La Pitié suprême (1879)/Voyons, vous tous, que quelqu’un vienne

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La Pitié suprêmeCalmann-Lévy, éditeurs (p. 51-57).

VI

Voyons, vous tous, que quelqu’un vienne
Avec moi, jusqu’à l’ombre antédiluvienne,
Jusqu’au loup primitif Nemrod ; puis remontons
À nos siècles chrétiens et lettrés, à tâtons ;
Évoquons tous les rois, citons à notre barre
Guy le Baveux, Mainfroy le Noir, Jean le Barbare,
Mathias le Sanguinaire et Pierre le Cruel ;

Suivons dans les tombeaux quelque âpre Ezéchiel
Qui pour nous ressuscite Aureng-Zeb, et ranime
L’atroce Rhinomète et l’impur Copronyme ;
Allons des Grecs aux Turcs, des émirs aux sophis,
Du schah tuant son père au czar tuant son fils ;
Faisons lever, hagards, tous ces hommes de l’ombre,
Macbeth, prince d’Angus, Oswy, roi de Northumbre,
Le Valentinien dormant avec ses ours,
Boris dans son Kremlin, Achmet dans les Sept Tours,
Les Pharaons couchés dans les hiéroglyphes,
Les satrapes, les deys, les lamas, les califes,
Les dresseurs de gibets, les traîneurs de canons ;
Faisons l’appel des scheiks et des soudans ; prenons
Tous les règnes en bloc, en masse tout l’empire ;
Interrogeons Eschyle et réveillons Shakspeare ;
Aux poëtes sacrés faisons des questions ;
Que nous répondraient-ils si nous les attestions ?
― Ces hommes n’étaient pas pires que d’autres hommes.

Ce qui fait les Césars, c’est l’air fatal des Romes ;
Tant qu’Isis voilera la raison, les Memphis
Et les Thèbes auront les Pharaons pour fils ;
C’est l’atmosphère étrange et terrible du trône
Qui fait Tudor à Londre et Phul à Babylone.
Nul n’est d’avance Achab, Domitien, Abbas ;
Non, non, il ne naît point de démon ici-bas ;
Personne n’est créé moitié chair, moitié marbre ;
L’humanité n’a point de fruit noir à son arbre ;
Non, celui qui fait tout et qui répond de tout
N’a pas mis un dragon, une hydre, un tigre, un loup
Dans cet enfant qui tient sa mère par la robe ;
Tout homme naît bon, pur, généreux, juste, probe,
Tendre, et toute âme éclôt étoile aux mains de Dieu.

Si ce cœur est glacé, c’est qu’on éteint son feu ;
Si cette aile est cassée et si cet esprit boite,

C’est qu’on l’a comprimé dans une cage étroite ;
Si cet homme est affreux, c’est qu’on nous l’a jeté
Dans un moule de crime et de difformité.

L’ignorance, d’où vient le deuil, d’où sort le vice,
À sept mamelles d’ombre, et chacune est nourrice
D’une des sept laideurs du mal, monstre sans yeux ;
Tout despote a sucé ce lait mystérieux ;
Dès qu’il naît, on lui prend sa pensée, on l’efface ;
C’est un petit enfant, que voulez-vous qu’il fasse
Contre ce précepteur effroyable, le mal ?
Au de la de la vie et du destin normal
On lui fait un berceau terrible, où les chimères
Vont le bercer pendant qu’il dort, hideuses mères ;
Son œil, cherchant le jour, s’ouvre pour ne pas voir ;
On l’emmaillotte avec ce linceul, le pouvoir ;
Les intérêts abjects, groupés autour du maître,
Lui retirent l’idée et l’air, l’empêchent d’être,
Et, lui cachant le saint, le pur, le grand, le beau,
L’enferment dans lui-même ainsi qu’en un tombeau.

Le premier idiot venu saisit et mène
Ce pauvre enfant roi hors de la raison humaine,
Et d’infimes laquais, en louant les défauts,
Dans cet œil qui fut vrai mettent un regard faux.

S’il suffit d’un duc d’Albe ou d’un Wolsey pour faire
À toutes les horreurs qu’un lâche cœur préfère
Tomber les Henri huit et les Philippe deux,
Qu’est-ce donc quand ils ont, hélas, à côté d’eux,
Au lieu du triste eunuque ou du valet inepte,
Un vaste esprit, faisant de leur faute un précepte,
Flattant leur instinct fauve ou leur impur souhait,
Alexandre Aristote et Louis Bossuet ?


*


L’ignorance et la nuit sont les deux sœurs lugubres.
L’une a les cœurs malsains, les esprits insalubres,
Les cerveaux bas ; et l’autre a la stagnation
Des ténèbres pesant sur la création ;
L’ignorance a les Tyrs, les Babels, les Sodomes,
La guerre et les combats, sombres tempêtes d’hommes,
D’où sortent les Césars, les Habsbourgs, les Capets ;
La nuit a le chaos des nuages épais,
Ces tourmentes sous qui l’étoile se dérobe,
Qui grondent, remuant tous les gouffres du globe
De la mer Caspienne au noir lac Michigan ;
Et l’une a le despote, et l’autre a l’ouragan.
Elles n’ont pas de cœur, pas de regard, pas d’ailes ;
Elles font de la mort ; dès qu’avec l’une d’elles,

En présence du sort et du doute, il est seul,
L’homme tremble ; elles sont toutes deux le linceul ;
Et, soufflant les flambeaux, le guet-apens infâme
Que l’une fait au ciel, l’autre le fait à l’âme.