La Pitié suprême (1879)/Maintenant, que chacun sonde son propre abîme

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III

 
Maintenant, que chacun sonde son propre abîme.
Voyons, quiconque vit, faible, fort, grand, infime,
Riche, pauvre, l’heureux, celui qui va pieds nus,
Les passants de la rue et les premiers venus,
Celui qui perd sa vie et celui qui la gagne,
Nous tous, supposons-nous portés sur la montagne,

Supposons-nous l’enfant, l’ignorant, l’innocent,
Avec le genre humain sous nos regards gisant,
Et la terre à nos pieds, vertigineuse et grande,
Qu’on nous donne ! ― À présent, qu’une voix nous demande
À nous qui sommes là, béants, sans point d’appui :
― Est-il un seul de vous qui réponde de lui ?
Est-il un seul de vous qui dise : Je suis l’être
Que n’éblouira point cette vaste fenêtre
Du pouvoir radieux, gigantesque et charmant ;
L’âme supérieure à l’empoisonnement ;
Je suis l’enfant plus sage et plus fort que l’ivresse,
Et je ne croirai point la voix qui me caresse ;
La terre apparaîtra comme un banquet joyeux,
Le monde s’offrira, je fermerai les yeux ;
On me tendra l’orgueil, la volupté, la gloire,
Et je refuserai, moi l’ignorant, d’y boire ;
Moi qui ne saurai rien, je devinerai tout !
Est-il un seul de vous qui verra tout à coup,
Grâce aux hommes de ruse et de scélératesse,
S’ouvrir, sous sa faiblesse et sous sa petitesse,
Ce gouffre de splendeur, sans en devenir fou ?


Devant le monde entier fléchissant le genou
Et la toute-puissance étoilée et terrible,
Est-il un seul de vous qui s’affirme infaillible ? ―
Qui donc, hors Jésus-Christ, osera dire : Moi !

Reculez, reculez devant ce gouffre : roi !
Devant ce noir sommet des vertiges : le trône !

Ô vivants, soyez bons, priez, faites l’aumône.
À qui l’aumône ? À tous. Souvenez-vous qu’ici
La compassion sainte est une aumône aussi,
Et que la charité qui nourrit et désarme,
Tombe des mains obole et tombe du cœur larme !