La Pitié suprême (1879)/Hélas ! je me suis pris la tête dans les mains

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V

 
Hélas ! je me suis pris la tête dans les mains ;
J’ai contemplé la brume, éclairé les chemins,
J’ai songé ; j’ai suivi de l’œil de la pensée
La grande caravane humaine dispersée
Tantôt dans les bas-fonds, tantôt sur les sommets,
Avec ses chameliers, avec ses Mahomets,

Marchant sans but, sans ciel, sans soleil, sans patrie,
Blême troupeau montrant son épaule meurtrie,
Son dos sombre où l’on peut compter les nœuds du fouet ;
Tandis qu’au loin le vent ténébreux secouait
Les barques sur la mer et sur les monts l’yeuse ;
Tandis que, du cadran parque mystérieuse,
L’heure, coupant, dans l’air, sur la terre et les eaux,
Toutes sortes de fils avec ces noirs ciseaux,
Ouvrait et refermait l’angle des deux aiguilles ;
Tandis qu’ainsi qu’un homme est derrière des grilles,
Le jour pâle attendait l’instant de remonter,
Lugubre, j’ai passé des nuits à méditer,
À regarder dans l’ombre informe ce qui rampe,
Oubliant de moucher la mèche de ma lampe ;
Et, penché sur les fils orageux de Japhet,
Grave et n’ayant qu’un but, la justice, j’ai fait
Devant ma conscience austère comparaître
L’homme qui fut le roi, l’homme qui fut le prêtre ;
J’ai passé la revue étrange des tyrans ;
Ces flamboyants voleurs appelés conquérants
Ont répondu, pensifs, à l’interrogatoire.

Les princes, les héros, les chefs, toute l’histoire,
Ce Cambyse, le monstre idéal, qui mettait
Un bâillon même au lâche immonde qui se tait,
Les imans, les sultans, ces convulsionnaires
Qui dans leur poing crispé tourmentent les tonnerres,
Déchaînant au hasard la guerre et le chaos,
Noirs, ayant dans les yeux la stupeur des fléaux,
Este, Autriche, Valois, Plantagenet, Farnèse,
Et ces têtes de mort au regard de fournaise
Qui portent la couronne et qu’on nomme césars,
M’ont parlé ; j’ai sondé les pâles Balthazars,
Les Amurats ayant les supplices pour fêtes,
Vlad qui faisait clouer les turbans sur les têtes,
Les Alexandres fous s’égalant à l’Athos,
Les majestés de pourpre aux immenses manteaux,
Roderic, Ethelred, Timour, Isaac l’Ange,
Ortogrul dans le meurtre et Claude dans la fange,
Christiern, Jean le Mauvais, Jean le Bon, Richard trois ;
J’ai regardé de près cette foule de rois
Comme on verrait un choix d’instruments de torture ;
Chaque monarque, avec sa tragique aventure,

Je l’ai considéré dans le creux de ma main ;
Calme, j’ai fait de l’homme et du temps l’examen ;
J’ai de chaque momie et de chaque squelette
Mesuré la hauteur, défait la bandelette ;
Mon scalpel a mêlé dans sa dissection
Byzance avec Ducas, avec Joram Sion ;
J’ai confessé les lois, lâches entremetteuses ;
J’ai scruté les jours faux, les justices boiteuses,
L’impur flambeau des mœurs sur qui le vent soufflait,
Sur le front des tyrans j’en ai vu le reflet ;
Je les ai confrontés et pris l’un après l’autre,
J’ai vu, j’ai comparé leur nature à la nôtre ;
J’ai pesé les forfaits, j’ai dédoré les noms,
Et, frémissant, j’arrive à ceci : Pardonnons !


*


Le philosophe amer, que le fait implacable
Obsède, et que l’histoire inexorable accable,
Triste d’avoir toujours devant son œil pensif
Les mêmes flots brisés sur le même récif,
Indigné, devenu dur et farouche à force
De voir avec le droit la loi faire divorce,
Et triompher l’épée et la hache, et le mal
Retomber sur le front sacré de l’idéal,
Perd patience et dit :

« ― La couronne est un crime ;
« Toute la royauté n’est qu’un lugubre abîme ;

Le seul pouvoir d’un roi qui vient après un roi
« C’est de faire changer d’attitude à l’effroi ;
« L’histoire est l’affreux puits du forfait solidaire ;
« Au bois de l’échafaud le bois du trône adhère ;
« Tout sceptre épouse un glaive, et la pourpre descend
« Sur les peuples en mare effroyable de sang.
« Le droit divin, miasme horrible ! et l’on respire,
« En régnant, la fureur et l’ombre avec l’empire ;
« C’est par un escalier de cadavres qu’on va
« À ces pavois sanglants que la force éleva ;
« Leurs vrais degrés, ce sont les marches gémonies.
« Pour cinq ou six héros, pour deux ou trois génies,
« Que d’étranges bourreaux, que de fous, que de nains !
« Et combien de Nérons pour quelques Antonins !
« Un roi de tous les rois, quoi qu’il fasse, est la somme.
« L’antique despotisme est le tourment de l’homme ;
« Depuis quatre mille ans, sous le grand ciel serein,
« L’humanité rugit dans ce taureau d’airain ;
« Et l’imprécation ne choisit pas ; et l’ombre
« Ne sent pas un rayon dans les douleurs sans nombre.
« Depuis quatre mille ans ce globe, aveugle enfer,

Pleure et grince des dents sous les trônes de fer ;
« Les rois sont des Plutons dont la terre est l’Érèbe.
« Sur ces durs chevalets, guerre, famine, glèbe,
« Le genre humain râlait dans le bagne fatal,
« Scié par deux bourreaux, l’ignorance et le mal ;
« La mort, entre ses doigts qu’une flamme environne,
« Tournant l’horrible scie, en a fait la couronne.
« Est-il un roi sans deuil, sans trouble et sans remords ?
« Hélas ! en est-il un qui, s’il va chez les morts,
« Ne s’entende nommer tout bas dans l’ossuaire ?
« Tout monarque est un pli de l’immense suaire.
« Les meilleurs font pleurer, saigner, souffrir, crier ;
« Trajan est prescripteur, Titus est meurtrier ;
« Ces despotes sont hors de la loi naturelle.
« Et qu’est-ce que pourrait bégayer Marc-Aurèle
« Entre Octave, l’ancêtre, et Commode, le fils ?
« Tarquin tient Rome, Thèbe est sous Aménophis,
« Jean règne sur la neige et Rustem sur les sables,
« Tous se mêlent dans l’ombre, et tous sont responsables ;
« On voit tous les mauvais sous les bons transparents.
« Nuit triste ! le lion et le loup sont parents ;

« On a le monde ; on mange, on rit, on se tutoie
« Entre vautours, d’un bout à l’autre de la proie ;
« Mahomet, appelant Hildebrand par son nom,
« Lui frappe sur l’épaule et lui dit : compagnon !
« Ah ! du fauve océan toute goutte est amère.
« Le Kremlin voit, pendant qu’il tette encor sa mère
« Poindre un rictus d’hyène au petit Pierre enfant ;
« Charles-Quint, qui dompta l’Europe en l’étouffant,
« Boa sombre, a pour fils le livide crotale ;
« La vieillesse est funèbre et l’enfance est fatale ;
« Ô mystère effrayant des rois infortunés !
« Démons quand ils sont morts, monstres dès qu’ils sont nés,
« Le genre humain les compte en comptant ses supplices,
« Et de tous leurs cercueils leurs berceaux sont complices.
« Quand le peuple au gibet s’agite agonisant,
« Pas un fil de la corde, hélas, n’est innocent ;
« Quand le monde est aux fers dans l’affreuse géhenne,
« Tout chaînon a sa part du crime de la chaîne.
« Est-il de bons rois ? Non, dit Épictète ; non,
« Dit Platon ; non, dit Jean à Pathmos ; et Zénon
« Dit : Il est de bons rois comme de bonnes haches.

« Les abeilles, les lys, les soleils, sont des taches.
« Henri quatre, l’histoire un jour dira de toi :
« Il n’était pas méchant, non, mais il était roi.
« Ah ! quand l’autodafé lamentable s’allume,
« Quand le noir patient prend feu, se tord et fume,
« Une flamme peut-elle, alors que le brasier
« Mord la victime et cherche à s’en rassasier,
« Quand le mourant frémit dans l’angoisse dernière,
« S’isolant du bûcher, crier : Je suis lumière !
« Non, pas un roi n’est bon, non, pas un roi n’est doux,
« Et tous sont dans chacun et chacun est dans tous.
« Peuple ! au moins jette-leur la haine expiatoire !
« Tous ont au front la main sanglante de l’histoire.
« Anathème sur tous ! »

« Anathème sur tous ! » Et c’est précisément
Cette fatalité qui fait mon tremblement.


*


Oh ! je me sens parfois des pitiés insondables.
Je gémis sur les grands et sur les formidables,
Sur les démons grondants et sur les dieux tonnants ;
Devant l’accablement des sombres continents,
Devant l’horreur, devant l’antre de nos annales
Difforme et pénétré de lueurs infernales,
C’est à vous que je songe et que je compatis,
Tristesse des tyrans sous la pourpre engloutis,
Souci mystérieux des rois, mélancolie
Du tigre méditant sur sa morne folie.
Pesant la conscience, observant l’horizon,
Je me prends à douter que le juge ait raison
Et que l’historien tienne le vrai coupable.
Et du passé perdu dans la brume impalpable,

Du présent où moi-même autrefois j’étouffais,
De ce gibet, le droit, de ce charnier, les faits,
De cette vision : Louvre, Cirque, Hippodrome,
Empereurs dégradés de l’empire par Rome,
Pierre et César rompant leur monstrueux hymen,
Papes noirs étendant dans les ombres la main,
Rois excommuniés à chandelles éteintes,
Attentats, échafauds, viol des choses saintes,
Peuples trahis, vendus, livrés, prostitués,
Les Narcisses heureux, les Thraséas tués,
Le despote faisant toujours le personnage
Du crime, du poison, du poignard, du carnage,
De tout ce désespoir fauve et démesuré,
Hélas ! j’entends sortir ce cri : miserere !

Oui, pardonnons. Dieu sait avec quel soin sévère,
Touchant ces fronts d’airain et ces crânes de verre,
Triste, j’examinais ce tas de tout-puissants ;
J’étais là, respirant l’odeur du vieil encens,
Regardant sous le dieu, retournant la médaille ;

Je dérangeais le ver qui dans les rois travaille,
Et mon esprit, perdu dans l’horreur, s’enivrait
Du noir musée avec Bossuet pour livret.

Eh bien, grâce !