La Pitié suprême (1879)/Tyrannie, escalier qui dans le mal descend !

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IV

 
Tyrannie ! escalier qui dans le mal descend !
Obscur, vertigineux, fatal, croulant, glissant !
Toutes les marches vont décroissant de lumière ;
Et malheur à qui met le pied sur la première !
C’est la spirale infâme et traître aboutissant
À l’ombre, et vous teignant les semelles de sang.


La conscience aveugle y mène l’âme sourde.
À chaque pas qu’on fait, la chair devient plus lourde ;
L’animal sur l’esprit pèse de plus en plus,
Et l’on se sent du souffle universel exclus ;
Aujourd’hui c’est la faute et demain c’est le crime ;
On tuera demain ceux qu’aujourd’hui l’on opprime.

Et l’on descend ainsi que dans un rêve ; et l’air
Est plein de visions ; et, dans un blême éclair,
Tous les masques qui sont l’épouvante du monde,
Le lâche, le félon, le féroce, l’immonde,
Des profils effarés et des visages fous
Flottent…

Flottent… ― C’est toi, Caïn ? Noirs Césars, est-ce vous ?
L’odeur des encensoirs aux odeurs d’ossuaires
Se mêle, et, dans les plis des longs draps mortuaires,
Tous les spectres sont là, sous l’affreux firmament,
Montant et descendant ces degrés lentement ;

Chaque âme de tyran, misérable, est leur antre ;
Agrippine au flanc nu criant : Frappe le ventre !
Ninus, Sémiramis, Achab et Jézabel,
Molay jetant sa cendre à Philippe le Bel,
Agnès la réprouvée et l’excommuniée,
Berthe par la tenaille ardente maniée,
Stuart sans tête, Albrecht sans langue, et Médicis,
Avec la Messaline et l’Alexandre Six,
Rôdent lugubrement le long de cette rampe ;
Lady Macbeth y cache avec ses doigts sa lampe ;
Maude y tâte le corps de son père encor chaud ;
Un effrayant cheval y traîne Brunehaut
Et lui fait rebondir la tête à chaque marche ;
Et Cyrus, Josué, le sanglant patriarche,
Alaric, massacrant les peuples à genoux,
Passent en vous disant : Règne, et fais comme nous.
Chaque forfait vous parle et dit : Suis mon exemple.
On est dans un sépulcre, on se croit dans un temple.
Chaque marche, ô terreur ! vivante sous vos pas,
Vous pousse affreusement vers la marche d’en bas :
― Descends, Charles ! descends, Frédéric ! descends, Pierre !

Deviens de plomb, deviens d’acier, deviens de pierre !
Le sang des bons après le sang des innocents !
Règne ! plus bas ! plus bas ! descends ! descends ! descends ! ―

Se retenir ? comment ? Remonter ? impossible !
Et l’on descend ; le jour, de moins en moins visible,
S’éteint sur les degrés hideux ; et pas d’amis,
Pas de remords, ou bien des remords endormis,
Pas d’astre, aucun appui, nul guide, les cieux vides,
Le gouffre ; et l’on entend ronfler les Euménides.