La Nouvelle Espérance/III/4

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IV


Sabine passa simplement la soirée qui suivit, pendant laquelle, rentrée chez elle, elle dut s’habiller en hâte et recevoir les amis qui venaient dîner.

Pas un instant pendant son trajet en voiture, au tintement des vitres cahotées, ni maintenant, au milieu des choses habituelles, elle ne se dit qu’elle avait un amant.

Comment cette formule brusque et déconcertante, cette phrase d’audace et de défi, se fût-elle appliquée à un acte si inévitable et si tendre, qu’il semblait avoir été le long souhait du destin ?

Tandis qu’elle s’occupait de ses amis, qu’elle parlait et riait avec tous ses gestes coutumiers, elle sentait un grand repos détendre son esprit, un orgueil haut et joyeux emplissait son cœur, et son âme prenait enfin la forme des fleurs accomplies. Son passé était consolé en elle. Seule l’absence d’Henri la troublait un peu, sa présence lui eût donné plus de sécurité.


Presque tous les soirs, avant cinq heures, elle hélait une voiture, s’y jetait et se rendait à l’atelier de Philippe Forbier. Paris, dans les ténèbres bleues, lui semblait petit, et tout l’univers facile. Elle connaissait les détails du chemin. La rue de l’Ancienne-Comédie qui la rapprochait de la demeure de Philippe lui paraissait déjà voluptueuse.

Elle arrivait quelquefois la première et attendait un instant. Elle aimait cette attente qui lui donnait l’impression qu’elle ne pourrait pas la supporter longtemps, et que tout à l’heure, ouvrant la porte, son ami la trouverait abattue contre la table, vraiment morte d’impatience. Et la porte s’ouvrait. Philippe paraissait. Madame de Fontenay le regardait de loin, les yeux clignés, comme on regarde, au réveil, l’entrée du jour dans la chambre… Puis un choc violent les portait l’un contre l’autre. Sabine riait fixement. Son corps s’emplissait d’un rêve houleux, défaillant et doux ; elle disait que, quand elle était petite, la balançoire trop rapide où on la mettait, faisait autour d’elle ces coupures de l’air, lui donnait les mêmes accablants transports.

Ils marchaient, s’asseyaient sans pouvoir désunir leurs mains.

La volonté qu’ils avaient l’un de l’autre semblait répandue et entière en chaque partie de leur être. Ils n’eussent pas pu détourner leur tête, ni leurs yeux, ni respirer l’air ailleurs que sur eux-mêmes…

Le poêle, qui rougeoyait aux fentes, soufflait une chaleur compacte comme de la vapeur. Il y avait un grand silence. Sabine, hallucinée, croyait encore, par moments, entendre monter du dehors le bruit pointu des scies sur la pierre. Elle était heureuse et morte. Elle pleurait quelquefois, enivrée, les mains lasses, les cheveux défaits. Elle se sentait étouffer comme si elle avait avalé du bonheur… Quelques objets rayonnaient à ses yeux. Une pendule avec une muse en bronze noir lui semblait goûter elle-même un plaisir éternel.

Six heures sonnaient, et la tristesse, l’angoisse de la dernière heure courte étreignaient Sabine.

Dans l’ombre de la pièce qui avait une odeur d’eau, de gouache et d’essence, la tête renversée contre Philippe, elle lui parlait dans la manière de la plainte et de l’amour. Leurs pensées se tendaient et leurs sensibilités se brisaient dans les mêmes instants ; ils étaient admirablement accordés l’un pour l’autre.

Quand ils causaient ensemble de Tolède qu’aucun d’eux ne connaissait, mais qu’ils désiraient, il y avait de la détresse dans leur regard.

— Mon Dieu, disait Sabine, comme le désir nous fait mal, et à moi plus qu’à vous !

Philippe Forbier joignait à un sentiment robuste, vigoureux et passionné de la vie, une sensibilité aiguë et tendre, qui pourtant donnait le sentiment de la force et de la résistance.

C’était ce qu’il avait de si singulier dans l’ esprit, cette possibilité d’allonger et d’effiler la sensation, sans la briser, jusqu’à la plus fine courbure.

Ils étaient éternellement curieux l’un de l’autre. Philippe demandait à la jeune femme comment elle l’avait aimé. Elle répondait :

— La première fois que je vous ai vu, j’ai eu envie de m’asseoir contre vous, de pleurer et de m’endormir.

Et puis elle lui disait :

— Vous êtes toute l’intelligence ; j’ai toujours voulu tout et vous me l’avez donné. J’aime que, sachant la vie avec une si sèche exactitude, il monte continuellement de vous une tristesse et un désir qui refont de la buée sur les choses… Vous êtes pour moi l’ouvrier de l’infini. L’autre soir, dans le beau jardin du Luxembourg, quand vous étiez debout, et que vous parliez et que vous bougiez au moment du crépuscule, il me semblait qu’une de vos mains baissait le jour, et que l’autre ouvrait les grilles d’argent de la nuit…

Elle lui parlait quelquefois avec une sombre colère du sentiment qu’elle éprouvait pour lui.

— Je suis hantée de vous, – lui disait-elle, le front crispé, – et l’univers n’est que vous autour de vous : jusqu’où faut-il que j’étende les bras pour vous avoir tout entier ?…

D’autres fois, elle le regardait lourdement, d’un air de se gorger de joie et elle lui demandait :

— N’êtes-vous pas ivre d’être vous-même ?…

Penché sur elle, Philippe lui répondait à voix basse comme il en avait l’habitude ; la forme de ses phrases tenait de la confidence et du soupir. Ses paroles étaient si tièdes, si sensibles, qu’elles semblaient des choses de chair, et il semblait aussi qu’une vague intérieure les eût amenées au bord de sa vie.

Quelquefois, madame de Fontenay allait surprendre Philippe Forbier chez lui, dans sa maison, rue de Tournon, où il travaillait et où elle l’avait connu d’abord. Elle tenait des volumes sous le bras afin d’avoir un prétexte à le demander, sans intriguer le serviteur qui lui ouvrait la porte.

Elle le trouvait écrivant, et la peur qu’elle avait tout de même de le déranger quand il ne l’attendait pas la rejetait aux tremblantes délices de ses premières venues.

Un jour, comme elle regardait les feuillets qui traînaient sur la table de Philippe, il lui expliqua le plan du livre qu’il écrivait sur l’Imagination et ce qu’il y aurait dans cet ouvrage.

Elle écoutait avec ce battement des paupières qui donnait bien le mouvement de l’absorption ; et puis elle disait que cela ne la satisfaisait pas, et ils riaient ensemble.

— Je vais vous dire, commençait-elle, – elle lui disait « vous » le plus souvent, – je vais vous dire…

Et elle racontait alors tout ce qu’elle savait de l’imagination, de son imagination à elle.

Philippe lui répondait, ravi, reposé d’exactitude, de recherches et d’effort :

— Comme tout cela est beau, et plus beau que ce que je sais, et plus vrai aussi !…

Chacun sentait qu’il voyait l’autre au travers de la même étonnante lumière.

Philippe regardait la jeune femme avec un éblouissement doux, et, par moments, avec des yeux aigus, arides et sifflants.

Il était jaloux, jaloux et peureux qu’elle fût elle-même.

Madame de Fontenay aimait à sentir cela. Elle prenait alors des attitudes vagues et lointaines.

Elle épinglait sur sa tête son chapeau plein d’ombre, que Philippe détestait, parce qu’il lui semblait que ce chapeau la rendait aux autres, aux gens de la rue, à tous ceux qui passaient et la verraient ; et puis elle se mettait à marcher lentement le long de la table, avec des mouvements glissants, mous et onduleux, comme en ont les tanches dorées aux profondeurs des eaux limpides…

Il lui saisissait les bras.

— Ah ! Sabine bien-aimée, lui disait-il, tu es jeune, je suis plus âgé que toi. Pourquoi ne t’ai-je pas eue au moment si fort de ma vie ?…

Il disait cela, le front enfoui dans la joue et les cheveux de la jeune femme, pour étouffer ces mots qui lui faisaient à lui-même trop de mal, et comme s’il eût voulu parler seulement à la chair douce de son amie.

Mais Sabine passionnée murmurait :

— Tais-toi, il y a plus de choses dans ta mémoire que dans tout l’univers plein de soleil ; ta mémoire me donne le sentiment de l’ivresse et de la peur.

Philippe reprenait :

— Tu es trop jeune, tu t’en iras…

— Ah ! s’écriait Sabine, l’avenir, la mort, la vie, qu’est-ce que cela fait ? Ils n’aiment pas assez ceux à qui cela ne suffit pas d’aimer peu de temps ! Le jour où je pouvais encore choisir de venir ou de ne pas venir chez toi, le jour grave, quand on m’aurait dit que tu allais partir ensuite, me quitter, mourir, je serais venue tout de même, parce qu’il n’y a pas d’avenir, il n’y a que le présent, toujours le présent…

Philippe répétait avec un regard de douleur inconsolable :

— Tu t’en iras un jour, démente, chère démente ; je ne sais ce qu’il y aura, mais il y aura du malheur dans cet amour.

— Ne vous tourmentez pas, interrompait Sabine. Quelle folie de vous tourmenter ! S’il y a quelque peine, ce sera pour moi, croyez-moi, cela a toujours été pour moi ; la douleur va à ceux qui en ont l’habitude.

Il se fâchait.

— Comment serait-ce toi qui souffrirais puisque je t’adore, qu’à vingt ans même je n’eusse pu aimer que toi, et que tu es la fin divine de ma vie…

De retour chez elle, Sabine passait des soirées voluptueuses.

Par instants, Henri, Pierre, Jérôme, Marie lui semblaient soudain éclairés d’un contentement singulier.

— C’est parce que je l’ai vu… pensait-elle, je rapporte quelque chose de lui sur moi, et c’est cela qui, sans qu’ils le sachent, les rend heureux.

Elle attribuait à Philippe Forbier une puissance mystérieuse.

Elle obligeait Jérôme à jouer au piano la mort d’Iseult ; elle se jetait sur le canapé, s’y tenait de côté, les genoux ramassés contre elle, les bras fermés ; elle semblait souffrir, comme si elle se blessait à serrer la forme dure de son rêve.

Tout son être se creusait d’un désir infini. Elle aspirait le souvenir des baisers de Philippe ainsi qu’une admirable boisson acide et glacée. Par moments la musique trop forte la tuait ; alors elle soupirait ardemment. Elle buvait le vertige comme ceux qui se noient boivent la vague : du cri de toute la bouche et des poumons.