Crainquebille, Putois, Riquet et plusieurs autres récits profitables/La Pierre gravée
LA PIERRE GRAVÉE
J’étais venu chez lui à midi, comme il m’en avait prié. Pendant le déjeuner, dans cette salle à manger aussi longue qu’une nef d’église, où il a rassemblé un trésor d’orfèvreries anciennes, je le trouvai non point triste, mais songeur. Çà et là reparaissait dans ses propos la vive élégance de son esprit. Parfois un mot révélait ses goûts artistes, d’une si rare finesse, ou ses ardeurs sportives que n’a point calmées la terrible chute de cheval dont il eut la tête fendue. Mais ses idées s’arrêtaient court. Les unes après les autres, elles donnaient, eût-on dit, contre une barre.
De cette conversation assez fatigante à suivre, je retins seulement qu’il venait d’envoyer une paire de paons blancs à son château de Raray, et que, sans motif, il négligeait depuis trois semaines ses amis, délaissait même les plus intimes, M. et Mme N***. Évidemment il ne m’avait pas fait venir pour entendre des confidences de cette sorte. En prenant le café, je lui demandai ce qu’il avait à me dire. Il me regarda un peu surpris :
— J’avais quelque chose à te dire ?
— Dame ! tu m’as écrit : « Viens déjeuner demain avec moi. Je voudrais te parler. »
Comme il se taisait, je tirai de ma poche la lettre et la lui montrai. L’adresse était écrite de sa jolie écriture vive, un peu brisée. Il y avait sur l’enveloppe un cachet de cire violette.
Il effleura son front du doigt.
— Je me rappelle. Fais-moi le plaisir de passer chez Féral. Il te montrera une esquisse de Romney, une jeune femme : des cheveux d’or, dont le reflet lui dore le front et les joues… Des prunelles d’un bleu sombre qui lui bleuissent tout l’orbite de l’œil… La fraîcheur chaude de la peau… C’est délicieux. Mais un bras en baudruche. Enfin vois et tâche de savoir si…
Il s’interrompit. Et la main sur le bouton de la porte :
— Attends-moi. Je vais passer une jaquette. Nous allons sortir ensemble.
* *
Resté seul dans la salle à manger, je m’approchai d’une fenêtre et je regardai le cachet de cire violette plus attentivement que je n’avais fait encore. C’était l’empreinte d’une intaille antique représentant un satyre qui soulevait les voiles d’une nymphe endormie au pied d’un cippe, sous un laurier, sujet cher aux peintres et aux graveurs sur pierre de la belle époque romaine. Cette réplique me parut excellente. La pureté du style, l’incomparable sentiment de la forme, l’harmonie de la composition faisaient de cette scène grande comme l’ongle une composition vaste et puissante.
J’étais sous le charme, quand mon ami se montra par la porte entrebâillée.
— Allons ! viens !
Il avait son chapeau sur la tête et semblait pressé de sortir.
Je lui fis compliment de son cachet.
« Je ne te connaissais pas cette admirable pierre. »
Il me répondit qu’il l’avait depuis peu de temps, depuis six semaines environ. C’était une trouvaille.
Il la tira de son doigt, où il la portait montée en bague, et me la tendit.
On sait que les pierres gravées de ce beau style classique sont pour la plupart des cornalines. Je fus donc un peu surpris de voir une gemme mate, d’un violet sombre.
— Tiens ! m’écriai-je, une améthyste.
— Oui, une pierre triste, n’est-ce pas, et qui porte malheur. Crois-tu que celle-ci soit antique ?
Il fit apporter une loupe. Le verre grossissant me permit de mieux admirer le modelé des creux. C’était, à n’en point douter, un chef-d’œuvre de la glyptique grecque, aux premiers temps de l’Empire, je n’avais rien vu de plus beau au musée de Naples, où pourtant sont rassemblées tant de pierres. On distinguait à la loupe, sur le cippe, l’emblème si souvent figuré sur les monuments consacrés à des sujets du cycle de Bacchus. Je lui en fis la remarque.
Il haussa les épaules et sourit. La pierre était montée à jour. Je m’avisai d’en examiner l’avers et je fus très surpris d’y voir des signes tracés avec une maladresse choquante et qui dataient évidemment d’une époque très postérieure à celle de l’intaille. Ils offraient quelque ressemblance avec les gravures de ces abraxas bien connus des antiquaires, et malgré mon inexpérience, je crus reconnaître des signes magiques. C’était aussi la croyance de mon ami.
— On prétend, dit-il, que c’est une formule cabalistique, des imprécations qui se retrouvent dans un poète grec…
— Lequel ?
— Je ne les distingue pas bien.
— Théocrite.
— Théocrite, peut-être. »
À la loupe, je lus distinctement un groupe de quatre lettres :
« Cela ne fait pas un nom », dit mon ami.
Je lui fis observer qu’en grec cela faisait :
Et je lui rendis la pierre, qu’il contempla longuement dans une sorte de stupeur et qu’il remit ensuite à son doigt. Puis :
— Partons, me dit-il vivement, partons. Où vas-tu, toi ?
— Du côté de la Madeleine. Et toi ?
— Moi… où vais-je donc, moi ?… Parbleu ! je vais chez Gaulot voir un cheval qu’il ne veut pas acheter avant que je l’aie examiné. Tu sais que je suis maquignon, et même un peu vétérinaire. Je suis aussi brocanteur, tapissier, architecte, horticulteur et au besoin coulissier. Mais, mon ami, je roulerais tous les juifs, si ce n’était pas si fatigant. »
Nous descendîmes le faubourg, et mon ami se mit à marcher d’une allure qui contrastait avec sa nonchalance habituelle. Bientôt son pas devint si rapide que j’avais peine à le suivre. Une femme, assez bien habillée, était devant nous. Il me la fit remarquer.
— Le dos est rond et la taille un peu lourde. Mais regarde la cheville. Je suis sûr que la jambe est charmante. Vois-tu ? les chevaux, les femmes, tous les beaux animaux sont construits de même. Leurs membres, gros et arrondis dans les parties charnues, vont s’amincissant vers les jointures, où se montre la finesse des os. Regarde-la, cette femme, au-dessus de la taille, ce n’est rien du tout. Mais descends. Comme la forme est libre et puissante, tiens ! on la voit se déplacer par belles masses bien équilibrées. Et le bas de la jambe, comme il est fin. Je suis sûr que le jarret est svelte et nerveux, et que c’est vraiment une très jolie chose.
Et il ajouta, avec cette sagesse qu’il avait bien acquise et qu’il communiquait volontiers :
— Il ne faut pas tout demander à une femme, et l’on doit prendre l’exquis où il se trouve. C’est bigrement rare l’exquis !
Tout aussitôt, par une mystérieuse association d’idées, il souleva la main gauche pour regarder son intaille. Je lui dis :
— Tu as remplacé par cette merveilleuse bacchanale tes armoiries, le petit arbre ?
— Ah ! oui, le hêtre, le fau de Du Fau. Mon arrière-grand-père était, en Poitou, sous Louis XVI, ce qu’on appelait un homme noble, c’est-à-dire notable roturier. Il devint par la suite membre du club révolutionnaire de Poitiers et acquéreur de biens nationaux, ce qui m’assure aujourd’hui l’amitié des princes et le rang d’aristocrate dans notre société d’israélites et d’américains. Pourquoi ai-je abandonné le fau de Du Fau ? Pourquoi ? Il valait presque le chêne de Duchesne de la Sicotière. Et je l’ai échangé contre la bacchanale, le laurier stérile et le cippe emblématique.
Au moment où il prononçait ces paroles avec une emphase railleuse, nous atteignîmes l’hôtel de son ami Gaulot, mais Du Fau ne s’arrêta pas devant les deux marteaux de cuivre en forme de Neptune, qui reluisent à la porte comme des robinets de baignoire.
— Tu étais si pressé d’aller chez Gaulot ?
Il ne semblait point m’entendre et forçait le pas. Il poussa ainsi d’une haleine jusqu’à la rue Matignon, dans laquelle il s’engagea. Puis brusquement il s’arrêta devant une grande et triste maison à cinq étages. Il se taisait et regardait anxieusement la plate façade de plâtre, percée de nombreuses fenêtres.
— Vas-tu rester longtemps là ? lui demandai-je. Sais-tu que c’est dans cette maison que demeure madame Cère ?
J’étais sûr de l’irriter à ce nom d’une femme dont il avait toujours détesté la fausse beauté, la vénalité célèbre et la sottise éclatante, et qu’on soupçonnait, vieillie et défaite, de voler des dentelles dans les magasins. Mais il me répondit d’une voix faible, presque plaintive :
— Crois-tu ?
— J’en suis sûr. Tiens ! vois aux fenêtres du second ses affreux rideaux, à léopards rouges.
Il hocha la tête.
Madame Cère, oui, je crois, je crois vraiment qu’elle demeure là. Je crois qu’elle est en ce moment derrière un de ces léopards rouges.
Il semblait vouloir lui faire une visite. Je lui en témoignai ma surprise.
— Elle te déplaisait autrefois, quand tout le monde la trouvait belle et décorative, quand elle inspirait des passions fatales et des amours tragiques. Tu disais : « Ce ne serait que le grain de sa peau, cette femme m’inspirerait un dégoût insurmontable. Mais il y a encore sa taille plate et ses gros poignets. » Maintenant, dans la ruine de toute sa personne, découvres-tu un de ces petits coins exquis dont tu disais tout à l’heure qu’il fallait se contenter ? Qu’est-ce que tu penses de la finesse de sa cheville et de la noblesse de son âme ? Une grande haquenée, sans poitrine ni cuisses, qui jetait en entrant dans un salon un regard tout autour de la tête et par ce simple moyen attirait à elle la foule des imbéciles et des vaniteux, qui se ruinent pour des femmes qui ne peuvent pas se déshabiller.
Je m’arrêtai, un peu honteux d’avoir ainsi parlé d’une femme. Mais celle-là avait donné des preuves si abondantes de son horrible méchanceté, que j’avais pu céder au sentiment défavorable qu’elle inspire. En vérité, je ne me serais pas exprimé de cette façon si je n’avais connu son mauvais cœur et sa perfidie. D’ailleurs j’eus la satisfaction de m’apercevoir que Du Fau n’avait pas entendu un seul mot de ce que j’avais dit.
Il se mit à parler comme en dedans de lui-même.
— Que j’aille chez elle ou que je n’y aille pas, cela est bien indifférent. Depuis six semaines, je ne peux plus entrer dans un salon sans l’y voir. Des maisons où je ne suis pas allé depuis plusieurs années, et où je retourne, je ne sais pas pourquoi ! De drôles de maisons !
Je le laissai planté devant la porte ouverte, sans m’expliquer l’attrait qui l’y retenait. Que Du Fau, qui avait eu horreur de madame Cère quand elle était belle et avait repoussé les avances de cette dame dans les années d’éclat, la recherchât vieille et morphinée, c’était l’effet d’une dépravation qui me surprenait chez mon ami. J’aurais affirmé qu’une telle erreur des sens est impossible si l’on pouvait établir rien de certain dans le domaine obscur de la pathologie passionnelle.
Un mois plus tard, je quittai Paris sans avoir eu l’occasion de revoir Paul Du Fau. Après quelques jours passés en Bretagne, j’allai voir à Trouville ma cousine B***, qui y était installée avec ses enfants. La première semaine de mon séjour au chalet des Alcyons se passa à donner des leçons d’aquarelle à mes nièces, à faire des armes avec mes neveux et à entendre ma cousine jouer du Wagner.
Le dimanche matin, j’accompagnai ma famille à l’église et j’allai pendant la messe faire un tour dans la ville. En suivant la rue bordée de boutiques de jouets et de magasins de bric-à-brac, qui descend à la plage, je vis devant moi madame Cère. Elle allait vers les cabines, seule, molle, abandonnée. Elle traînait les pieds comme si elle eût été chaussée de savates. Sa robe, pauvre et fripée, n’avait pas l’air de lui tenir sur le corps. Un moment elle se retourna. Ses yeux creux, sans regard, et sa bouche pendante me firent peur. Tandis que les femmes lui jetaient des regards de côté, elle allait, morne, indifférente.
Visiblement, la pauvre femme était empoisonnée de morphine. Au bout de la rue elle s’arrêta devant l’étalage de Mme Guillot, et, de sa longue main maigre, se mit à tâter les dentelles. Dans ce moment, son regard avide me fit songer à ce qu’on disait de ses mauvaises histoires dans les grands magasins. La grosse Mme Guillot, qui reconduisait des clientes, parut à la porte. Et Mme Cère, lâchant les dentelles, reprit sa marche désolée vers la plage.
— Vous ne m’achetez plus rien ! Quel mauvais client vous faites ! me cria Mme Guillot en m’apercevant. Venez voir des boucles et des éventails que mesdemoiselles vos nièces ont trouvés très jolis. Elles embellissent bien, ces demoiselles !
Puis elle regarda Mme Cère qui s’éloignait et elle secoua la tête comme pour dire :
— Hein ? n’est-ce pas malheureux.
Il me fallut choisir des boucles de strass à l’intention de mes nièces. Pendant que la marchande me faisait un petit paquet, je vis à travers la vitre Du Fau qui descendait à la plage. Il marchait très vite, l’air soucieux. Comme il portait ses ongles à ses dents, à la manière des gens inquiets, je vis qu’il avait au doigt l’améthyste.
Cette rencontre me surprit d’autant plus que Du Fau avait annoncé qu’il allait à Dinard, où il a un chalet, et où il fait courir. J’allai reprendre ma cousine à l’église. Je lui demandai si elle savait que Du Fau était à Trouville. Elle fit signe que oui. Et avec un peu d’embarras
— Notre pauvre ami est bien ridicule. Il ne quitte pas cette femme. Et vraiment…
Elle s’arrêta et reprit :
— Et c’est lui qui la poursuit. C’est inexplicable.
C’est lui qui la poursuivait.
J’en eus, en peu de jours, des preuves certaines. Je le vis sans cesse sur les pas de madame Cère et de M. Cère, dont on ne sait encore s’il est un mari stupide ou complaisant. Son imbécillité l’a sauvé. Il subsiste des doutes sur son infamie. Autrefois, cette femme cherchait éperdument à plaire à Du Fau, qui, volontiers, rend service à des ménages embarrassés et fastueux. Mais Du Fau ne lui cachait pas son antipathie. Il disait devant elle : « Une fausse belle femme est plus fâcheuse qu’une laide. Avec une laide on peut avoir d’agréables surprises. L’autre, c’est le fruit rempli de cendre. » En cette occasion, la force du sentiment élevait la parole de Du Fau au style de l’Écriture sainte. Maintenant, Mme Cère ne faisait pas attention à lui. Devenue indifférente aux hommes, elle ne connaissait plus que sa seringue de Pravaz, et son amie, la comtesse V***. Ces deux femmes ne se quittaient guère, et l’on admettait que leur liaison pouvait être innocente, pour cette raison qu’elles étaient expirantes toutes les deux. Cependant, Du Fau les accompagnait dans des excursions. Je le vis un jour chargé de leurs manteaux et portant en bandoulière l’énorme jumelle marine de M. Cère. Il obtint de se promener en barque avec Mme Cère et toute la plage les lorgna avec une joie pénible.
Il était naturel que, dans cette dépendance, j’eusse peu envie de le fréquenter, et comme il se trouvait constamment dans une sorte d’état de somnambulisme, je quittai Trouville sans avoir échangé dix paroles avec mon malheureux ami, que je laissai livré aux Cère et à la comtesse V***.
Je le retrouvai un soir à Paris, chez ses amis et voisins, les N***, qui reçoivent avec beaucoup de bonne grâce. Je reconnus dans l’arrangement de leur joli hôtel de l’avenue Kléber le goût très délicat de madame N*** et celui de Du Fau, qui s’accordent fort bien ensemble. C’était une réception assez intime dans laquelle Paul Du Fau montrait, comme par le passé, ce tour d’esprit qui lui est propre, cette délicatesse raffinée qui rejoint, on ne sait comment, la brutalité la plus pittoresque. Madame N*** a de l’esprit et l’on cause assez joliment chez elle. Pourtant les premiers propos que j’entendis en entrant étaient d’une ennuyeuse banalité. Un magistrat, M. le conseiller Nicolas, contait longuement l’histoire rebattue de cette guérite dans laquelle tous les factionnaires se suicidaient l’un après l’autre et qu’on dut abattre pour arrêter cette épidémie d’un nouveau genre. En suite de quoi madame N*** me demanda si je croyais aux talismans. M. le conseiller Nicolas me tira de l’embarras de répondre en affirmant que je devais être superstitieux puisque j’étais incrédule.
— Vous ne vous trompez guère, répliqua madame N***. Il ne croit ni à Dieu ni à diable. Et il adore les histoires de l’autre monde.
Je regardais cette charmante femme tandis qu’elle parlait, et j’admirais la grâce discrète de ses joues, de son cou, de ses épaules. Toute sa personne donne l’idée d’une chose rare et précieuse. Je ne sais ce que Du Fau pense du pied de madame N***. Je le trouve exquis.
Paul Du Fau vint me serrer la main. Je remarquai qu’il n’avait plus de bague au doigt.
— Qu’as-tu fait de ton améthyste ?
— Je l’ai perdue.
— Une pierre gravée plus belle que toutes les pierres gravées de Rome et de Naples, tu l’as perdue ?
Sans lui laisser le temps de répondre, N***, qui ne le quitte jamais, s’écria :
— Oui, c’est une histoire bizarre. Il a perdu son améthyste.
N*** est un excellent homme, très confiant, un peu volumineux, d’une simplicité qui prête parfois à sourire. Il appela tumultueusement sa femme :
— Marthe, ma chère amie, regardez quelqu’un qui ne savait pas encore que Du Fau a perdu son améthyste.
Et se tournant vers moi :
— C’est toute une histoire. Imaginez-vous que notre ami nous avait tout à fait abandonnés. Je disais à ma femme : « Qu’est-ce que tu as fait à Du Fau ? » Elle me répondait : « Moi ? Rien, mon ami. » C’était incompréhensible. Et notre surprise redoubla en apprenant qu’il ne quittait plus cette pauvre Mme Cère.
Madame N*** interrompit son mari :
— Quel intérêt cela peut-il avoir ?
Mais N*** insista :
— Permettez, ma chère amie ! Ce que je dis est pour expliquer l’histoire de l’améthyste. Donc, cet été, notre ami Du Fau avait refusé de venir, comme à l’ordinaire, chez nous à la campagne. Nous l’avions invité, ma femme et moi, très cordialement. Mais il restait à Trouville, chez sa cousine de Maureil, dans un milieu ennuyeux.
Madame N*** ayant protesté :
— Parfaitement, reprit N***, un milieu ennuyeux. Il se promenait toute la journée en barque avec Mme Cère.
Du Fau nous fit remarquer tranquillement qu’il n’y avait pas un mot de vrai dans ce que disait N***. Celui-ci mit la main sur l’épaule de son meilleur ami :
— Ose me démentir !
Et il acheva son récit :
— Du Fau se promenait jour et nuit avec Mme Cère ou avec son ombre, car Mme Cère n’est plus, dit-on, que l’ombre d’elle-même. Cère restait sur la plage, avec sa jumelle. Pendant une de ces promenades, Du Fau perdit son améthyste. Après ce malheur, il ne voulut pas rester un seul jour à Trouville. Il quitta la plage sans dire adieu à personne, prit le train et arriva chez nous, aux Eyzies, où personne ne l’attendait plus. Il était deux heures du matin. « Me voici », me dit-il tranquillement. Quel original !
— Et l’améthyste ? demandai-je.
— C’est vrai, me répondit Du Fau, qu’elle est tombée dans la mer. Elle repose dans le sable fin. Du moins aucun pêcheur ne me l’a rapportée dans le ventre d’un poisson, comme c’est l’usage.
À quelques jours de là, je passai, comme je fais assez souvent, chez Hendel, rue de Châteaudun, et je lui demandai s’il n’avait pas quelque bibelot à ma convenance. Il sait que je recherche, en dehors de toute mode, les bronzes et les marbres antiques. Il ouvrit silencieusement certaine vitrine connue des seuls amateurs et il en tira un petit scribe égyptien en pierre dure, de style primitif, un joyau ! Mais quand j’en sus le prix, je le remis moi-même à sa place, non sans lui donner un regard de regret. Je vis alors dans la vitrine une empreinte en cire de l’intaille que j’avais tant admirée chez Du Fau.
Je reconnaissais la nymphe, le cippe, le laurier. Pas de doute possible.
— Vous aviez la pierre ? demandai-je à Hendel.
— Oui, je l’ai vendue l’année dernière.
— Une bonne pièce ! D’où vous venait-elle ?
— Elle venait de Marc Delion, le financier qui s’est tué, il y a cinq ans, pour une femme du monde… Madame… vous connaissez peut-être… madame Cère.