, comme le plus puissant de tous, que des choses célestes, abandonne la direction de toutes les affaires aux autres dieux, qui lui sont subordonnés, qui sont issus de son sang, et dont chacun est d’autant plus considérable qu’il se trouve plus rapproché du dieu des dieux. »

Les poètes serbes tiennent peu à nous dissimuler le rôle secondaire qu’ils laissent au Dieu suprême, appelé dans un chant d’une façon médiocrement chrétienne « l’antique tueur, » et ils nous représentent avec la candeur du moyen âge le partage de l’univers, qu’ils nomment « partage des bénédictions. » Les saints qui « accourent au partage » sont « saint Pierre et saint Nicolas, saint Jean, saint Élie et saint Pantéléimon. » La Vierge, — la puissante Panaghia de la race pélasgique, — assiste à cet acte important dans une attitude soumise qui prouve assez que les Slaves n’ont jamais eu de culte analogue à l’adoration d’Athéné. « Les vignes, les blés et les clés du royaume du ciel » sont accordés à saint Pierre ; Élie prend « la foudre et les éclairs, » Pantéléimon « la chaleur qui mûrit ; » saint Jean, « le puissant saint Jean, » reçoit « le bois de la vraie croix » et le privilège de sanctionner « les liens de fraternité et d’adoption ; » saint Nicolas se réserve « les fleuves et les pâturages, » le royaume de Veles ou Volos, dieu des pasteurs. Il paraît que la Panaghia se résigne sans beaucoup de peine à une situation conforme au rôle subordonné de la femme serbe, car dans un banquet où, autour d’une table d’or, siègent les saints chacun selon son rang, nous voyons Elie le foudroyant s’asseoir au haut bout et Marie se placer humblement au milieu, à côté de saint Savra, un Serbe canonisé.

S’il n’est pas impossible d’apercevoir dans les chants populaires et dans les traditions des Serbes la trace de plusieurs dieux du panthéon slave, rien n’est plus aisé que d’y découvrir le culte de la vila, que les Russes nomment roussalka. En effet, les chants les plus anciens comme les plus modernes tantôt présentent des allusions aux vilas, tantôt les font intervenir dans la vie des simples particuliers comme dans celle des héros. Ces êtres mystérieux, qui se montrent déjà au berceau de la nation serbe, reparaissent, lors de la guerre de l’indépendance, en plein XIXe siècle, « au sommet du Roudnik » pour consieller à Tsèrni-George de chercher en Sirmie un refuge contre la colère des Turcs. Le christianisme n’a gère modifié leur ancien caractère. En général, les peuples pélasgiques, cédant aux idées des pères de l’église, se sont hâtés de transformer en démons les divinités de la nature. C’est ainsi que les néréides sont devenues les perverses anaraïdes ; mais les Slaves méridionaux, convertis beaucoup plus tard, restés d’ailleurs par la rudesse de leur vie assez étrangers aux conceptions dogmatiques des théologiens, n’ont mis aucun empressement à renoncer aux idées que leurs ancêtres se faisaient des êtres surnaturels répandus, disaient-ils, dans toutes les parties du vaste monde, ni de les supposer animés d’intentions malveillantes envers l’espèce humaine.

Quoique les contes serbes fassent mention des vilas, il en est question plus fréquemment dans les pesmas, et c’est là qu’il faut chercher une notion complète des attributs et du caractère de ces êtres surnaturels. De même que les divinités de la nature ont à l’origine personnifié des êtres physiques, je suppose que les vapeurs fluides qui flottent à certaines heures sur les bords des lacs, qui s’attachent, dans la profondeur des bois, aux branches inclinées des arbres, ou que la brise emporte vers le ciel, ont fourni tant d’illusions à l’imagination des peuples enfans, ne devaient-elles pas leur apparaître comme de blanches nymphes parées de leurs longs cheveux flottans et de robes aériennes mollement agitées par le souffle des vents ? Et les prés humides, les bois silencieux, le bord des torrens couverts d’une écume éblouissante, qui sont devenus leur demeure favorite, n’ont-ils pas été leur berceau ? La rapidité dans les mouvemens, la mobilité, les apparences changeantes, ne rappellent-elles pas assez clairement cette origine ? L’inconstance et le caprice devaient devenir leurs attributs à mesure que, par une suite de développemens qu’on retrouve dans tous les mythes, on essayait de leur donner un rang dans l’échelle du monde moral.

Le penchant qui les attachait aux solitudes où elles étaient nées, et qui les portait à la colère et à la vengeance contre les hommes assez audacieux pour en troubler le calme, ne leur permit jamais d’entrer avec l’espèce humaine dans des relations régulières. Enclins à la violence, les Serbes se sont bien gardés de donner à leurs divinités favorites plus de mansuétude qu’ils n’en ont eux-mêmes. Aussi les pesmas nous montrent des vilas qui se battent dans la montagne, et il faut que ces luttes soient sérieuses, puisqu’on peut les comparer au tonnerre qui gronde, à la terre qui tremble, à la mer qui se brise sur les écueils. La vila Ravioïla s’irrite contre Milosch Obilitch, doué d’une voix plus belle que la sienne, et qui a l’audace de chanter sur la montagne du Mirotch les louange des anciens et illustres rois des Serbes ; elle s’élance de la cime du mont, d’une flèche frappe le héros à la gorge, et de l’autre perce « son cœur vaillant. » La prudence conseille donc de ne pas irriter ces âmes ardentes, qu’un refus ou un mot peut pousser aux actes les plus extrêmes. Cependant ces êtres violens sont, quand ils s’émeuvent, capables des procédés les plus tendres. Une jeune fille pense, en voyant la pluie tomber, que son « ami sera mouillé. » Témoin de son inquiétude, une vila lui dit qu’elle a tendu un pavillon sur la campagne, et qu’à l’abri de cette tente son bien-aimé repose sous « une robe de zibeline. » D’ailleurs, à mesure qu’un peuple se fait de la morale des idées moins élémentaires, ses divinités se transforment en même temps que son âme. Dans plusieurs poèmes, les vilas adoptent un certain nombres d’idées et de sentimens chrétiens. C’est ainsi qu’elles deviennent « sœurs d’adoption » des hommes, nommés alors leurs « frères en Dieu, » et qu’elles accomplissent loyalement leurs devoirs de fraternité. Une vila non-seulement donne à son probatime (frère d’adoption) des conseils de prud’homie, mais lui reproche d’avoir voulu vider une querelle « le saint jour du dimanche. »

Une fois qu’on était entré dans cet ordre d’idées, il était naturel que quelques imaginations mélancoliques acceptassent la théorie des pères de l’église sur l’identité des démons et des anciennes divinités. Les Serbes sont, il est vrai, peu portés à goûter des théories contraires à la vive et saine gaîté de leur génie national. J’en trouve pourtant un exemple dans les pesmas. Une mère, ennuyée de n’avoir que des filles dans un pays où les soldats ont toujours été si nécessaires, dit au parrain, qui lui demande le nom qu’elle veut donner à son dixième enfant : « Appelle-la Iagna (Agnès), et puisse le diable l’emporter ! » Quand Iagna fut en âge d’être mariée, elle prit un seau et alla à la fontaine. Une fois qu’elle eut pénétré dans la sombre forêt, la voix de la vila parvint à son oreille : « Entends-tu, Iagna, la très belle ? — viens avec moi dans la forêt, — car ta mère à nous t’a donnée. » Et il fut impossible à la vierge de résister à cette voix puissante du « démon » qui l’appelait, dans la profondeur des bois.

L’ancien paganisme slave avait aussi ses animaux mythiques, qui dans les imaginations jouaient parfois un rôle non moins important que les divinités. La croyance aux dragons et aux serpens forme la base des contes en prose ; mais elle se montre à peine dans les pesmas. Toutefois l’influence mystérieuse et fatale que la mythologie roumaine attribue au balaurul ou « grand serpent aux écailles vertes » se retrouve dans un des chants consacrés au chef populaire Marko Kralievitch. Lorsque celui-ci a tué l’Albanais Moussa, il voit avec surprise que « trois cœurs de héros » battaient dans la poitrine du guerrier redouté. « Dans le troisième dormait un mauvais reptile, — et lorsque le serpent s’éveilla, — le corps mort du héros tressaillit. — Le serpent dit alors à Marko : — Remercie Dieu, ô Marko Kralievitch, -— de ce que je ne m’éveillai pas tandis que Moussa vivait : — il t’en serait arrivé triple malheur ! » Rien n’est plus commun dans la poésie serbe que ces rapports intimes de l’humanité avec des êtres dont l’instinct infaillible lui paraissait volontiers supérieur à la raison et identique au don de prophétie. Les « noirs corbeaux » viennent annoncer les malheurs, et deux de ces oiseaux, dont « l’un croasse et l’autre parle, » racontent à la tsarine Militza le désastre de Kossovo. Ces porteurs de mauvais présages figurent souvent dans la poésie héroïque. Les domestiques et les voleurs tirent des pronostics du chant du coucou, les premiers quand il chante de grand matin, les seconds quand il se fait entendre après le coucher du soleil. Du reste, le coucou appartient autant à l’humanité qu’aux animaux, car on raconte qu’il a été autrefois une jeune fille (en serbe son nom est féminin) qui, à force de pleurer, a été métamorphosée en un oiseau dont le cri monotone ressemble à une plainte. « Aussi, dit M. Vouk, même aujourd’hui il n’est presque point de femme serbe ayant perdu un frère qui ne fonde en larmes en entendant le chant du coucou. »

Dans le genre de vie que peignent les pesmas, le faucon, qui sert à la chasse, le cheval, indispensable à la guerre, doivent avoir plus que les autres animaux des rapports intimes avec l’espèce humaine. On les voit s’associer aux sentimens de l’homme et même aux ardeurs du patriotisme. Marko Kralievitch, se sentant malade sur le grand chemin, soupire après un peu d’eau et un peu d’ombre. Alors un faucon gris s’abat d’en haut, lui apportant de l’eau dans sa serre et lui faisant de l’ombre avec ses ailes. Le héros s’étonne de sa sollicitude. « Lorsque nous combattions à Kossovo, lui dit fièrement l’oiseau, et que nous soutenions la terrible attaque des Turcs, ceux-ci me coupèrent les ailes ; toi, tu me relevas, et tu me mis sur un vert sapin ! »

La nature inanimée elle-même n’est pas plus indifférente que les animaux à la destinée des Serbes. La foudre, les éclairs, les vents, les montagnes, jouent leur rôle dans le grand drame dont l’homme est le principal acteur. Une vierge s’adresse à l’étoile du matin, lui donne le doux nom de « sœur, » et lui demande des nouvelles de son fiancé, le duc Stéphân. Un pauvre jeune homme « marié à une veuve non pareille en âge » adresse aux roses cette charmante apostrophe : t « fleurissez, roses, et ne me regardez plus ! » Les alouettes félicitent les amans heureux en gazouillant « d’une douce voix : quoi de plus beau que la maîtresse, si ce n’est le jeune maître ? » mais les amoureux ne doivent confier leur secret, s’ils y tiennent, ni à la prairie, ni au bateau, ni aux eaux, car la prairie le raconterait au blanc troupeau, le pasteur au voyageur, le voyageur au batelier, le batelier au bateau de bois de noyer, le bateau aux froides ondes, — et les ondes à la mère de la jeune fille.

La poésie nationale des Serbes, qui a conservé avec tant de soin des idées plus ou moins conformes au culte de la nature considérée comme un tout animé et vivant, n’a pas montré le même empressement à chanter des croyances aujourd’hui fortement enracinées, mais favorables au système dualiste. La magie, qui n’avait pas moins d’importance chez les anciens que chez les hommes du moyen âge, ainsi que le prouve la Magicienne de Théocrite, n’a point dans la poésie serbe la place qu’elle occupe dans l’opinion de la multitude. On en trouve cependant assez de traces pour constater l’importance que les Serbes y attachent. Un guerrier reproche à sa femme de l’avoir livré aux Turcs : « Mon seigneur, répond-elle, les Turcs m’avaient jeté un sortilège. » Si la magie est assez puissante pour décider la femme d’un haïdouk à suivre l’exemple de la perfide Dalila, elle peut aussi imposer l’amour aux cœurs les plus rebelles. Tandis qu’au commencement de la nuit les héros se reposent et boivent un vin doré, et que les vierges reviennent de la fontaine, le timide Stoïan aperçoit parmi elles la sœur d’Iovan, dont il devient soudainement amoureux. Celle-ci ayant repoussé ses avances, au lieu d’essayer de s’en faire aimer, il court chez lui pour « l’ensorceler. » Il prend quatre billets. Sur le premier, il trace un charme et le jette dans le feu en disant : « Ne brûle point, ô charme, ni toi, ô billet, mais seulement la raison de la sœur d’Iovan ! » Il en écrit un second et le jette dans l’eau : « Eau, n’entraîne point le charme ni le billet, mais seulement la raison de la sœur d’Iovan ! » Il en écrit un troisième et le jette aux vents : « N’enlevez point, ô vents, le charme ni le billet, mais seulement la raison de la sœur d’Iovan ! » Le quatrième billet, il le place sous son oreiller : « Et toi, ne demeure point ici, ô charme, ni toi, billet, mais qu’à ta place cette nuit vienne la sœur d’Iovan ! » Peu d’heures s’étaient écoulées, qu’un bruit léger se fit entendre à la porte de Stoïan : « Ouvre la porte, si tu reconnais un Dieu ! Ouvre la porte ! les flammes me dévorent ! » Stoïan hésitant et gardant le silence, la voix continue : « Ouvre la porte, les eaux m’entraînent ; ouvre la porte, si tu reconnais un Dieu ! Les vents m’enlèvent jusqu’aux nuages ! »

Les Serbes, ayant, comme les autres peuples, remarqué chez les femmes une plus grande aptitude à subir le phénomène de l’hallucination, phénomène dont l’explication jette une si vive lumière sur l’histoire du merveilleux, ont attribué aux sorcières une puissance digne des magiciennes de Thessalie. La viechtilza, dont parlent tant de voyageurs, est un être malfaisant et redouté. Elle peut dépouiller son corps comme un vêtement. Des ailes de feu la transportent à travers l’espace au foyer des personnes endormies, dont elle ouvre le flanc pour dévorer leur cœur. Le goût du sang humain attribué à la sorcière existe aussi, on le sait, chez les vampires ; mais on retrouve là une différence analogue à celle que j’ai signalée entre les idées serbes et les idées helléniques. Pour un Hellène, le vampire est un « excommunié dont le corps se conserve par un châtiment du ciel ; pour un Serbe, le vampire (voudkodlak) est un être dont la nature est de nuire comme le loup ou le serpent, sans que l’orthodoxie ait rien à voir en cette affaire.

La peste est un personnage du même genre et plus redoutable encore. On dit que, prenant l’apparence d’une femme voilée, elle va porter la contagion de maison en maison. Combien de fois, quand la mort semblait planer sur toute la péninsule, le lugubre fantôme ne s’est-il pas montré aux pâtres crédules ou aux femmes effrayées ! Pour ces vives imaginations, qui regardent une apparition comme un fait aussi simple que la manifestation d’une force naturelle, « il existe beaucoup de choses entre le ciel et la terre » qu’elles acceptent en dépit de la science, qui les a depuis longtemps reléguées dans le domaine des visions et des chimères. N’a-t-on pas vu d’ailleurs un contemporain de Voltaire, le savant Calmet, composer un volume pour prouver l’existence des vampires, et, au siècle de Descartes et de Molière, un des restaurateurs de la botanique, Tournefort, déclarer qu’il avait vu, — de ses yeux vu, — plusieurs cas de vampirisme ?

Dans cette période primitive, telle que la retracent les chants populaires, c’est en définitive un culte rêveur et superstitieux des puissances naturelles qui semble dominer chez les Serbes. On va voir de ce mélange d’exaltation aventureuse et de croyances naïves se dégager une nation virile.

II. — PERIODE DES TSARS.

Comparés aux Hellènes et aux Roumains, les Serbes sont une jeune nationalité, et cependant eux aussi ont constamment leurs regards tournés vers le passé. On ne s’en étonne guère quand on lit dans les pesmas le tableau épique de cet empire serbe que la maison d’Autriche et la Turquie ont mis en lambeaux, et qui est si peu oublié que des millions d’hommes, comme l’attestent MM. Grouïtch et Yankovitch, se posent chaque jour cette question : « quand viendra l’empire serbe ? » Cet empire, renversé par les Turcs, était l’œuvre de plusieurs générations intrépides. Avant leur arrivée, le territoire qu’elles occupèrent avait été habité par divers peuples. Dans les temps les plus reculés, on y trouve des populations thraces ou illyriennes ; puis vinrent les Romains, qui nommèrent ce pays Haute-Mœsie. Au temps de l’invasion des barbares, différentes nations s’y succédèrent. Les Avares s’en étant emparés au commencement du VIIe siècle, l’empereur de Constantinople Héraclius appela les Serbes. Lorsque ceux-ci, répondant à son appel, eurent chassé les Avares, ils s’organisèrent en divers districts gouvernés par des zoupans (chefs de tribus) plus ou moins soumis, selon les circonstances, à la suzeraineté de l’empire. Quoique Héraclius eût déjà tenté de les faire entrer dans l’église orientale, ils ne se convertirent complètement que sous l’empereur Basile Ier le Macédonien ; mais leur conversion ne les attacha pas aux césars de Byzance. Des luttes intérieures ou des guerres contre les Hellènes occupèrent leur activité jusqu’à l’époque où Etienne Ier Nemania, fils de Tchoudomil, fondateur de la glorieuse dynastie des Nemanitch, après avoir définitivement secoué le joug des empereurs, prit le titre de prince des Serbes (1165) et réunit toutes les zoupanies en une seule, qui porta le nom de royaume.

Etienne ou Stéphân Ier Nemania est le saint Louis de la Serbie. Comme lui, il contribua par une sage administration à la grandeur de l’état ; comme lui, il montra beaucoup d’ardeur contre les « hérétiques » et aima les moines passionnément ; comme lui, il se montra jaloux des droits de l’église nationale ; comme lui enfin, il a été, après sa mort, compté au nombre des bienheureux. Le « saint roi » (sveti krâl), — ainsi que le nomment les Serbes, — fonda un grand nombre de monastères et d’églises. Les souverains de la Serbie attachaient en général tant d’importance à ces fondations, qu’ils ont dépassé à cet égard les souverains occidentaux les plus connus par leur zèle pour les constructions religieuses. Etienne ne se borna point à construire des monastères. Devenu caloyer sous le nom de Siméon qu’on lui donne maintenant, il voulut terminer sa carrière à Vilindar, un des couvens du mont Athos, qui appartient encore aux Serbes. Ses reliques, furent apportées à Stoudénitza (1203), édifice fameux situé dans la principauté de Serbie, par Ratsko, un de ses fils, célèbre sous le nom de saint Sava. Stoudénitza s’appela dès lors le lavra (monastère) de Saint-Siméon. D’après le chant populaire où il est parlé de la fondation de Vilindar et de Stoudéhitza, il faudrait aussi faire remonter au roi Etienne Ier la construction de Milieschevka, bâti sur un rocher escarpé de l’Hertzégovine, que d’autres attribuent à saint Sava, qui y fut enterré. Ce personnage, en si grande estime parmi les Serbes qu’on le voit dans une circonstance solennelle siéger à côté de Panaghia, a puissamment secondé son père dans son œuvre d’organisation politique et religieuse. On trouve chez lui pour les caloyers de la Montagne-Sainte la même admiration que les princes occidentaux du XIIIe siècle, un saint Louis, une sainte Elisabeth, avaient pour les premiers disciples de saint François. En Orient, les moines du mont Athos exerçaient à peu près la même influence que les franciscains en Occident. Leur république monastique attirait les regards des souverains et des peuples. Ils allaient sans cesse chercher des aumônes dans les cités et dans les villages de la péninsule orientale. Ils pénétraient jusqu’au sein des cours, où ils racontaient les merveilles de la « Montagne-Sainte. » Fallmerayer[3], peu suspect d’enthousiasme, raconte qu’il a subi lui-même l’impression du calme qu’on goûte dans cette admirable contrée, loin des troubles qui agitent la société moderne. Combien cet attrait, naïvement décrit dans les légendes du bouddhisme, devait être plus vif dans ce monde du moyen âge livré aux caprices de la force ! Un moine serbe qui vint à Pristina fit au jeune Ratsko un tableau si frappant de la vie méditative dont on jouissait au mont Athos, que, sous prétexte d’aller à la chasse, le prince s’enfuit en Macédoine. Lorsque le roi eut, après de longues recherches, découvert la retraite de son fils, il lui envoya plusieurs seigneurs pour le décider à la quitter. À l’aide d’une ruse qui donne bien une idée du christianisme de cette époque, le nouvel ascète les fit boire et profita de leur ivresse pour prononcer ses vœux. Il n’oubliait pas toutefois dans sa retraite les intérêts de son pays. Devenu archimandrite malgré sa jeunesse, il entreprit plus tard le voyage de Constantinople et profita de la confiance qu’il avait inspirée aux moines grecs pour obtenir du patriarche œcuménique la création d’un archevêque serbe, autorisé à sacrer les évêques indigènes. Au commencement du XIIIe siècle (1219), il fut lui-même élu archevêque d’Oujitza, et c’est en cette qualité qu’il couronna son frère Etienne II et ses deux successeurs, Etienne III et Vladislas. À la fin de sa vie, il se démit de ses fonctions pour faire un pèlerinage au mont Sinaï. À son retour, il visita Jean Asan, chef de ce royaume valaco-bulgare qui, jouait alors un si grand rôle dans la péninsule. Saint Sava mourut à la cour du prince roumain, le 12 janvier 1237. Louis IX, roi de France, qui venait d’être déclaré majeur en 1236, allait le remplacer dans le monde chrétien.

Il était impossible que les tendances mystiques d’Etienne Ier et de Sava ne soulevassent point des objections parmi les chefs belliqueux de la Serbie. Joinville nous donne dans ses Mémoires une idée fort exacte des résistances que le rude génie des chevaliers français opposait aux aspirations monastiques de Louis IX. Un chant nous a conservé la trace de l’impression que produisaient parmi les Serbes tant de fondations religieuses et tant de trésors employés à des œuvres dont l’utilité ne semblait pas évidente à toutes les intelligences. Le poète nous montre les chefs chrétiens tenant conseil près de la blanche église de Grachanitza. « Que sont devenus, disent-ils, les trésors du roi Nemania, sept tours remplies d’or et d’argent ? » Le Nemanitch Sava, qui se trouve parmi eux, se charge de leur donner des explications. En s’adressant aux « nobles chefs, » on voit qu’il comprend la nécessité de ménager l’orgueil d’une féodalité encore peu habituée à l’unité de la monarchie. Si son père « le bienheureux » n’a pas prodigué ses richesses pour acheter des massues garnies d’acier, des sabres et des lames de bataille, ni pour parer richement les coursiers, il a fondé, pour le salut de son âme, de celle de sa mère et de son fils, les trois plus célèbres monastères que possède la Serbie : Vilindar, Stoudénitza et Milieschevka. Les Slaves sont essentiellement mobiles. Les chefs, satisfaits de la déférence montrée par le fils d’Etienne, au lieu de continuer leurs murmures, font des vœux ardens pour le Nemanitch Sava et pour l’âme de son père. Une fondation entreprise dans l’intérêt de l’âme (doucha) finissait toujours en ce temps-là par être acceptée. Si les Orientaux ne croient pas au purgatoire, ils admettent la mitigation des peines de l’enfer, et ils peuvent par conséquent prier pour les morts, sans tomber dans la contradiction qu’on leur reproche si volontiers en Occident.

Les règnes qui suivirent Etienne Ier Nemania jusqu’à Etienne VIII Douchan, « empereur de Roumélie et tsar de la Macédoine » au XIVe siècle, ne furent pas assez célèbres pour attirer l’attention des poètes populaires. Malgré le pompeux surnom de Grand, Etienne III n’avait ni l’énergie ni les lumières de sa femme Hélène, princesse d’origine française, dont les historiens serbes font le plus grand éloge, et à qui l’archevêque Daniel attribue la fondation de nombreuses écoles. En revanche, Etienne Douchan, le Charlemagne de la Serbie, porta si haut (1336-59) la gloire de son peuple, que son souvenir vivra éternellement dans la mémoire des Serbes. « Le XIVe siècle, dit M. Tommaseo, fût pour la Serbie l’époque de la suprême grandeur. » L’énergie militaire était alors trop affaiblie parmi les Hellènes pour qu’ils pussent, à peine remis de leur lutte contre les tsars, arrêter le vol de l’aigle à deux têtes des Nemanitch. Aussi vit-on les Serbes déborder comme un torrent sur le sud de la péninsule, enlever aux césars de Byzance la Thrace, la Macédoine, la Thessalie, l’Albanie, l’Acarnanie, et pousser leurs conquêtes jusqu’aux environs de Constantinople. Du reste, des populations plus belliqueuses que ne l’étaient les Hellènes au XIVe siècle ne purent résister à l’impétuosité des soldats d’Etienne le Puissant. Les Magyars, qui ont été jusqu’à nos jours des adversaires si redoutables pour les Slaves du sud, essayèrent inutilement d’arrêter le développement de l’état serbe. Louis Ier, roi de Hongrie, après avoir subi deux sanglantes défaites, se vit obligé de renoncer à ses projets. Il faut avouer que certaines entreprises de Douchan n’étaient pas plus légitimes que les tentatives des Magyars contre l’indépendance des Slaves. S’il se fût borné à constituer l’unité des populations serbes, il n’aurait mérité que les éloges de la postérité. Il eût été même assez naturel qu’il essayât de rattacher à son empire les Croates et les Bulgares, qui font aussi partie de la Slavie méridionale ; mais les Hellènes ; et les Chkipetars (Albanais), qui appartiennent au rameau pélasgique de la race indo-européenne, ne pouvaient rester longtemps soumis à une race qu’ils regardaient avec raison comme moins illustre que la leur, et dont ils différaient profondément par les traditions et par les habitudes. Douchan eut beau, comme, Charlemagne, emprunter à l’ancienne civilisation des rangs et des titres, s’entourer de « despotes, » de « logothètes, » de « chambellans ; » il ne fit pas plus illusion aux Hellènes que Charlemagne n’avait fait illusion aux Italiens. Un moment comprimées par la force, les populations n’attendaient que l’occasion pour échapper au tsarat serbe. M. Tommaseo a donc raison de dire dans ses Canti popolari que, si la politique de Douchan éleva les Serbes au comble de la gloire, elle prépara aussi leur ruine.

On semble croire en Serbie que si une fièvre violente n’avait pas en quelques heures enlevé le tsar au moment où dans la force de l’âge (il n’avait que quarante-cinq ans), solidement établi en Thrace, au village de Diavoli, il menaçait Constantinople avec une armée de quatre-vingt mille hommes, l’empire, régénéré pas une race militaire, protégé par l’aigle à deux têtes et les deux lis, armes des Nemanitch, aurait pu arrêter les Ottomans et préserver la chrétienté des maux sans nombre que lui a causés l’asservissement de la péninsule. Les guerres de conquête ne manquent jamais de pareilles excuses. Les Serbes ont montré à Kossovo qu’isolés ils n’étaient pas plus en état que les Hellènes, les Albanais et les Bulgares d’arrêter l’invasion de l’islamisme. Une tâche semblable leur était d’autant plus impossible qu’ils souffraient intérieurement de la désunion qui régnait entre les nationalités de la péninsule. Les lois mêmes de Douchan prouvent, par un luxe singulier de répression, quels dangers la violence et la rapine faisaient courir à l’ordre social. Les paysans, qui appartenaient en toute propriété aux seigneurs et qui souffraient surtout de l’impuissance des lois, ne devaient pas être disposés à des sacrifices héroïques pour un état de choses qui leur était si peu favorable. En effet, les pesmas caractérisent nettement les rapports des grands avec leurs inférieurs. Quand Marko arrive chez le voïvoda Milosch Obilitch, voici les conseils que celui-ci donne à ses domestiques : « Mes serviteurs, ouvrez vite les portes, — sortez aux champs pour le recevoir ; — mettez-vous en rang sur la grande route ; sous votre bras, enfans, prenez vos bonnets, — prosternez-vous profondément sur la terre, — car c’est mon probatime, Marko ! — Ne cherchez point à saisir sa tunique ; surtout gardez-vous de toucher à son sabre ! — On ne touche pas Marko impunément ! — Peut-être est-il en colère, Marko ! — peut-être est-il ivre, Marko ! — avec son cheval il vous écraserait ! — Oui, il vous foulerait cruellement sous les pieds. » Quoique ce chant se rapporte à une époque de décadence, on sait que le régime féodal n’était pas moins oppressif sous Etienne le Puissant. Le prince lui-même n’était point à l’abri des colères de cette turbulente noblesse, qu’un chant populaire nous montre se précipitant vers lui l’épée à la main.

Le serment que Douchan, avant de mourir, avait fait prêter aux grands d’obéir à son fils n’empêcha pas le démembrement de l’empire. Le voïvoda de la Macédoine et de l’Acarnanie souleva le premier ces provinces contre l’autorité d’Ouroch et s’empara de Skadar (Scutari) ; ce fut le signal d’une insurrection générale. Le tableau animé que les pesmas font de l’anarchie qui suivit la mort de Douchan donne, malgré quelques erreurs de détail, une idée assez exacte de la situation des Serbes à cette époque. On voit apparaître au premier plan un personnage qui joue un grand rôle dans la poésie populaire : c’est Marko Kralievitch, le fils du krâl Voukachin, de la grande famille de sang royal des Merniavtchévitch, les plus puissans vassaux du tsar Douchan. Quant à Ouroch, le fils du tsar, le poète en fait un enfant débile et incapable de défendre ses droits.

Quatre camps s’étendent dans la plaine devenue si tristement fameuse de Kossoyo[4], près de la blanche église de Samodréja. Les trois premiers sont ceux des trois frères Merniavtchévitch, et le quatrième est celui du tsarévitch Ouroch. Le poète, pour nous faire mieux comprendre les fureurs sauvages des chefs serbes, nous montre les trois frères Merniavtchévitch se disputant l’empire dans une attitude menaçante et disposés à se percer de leurs poignards d’or. Le timide héritier d’Etienne le Puissant, effrayé de leurs fureurs, n’ose pas même réclamer le trône de son père. Cependant on s’avise, pour terminer un différend dont les conséquences semblent graves aux plus aveugles, de s’enquérir du testament de Douchan. Les quatre prétendans envoient donc chacun un tchaouch (héraut) au protopope Nédelko, qui a entendu la dernière confession du tsar et qui conserve les « lettres impériales. » Les quatre « ardens » messagers arrivent à Prisren ; mais le prêtre est à l’église pour dire les matines et la messe. Ici se passe une scène qui seule donne une idée de la violence des mœurs féodales. Les messagers « insolens des insolens » entrent à cheval dans le temple du Seigneur, ils font claquer leurs fouets tressés et en frappent le protopope. En les écoutant, on croit entendre les terribles chevaliers de Normandie qui tuèrent au pied des autels Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry. « Allons vite, s’écrient-ils, protopope Nédelko, — viens à l’instant sur la plaine de Kossovo, — pour que tu y déclares à qui appartient le trône, — car tu as donné la communion — au glorieux tsar et reçu sa confession, — et de plus tu possèdes les lettres impériales. — Viens, si tu ne veux à l’instant perdre la tête ! » En écoutant ces discours, on comprend pour quel motif « les lois et ordonnances » (zakov i oustav) du tsar Etienne insistent si fortement sur le respect des clercs. Le protopope, au lieu d’invoquer « les ordonnances, » engage les messagers à respecter « le service divin, » et quand il est terminé, il leur conseille d’aller à Prilip (Albanie) consulter le fils de Voukachin, Marko Kralievitch, qui a été « scribe chez le tsar » et qui conserve les « lettres impériales. »

La colère des Serbes est moins longue que violente. Calmés par les paroles du prêtre, les tchaouchs partent pour Prilip. En présence de Marko, ils se montrent aussi humbles qu’ils avaient été arrogans devant le prota (nom populaire d’un archi-prêtre), Ils l’appellent « seigneur » et « s’inclinent avec respect. » Marko, après avoir écouté attentivement les messagers, rentre dans sa maison et appelle sa mère Euphrosine. Les chants qui se rapportent à l’époque glorieuse de l’empire serbe nous montrent plus d’une fois la femme exerçant une influence que les idées et les mœurs turques devaient lui faire perdre. Pouvait-on la mépriser comme une esclave au temps où Etienne le Puissant n’avait pas de meilleur conseiller ni de coopérateur plus énergique que la tsarine Hélène ? Les recommandations d’Euphrosine, dignes d’une mère Spartiate ou d’une matrone romaine, semblent prouver que les femmes serbes méritaient de jouer un rôle important dans une société violente, mais fort capable de comprendre les sentimens généreux. La mère de Marko le conjure d’être un témoin fidèle ; de ne penser ni à son père ni à ses oncles, mais de prononcer « d’après la vérité divine. » Enfin elle lui rappelle qu’il doit songer à son âme, et qu’il vaudrait mieux perdre la tête que de la charger d’un faux témoignage. Marko, après avoir reçu les conseils de sa noble mère, monte à cheval et part pour Kossovo. Quand on l’aperçoit, chacun des prétendans se félicite de son arrivée. Voukachin compte sur la bienveillance de son fils, les deux autres frères se confient dans le zèle d’un neveu ; mais, dédaignant leurs promesses, Marko se dirige « sans tourner la tête » vers la blanche tente du tsarévitch, et celui-ci, convaincu de l’impartiale fermeté de Marko, l’embrasse avec la joie expansive d’un enfant.

Le lendemain, quand l’aurore paraît, la cloche de l’église de Samodréja annonce les matines. Les princes, après y avoir assisté, se rangent devant les portes du temple ; ils mangent du sucre et boivent de l’eau-de-vie de prunes (chlivovitza). Avant de prononcer son arrêt, Marko, avec une liberté héroïque, reproche aux Merniavtchévitch leur insatiable ambition, puis il leur montre la lettre qui déclare que le tsar en expirant a remis l’empire à son fils Ouroch. Furieux, le krâl Voukachin tire son poignard d’or pour percer son fils. Celui-ci, ne voulant pas se défendre contre son père, fait, en fuyant, trois fois le tour de l’église. Au troisième tour, une voix qui sort du sanctuaire l’engage à s’y réfugier. Les esclaves et les prisonniers devenaient libres quand ils pouvaient trouver un asile dans une église ; mais la colère de Voukachin ne lui permet pas de respecter l’inviolabilité du saint lieu. Avec la furia qui caractérise ces populations fougueuses, il s’élance sur les portes et il frappe le bois de, son poignard. Un de ces prodiges, comme on en prouve parfois dans les pesmas, l’avertit avant qu’il se laisse entraîner par sa fureur : le sang coule du bois, et le krâl se livre au repentir : « Malheur à moi ! Par le Dieu vivant ! — j’ai tué mon fils Marko, » : — Mais une voix sortit du sanctuaire et dit : — « Voukachin, écoute et comprends. — Ce n’est point ton fils Marko que tu as blessé, — mais un ange du Seigneur ! » Irrité d’avoir été poussé par la décision de son fils à un pareil acte, le krâl le maudit et souhaite qu’il ne meure pas avant d’avoir servi « le tsar des Turcs, » tandis que le jeune Ouroch demande que le ciel accorde à Marko une renommée aussi durable que le soleil et la lune.

Voukachin n’en monta pas moins sur le trône de Douchan, après avoir tué de sa propre main, d’un coup de masse d’armes, le pieux et faible Ouroch ; seulement son règne fut de courte durée. Mourad Ier, à la tête de soixante-dix mille Ottomans, menaçait la Serbie. Voukachin, ayant réuni une année de soixante et un mille hommes, passa en Macédoine et battit d’abord le padishah sur les bords de la Maritza (l’Hèbre des anciens) ; mais tandis que les Serbes, avec l’insouciance orientale, se livraient au repos, Mourad revint la nuit suivante avec des troupes fraîches et tailla les chrétiens en pièces. « Le krâl de Serbie et de Roumanie » et ses deux frères succombèrent dans ces luttes acharnées ; le krâl fut, disent les uns, assassiné par un valet après un engagement, d’autres prétendent qu’il se noya dans la Maritza. La conscience du peuple aime assez à voir les gens punis par où ils ont péché ; elle nous montre Voukachin, qui avait échappé au massacre, périssant victime d’une de ces perfidies dont il avait été trop peu avare. Voici cette dernière version : une fille turque est sortie avant l’aurore pour laver de la toile dans la Maritza. Après le lever du soleil, l’eau se trouble, elle roule fangeuse et sanglante, puis elle apporte des chevaux et des kalpaks (bonnets de fourrure), vers midi des blessés, enfin un guerrier qui se débat au milieu du courant. Quand ce guerrier aperçoit la jeune fille, il lui donne le titre qui rend aux yeux des Serbes un refus fort difficile : « Ma sœur en Dieu, lui dit-il, jette-moi une pièce de toile, retire-moi de la Maritza, et je te comblerai de bienfaits. » Cet « appel en Dieu » ayant touché le cœur de la musulmane, elle attire sur la rive le guerrier, dont dix-sept blessures attestent la bravoure et dont un riche vêtement trahit le haut rang. Son sabre seul vaut trois villes impériales. Ce sabre devait causer sa perte. À peine Moustapha-Aga, frère de la Turque, appelé par sa sœur au secours du chrétien, a-t-il vu cette arme splendide, sa triple poignée ornée de trois pierreries, qu’il s’en empare et qu’il s’en sert pour trancher la tête du blessé.

Ce flot fangeux, puis sanglant, qui roule des débris et des cadavres, ne ressemble-t-il pas à l’invasion mahométane dont la Serbie était menacée ? Les divisions des Serbes rendaient le danger plus redoutable encore. Dans ce péril extrême, une assemblée générale des feudataires de l’empire appela au trône un ennemi personnel des Merniavtchévitch, le voïvoda de la Sirmie, Lazare Gréblianovitch (1374), que Douchan avait marié à Militza, princesse qui semble avoir été du sang illustre des Nemanitch. Lazare, qui n’avait jusqu’alors montré qu’une médiocre énergie, se surpassa dans ces conjonctures périlleuses. Il essaya de défendre les Valaco-Bulgares contre les Turcs, et contint la Hongrie tantôt par des négociations et tantôt par l’épée ; mais de pareils efforts, en lui faisant perdre de bons soldats, l’épuisaient ayant la lutte décisive qu’il devait soutenir à Kossovo contre cet énergique Mourad Ier, qui triompha dans trente-neuf batailles.

Comme si elle ne pouvait comprendre pourquoi le Dieu des chrétiens avait, dans cet élan suprême, paru abandonner la Serbie orthodoxe à la fureur des soldats du prophète, la poésie serbe a laissé dans l’ombre les discordes des chrétiens, les dissensions qui déchiraient le pays, la versatilité et la faiblesse du souverain ; elle s’est plu à considérer les événemens qu’on va raconter, non pas comme le résultat d’une défaite inattendue, mais comme la conséquence prévue d’une immolation volontaire comparable au martyre des premiers disciples de Jésus-Christ. La Serbie, personnifiée dans son tsar, aurait pu choisir entre « l’empire du ciel » et « l’empire de la terre, » et elle aurait préféré « celui qui dure dans les siècles des siècles. » Sa ruine apparente n’aurait été de cette façon que le triomphe des âmes régénérées par la foi sur l’instinct puissant qui nous attache aux jouissances de la vie, et Lazare, en succombant sous le glaive des infidèles, aurait été supérieur même au « saint roi » et au bienheureux Sava. Ces interprétations, destinées à consoler les peuples de leurs désastres, se retrouvent, sous des formes appropriées au temps, à toutes les époques de l’histoire. Il suffit de rappeler les diverses théories des Italiens sur la funeste journée de Novare et surtout les ingénieux et volumineux commentaires des Français sur la déroute de Waterloo.

Les pesmas qui se rapportent à la bataille de Kossovo (1389) forment un véritable cycle qui s’ouvre par le défi de Mourad et qui se ferme par les funérailles de Lazare. Le tsar Mourad fond sur Kossovo. De là il écrit à Lazare, et somme la « tête de la Serbie » de lui envoyer les clés d’or des cités et le tribut pour sept années. Lazare regarde la lettre et « verse des pleurs amers. » Ces larmes trahissaient les angoisses secrètes du tsar à la pensée des complots qui se tramaient jusque dans sa famille entre ses deux filles, Voukossava et la belle Mara, qui avaient épousé Milosch Obilitch[5] et Vouk Brankovitch. Moins brillant que Marko, le héros populaire Milosch était en réalité plus que lui étranger à toute espèce de crainte. Sa femme, Voukossava, était fière de qualités qui lui faisaient oublier l’obscurité de la naissance de son mari. Mara au contraire, flattée d’avoir épousé un Brankovitch, opposait les aïeux de son mari aux vertus guerrières de son beau-frère. Parmi ces populations impétueuses, de pareilles discussions mènent aisément à des actes de violence. Un jour Voukossava souffleta sa sœur, et celle-ci, versant des larmes de fureur, n’eut pas de peine à décider son mari à tenter de la venger. Le tsar ayant autorisé ses gendres à se battre en duel, Milosch démonta son adversaire, mais il évita soigneusement de le blesser. Il semble que, loin d’être touché de ce procédé courtois, le fier Vouk Brankovitch travailla dès lors à rendre la fidélité de Milosch suspecte à son souverain, tandis qu’il nouait lui-même des intelligences criminelles avec les Turcs. Lazare, voulant célébrer la gloire (slava) de son patron[6], avait convoqué pour une fête les seigneurs serbes à Krouchévatz, « lieu retiré, » sur les bords de la Morava. — A sa droite sont placés son beau-père, Youg-Bogdan, et ses neuf beaux-frères ; à gauche est son gendre Vouk Brankovitch ; à l’autre bout est le voïvoda Milosch, ayant à ses côtés ses probatimes, le voïvoda Iovan Kossantchitch et Milan Toplitza. Le tsar prend une coupe de vin et s’adresse aux seigneurs comme s’il hésitait sur le choix de celui à qui il veut porter un toast. Youg-Bogdan a pour lui la vénération due à la vieillesse, Vouk Brankovitch la dignité, les Yougovitch l’amitié d’un beau-frère, Iovan Kossantchitch la beauté, Milan Toplitza la haute taille, et Milosch la vaillance. « Pourtant à aucun autre je ne veux boire — qu’à Milosch Obilitch.— A ta santé, Milosch, fidèle ou traître ! » À ce mot de traître, le Bayard de la Serbie, sans peur et sans reproche, bondit « sur ses pieds légers ; » mais, plein de respect pour le tsar, « couronne d’or de la Serbie, » après s’être incliné vers « la terre noire » et l’avoir remercié de son toast, il déclare simplement qu’un traître n’est pas disposé comme lui à mourir pour la foi chrétienne à Kossovo. Le traître est le maudit Vouk Brankovitch et non le voïvoda, qui jure par Dieu le très-haut d’immoler Mourad, le tsar des Turcs, et de lui mettre le pied sur la gorge.

Plus tard, après avoir pris cet engagement, Milosch interroge son probatime, Iovan Kossantchitch, sur les forces de l’armée ottomane et sur la situation de la tente du padishah. La description que le frère d’adoption de Milosch fait des troupes infidèles est empreinte de l’emphase orientale. Les lances de guerre forment une noire forêt ; les étendards sont pressés comme les nuages sur un ciel orageux ; les tentes sont aussi nombreuses que les flocons de neige sur les montagnes. Les barbares descendus des pentes de l’Altaï dans les steppes de l’Asie centrale et précipités par une force mystérieuse sur la péninsule devaient en effet apparaître aux chrétiens moins comme une armée que comme un monde qui se transportait en Europe. Ces hordes, animées par le fanatisme, marchaient « cheval contre cheval, guerrier contre guerrier. » Pareils à ces sauterelles dévorantes que les vents poussent sur les riches plaines du Danube, les Osmanlis étaient comme un détachement de cette gigantesque armée finno-mongole qui a couvert de ses farouches soldats tout l’est de l’Europe en faisant reculer de plusieurs siècles la civilisation chrétienne. Milosch, après avoir écouté avec le plus grand sang-froid les détails que son probatime lui donne sur les troupes ottomanes, lui demande s’il sait où est la tente du sultan, qu’il se propose de tuer au milieu de sa formidable armée. C’est en vain que son ami l’accuse de folie et lui dit que les ailes mêmes du faucon ne pourraient le soustraire à la fureur des Turcs ; rien n’ébranle la résolution du héros.

Enfin a paru le jour qui doit voir aux prises les Turcs et les chrétiens. Lazare se prépare au martyre par des œuvres de piété. Averti par une lettre de « la mère de Dieu, » que saint Élie lui avait apportée de Jérusalem, qu’il pouvait choisir entre l’empire de ce monde et celui du ciel, et, décidé à choisir l’empire céleste, il avait appelé à Kossovo le patriarche de Serbie « avec douze puissans évêques, » et dressé une tente de soie et d’écarlate pour y recevoir l’eucharistie avec toute l’armée. Quant à Milosch Obilitch, les pesmas ne s’accordent point sur les détails de sa mort. Selon la version la plus répandue, Milosch aurait, dès le matin, quitté sa tente pour se diriger vers le camp des Turcs avec ses deux frères d’adoption. Le sultan, trop habitué à voir la trahison seconder ses desseins, l’aurait admis sans difficulté en sa présence, et Milosoh, après l’avoir poignardé, aurait culbuté les gardes et essayé, mais en vain, de se frayer, ainsi que ses deux compagnons, un passage à travers l’armée musulmane tout entière. D’après une autre version, adoptée par les Turcs, il serait tombé sur le champ de bataille, puis se serait relevé pendant que Mourad vainqueur parcourait le théâtre du combat, et aurait frappé le padishah en feignant de vouloir, comme un suppliant, embrasser son étrier. Le récit le plus généralement accrédité de la bataille de Kossovo peut, à la rigueur, se concilier avec les deux hypothèses.

L’aube matinale commence à blanchir, et les portes de la cité de Krouchévatz s’ouvrent pour laisser passer l’armée des Serbes. La tsarine Militza court aussitôt à l’entrée de la ville. Tout en s’attachant à caractériser énergiquement l’ardeur unanime du patriotisme, le poète n’oublie pas de décrire par quelques traits sobres la physionomie des personnages. Le vieux Youg-Bogdan, « d’ancienne et noble race, » le héros que le tsar Etienne le Puissant faisait asseoir, près de lui, « à sa table d’or, » préoccupé uniquement dans ce péril extrême des dangers de la patrie, n’accorde pas un seul regard à sa fille éplorée. En présence de ce patriote austère, ses fils n’osent donner à leur sœur aucune marque de tendresse ; mais, loin du regard de leur père, Bochko et Voïn : se montrent plus tendres pour la tsarine, tout en lui rappelant avec vigueur combien il serait honteux pour eux délaisser à d’autres l’étendard de la croix et les destriers du tsar. Dans le cœur de l’époux, la voix de l’amour parle toutefois plus fort que l’amitié dans le cœur d’un père ou d’un frère. Le tsar, marchant à la tête des fiers bataillons de la Serbie, ne peut retenir ses larmes ; Lazare, le héros et le martyr de la foi, fait songer à la tendresse de l’intrépide Louis IX pour sa chère Marguerite, et Goloubân, le « fidèle serviteur, » au « bon chevalier » qui seul, à Damiette, veillait auprès de la reine de France : « Bon chevalier, lui disait-elle, me promettez-vous de faire ce que je vous demanderai ? — Sur l’honneur, je vous le promets, madame. — Eh bien ! si les infidèles entrent dans la ville, vous me tuerez. — J’y pensais, madame ! »

Le lendemain de la bataille, deux noirs corbeaux arrivent de Kossovo, la vaste plaine, et s’abattent sur le blanc palais de Krouchévatz. L’un croasse, l’autre dit en parlant : « Est-ce là la demeure du glorieux Lazare ? ou bien n’y a-t-il personne dans cette tour ? » Ce silence et cet abandon préparent déjà l’âme aux plus étranges revers de la fortune. Une seule personne, la tsarine Militza, entend les sinistres oiseaux. Elle leur demande, au nom de Dieu, d’où ils viennent si matin, s’ils n’arrivent pas de Kossovo, s’ils n’ont pas vu le choc de deux puissantes armées, et pour qui la victoire s’est déclarée. Les messagers répondent que les deux tsars (Lazare et le sultan) ont succombé, qu’il ne reste rien de l’armée turque, et que des troupes serbes il ne reste que des débris sanglans. Un serviteur du tsar ajoute à ce récit d’intéressans détails sur la mort héroïque du père et des frères de Militza. Il parle aussi des gendres de la tsarine. Milosch Obilitch est tombé près des froides ondes de la Sinitza, après avoir immolé le tsar turc et douze mille de ses soldats. Son nom vivra dans le cœur des Serbes, il sera chanté tant que l’univers et Kossovo existeront. Quant à Vouk Brankovitch, qui a trahi le tsar, qui a déserté avec douze mille soldats, malédiction sur lui et sur sa race ! — Cette double prédiction s’est accomplie. Le nom de Milosch jouit d’une telle popularité qu’on écrit encore des traités entiers sur ce héros de la Serbie, et que la mémoire de Vouk est maudite comme aux premiers jours. « S’il se trouvait, dit le code de la Tsèrnagora, publié en 1803, un Tsèrnagorste qui trahît la patrie, nous le vouons tous à une malédiction éternelle, comme Judas, qui a trahi le Seigneur, comme l’infâme Vouk Brankovitch, qui trahit les Serbes à Kossovo, qui s’attira de cette façon la malédiction des peuples et se priva de la divine miséricorde. »

Dans un autre chant, la veuve de Lazare, accompagnée de ses deux filles Voukossava et Mara, entend de la bouche d’un voïvoda un récit qui ne diffère pas essentiellement de celui qui vient d’être analysé. Toutefois ce chant ne parle point de la mort de Mourad, et montre Milosch, « appuyé sur sa lance de bataille, » se défendant comme un lion jusqu’au moment où son sabre se brise. Dans un troisième chant, on retrouve bien les mêmes faits ; mais on est surpris de voir apparaître les trois Merniavtchévitch, qui succombent avec Etienne, duc de l’Hertzégovine en 1440. Malgré ces anachronismes, on peut, à l’aide des pesmas, faire un tableau exact dans ses lignes principales de la célèbre journée de Kossovo.

Un des poètes populaires termine par ces mots le récit de la bataille : « ce fut ainsi que les Turcs vainquirent le tsar ; — ce fut ainsi que tomba Lazare, prince de Serbie, — et avec lui l’armée entière des Serbes, — soixante et dix-sept mille vaillans guerriers ! — Maintenant tous pleins d’honneur et de sainteté, — ils sont admis auprès du Tout-Puissant ! » Cette idée du martyre, qui se révèle dès le moment où le prophète Élie est envoyé au tsar, devient une consolation suprême pour la nation serbe, frappée d’un coup terrible. Elle était si conforme aux idées du temps, le peuple était tellement convaincu que la Serbie était une victime offerte au salut du monde chrétien, que l’auréole des mythes ne tarda pas à resplendir sur la tombe de Lazare. Lorsque la tête du noble tsar fut abattue sur « la sanglante plaine de Kossovo, » aucun chrétien ne put la trouver, et elle tomba dans les mains d’un jeune Turc, fils d’une femme serbe. Cet infidèle, obéissant à son insu à la voix du sang maternel, dit aux Ottomans que ce serait un grand péché devant Dieu d’abandonner au bec des vautours et des corbeaux, aux pieds des coursiers et des hommes, une tête qui sans doute avait appartenu à un haut seigneur. Il prit donc le chef vénérable du saint tsar, l’enveloppa dans son manteau et la jeta dans une source d’eau vive. Elle y resta quarante étés, et pareil temps le corps demeura sur la plaine sans que ni vautour ni corbeau y touchât, sans que ni pied d’homme ou de coursier le heurtât. La « sainte tête » fut découverte par des voyageurs qui la virent briller dans l’eau comme la lune et la tirèrent de la mare profonde. À peine eut-elle été placée sur l’herbe verte, qu’on la vit se mouvoir et rejoindre miraculeusement le corps dont elle avait été séparée. Le patriarche de Serbie, averti d’un prodige si éclatant, convoqua l’élite du clergé orthodoxe, et tous, patriarche, archevêques et prêtres, se disposèrent à rendre à Lazare les honneurs suprêmes. Ils demandèrent au tsar où il désirait que fût placé son tombeau. le martyr répondit qu’il ne voulait reposer en aucun monastère étranger, mais dans le beau couvent de Ravanitza, fondé de son propre argent, « sans qu’il en coûtât un para, — ou une larme à son pauvre peuple. »


III. — PERIODE DES DESPOTES. — MARKO KRALIEVITCH.

Les Turcs ont prétendu, sans tenir compte des affirmations des pesmas, que la victoire de Kossovo avait été faiblement disputée ; mais la conduite de Bayézid Ier, successeur de Mourad, prouve que l’armée des vainqueurs était réellement épuisée. En effet, le padishah laissa aux Serbes une demi-indépendance, et au lieu de leur imposer le traître Vouk Brankovitch, il appela au trône du tsar son fils Etienne IX Lazarévitch, qui devait partager l’autorité avec Militza, veuve de Lazare (1392). Le despote, — tel était le titre du souverain vassal de la Turquie, — fut obligé de donner pour femme au vainqueur sa sœur Milesa. Son successeur, George Brankovitch, fut également forcé de livrer à Mourad II sa fille Mara. Sans parler des inconvéniens politiques qui résultaient de ces unions, puisque les fils qui en pouvaient naître devenaient des prétendans au trône de Serbie, qui ne comprend les douleurs des mères chrétiennes livrant leurs filles à l’islamisme et au harem ? A une autre époque, la poésie populaire se serait peut-être emparée d’un sujet aussi pathétique ; mais avec les Turcs arrivent déjà les mœurs musulmanes, et l’idéal des poètes serbes s’abaisse tellement qu’on les voit mettre sur la même ligne les élans d’une bravoure impétueuse et les excès de la force brutale, les fiers instincts du patriotisme révolté et les exploits d’un buveur intrépide. Au lieu d’un Etienne Nemania, d’un Etienne Douchan ou d’un Lazare, la scène va être exclusivement occupée par Marko Kralievitch.

Le Roland, le Cid de la Serbie, Marko, était, nous l’avons déjà vu, fils du krâl Voukachin, qui joua un rôle considérable après la mort de Douchan. Marko, dont parlent si souvent les pesmas, avait tellement disparu des annales d’un peuple fort pauvre en historiens, qu’on pourrait s’étonner raisonnablement de l’importance que la poésie populaire attache à son nom ; mais depuis la fondation de la principauté de Serbie, les Serbes ont senti la nécessité de commencer à recueillir et à étudier les monumens de leur histoire. Grâce aux renseignemens publiés par la Société de littérature serbe de Belgrade, on peut maintenant se faire une juste idée de l’existence agitée de Marko.

Après la mort de Voukachin, tué sur les bords de la Maritza, Marko avait refusé de se soumettre à l’autorité de Lazare, chef reconnu par toute la nation ; il était passé en Turquie, et s’était mis sous la protection de Mourad Ier : il excita les infidèles à faire la guerre à son pays, et, ainsi que son frère André, les conduisit à Kossovo. Après la bataille, l’un et l’autre reprirent possession de leurs domaines comme vassaux du padishah, et Marko, qui commandait à Rovina les troupes serbes auxiliaires, périt dans cette journée si glorieuse pour les Roumains, où le domnu de Valachie, Mircéa Ier Bassaraba, dont le nom redouté revit dans les pesmas, écrasa l’armée de Bayézid le Foudre et le poursuivit l’épée dans les reins jusque sous les murs d’Andrinople (1398).

Il semble que la poésie populaire, justement sévère pour la trahison de Vouk Brankovitch, n’avait pas beaucoup de motifs pour exalter Marko ; mais il faut bien reconnaître que l’idéal de cette poésie, si noble au début, avait perdu de sa pureté. Tout fait croire d’ailleurs que, malgré sa conduite déloyale, Marko, devenu vassal au padishah, consola plus d’une fois le patriotisme des Serbes par des prouesses dans les combats auxquels il prit part, et surtout par la fierté qu’il montra dans ses relations avec la puissance suzeraine. L’histoire de cette époque prouve que les vassaux de la Sublime-Porte lui faisaient parfois payer fort cher une soumission plus ou moins forcée. La conduite du vainqueur de Rovina en est un exemple. Le fils de la princesse serbe Voïsava, Scander-Beg, la gloire de l’Albanie, ce « diable blanc » si redouté des Turcs, que les Chkipetars célèbrent encore dans leurs chants nationaux, n’avait-il pas servi d’abord Mourad II contre la Serbie avant de devenir la terreur de Stamboul ? Sans doute il est possible que le fils du krâl ait eu, comme Roland, la bonne fortune de voir tomber sur sa tête toutes les couronnes tressées par cet enthousiasme populaire qui crée si aisément un monde de mythes ; néanmoins on trouve dans certains chants un tel accent de vérité qu’on peut admettre que Marko, une fois sa triste rancune satisfaite, ne perdit aucune occasion de montrer aux vainqueurs de Kossovo qu’il avait dans les veines le sang bouillant des héros serbes.

La conscience du peuple ne pouvait d’ailleurs imputer au libre choix de son héros ses relations avec les plus cruels ennemis de la Serbie. On se rappelle que la malédiction de Voukachin condamne Marko à ne pas rendre l’âme avant d’avoir servi le tsar des Turcs. En outre toute l’existence de Marko obéit à deux influences opposées qui en expliquent les contradictions choquantes. Si le krâl Voukachin est à la fois violent, ambitieux et perfide, s’il personnifie toutes les convoitises brutales et la ruse déloyale d’une féodalité sans scrupule et sans frein, Euphrosine, mère de Marko, est le modèle de toutes les vertus. Cette femme, qui représente sans cesse à son fils que « le mal ne peut amener le bien, » et qu’elle est « lasse de laver ses vêtemens ensanglantés, » n’apparaît-elle pas à côté de Marko comme le bon génie chargé de neutraliser la funeste influence des traditions paternelles ? Le père de Marko n’avait pas choisi une pareille épouse. Il avait jeté les yeux, dit un chant, sur la femme d’un voïvoda de l’Hertzégovine, Moutchilo. Cette femme, digne de devenir la compagne de Voukachin, avait tenté d’empoisonner son mari ; ce criminel projet n’ayant pas réussi, le krâl tua lui-même le voïvoda, qui, avant de mourir et pour se venger de sa déloyale moitié, engagea Voukachin à ne pas l’épouser, en lui montrant que sa vie ne serait pas en sûreté avec elle, et en ajoutant que sa sœur Euphrosine lui présentait au contraire toutes les garanties. Le krâl convaincu donna la préférence à la sœur de Moutchilo, mais auparavant il fit traîner à la queue des chevaux la veuve du voïvoda, font l’astuce et la mort font songer à la reine des Franks Brunehilde. « Euphrosine, dit le poète, engendra une belle lignée, Marko et André, et Marko se modela sur son oncle le voïvoda. » On peut supposer que l’excellente Euphrosine parlait souvent à son fils d’un frère qu’elle avait en vain essayé de préserver d’une mort tragique, et que ces exhortations ne permirent pas aux discours et aux exemples de Voukachin de produire tous leurs fruits.

Comme son père, Marko n’épousa point la femme sur laquelle il avait jeté les yeux ; mais cette fois ce fut le patriotisme de la femme et non la prudence de l’homme qui devint un obstacle insurmontable. Repoussé par la belle et fière Rossanda, qui refuse de prendre pour mari un vassal des infidèles, Marko, après s’être vengé d’une manière à la fois atroce et perfide, est obligé de tourner ses vues d’un autre côté. Le poème consacré à ses noces ne donne, pas plus que le chant qui raconte les malheurs de Rossanda, une favorable idée de cette époque de décadence, et prouve qu’au temps des despotes serbes les jeunes filles étaient exposées à d’autres dangers que la violence, qu’elles couraient risque, même dans les plus hautes conditions, d’être « vendues, » — c’est l’expression du poète, — par d’indignes parens et achetées par de perfides amis. En somme, en Orient non plus qu’en Occident, l’histoire et les traditions populaires ne montrent guère sous un beau jour ces siècles croyans que l’ignorance ou la mauvaise foi essaie d’opposer sans cesse aux « corruptions des âges démocratiques. »

Les pesmas ne nous parlent pas seulement de la famille de Marko, elles fournissent plusieurs détails sur ses probatimes. La fraternité d’adoption devait en effet tenir une grande place dans cette société tourmentée, soudainement envahie par des élémens étrangers et hostiles. Chez ceux qui avaient conservé, comme Milosch Obilitch et Rossanda, le sentiment patriotique et chrétien dans toute sa pureté, les liens d’adoption étaient un moyen excellent pour repousser les mœurs barbares ; mais dans la position de Marko les rapports avec les nouveaux suzerains étaient fréquens et pouvaient, en certains cas, devenir intimes. Dans les pesmas, la sincérité l’emporte sur l’envie d’idéaliser Marko. Toutes les fois que Marko et son probatime Milosch apparaissent sur la même scène, on voit éclater la supériorité de Milosch, le patriote dévoué qui préféra la mort à la honte d’être « le valet des Turcs. » Au contraire, quand la poésie nous montre Marko en relations avec des probatimes musulmans, elle a soin d’opposer fièrement la noblesse des idées chrétiennes à la servilité et au sensualisme grossier que la loi du prophète inspire à ses sectateurs.

Outre les différences de religion, les Serbes, naturellement guerriers, n’avaient qu’une fort médiocre aptitude au rôle de vassal. Aussi, loin de blâmer les perpétuelles révoltes de son héros contre les suzerains de la Serbie, la poésie populaire les met en relief avec une évidente satisfaction. En théorie, Marko reconnaît sa dépendance. « Oui, Turc, dit-il, je suis un guerrier vaillant ; mais tu as le pas sur moi, car à toi appartiennent la seigneurie et l’empire. » Dans la pratique, il ne montre toutefois ni déférence ni soumission. Quand un kadi (juge musulman), par l’appât des ducats, semble disposé à lui faire perdre son procès : « Écoute, s’écrie-t-il, kadi-effendi, rends une sentence équitable, car tu vois cette masse aux nœuds dorés ; si je t’en frappais, tu n’aurais plus besoin d’emplâtre, tu oublierais ton tribunal, et tu ne verrais plus de ducats. ».

Les légendes nous apprennent que le vizir lui-même n’est pas à l’abri des menaces de Marko. La chasse au faucon était à cette époque, comme elle l’est encore en Afrique et en Perse, une des distractions favorites des seigneurs. Le poète décrit une de ces chasses faites par le vizir du sultan avec douze braves et Marko Kralievitch. Après trois jours de fatigues infructueuses, on arrive au bord d’un lac vert où nagent des canards aux ailes d’or. Le vizir lâche son faucon, mais l’oiseau disparaît subitement, s’élève au ciel et se perd dans les nuages. Marko Kralievitch dit alors au vizir : « Me serait-il permis, ô vizir, — de lâcher mon faucon, — afin qu’il prenne le canard aux ailes d’or ? — Cela t’est permis, Marko, et pourquoi pas ? » Malheureusement le faucon du vizir, toujours prêt à s’emparer du gibier des autres, veut arracher le canard des serres du vainqueur et s’attire une rude leçon, car le faucon de Marko le reçoit durement et lui arrache ses plumes grises. Le vizir, prenant parti pour l’oiseau battu ; brise l’aile de son adversaire et s’en retourne exempt d’inquiétude. Marko n’était pas homme à supporter un pareil affront : il poursuit l’insolent, lui abat la tête, et de ses douze soldats fait vingt-quatre morceaux. Décidé à se justifier lui-même devant le padishah, il part pour Andrinople, — les Turcs n’avaient pas encore conquis la ville de Constantin, — et il paraît devant le sultan. Lorsque le « tsar souverain » voit ses yeux ardens comme ceux d’un loup affamé et son regard qui brille à l’égal de l’éclair, il se hâte de trouver excellente la cause plaidée par un tel avocat. Aussi répond-il en éclatant de rire : « Si tu ne t’étais pas emporté ainsi, — je ne pourrais plus t’appeler mon fils. — De tout Turc je peux faire un vizir ; — mais on ne peut facilement trouver un brave tel que Marko ; » puis il lui donne mille ducats pour « boire du vin, » ou plutôt pour le faire sortir plus vite du divan impérial, « car Marko en colère était terrible. »

Dans une autre circonstance, Marko prend une attitude encore plus menaçante. Il a tué un Turc, Moustaf-Aga, dans les mains duquel il avait reconnu le sabre du krâl Voukachin. Le sultan, averti de ce meurtre, lui envoie plusieurs serviteurs chargés de l’amener. Marko ne daigne pas les écouter, et il reste assis, buvant du vin noir. Ennuyé enfin de ces messages, il met, en signe de deuil, sa peau de loup à l’envers, prend sa forte massue et pénètre sous la tente du sultan. Sans quitter ses bottes, afin de prouver son mépris pour l’étiquette turque, il s’établit sur un tapis, lançant sur « l’ombre de Dieu » des regards obliques. Le sultan effrayé recule, et Marko le pousse jusqu’aux parois de la tente. Dans son épouvante, le padishah porte la main à sa ceinture et en tire cent ducats qu’il donne promptement au kralievitch. Cette poltronnerie du sultan ne fait-elle pas songer au Charlemagne que les légendes féodales montrent si débonnaire au milieu de ses arrogans vassaux ?

La poésie serbe s’attache aussi à prouver que la conduite du chef des Ottomans est le résultat de la nécessité, car Marko seul peut délivrer son suzerain d’ennemis contre lesquels la bravoure des Turcs est complètement impuissante. Cette donnée est devenue avec le temps l’expression d’une grande vérité historique. N’est-ce pas la valeur des Serbes musulmans de la Bosnie qui a, dans la décadence de la Turquie, sauvé l’empire des sultans ? Sans leur intrépidité, sans le concours des Albanais-mahométans, que seraient devenus les représentans de la molle Asie sur le continent européen ? On peut donc affirmer que le courage des Serbes et des Chkipetars a été le principal obstacle à l’affranchissement de leur race. Quoique Marko n’ait pas adopté la loi du prophète, il personnifie jusqu’à un certain point ces enfans égarés de la péninsule orientale dont le glaive s’est tourné contre le sein de leur mère ; mais l’instinct populaire, tout en déplorant leur égarement, n’a pas voulu que la Turquie s’attribuât la gloire de leurs exploits, et il se plaît à nous la montrer aux pieds de ces braves, attendant d’eux le salut qu’elle ne pourrait obtenir de ses propres soldats.

Les combats que Marko livre à l’Albanais Moussa et au Maure mettent en relief cet ordre d’idées. Pour les Serbes, le Maure n’est pas comme pour l’Espagnol l’habitant du Maghreb, mais le nègre hideux, un être repoussant que les populations de la péninsule orientale ne voient qu’avec horreur. La ballade roumaine intitulée Kira exprime cette horreur avec une singulière énergie. Si l’islamisme n’avait amené en Europe que des peuples asiatiques, il eût peut-être causé moins de répugnance ; quand on vit arriver, mêlés aux hordes de l’Asie, des noirs aux traits abjects, recrutés en Afrique par cette propagande mahométane qui, de nos jours, a pris sur la même terre une si grande extension, les poètes se firent les organes de la colère universelle. « Ce noir visage et ces dents blanches ; » ces « méchans » Maures, ces Maures « farouches, » ces « sombres » Maures, ces « détestables » Maures faisaient horreur aux auteurs des pesmas comme à Marko. La voracité bestiale et les passions grossières de la race noire paraissaient si énormes, qu’on nous parle d’un bandit de cette race, une sorte de Gargantua nègre, se faisant donner par les villes, « pour chaque nuit, un veau gras, — une fournée de pain blanc, — un muid de chlivovitza, — deux muids de vin pourpré, — et de plus une belle vierge. »

Avec de tels êtres, Marko n’agira point comme avec l’Albanais Moussa, qu’il appelle courtoisement « un brave » et qu’il veut combattre à armes égales. Un Maure a forcé le sultan, par la terreur qu’il inspire, à lui accorder la main de sa fille. Celle-ci, à l’exemple de son père, implore la protection du kralievitch en lui adressant une lettre écrite avec son sang. Marko se rue brutalement sur le cortège des noces, tue le parrain et le dévèr (paranymphe), et engagé le combat contre le Maure avec tant d’acharnement que son coursier Charatz, animé de sa colère, se précipite sur la cavale arabe de l’Africain et la déchire à belles dents. Si Marko, en combattant les Maures ou d’autres ennemis, se laisse emporter par l’impétuosité naturelle du caractère serbe, il est loin d’être inaccessible aux remords. Il les apaise, comme tous les hommes de cette époque, en fondant des couvens. Un jour il pousse le repentir jusqu’à céder aux représentations de sa mère. Il renonce aux aventures pour se faire laboureur ; mais au lieu de retourner le sol de la montagne ou de la vallée, il se met à labourer le grand chemin où passent les janissaires avec des charges d’or. Naturellement ces soldats du padishah s’irritent de voir défoncer les routes dans un pays où chacun déjà les trouve impraticables ; la querelle s’aggrave, et Marko finit par tuer les Turcs et par abandonner bœufs et charrue pour reprendre le sabre et la lance.

Après les péripéties de cette existence agitée, après tant de querelles avec les musulmans et même avec les chrétiens, le Cid de la Serbie arrive, sans s’en douter, au terme de sa carrière. Un dimanche matin, en gravissant le mont Ourvina, son cheval commence à glisser et à pleurer. Tandis que Marko interroge Charatz, la vila de la montagne lui répond que son coursier verse des larmes parce que l’heure de la séparation est arrivée. Le Serbe, se sentant plein d’ardeur et ne songeant nullement à la mort, s’étonne qu’on lui propose de quitter le meilleur cheval du monde. La vila ajoute qu’il s’agit d’une séparation éternelle, et qu’il va mourir de la main de « l’antique tueur. » Elle lui conseille donc d’aller jusqu’au sommet de la montagne, de regarder son visage dans la fontaine et de se convaincre par cet examen que l’heure fatale est arrivée. Sans manifester d’abord la moindre émotion, Marko obéit à la vila. Arrivé au point culminant de l’Ourvina, il regarde de droite à gauche, et il aperçoit deux sapins parés d’un riche feuillage, qui dépassent de leur tête élancée tous les arbres de la forêt. Il conduit Charatz de ce côté, l’attache à un des sapins, et se penche sur le miroir de la fontaine. Lorsqu’il voit qu’il faut mourir, il ne peut s’empêcher de verser quelques larmes et d’adresser à la vie des paroles de regret, ces âmes héroïques et actives étant complètement étrangères au lâche ennui qui consume les générations molles et désœuvrées. Toutefois ce moment de faiblesse est vite passé. Marko ne veut pas que le noble coursier qui a partagé ses fatigues tombe aux mains des barbares, qu’il porte l’eau et qu’il fasse la corvée pour les Turcs. Il tire son sabre, lui abat la tête et lui creuse une tombe ; puis il brise en quatre son glaive tranchant, afin que les Ottomans ne se glorifient pas de l’avoir pris, et que les chrétiens ne le maudissent point en lui reprochant de l’avoir livré aux musulmans. Son sabre brisé, il rompt sa lance de bataille en sept morceaux et en jette les débris à travers les branches des sapins. Saisissant sa forte masse, il la précipite du haut de l’Ourvina dans la mer bleue et profonde. Quand il s’est ainsi défait de ses armes, il tire un papier de sa ceinture pour écrire la lettre suivante : « Que celui qui viendra sur l’Ourvina, — à la fraîche fontaine des sapins, — et qui trouvera là le brave Marko, — qu’il sache par cette lettre que Marko est mort ! — Dans sa ceinture sont trois bourses, — trois bourses pleines de jaunes ducats. — Je lui donne la première, — afin qu’il ensevelisse mon corps ; — la seconde servira à orner les églises ; — la troisième sera pour les estropiés et les aveugles, — afin que les aveugles, allant par le monde, — chantent et célèbrent les actions de Marko. » — La lettre terminée, il l’attache au rameau du vert sapin, où on peut l’apercevoir de la route. Il jette dans la fontaine son écritoire d’or, ôte son dolman vert, l’étend sur le gazon au pied d’un sapin, fait le signe de la croix, s’étend sur le dolman, rabat son bonnet de martre sur ses yeux, et se couche pour s’endormir du sommeil éternel.

Marko reste toute une semaine au bord de la source, chaque passant faisant un long détour pour ne pas éveiller l’irascible héros ; mais « toujours du bonheur le malheur est suivi, — comme le malheur suit toujours le bonheur. » Une bonne fortune amène l’igoumène (supérieur de couvent) Vasso, du monastère de Vilindar, avec son diacre sur la montagne. Quand l’igoumène aperçoit Marko, il fait signe de la main au diacre : « Doucement, mon fils, gardons-nous de l’éveiller ! — car, troublé dans son sommeil, il est d’humeur difficile, — et il pourrait nous tuer tous les deux ! » La lecture de la lettre ayant appris aux moines que le héros n’est plus, Vasso ne peut retenir ses larmes. Il charge sur son cheval le corps sans vie, le porte sur le rivage de la mer, s’embarque pour le mont Athos, et l’enterre dans la blanche église de Vilindar, sans élever aucun monument, afin que la vengeance des ennemis de Marko ne puisse le poursuivre dans la tombe.

D’autres traditions plus conformes à la vérité historique font périr le kralievitch à Rovina. Les unes disent que le terrible domnu de Valachie Mircéa Ier Bassaraba l’aurait tué lui-même en lui lançant une flèche d’or à la bouche, d’autres que son cheval s’étant enfonce dans un marais, — la pesma semble faire allusion à cette circonstance en parlant au début de la défaillance de Charatz, — il périt avec son fameux coursier. Pour les gens plus crédules, le héros n’est pas mort. Il erre dans les nuages des Karpathes, ce paradis païen des guerriers serbes, ou, comme le Barberousse et le Guillaume Tell des légendes germaniques, il dort dans une caverne, en attendant le jour marqué par les décrets du ciel. Quelques-uns lui donnent Charatz pour compagnon, et disent que lorsque le fidèle coursier aura fini de manger la mousse de la caverne, le héros reparaîtra dans le monde. Un Serbe a raconté à M. Dozon que le peuple de Prilip croit que chaque année, à la Saint-George, il entre dans une église monté sur Charatz, afin d’y célébrer sa slava.

Le despote Etienne IX Lazarévitch, moins turbulent que Marko, prolongea sa carrière jusqu’en 1427. Comme il n’avait pas d’enfans, il eut pour successeur le fils du traître Vouk, George Ier Brankovitch, qui ne se montra pas dans sa conduite plus loyal que son père, puisque, défendu une première fois par les Hongrois et par le Roumain Hounyadi dans sa lutte contre les Ottomans, il ne rougit pas d’abandonner le roi des Magyars à Varna (1444), et après la seconde bataille de Kossovo de retenir prisonnier à Kladovo le Roumain fugitif. Jean Hounyadi, sous le nom de Jean de Sibigne, joue un certain rôle dans les poésies et les légendes de la Serbie. On sait avec quelle énergie le plus célèbre des guerriers de la Roumanie défendit Belgrade contre Mahomet II. Il était par malheur d’une intolérance excessive. Une pesma rapporte que George Brankovitch demanda un jour à Hounyadi quelle serait la condition religieuse des Serbes, s’il devenait maître de leur pays. « Je les convertirais à la religion catholique, » répondit-il. George adressa la même question au padishah. « Je bâtirais, dit l’Ottoman, une mosquée à côté de chaque église, et mes sujets seraient libres ou de se prosterner devant la mosquée ou de se signer devant l’église. »


IV. — PERIODE CONTEMPORAINE.

La domination étrangère fut féconde en épreuves douloureuses dont les pesmas ont conservé plus d’un souvenir. Les poètes populaires, qui avaient consolé la nation dans ses jours de deuil en lui racontant les exploits de ses pères, suivirent les haïdouks dans les forêts, dans les gorges des montagnes, et parurent sur les premiers champs de bataille quand Tsèrni-George donna le signal de l’insurrection. Les chants qui nous ont transmis les péripéties de la guerre de l’indépendance ont un genre d’intérêt qu’il est impossible de méconnaître. En les lisant, on se fait une juste idée du caractère, des habitudes et des prétentions des chefs qui ont pris part à la lutte. On est surtout frappé de la transformation laborieuse qui s’opère en eux, celui-ci devenant de haïdouk général, et cet autre quittant la vie pastorale pour exercer les plus hautes fonctions de l’état. Je me rappelle avoir vu en Serbie certaines physionomies éminemment martiales, certaines mœurs primitives, à la fois simples et rudes, qui semblaient appartenir à un autre âge : on pouvait se croire parmi des héros de l’Iliade ou avec ces guerriers qu’ont chantés les pesmas, et dont le souvenir est encore populaire sur les bords du Danube,

Aujourd’hui, après une lutte terrible, une fraction de la nation serbe, établie entre la Save, le Danube, le Timok et la Drina, commence à recueillir le fruit des travaux et des souffrances de ses pères. La principauté de Serbie, malgré les liens qui la rattachent encore à la Turque, possède un gouvernement national, et peut, à l’ombre des étendards qui ont tant de fois vu fuir les Turcs, braver les sultans et les pachas. La terre serbe n’est point un de ces vieux pays dont le sol usé a perdu les élémens de la fécondité et de la vie. Le pays est généralement montagneux ; mais ces montagnes, riches en cuivre, en argent et métaux divers, renferment des trésors actuellement non exploités. En outre, loin d’être dépouillées de leur parure comme en Espagne et en Italie, elles sont couvertes d’épaisses forêts, qui leur assurent un large approvisionnement d’eau. Les profondes vallées qu’elles enferment dans leurs flancs sont admirablement plantées et arrosées de nombreuses rivières, qui vont, au nord, se jeter dans le Danube, le fleuve de l’épopée serbe, et dans la Save. limite septentrionale de la principauté. Ces cours d’eau, dont les rives sont encombrées d’arbres et qui ont tous les caractères des rivières de montagnes, deviendraient d’une haute importance pour le commerce, si l’on y exécutait des travaux d’art. D’ailleurs le sol fertile des vallées et des parties basses assure dès à présent à la Serbie le plus précieux de tous les biens, la richesse agricole. Les céréales, le lin, le chanvre, la vigne, le bétail, y prospèrent également. L’abondance de mots que la langue possède pour décrire les diverses espèces et qualités de chevaux prouve le soin dont ce valeureux animal y est l’objet. Dans les vastes forêts, presque toutes composées d’arbres à feuilles caduques, où domine le chêne, on peut élever d’innombrables troupeaux de ces « pourceaux à la dent éclatante » que ne dédaignaient pas les héros d’Homère. Le climat, tempéré et sain, un peu rude seulement sur les hauteurs, n’est pas moins propre que le sol à maintenir la vigueur d’une race énergique et solidement trempée. On se figure trop aisément les Serbes de la principauté comme un peuple perdu, ainsi que leurs frères de la Tsèrnagora, dans de stériles rochers où il aurait, en cas de guerre, à lutter contre la misère et la faim encore plus que contre le glaive de l’ennemi. L’idée qu’on se fait du midi de l’Europe en général fortifie ces préjugés ; mais il ne s’agit point ici de la Provence altérée, des tristes Castilles, des pentes déboisées de l’Apennin, que dévore un soleil implacable. Vous vous trouvez dans une contrée où les arbres à fruit sont si nombreux que les poiriers, surtout dans les parties basses de la principauté, forment des forêts entières. La poésie populaire nous montre les jeunes Serbes apportant à leurs fiancées « des figues de mer, des raisins de Mostar, des oranges, des prunes séchées sur les rameaux verts, des pêches humides de rosée. » Elle nous les montre s’entretenant de leurs amours à l’ombre des amandiers ou « des cerisiers richement couverts de fruits » dans la prairie où abonde « l’herbe fine et verte, » ou dans les jardins plantés de jasmins au doux parfum, « de fleurs printanières, de jaunes œillets, de blanc basilic, » et d’immortelles dont les vierges font des couronnes pour le bien-aimé.

Le peuple, qui habite cette terre féconde et qui en tire un vin généreux, une nourriture substantielle et abondante, a des formes plus robustes qu’élégantes. Le Serbe est plus grand que svelte : sa tête est large et grosse, son front carré et saillant. La solidité de ses nerfs ne lui permet pas de connaître la peur. Sa bravoure étant le résultat de sa constitution même et non point d’une excitation passagère, il n’est guère susceptible de cette férocité que les populations méridionales ont trop souvent manifestée dans les combats. Organisé pour la guerre et pour la vie pastorale, il n’a point jusqu’à ce jour manifesté plus de penchant pour l’étude que pour le négoce. « Les lettres menues » dont parlent les pesmas semblent fatiguer à la fois et ses yeux et son attention ; mais la faculté poétique n’est nullement inséparables des habitudes studieuses, et personne n’ignore quelle distance sépare le poète de « l’homme de lettres. » La Serbie fournirait au besoin une nouvelle preuve de cette vérité. Des pasteurs guerriers perdus dans des forêts impénétrables où des villages entiers sont cachés dans les bois ont été visités par l’inspiration, comme les rapsodes errans qui composèrent autrefois les poèmes, homériques. Un patriotisme exalté a mis sur leurs lèvres ardentes des chants admirables qui dureront autant que leur race. Quel dommage que cette race n’ait pas eu, comme les Hellènes, l’instinct de la perfection, et que les pesmas n’aient pu devenir une Iliade ! Cette faculté poétique se retrouve, du reste, plus ou moins vive, à toutes les époques. La bataille de Mischar a eu ses gouslars comme la journée de Kossovo, et beaucoup de chants domestiques sont avec raison considérés comme l’œuvre des femmes. Elles ont, sans parler des exploits des héroïnes, mis en vers de gracieuses compositions consacrées à la tendresse et à l’amour, qu’elles accompagnent des accords de la tamboura (mandoline orientale).

Une imagination aussi vive exclut naturellement ce que les modernes nomment le sens critique. Aussi le monde a-t-il conservé pour le Serbe le caractère mystérieux qu’il avait pour les populations occidentales du moyen âge. Sa foi est cependant plutôt inspirée par un sentiment religieux que par cette orthodoxie rigide qui était au temps des Grégoire VII et des Innocent III la règle de l’Occident. Son caractère comme son imagination le porte à conserver les anciennes croyances, même quand elles sont antérieures à la prédication chrétienne, l’esprit d’ironie, si étrangement développé chez les Slaves de l’est (Russes), s’accuse moins aux bords de la Drima et de la Morava, et la Serbie n’a jamais eu de Gogol. La gravité serbe, qui n’exclut point un fonds de belle humeur, est loin toutefois de ressembler à la taciturnité que les Latins et les Slaves trouvent si singulière chez les Germains, « Autre est le Serbe, autre est l’Allemand ! » dit-on sans cesse dans les chaumières de la Serbie. « Les muets, » — tel est le nom que les Slaves donnent aux peuples germaniques, — ont quelque peine à comprendre le caractère d’une nation dont le chant et la danse semblent être la vie, qui chante en travaillant comme en s’amusant, aux funérailles comme aux mariages. Des penchans aussi divers devaient produire des sociétés fort différentes. Tacite remarquait déjà que le Teuton cherche l’isolement et fuit les voisins. De nos jours, l’Allemand se cantonne dans les limites étroites du foyer avec autant de soin que l’Anglo-Saxon dans son home. Le Serbe au contraire, — et cette tendance existe chez tous les Slaves non germanisés, — le Serbe aime tellement la vie en commun qu’il sacrifie à ce besoin impérieux des droits que les autres races sont habituées à regarder comme essentiels au maintien de la personnalité et de l’ordre social.

Pour se rendre un compte exact d’un état de choses si éloigné de ce que les Occidentaux ont sous les yeux, il faut pénétrer dans un village de Serbie, car le centre de la famille n’est ni le château, ni le temple, ni la cité, — mais le village. Sans la conquête, il est probable que la vie qu’on y mène serait bien différente : l’aristocratie, que les lois du tsar Douchan nous montrent si puissante, se serait fortifiée comme chez les Slaves de l’ouest et de l’est (Polonais, Tchèques, Russes). En refusant d’imiter l’apostasie égoïste des seigneurs bosniaques, la noblesse serbe se condamna noblement à partager avec le paysan l’humble condition des raïas. Le Slave est naturellement attiré vers l’agriculture, et l’ancien seigneur devint aisément laboureur. L’islam, qui croyait anéantir la Serbie, lui donna au contraire une force et une unité singulières contre l’ennemi commun. Les luttes de castes, qui ont été si funestes à d’autres pays, devinrent, dans le malheur général, complètement impossibles, et la fraternité s’enracina dans des épreuves que tous supportèrent avec le même patriotisme. Sans doute la guerre de l’indépendance fit naître dans l’esprit de plus d’un chef militaire la pensée de reconstituer au profit de quelques-uns l’ancienne aristocratie. Le principe aristocratique étant admis chez leurs voisins, en Bosnie comme en Autriche, ils pouvaient croire que les Serbes se résigneraient volontiers à l’accepter ; mais il devint bientôt évident pour les moins pénétrans que la nation, si indifférente à tout ce qui regardait la liberté politique, avait contracté la passion de l’égalité, et les hommes qui dirigeaient l’insurrection, Milosch aussi bien que Tsèrni-George, n’étaient d’ailleurs nullement disposés à se créer des adversaires avec lesquels il aurait fallu nécessairement compter.

On sait qu’en Serbie le sol de la commune se divise en forêts dont la jouissance est à tous, en champs clos et appartenant à des particuliers, en prairies où chaque paysan a son lot et dont le pâturage reste commun, en ispoute, terrains délaissés, dont tout le monde jouit. Enfin, si un villageois n’a pas assez de terres, il lui suffit pour en obtenir de nouvelles de s’adresser à la commune. Un régime qui fait une aussi grande part à la vie communale ne semble pas suffire encore aux instincts du peuple serbe. Des maisons s’entendent pour travailler ensemble. Aujourd’hui on fait la besogne d’une maison et demain celle de l’autre. Un sentiment vraiment fraternel rapproche aussi souvent que le besoin de vivre ensemble. Dans les jours de fête où l’on ne travaille ni pour soi ni pour le gain, on est heureux d’aider les maisons qui n’ont pas assez de bras pour terminer leurs travaux. Ces joyeuses expéditions se nomment des moba, et les mobaroche vont en chantant faire leur besogne chez des hôtes qui les traitent avec l’hospitalité que des personnes moins utiles et même les étrangers sont assurés de trouver sous le toit des braves enfans de la Serbie.

L’amour du plaisir, la cordialité et l’hospitalité, qui sont les traits caractéristiques de tout paysan serbe, se manifestent surtout quand on célèbre la fête du patron du village ou d’une rodja. Cette solennité rappelle les agapes fraternelles des temps primitifs, et sourit singulièrement aux Serbes buveurs. Dans ces festins, auxquels prélude un cérémonial religieux assez compliqué, chacun occupe la place que lui mérite son rang ou son âge, et les règles de l’hospitalité slave sont rigoureusement respectées. Les hôtes sont assis immédiatement après le prêtre et le staréchina du village. Dans la crainte que l’ignorance des usages du pays n’empêche quelque étranger de prendre part à la fête, on envoie deux ou trois jeunes gens sur la place pour inviter ceux qui pourraient s’y trouver. N’est-ce pas là ce festin vraiment évangélique où le roi fait venir les conviés de la plus humble condition, ramassés dans les rues et dans les carrefours ? On voit qu’on est ici chez un peuple qui, sans être capable d’établir sur l’Évangile les constructions ingénieuses, mais fantastiques, des théologiens du moyen âge, s’est attaché surtout à conserver dans ses fêtes et dans ses habitudes hospitalières la tradition fraternelle qui est l’essence même des enseignemens du Christ.

Le repas est animé par d’amicales conversations et par les toasts. Les staréchina, fidèles à l’ordre consacré et aux formules reçues, boivent à la santé des « maisons, » des rodja, du village, de la nation serbe, du « chef suprême » (le prince), etc. Peu pressés d’abréger des conversations où ils s’entretiennent des grands événemens qui occupent encore les imaginations, les vieillards restent longtemps à table ; mais la jeunesse préfère la danse au vin et aux longs discours. Elle n’attend pas que les vieillards aient fini pour commencer la danse. Quand ils se lèvent, l’animation redouble : le kolo, le chant des filles deux à deux, le tir, la course, la lutte, le saut, se partagent les assistans.

Le kolo dont il est si souvent question dans les pesmas, est une des distractions favorites de la jeunesse serbe. Cette ronde change de physionomie selon l’âge et le caractère des femmes qui y prennent part. Tantôt une jeune vierge n’y paraît que pour faire admirer sa modestie, tantôt l’épouse d’un Bosniaque y trouble les cœurs par l’expression qu’elle donne à tous ses mouvemens. Voici un exemple du charme irrésistible que déploie, la danseuse dans le kolo. Le haïdouk Radoïtza, plongé dans un cachot de Zadar (Zara, en Dalmatie), faisait si bien le mort, que Békir ordonne de l’enterrer. L’aguinitza (la femme de l’aga), peu convaincue de la réalité d’un trépas si soudain, conseille d’allumer du feu sur la poitrine du haïdouk, pour voir si « le brigand » ne bougera pas. Radoïtza, doué d’un « cœur héroïque, » ne fait pas un seul mouvement. La Turque exige qu’on poursuive l’épreuve. On met dans le sein de Rade (Rade, diminutif de Radoïtza) un serpent échauffé par le soleil : le haïdouk reste immobile et n’a pas peur. La femme de l’aga conseille alors de lui enfoncer vingt clous sous les ongles ; il continue de montrer un cœur ferme, et ne laisse pas échapper un seul soupir. La méchante boula (femme turque) ordonne enfin qu’on forme un kolo autour du prisonnier, dans l’espoir que Haïkouna arrachera un sourire au haïdouk. Haïkouna, la plus belle et la plus grande des filles de Zadar, conduit la ronde ; le collier suspendu à son cou résonne à chaque pas, on entend frémir son pantalon de soie. Radoïtza, inébranlable devant les tortures, ne peut résister à tant de charmes, il la regarde et sourit ; mais la jeune Serbe, à la fois fière et attendrie de son triomphe, laisse tomber sur le visage de Radé son mouchoir de soie, afin que les autres filles ne voient pas le sourire du haïdouk. L’épreuve terminée, on jette Radoïtza dans la mer profonde ; mais, « merveilleux nageur, » il revient la nuit dans la maison de Békir-Aga, lui abat la tête, tue « la chienne de Turque » en lui enfonçant sous les ongles les clous qu’il a retirés de ses mains, enlève Haïkouna, « cœur de sa poitrine, » l’emmène en terre de Serbie et l’épouse dans une blanche église.

La rodja a son patron comme le village, et sa fête s’éloigne moins des usages occidentaux. Chaque koutcha (maison) la célèbre comme elle l’entend, La solennité dure trois jours, et elle ne contribue pas seulement, comme les fêtes patronales des Occidentaux, à réveiller le souvenir des saints canonisés par l’église. La poésie y joue un grand rôle, et comme elle n’est point chez les Serbes l’œuvre des lettrés, mais la tradition complète de la nation, le gouslo aide puissamment à entretenir dans ces âmes naïves et passionnées le feu sacré du patriotisme. Un profond silence règne pendant qu’on chante cette histoire épique, que la muse populaire fait remonter jusqu’à ces guerriers armés de faux qui auraient suivi Alexandre le Macédonien à la conquête du monde, et jusqu’à Teuta, cette reine d’Illyrie, qui osa braver Rome. Quand il s’agit d’une victoire, les vieillards dont l’âge n’a point glacé le cœur ne peuvent contenir leurs cris de joie. S’il s’agit d’un désastre, par exemple de la bataille de Kossovo, à leurs soupirs se mêlent les pleurs des femmes et des enfans.

Dans l’ancienne Dardanie, qui correspond à la Serbie actuelle, Hérodote trouva des populations passionnées pour leurs chants nationaux. Dès le VIe siècle après l’ère chrétienne, on peut constater qu’il existait chez les Slaves païens des rhapsodes ou gouslars qui chantaient leurs poèmes. Ces rhapsodes charment encore les fêtes populaires et les habitués des méhanas (cabarets). Au commencement de ce siècle, on a vu un aveugle aller en Serbie pour assister aux batailles libératrices de Tsèrni-George. Dans l’ardeur du combat et au milieu des balles, il exhortait ses compatriotes à se montrer dignes de leurs pères. Les chanteurs s’accompagnent d’un instrument primitif nommé gouslé. La gouslé est un morceau de bois creusé qui n’a ordinairement qu’une corde, qui ne peut en avoir plus de quatre, et qu’on couvre d’une peau de mouton. On la place sur les genoux et on en joue à l’aide d’un archet en forme d’arc, avec une plume ou avec les doigts. Les riches instrumens décrits dans les pesmas n’en diffèrent que par la substitution de l’or et de l’argent au bois. Armé de la gouslé, le chanteur débite la pesma comme un récitatif, par couplets de cinq à six vers, puis il fait une pose pendant laquelle le son de la corde continue de se faire entendre. L’aveugle Démodocus, dont les chants charmaient les Hellènes rassemblés dans le palais d’Ulysse, ne tirait pas probablement de sa lyre une musique plus harmonieuse, et cependant Homère affirme que ses chants produisaient une impression profonde. J’avouerai que, malgré l’exécution barbare, la pensée poétique a tant de puissance que moi-même, en écoutant ces rhapsodes, je finissais par tomber sous le charme.

En Serbie, la vie communale est tellement développée qu’on pourrait craindre que l’esprit de clocher ne finît par donner au patriotisme un caractère municipal excessif et contraire aux intérêts de la nation. L’institution des sabore, dont l’origine est essentiellement religieuse, a pour but d’empêcher la fraternité de se concentrer dans le village. Construites ordinairement au milieu des forêts solitaires, les églises étaient sous la domination étrangère un centre de réunions commodes. Les Turcs, cantonnés dans les villes, ne s’inquiétaient guère de voir aux jours de fête, à l’anniversaire de la dédicace du sanctuaire, aux Rameaux, à Pâques, etc., les raïas s’empresser de courir à l’église. Ces jours-là, l’église paroissiale réunissait dans ses murs tous les habitans des villages qui formaient la paroisse. Aujourd’hui encore les grands sabore sont la réunion annuelle de plusieurs, arrondissemens et même de plusieurs départemens autour d’une église ou plus souvent d’un monastère. On nomme sabore de vidovdan le pèlerinage que font chaque année, le jour de la bataille de Kossovo, des personnes de tous les départemens, qui se rassemblent au couvent de Ravanitza, où reposent les restes vénérés du tsar Lazare.

Tous ces faits attestent que chez le peuple serbe il existe un penchant très fort pour la vie commune, et qu’il ne néglige aucune occasion de le fortifier. Ce penchant, dont l’influence pourrait être si utile, est malheureusement chez lui poussé à l’excès. Les Serbes, comme toutes les populations restées fidèles au régime patriarcal, ne sont pas encore préparés à se faire une idée rationnelle des droits de l’individu dans la société moderne. Cette considération s’applique particulièrement à la condition des femmes, qui offre partout le meilleur moyen de se rendre compte des vues d’un peuple sur l’indépendance individuelle. Les Serbes n’ont pu vivre impunément en contact avec l’islam, dont les doctrines éminemment asiatiques sont si nuisibles aux droits et à la dignité de la femme. Tous les peuples de la péninsule ont plus ou moins subi cette influence, et il importe à leurs intérêts comme à leur dignité de répudier énergiquement et promptement le funeste héritage que leur ont légué les défaites ou les défaillances morales de leurs ancêtres.

L’antique code des Lois de Manou (Manava-Dharma-Sastra), tout en recommandant d’assujettir les femmes à une dure servitude, prescrit aux Aryas de leur donner des noms qui charment les oreilles et qui réveillent la pensée de toutes les séductions inhérentes à la nature féminine. Les Serbes n’ont pas oublié ce conseil. Leurs poètes prodiguent même aux « vierges fleuries » ces épithètes louangeuses dont l’Orient n’est jamais avare. « Rose, or, tige d’amour, fleur de beauté, ma douce âme, » telles sont les qualifications les plus employées. S’agit-il de décrire leurs charmes, on nous parle de « leurs paupières brunes, » de la « blancheur de leur beau cou, éclatant comme la neige dans la verte forêt, » de leur visage qui resplendit « semblable au soleil levant, » et de leurs yeux pareils « aux fruits noirs du prunellier. » Le portrait de la vierge Haïkouna nous présente l’idéal d’une beauté accomplie. Ses blonds cheveux sont des tresses de soie, ses bruns sourcils des sangsues marines, ses noires paupières les ailes de l’hirondelle, ses yeux deux pierres précieuses, ses joues sont blanches et roses comme si elles avaient gardé l’empreinte de l’aurore, ses petites dents sont des rangs de perles, sa bouche mignonne est une boîte de sucre, son sein a la blancheur des colombes, sa taille est haute et svelte comme un jeune sapin ; quand elle parle, on entend gémir la tourterelle ; quand elle rit, on croit voir luire le soleil.

Malgré les éloges donnés à la beauté, une pesma cependant nous montre la jeune fille exposée à des corrections qui sembleraient honteuses aux vierges de la Gaule ou de la Grande-Bretagne. Il est vrai que les femmes serbes dans leurs passions participent de la violence du caractère national. Une jeune fille maudit ses yeux noirs, parce qu’ils n’ont pas vu la fleur et l’écharpe brodée que le bien-aimé a reçues d’une rivale. Sa jalousie éclate en accens qui surprendraient singulièrement une Flamande ou une Genevoise. L’amour n’est dans les pesmas qu’un court et vif printemps, un prélude bruyant à la vie sévère de l’épouse et de la mère, vie étrangère à toute rêverie sentimentale, remplie par ce travail absorbant qui fait justice de toutes les fantaisies de l’imagination et de tous les caprices du cœur, Cette destinée ressemble plutôt à l’existence d’une Anglaise qu’à celle des femmes latines. Fort libre avant son mariage, l’Anglo-Saxonne, une fois mariée, perd si bien le sentiment de sa personnalité qu’un observateur doué d’une malice toute gauloise, Henri Beyle, a pu la comparer au mobilier vivant du harem. En Serbie, il se passe quelque chose d’analogue. Si l’épouse serbe ne joue qu’un rôle excessivement effacé, la jeune fille exprime ses sentimens avec une pétulance et une liberté dignes d’être remarquées. (Une vierge voit du haut du tchardak (belvédère) un adolescent qui joue de la gouslé. « Dieu de bonté, dit-elle, quel charmant jeune homme ! — Si tu me l’accordais pour mari, — je répandrais des œillets sur sa couche, — des roses rouges sur son oreiller, — afin que souvent leur parfum l’éveillât, — et qu’il caressât mon blanc visage. » L’amante de Laso (Lazare) n’exprime pas le vœu de lui appartenir en termes moins accentués : « Si j’avais, ô Laso ! — les trésors du tsar, — je sais bien, ô Laso ! — ce que j’achèterais.— Je m’achèterais, ô Laso ! — un jardinet sur la Sava. — Je sais bien, ô Laso ! — ce que j’y planterais. — J’y planterais, ô Laso ! — hyacinthes et œillets. — Si je possédais, ô Laso ! — du tsar les trésors, — je sais bien, ô Laso ! — ce que j’acquerrais. — J’acquerrais, ô Laso ! — le beau, l’aimable Laso, — et il serait pour moi, ô Laso ! — le jardinier du jardinet. » Une autre voudrait devenir un frais ruisseau, pour courir joyeusement sous la fenêtre de l’ami « de son cœur, » afin qu’il pût étancher sa soif dans ses ondes et baigner sa poitrine dans ses flots. Un jeune homme traverse le soir un village. Deux paysannes l’aperçoivent, et la plus jeune s’émeut à la pensée qu’il n’aura pas d’abri. Elle presse sa mère de lui donner l’hospitalité. « Mais, dit celle-ci, nous n’avons pour cet étranger, qui est peut-être riche et délicat, ni mets précieux pour le repas du soir, ni couche molle pour le sommeil, ni chlivovitza pour le matin. — Mère, invite-le, répond la fille, mes yeux éclatans lui serviront de chlivovitza, mon doux visage de mets succulens, le frais gazon de couche molle, le ciel serein de pavillon, mon bras et mon sein d’oreiller. » La certitude d’être aimé remplit ces âmes primitives d’une joie qui se manifeste de la manière la plus naïve, la plus enthousiaste. Des voyageurs arrivent à une hôtellerie. Un d’entre eux confie son cheval à une charmante jeune fille couronnée de fleurs. « Bel alezan à la crinière d’or, dit-elle de sa plus douce voix au noble coursier, dis-moi, ton maître est-il marié ? — Non, belle fille, mais à l’automne il songe à t’épouser. — Si tu disais vrai, bel alezan, je garnirais ton poitrail avec mes atours d’or et d’argent, et j’entourerais ton front de mon collier d’or ! »

Dans un pays nullement mystique, où la race essentiellement agricole surabonde de vie, où le célibat n’est point estimé, et où le monachisme est en complète décadence, le désir de se marier explique chez les jeunes vierges ces vivacités de caractère et de langage. « O tchardak, que le feu te brûle ! s’écrie la fillette qui s’ennuie de se promener seule et de dormir seule sur sa couche. Personne, s’écrie-t-elle, n’est à droite ni à gauche ; je tourne autour de moi la triste couverture, et dans la couverture mes douleurs. » Il n’est pas étonnant que, dans une pareille disposition d’esprit, qui rend trop facile la tâche des séducteurs, la mort ne paraisse pas plus dure que le célibat. Cette disposition ne rend pas toutefois une fille aveugle sur le mérite de ceux qui prétendent à sa main. Elle n’est nullement disposée à l’un de ces « mariages de raison » où le rang et la fortune font trop aisément oublier l’âge. L’antipathie que de pareils mariages inspirent est peinte tantôt avec une verve ironique, tantôt avec une vivacité dramatique. Les poètes qui nous font assister à la toilette et au travail des vierges nous permettent de lire dans leur âme. Une jeune fille, en baignant ses joues gracieuses, s’adresse à son beau visage : « O mon visage, dit-elle, si je savais qu’il te fût réservé de recevoir les baisers d’un vieillard, j’irais dans la verte forêt pour recueillir toutes les plantes d’absinthe, je les broierais avec ardeur, j’en ferais une eau dont je te laverais chaque matin, afin que les baisers parussent aussi amers au vieillard que l’absinthe elle-même ; mais s’il s’agissait d’un jeune homme, j’irais dans un riant jardin, j’en cueillerais toutes les roses, j’en ferais une eau dont je te baignerais chaque jour, afin que les baisers, parfumés et suaves, répandissent la joie dans son cœur. Ah ! avec lui, j’irais volontiers dans la montagne plutôt que de vivre dans la koula du vieillard. J’aimerais mieux dormir avec lui sur la dure que sur les coussins de soie du vieillard, »

Dans ces chants, où l’on dirait, au premier coup d’œil, que le côté sensuel de l’amour tient la plus grande place, apparaît un autre sentiment. La jeune fille semble vouloir moins son propre bonheur que « répandre la joie dans le cœur » du bien-aimé. Sauf de rares exceptions, le dévouement est le fond même du caractère féminin. Maigre cette tendance générale, il faut tenir grand compte de la différence des races. Chez les Gaulois et chez les Latins par exemple, la femme, dont la personnalité est fort accentuée, ne s’oublie jamais complètement elle-même. L’amour n’a pas, du moins ordinairement, la prodigieuse action que Henri Beyle constatait avec surprise chez les Anglaises. Si le pénétrant observateur avait vécu parmi les Serbes du sud, il aurait vu bien d’autres merveilles de ce genre. La femme serbe est en effet comme une sorte d’Eve que la main de Jéhovah n’aurait pas complètement détachée des flancs d’Adam. Ses pensées et ses affections, loin de jaillir du foyer d’une volonté indépendante et fière, sont comme l’écho d’une autre âme. Aussi le veuvage n’est pas là ce que les Parisiennes nomment le bâton de maréchal, mais la plus triste des situations. La jeune fille elle-même ne paraît tant pressée d’aimer que pour abdiquer plus vite une responsabilité trop lourde. À côté des chants où éclate, comme par mégarde, la pétulance d’une race pleine de vie, on en trouve d’autres où se montre moins la vivacité d’une jeune fille dont toutes les aspirations s’élancent vers l’idéal de ses rêves que la sollicitude affectueuse et tendre d’un être prêt à confondre toute sa vie dans une autre existence. Cette sollicitude ne semble lui laisser aucun repos. La pluie, même quand elle tombe en douce rosée, fait naître l’inquiétude dans son sein. « Hélas ! s’écrie-t-elle, mon ami sera mouillé dans les champs, et il porte un riche dolman bleu et il monte un coursier qui n’est pas encore dressé. » En voyant passer Iovan à cheval sur le pont, en le regardant et en lui jetant des roses, celle qui l’aime ne peut sans frémir songer au rêve qui a troublé le sommeil de ses nuits. « O mon plus cher ami, j’ai fait un songe mystérieux : ton alezan errait seul dans les champs, ton bonnet roulait sur la plaine ensanglantée, et tu tombais percé des flèches ennemies. » Si les fantômes du sommeil troublent le cœur de la jeune Serbe, la réflexion ne lui cause pas de moindres émotions. « O bien-aimé, où vas-tu ? Vaste et longue est la plaine, profonde est l’eau bourbeuse ! Demeure, ô bien-aimé, ne me quitte point ! » On s’étonnerait de trouver chez un peuple primitif l’expression aussi délicate des sentimens tendres, si l’on ne savait quelle source de poésie est contenue dans un cœur vraiment épris. Le berger André est victime d’un accident. André est orphelin, et il n’a ni père ni mère pour pleurer sur sa tombe, abandonnée comme celle du « jeune malade » de Millevoye ; une fille du village saura pleurer sa mort avec des accens inspirés par une vraie passion. Elle voudrait composer un chant pour « son joyau d’or, » mais si ce chant, allant de bouche en bouche, allait passer par des lèvres impies ? Elle songe à broder son nom sur sa manche ; mais le temps, en usant l’étoffe, n’aurait-il pas l’air d’anéantir le cher souvenir d’André ? L’idée lui vient de l’écrire dans un livre ; mais le livre ne tombera-t-il pas dans des mains profanes ? « Je veux, dit-elle enfin, le garder dans mon cœur, — il ne périra qu’avec lui ! »

Les liens du sang sont tellement forts chez les Serbes que la sœur semble dans quelques chants préférer l’amitié fraternelle à l’amour. Dans la vie orientale, le frère exerce l’autorité du père mort sur la fille, dont la tendresse pour le compagnon de son enfance est toujours mêlée de déférence et même de respect. Aussi quelques pesmas mettent-elles résolument la sœur au-dessus de l’épouse. Une légende exprime cette manière de voir avec une singulière énergie. Iovan s’est brisé la main ; la vila promet de le guérir à la condition que sa mère donnera sa main droite, sa femme son collier de perles, et sa sœur la parure de sa tête. La sœur sacrifie volontiers sa parure, mais l’épouse refuse le collier. — L’histoire de la « jeune épouse de George » n’a pas une signification moins claire. Au retour d’une expédition, elle accourt sur le rivage de la mer pour voir si elle trouvera parmi les braves les trois hommes qu’elle appelait « ses biens, » son mari, son dévèr et son frère. Aucun d’eux n’étant revenu, elle s’abandonne au désespoir. Pour George, elle coupe ses cheveux ; pour le dévèr, elle déchire son visage ; pour son frère, elle perd les yeux. Les cheveux repoussent, les blessures s’effacent, mais les yeux ne revoient plus la douce lumière du ciel, et le cœur ne peut se consoler de la perte d’un frère.

La poésie nous montre cependant ailleurs comment les sœurs apprennent parfois à apprécier à sa juste valeur cette amitié fraternelle qui leur avait paru d’abord plus solide que toutes les autres affections. Une sœur écrit à son frère qu’elle est esclave des Turcs, et qu’il faut un peu d’or et quelques perles pour la racheter. Le frère répond philosophiquement qu’il a besoin d’or pour la bride de son cheval (trait essentiellement oriental) et de perles pour le collier de sa belle. La sœur, sachant à quoi s’en tenir sur les illusions de sa jeunesse, se contente de lui dire : Je ne suis pas esclave des Turcs, mais je suis leur tsarine. Un autre chant, encore plus pressé de faire la leçon aux « pauvres folles » qui pensent qu’il n’y a rien « de plus cher qu’un frère, » affirme sans hésitation que de même que le ciel est plus vaste que la mer, « l’amant est plus cher qu’un frère. » Militza est tellement de cet avis que son amour pour Ranko lui est, dit-elle, « plus cher que quatre frères. »

Les pesmas semblent aussi s’être proposé de populariser quelques axiomes qui peuvent aider les jeunes filles à distinguer les amans sérieux de ceux qui prétendraient abuser de leur simplicité. « Comme gage d’amour, on donne une pomme, — comme parfum se donnent les basilics, — mais l’anneau ne se donne que comme fiançailles. » L’anneau est donc un signe expressif qu’il faut bien se garder de confondre avec cette fameuse pomme verte « mordue avec les dents, » dont il est si souvent question dans les chants, et qu’on trouve quelquefois unie au coing. En effet, Stoïan, pour faire connaître son amour à la sœur d’Iovan, jette sur son passage une pomme et « un coing parfumé. » Dans toutes les traditions orientales, la pomme est regardée comme un symbole de séduction. Une pomme séduisit Eve comme elle séduisit Atalante, et pour l’obtenir des mains de Paris, Héra, le modèle de la matrone hellénique, Athéné, la vierge austère, consentirent à paraître sans vêtemens, comme Aphrodite, devant un pasteur phrygien. Une jeune fille serbe, plus avisée que l’Eve de la Genèse, s’empresse de « jeter au nez » de Mirko la pomme qu’il lui offre : « Je ne veux ni de toi ni de ta pomme, » dit-elle avec colère. La sœur d’Iovan, non moins « courroucée, » du pied repousse au loin la pomme que veut lui faire accepter Stoïan ; mais celle qui dédaigne le plus résolument ce gage d’un amour indigne d’elle sourit doucement dès qu’elle voit briller dans la main de Mirko l’anneau d’or, « l’anneau de promesse. »

De pareilles délibérations sont du reste absolument inutiles quand les parens n’attendent pas que la jeune fille soit nubile pour la fiancer. On demande en mariage Iagoda, sœur de Marko Kralievitch, lorsqu’elle est « toute petite. » J’ai vu de pareilles fiançailles même chez des Orientaux établis en Occident. Les pesmas ont deviné les funestes conséquences de ces unions prématurées. Combien est sinistre le dialogue entre un frère et une sœur qui marche nu-pieds sur le sol glacé ! « N’as-tu pas froid aux pieds, petite sœur ? — Non, pas aux pieds, ô mon frère ! — mais un froid glacial à mon pauvre cœur ! — Toutefois ce n’est pas la neige qui m’a refroidie, — c’est ma mère qui m’a glacée — en me donnant à celui que je hais !… » Ailleurs la poésie serbe emploie l’ironie contre ce vieillard qui abuse de ses mille ducats pour ravir « malgré elle » la vierge Haïkouna à André Souko, qui ne peut offrir que douze ducats à un frère avide. Le brave jeune homme, grâce à la complicité de sa fiancée, enlève la plus belle fleur qu’ait nourrie la plaine de Nevesinia. En vain le vieillard veut engager le cortège à prendre parti contre « le brigand. » Les gens de la noce, comme le chœur des tragédies grecques, donnent une leçon de morale à l’oppresseur : « Qu’il emporte celle qui pour lui est née ! — Quant à toi, vieillard, retourne en ton logis, — ce n’est pas pour toi que fleurissait cette rose ! »

Il y a dans les pesmas plus d’un curieux épisode de la vie conjugale. Ikonia a réalisé l’idéal de « l’amour dans le mariage » tel qu’une Serbe peut le concevoir. Nulle femme ne possède « un maître » tel que le sien. Où il va, Iovan Morhiakovitch conduit sa femme par la main ; où il s’assied, il la place sur ses genoux ; quand il jure, c’est par son nom ; quand elle dort en haut dans le tchardak, il marche doucement pour ne pas l’éveiller, et quand il l’éveille, c’est avec un baiser. Malgré ces riantes apparences, le cœur d’Iovan est loin d’être satisfait, Ikonia ne lui a point donné d’enfans, et chacun sait le chagrin qu’un pareil malheur peut causer à un Oriental. Les femmes stériles ne sont guère plus estimées en Serbie qu’elles ne l’étaient parmi les Juifs. Une veuve, Anna, qui a entendu au bain Ikonia vanter son bonheur, devine avec la sagacité d’une femme jalouse le côté faible de la situation. Elle farde ses sourcils, se peint le visage, met ses plus beaux atours et attend Iovan quand il revient du bazar. La stérilité d’une épouse est un cas tellement grave, qu’elle ne croit pas nécessaire d’avoir recours à de longs argumens. « Que veux-tu faire d’une femme stérile ? Prends-moi, et je te donnerai tous les ans un fils aux cheveux dorés. » Iovan, aisément persuadé, la prit pour « fidèle épouse. » La pauvre Ikonia, répudiée, s’étant pendue à un oranger, le mari, dont elle avait tant vanté la tendresse, se contenta de dire avec un flegme dont on trouve en Orient trop d’exemples : « Qu’elle se pende, j’en ai une plus belle. »

Si tous les mariages ne finissent pas d’une manière aussi tragique, il est difficile que la personnalité des femmes serbes, si dociles et si résignées qu’on les suppose, ne souffre pas souvent du rôle médiocre qui leur est fait par les habitudes nationales, et qu’elles ne s’aperçoivent pas que leurs maris sont plus attachés à la famille qu’à l’épouse. La jeune femme doit d’abord trembler de s’exposer, même complètement innocente, aux cruels sarcasmes de ses belles-sœurs. Le beau-frère, comme membre du sexe fort, n’est pas non plus une puissance à dédaigner. Aussi voyons-nous la prudente Angélia, qui veut obtenir une faveur du frère de son mari, baiser humblement sa main et son vêtement et s’incliner devant lui jusqu’à terre. Quand Dieu veut punir une femme, il n’a pas besoin d’inventer d’autres châtimens que de laisser agir contre elle le, « mauvais sort, » c’est-à-dire « de petits beaux-frères, une méchante belle-mère et un pire beau-père. »

Un certain nombre de pesmas célèbrent le sentiment maternel, et ce ne sont pas les moins touchantes. La mère de Konda ne veut pas être séparée de son fils unique. Elle le fait enterrer auprès d’elle « sous les orangers aux fruits d’or. » Chaque matin, elle se glisse dans le jardin vert, « soupirant, pleurant, frémissant, » pour demander à l’enfant qui repose dans la fosse profonde si la terre ne lui pèse pas, s’il ne gémit pas sous le poids du cercueil d’érable. Hélène, femme de Radoïtza, séparée de sa petite fille, interroge sur sa situation la lune qui s’élève au-dessus de la forêt. A-t-elle des habits et des alimens ? La baigne-t-on le matin ? En sortant du sommeil, ne cherche-t-elle pas des yeux sa mère et « ses douces mamelles ? » L’enfant ne manque de rien, répond l’astre qui passe au-dessus des villages et des cités, « mais elle est altérée de tes soins. » Ces simples paroles brisent le cœur de la pauvre mère, qui gémit de douleur et tombe morte sur la terre noire. Aussi, même quand les poètes doutent du dévouement de la sœur et de l’épouse, on les voit exprimer leur confiance absolue dans le plus pur et le plus solide des amours.

J’ai peut-être trop insisté sur la vie des paysans et de leurs modestes compagnes ; mais on ne doit point perdre de vue que la civilisation serbe, essentiellement patriarcale, n’offre point encore de grandes complications. Au contraire, en lisant les chants de la Grèce moderne, on y retrouve toutes les classes qui jouent un rôle en Occident, et cette diversité de types, ces Phanariotes, ces primats, ces négocians, ces marins, offrent l’occasion de tableaux variés. Un personnage original qui n’occupe pas dans les pesmas moins de place que dans les chants grecs, c’est le haïdouk, le klephte des Serbes. Depuis qu’une partie de la famille serbe a secoué le joug étranger, le haïdouk tend à disparaître de la scène. Il a toutefois, dans les provinces restées soumises aux musulmans, conserve une partie de l’importance qu’il avait naguère dans la principauté. Les Serbes et les Hellènes sont aujourd’hui assez portés à idéaliser la vie klephtique. Il est certain que le haïdouk et le klephte ont rendu plus d’un service à la cause nationale en entretenant l’esprit militaire chez les raïas et en montrant par d’audacieuses entreprises la faiblesse de la domination étrangère ; mais il est de la famille de ces outlaw dont l’historien de la Conquête d’Angleterre, Augustin Thierry, a tracé un admirable portrait. Or l’outlaw est un personnage d’une nature assez difficile à caractériser. La haine de l’ordre, le mépris de la loi, des convoitises fâcheuses et des passions vulgaires peuvent se mêler dans son âme ardente à des inspirations véritablement patriotiques, et pour faire ici la part exacte du bien et du mal, il faut étudier avec beaucoup d’attention les pesmas consacrées aux haïdouks.

On vient de voir quelles sont les principales sources d’inspiration qui ont alimenté les chants populaires des Serbes. Aujourd’hui encore le souffle de quelques-unes des idées qu’expriment les pesmas anime l’âme de ce peuple fier et vivace, qui, depuis la guerre d’Orient, a su fixer l’attention des hommes politiques de l’Europe. Les derniers événemens ont montré qu’une agitation presque continuelle règne en Serbie. Une lutte sanglante s’est engagée entre, la Turquie et la Tsèrnagora ; les raïas de l’Hertzégovine ont manifesté par leur turbulence le peu de goût qu’ils ont pour la domination musulmane : enfin, même aux portes de Belgrade, les Serbes et les Ottomans ont échangé des boulets et des balles. Dans les villages de la principauté, une sourde fermentation a, dit-on, plus d’une fois éclaté quand le prince visitait les campagnes. Le cri séditieux : « vive le tsar des Serbes ! » dont on saluait le vassal des sultans, atteste assez que les descendans des soldats de Mischar n’ont pas renoncé à la pensée de prendre leur revanche du désastre de Kossovo ; mais l’impétuosité des aspirations populaires trouve un modérateur dans le gouvernement. Avant de tirer du fourreau le sabre de Tsèrni-George et de Milosch, le prince de Serbie doit se rendre compte des difficultés de l’entreprise. La Turquie n’est plus, sous le puissant protectorat de l’Angleterre, ce qu’elle était au temps de la guerre de l’indépendance. Elle a des armées organisées à l’européenne et des généraux étrangers (il suffit de citer le Slave Omer-Pacha) qui ont fait leurs preuves sur les champs de bataille. Si les Turcs étaient les seuls adversaires des Serbes, ceux-ci pourraient espérer que le despotisme et les mœurs asiatiques, ces énergiques dissolvans, les délivreraient tôt ou tard ; mais les Serbes et les Albanais musulmans, qui ont conservé les habitudes viriles des Européens, sont pour eux des ennemis bien plus redoutables que toutes les armées ottomanes. Avec de pareils soldats, la lutte serait terrible, et les Serbes chrétiens sont trop bons juges en fait de bravoure pour pouvoir en douter un seul instant.

En attendant que la principauté croie le moment venu d’arborer l’étendard des tsars de Serbie, elle ne doit pas oublier qu’il y a pour elle plusieurs moyens de gagner les sympathies de l’Europe et de grandir dans l’ordre politique. La race slave a fait ses preuves de bravoure ; ce sont maintenant des gages d’une autre nature qu’il lui faut donner au monde civilisé. Les Germains ont eu la gloire d’accomplir la réforme et de commencer le mouvement philosophique dont ils ont, de notre temps, repris la direction. Les Latins sont justement fiers de la renaissance et des grands jours de 1789. L’heure est arrivée pour les Slaves de sortir, à leur tour, des langes du moyen âge et d’aider le progrès général de la civilisation. Ils n’ont, pour agir, qu’à s’inspirer du génie sympathique et civilisateur de la France, de l’esprit pratique et libéral de l’Angleterre, de la noble ardeur scientifique de l’Allemagne : triple ferment d’émulation qui saura exciter leur cœur martial et leur donner cette force, sûre d’elle-même, qui au besoin transporte des montagnes.


DORA D’ISTRIA.

  1. Herder chercha dans le recueil fort incomplet du franciscain Katchitch les matériaux du premier volume de ses Volksliedern, et Goethe, ayant trouvé dans le Voyage en Dalmatie, publié en 1774 par Fortis, le chant connu sous ce nom : la Femme de Hassan-Aga, ne dédaigna pas de le traduire. Un écrivain né dans un village de la Serbie publia en 1815 à Vienne un spécimen de sa poésie nationale, et quelques années après (1823-34), à Leipzig, les Narodné serbské pésmé (poésies nationales serbes), dont une seconde édition (3 vol. in-8o) a paru à Vienne de 1841 à 1846. L’Europe lettrée, trop ignorante de la langue serbe, ne sentit l’importance de cette publication que grâce à la remarquable traduction qu’en fit, sous le nom de Talvi, Mlle Thérèse Jacob, aujourd’hui mistress Robinson, Cette traduction (sevbische Lieder, Halle, 1826), à laquelle il est bon de comparer l’ouvrage allemand plus récent de Kapper, Chants populaires des Serbes (Leipzig 1852), servit à Mme Élise Voïart pour ses Chants populaires des Serviens (Paris 1834). En 1836, un écrivain dalmate, M. Tommaseo, donnait une large part aux « chants illyriens » dans sa belle collection des Canti popolari (Venise 1839). Beaucoup plus tard, un Français, M. Dozon, vice-consul à Mostar, traduisait avec talent, sur les originaux, les Poésies populaires serbes, que sir John Browning, de son côté, faisait passer dans la langue anglaise. Enfin un poète serbe de la Bosnie, l’auteur des Serbianka, M. Siméon Miloutinovitch, avait publié à Leipzig, dès 1837, les Chants populaires des Monténégrins et des Serbes de l’Hertzégovine, recueil qui complète la publication plus ancienne de M. Czelakovsky, Chants populaires de toutes les tribus slaves (Prague 1822-27), où se trouvent les poésies bulgares. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié non plus les pages consacrées à la Serbie et à ses légendes par M. Cyprien Robert, notamment dans son étude sur la Poésie slave au dix-neuvième siècle (1er avril 1854).
  2. Malgré les travaux de Lelewel, de Kollar, de Schafarik, de Maciojowski et de Kamsich, la « science du mythe slave » est bien loin d’être complète. Les Slaves ne possèdent point de recueils analogues aux Eddas, qui puissent servir de point de départ pour combler les lacunes ; en outre ils n’ont pas l’ardeur scientifique ni l’esprit investigateur de l’Allemagne. Quoique M. Karadjich ait ajouté à sa collection de chants d’autres publications intéressantes, telles que les Proverbes serbes (Vienne 1849, 2e édit.) et les Contes populaires serbes (ibid. 1853), contes traduits en allemand par sa fille, la Slavie méridionale attend encore, ainsi que les autres contrées de la péninsule orientale, les hommes qui appliqueront à ses antiques traditions les procédés féconds de la science occidentale. La critique doit donc se borner à signaler, à l’aide des pesmas, les traits principaux du mythe serbe.
  3. Voyez sur Fallmerayer la Revue du 1er novembre 1862.
  4. Kossovo ou Koçovo, « champ du merle, » de koç, merle. Le mot allemand Amselfeld a la même signification.
  5. Le nom de Milosch était destiné à jouer un grand rôle dans les annales des Serbes, car outre Milosch Obilitch nous y trouvons encore Milosch Stoïtchévitch, un des officiers de Tsèrni-George, qui, ne craignant « ni sultans ni vizirs, » brille aux premiers rangs parmi les chefs vantés par les chantres de Mischar, ce Marathon de la Serbie ; le Tsèrnagorste Milosch, fils d’Obren-Beg, « de cœur vaillant et de haute apparence ; » enfin Milosch Ier Obrénovitch, qui devait affranchir son pays du joug des Turcs. S’il faut en croire les pesmas, aucun de ces chefs n’aurait eu les grandes qualités de Milosch Obilitch, dont le caractère réellement chevaleresque prouverait seul que l’idéal du guerrier chrétien n’était pas inconnu aux Slaves méridionaux.
  6. D’après une coutume très ancienne, qui n’a pas disparu de la principauté de Serbie, chaque rodja, — MM. Grouïtch et Yankovitch ont prouvé que ce mot a chez les Serbes le sens de la gens des Romains, — a, outre les patrons des membres qui la composent, un patron commun qu’elle fête avec certaines cérémonies, et c’est ce qu’on appelle célébrer « la gloire » de ce patron.