Poésie (Leconte de Lisle)

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Poésie (Leconte de Lisle)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 89 (p. 937-944).

I.


LA PAIX DES DIEUX


Or, le Spectre dardait ses rigides prunelles
Sur l’Homme de qui l’âme errait obscurément,
Dans un âpre désir des Choses éternelles,
Et qui puisait la vie en son propre tourment.

Et l’Homme dit : — Démon ! qui hantes mes ténèbres,
Mes rêves, mes regrets, mes terreurs, mes remords,
Ô spectre, emporte-moi sur tes ailes funèbres
Hors de ce monde, loin des vivans et des morts.

Loin des globes flottant par l’Étendue immense
Où le torrent sans fin des soleils furieux
Roule ses tourbillons de flamme et de démence,
Démon ! emporte-moi jusqu’au Charnier des Dieux.

Oh ! loin, loin de la Vie aveugle où l’esprit sombre
Avec l’amas des jours stériles et des nuits,
Ouvre-moi la Cité du silence et de l’ombre,
Le sépulcre muet des Dieux évanouis.


Dorment-ils à jamais, ces Maîtres de la Terre
Qui parlaient dans la foudre au monde épouvanté
Et siégeaient pleins d’orgueil, de gloire et de mystère ?
Se sont-ils engloutis dans leur éternité ?

Où sont les Bienheureux, Princes de l’harmonie,
Chers à la sainte Hellas, toujours rians et beaux,
Dont les yeux nous versaient la lumière bénie
Qui semble errer encor sur leurs sacrés tombeaux ?

Ô Démon ! Mène-moi d’abîmes en abîmes
Vers ces Proscrits en proie aux siècles oublieux,
Qui se sont tus, scellant sur leurs lèvres sublimes
Le mot qui fit jaillir l’univers dans les cieux.

Vois ! Mon âme est semblable à quelque morne espace
Où, seul, je m’interroge, où je me réponds seul,
Et ce monde sans cause et sans terme où je passe
M’enveloppe et m’étreint comme d’un lourd linceul. —

Alors, le Compagnon vigilant de ses rêves
Lui dit : — Reste, insensé ! Tu plongerais en vain
Au céleste océan qui n’a ni fond ni grèves,
C’est dans ton propre cœur qu’est le Charnier divin.

Là sont tous les Dieux morts, anciens songes de l’Homme,
Qu’il a conçus, créés, adorés et maudits,
Évoqués tour à tour par ta voix qui les nomme
Avec leurs vieux enfers et leurs vieux paradis.

Contemple-les au fond de ce cœur qui s’ignore,
Chaud de mille désirs, glacé par mille hivers,
Où, dans l’ombre éternelle et l’éternelle aurore
Fermente, éclate et meurt l’illusoire univers.

Regarde-les passer, ces spectrales Images
De peur, d’espoir, de haine et de mystique amour,
À qui n’importent plus ta foi ni tes hommages.
Mais qui te hanteront jusques au dernier jour. —


Et l’Hôte intérieur qui parlait de la sorte,
Au gouffre ouvert de l’âme et des temps révolus
Évoqua lentement, dans leur majesté morte,
Les apparitions des Dieux qui ne sont plus.

Et l’Homme se souvint des jours de sa jeunesse,
Des heures de sa joie et des tourmens soufferts,
Saisi d’horreur, tremblant que le passé renaisse,
Et, forçat libre enfin, pleurant ses premiers fers.

Comme un blême cortège, à travers la nuit noire,
Les Spectres immortels, en un déroulement
Multiplié, du fond de sa vieille mémoire
Passèrent devant lui silencieusement.

Or, il vit Ammon-Râ, ceint des funèbres linges,
Avec ses longs yeux clos de l’éternel sommeil,
Les reins roides, assis entre les quatre singes,
Traîné par deux chacals sur la nef du soleil ;

Puis, tous ceux qu’engendra l’épais limon du Fleuve :
Thoth le Lunaire, Khons, Anubis l’Aboyeur,
Qui pourchassait les morts aux heures de l’Épreuve,
Isis-Hathor, Apis, et Ptâh le Nain rieur ;

Puis, Ceux qui, fécondant l’universelle fange
Par le souffle vital et la vertu du feu,
Firent pleuvoir du ciel les eaux saintes du Gange
Et de la Mer de lait jaillir le Lotus bleu ;

Et tous les Baalim des nations farouches :
Le Molok, du sang frais de l’enfance abreuvé,
Halgâh, Gad et Phégor, et le Seigneur des mouches,
Et sur les Khéroubim le sinistre Iahvé ;

Et, près du Tsébaoth, les Aschéras phalliques,
Et le squammeux Dahak aux trois têtes, dardant,
Telles que six éclairs, ses prunelles obliques,
Un jet de bave rouge au bout de chaque dent ;


Puis, Ahoura-Mazda, la Lumière vivante
D’où les Izeds joyeux sortaient par millions,
Et le sombre Ahrimân, le roi de l’épouvante,
Couronné de l’orgueil de ses rébellions ;

Puis, Aschour et Nergal, Bel dans sa tour de briques ;
Et Ceux des monts, des bois obscurs et de la mer :
Hu-ar-Braz et Gwidhôn, et les Esprits kymriques ;
Puis, les Dieux que l’Aztèke engraissait de sa chair ;

Et les Ases, couchés sur les neiges sans bornes :
Odin, Thor et Freya, Balder le Désiré,
Qui devait s’éveiller aux hurlemens des Nornes,
Quand ta fille jalouse, Ymer ! aurait pleuré ;

Puis, les divins amis de la Race choisie,
Les Immortels subtils en qui coulait l’Ikhor,
Héroïsme, Beauté, Sagesse et Poésie,
Autour du grand Kronide assis au Pavé d’or ;

Enfin, dans le brouillard qui monte et le submerge,
Pâle, inerte, roidi du crâne à ses pieds froids,
Le blond Nazaréen, Christ, le Fils de la vierge,
Qui pendait, tout sanglant, cloué nu sur sa croix.

Et l’Homme cria : — Dieux, déchus de vos empires,
Ô Spectres, ô Splendeurs éteintes, ô Bourreaux
Et Rédempteurs, vous tous, les meilleurs et les pires,
Ne revivrez-vous plus pour des siècles nouveaux ?

Vers qui s’exhaleront les vœux et les cantiques
Dans les temples déserts ou sur l’aile des vents ?
À qui demander compte, ô Rois des jours antiques,
De l’angoisse infligée aux morts comme aux vivants ?

Vous en qui j’avais mis l’Espérance féconde,
Contre qui je luttais, fier de ma liberté,
Si vous êtes tous morts, qu’ai-je à faire en ce monde,
Moi, le premier croyant et le vieux révolté ? —


Et l’Homme crut entendre, alors, dans tout son être,
Une voix qui disait, triste comme un sanglot : —
Rien de tel, jamais plus, ne doit revivre ou naître ;
Les Temps balayeront tout cela flot sur flot.

Rien ne te rendra plus la foi ni le blasphème,
La haine ni l’amour, et tu sais désormais,
Éveillé brusquement en face de toi-même,
Que ces spectres d’un jour c’est toi qui les créais.

Mais, va ! Console-toi de ton œuvre insensée,
Bientôt ce vieux mirage aura fui de tes yeux,
Et tout disparaîtra, le monde et ta pensée,
Dans l’immuable paix où sont rentrés tes Dieux.


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II.


LE LAC.



C’est une mer, un Lac blême, maculé d’îles
Sombres, et pullulant de vastes crocodiles
Qui troublent l’eau sinistre et qui claquent des dents.
Quand la nuit morne exhale et déroule sa brume,
Un brusque tourbillon de moustiques stridents
Sort de la fange chaude et de l’herbe qui fume,
Et dans l’air alourdi vibre par millions ;
Tandis que, çà et là, panthères et lions,
À travers l’épaisseur de la broussaille noire,
Gorgés de chair vivante, et le mufle sanglant,
À l’heure où le désert sommeille, viennent boire ;
Les unes, en rasant la terre, et miaulant
De soif et de plaisir, et ceux-ci d’un pas lent,
Dédaigneux d’éveiller les reptiles voraces,
Ou d’entendre, parmi le fouillis des roseaux,
L’hippopotame obèse aux palpitans naseaux,
Qui se vautre, et qui ronfle, et de ses pattes grasses
Mêle la vase infecte à l’écume des eaux.

Loin du bord, du milieu des roches erratiques,
Solitaire, dressant au ciel son large front,
Quelque vieux baobab, témoin des temps antiques,
Tord les muscles noueux de l’immuable tronc,
Et prolonge l’informe ampleur de sa ramure
Qu’aucun vent furieux ne courbe ni ne rompt,
Mais qu’il emplit parfois d’un vague et long murmure.
Et sur le sol visqueux hérissé de blocs lourds,
Saturé d’acre arôme et d’odeurs insalubres,
Sur cette mer livide et ces îles lugubres,
Sans relâche et sans fin, semble planer toujours
Un silence de mort fait de mille bruits sourds.


__________



III.


L’AIGU BRUISSEMENT…



L’aigu bruissement des ruches naturelles,
Parmi les tamarins et les manguiers épais,
Se mêlait, tournoyant dans l’air subtil et frais,
À la vibration lente des bambous grêles
Où le matin joyeux dardait l’or de ses rais.

Le vent léger du large, en longues nappes roses
Dont la houle indécise avivait la couleur,
Remuait les maïs et les cannes en fleur,
Et caressait au vol, des vétivers aux roses,
L’oiseau bleu de la vierge et l’oiselet siffleur.

L’eau vive qui filtrait sous les mousses profondes
À l’ombre des safrans sauvages et des lis,
Tintait dans les bassins d’un bleu céleste emplis,
Et les ramiers chanteurs et les colombes blondes
Pour y boire ployaient leurs beaux cols assouplis.

La mer calme, d’argent et d’azur irisée,
D’un murmure amoureux saluait le soleil ;
Les taureaux d’Antongil, au sortir du sommeil,
Haussant leurs mufles noirs humides de rosée,
Mugissaient doucement vers l’orient vermeil.


Tout n’était que lumière, amour, joie, harmonie ;
Et moi, bien qu’ébloui de ce monde charmant,
J’avais au fond du cœur comme un gémissement,
Un douloureux soupir, une plainte infinie,
Très lointaine et très vague et triste amèrement.

C’est que devant ta grâce et ta beauté, Nature !
Enfant qui n’avais rien souffert ni deviné,
Je sentais croître en moi l’homme prédestiné,
Et je pleurais, saisi de l’angoisse future,
Épouvanté de vivre, hélas ! et d’être né.


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IV.


SUR LE PITON DES NEIGES.



La lumière s’éveille à l’orient du monde.

Elle s’épanouit en gerbes, elle inonde,
Dans la limpidité transparente de l’air,
Le givre des hauts pics d’un pétillant éclair.
Au loin, la mer immense et concave se mêle
À l’espace infini d’un bleu léger comme elle,
Où, s’enlaçant l’un l’autre en leur cours diligent,
Sinueux et pareils à des fleuves d’argent,
Les longs courans du large aux sources inconnues
Étincellent et vont se perdre au fond des nues ;
Tandis qu’à l’occident où la brume s’enfuit,
Comme un pleur échappé des yeux d’or de la nuit,
Une étoile, là-bas, tombe dans l’étendue
Et palpite un moment sur les flots suspendue.

Mais sur le vieux Piton, roi des monts ses vassaux,
Hôte du ciel, seigneur géant des grandes Eaux,
Qui dresse, dédaigneux du fardeau des années,
Hors du gouffre natal ses parois décharnées,
Un silence sacré s’épand de l’aube en fleur.

Jamais le Pic glacé n’entend l’oiseau siffleur
Ni le vent du matin empli d’odeurs divines
Qui rit dans les palmiers et les fraîches ravines,
Ni, parmi le corail des antiques récifs,
Le murmure rêveur et lent des flots pensifs,
Ni les vagues échos de la rumeur des hommes.
Il ignore la Vie et le peu que nous sommes,
Et, calme spectateur de l’éternel réveil,
Drapé de neige rose il attend le Soleil.


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V.


LA JOIE DE SIVA.



Les siècles, où les Dieux, dès longtemps oubliés,
Par millions, jadis, se sont multipliés ;
Les innombrables jours des aurores futures
Qui luiront sur la Vie et ses vieilles tortures,
Et qui verront surgir, comme des spectres vains,
Des millions encore d’Éphémères divins ;
Et l’âge immesuré des astres en démence
Dont la poussière d’or tournoie au Vide immense,
Pour s’engloutir dans l’ombre infinie où tout va ;
Tout cela n’est pas même un moment de Siva !
Et quand l’Illusion qui conçoit et qui crée,
Stérile, aura tari sa matrice sacrée
D’où sont nés l’homme antique et l’univers vivant ;
Quand la terre et la flamme et la mer et le vent,
Et la haine et l’amour et le désir sans trêve,
Les larmes et le sang, le mensonge et le rêve,
Et l’éblouissement des soleils radieux
Dans la Nuit immobile auront suivi les Dieux ;
Se faisant un collier de béantes mâchoires
Qui s’entre-choqueront sur ses épaules noires,
Siva, dansant de joie, ivre de volupté,
Ô Mort, te chantera dans ton éternité !


Leconte de Lisle.