La Pokritka, scènes de la vie russe

La bibliothèque libre.
LA POKRITKA





Il n’est pas de ville russe qui n’ait son gostinoï-dvor, sa cour des hôtes, si l’on veut traduire littéralement ces deux mots, qui en réalité désignent une sorte de bazar[1]. Imaginez un bâtiment carré dont les galeries massives, à voûtes en arcades, encadrent un espace ouvert destiné à recevoir les ballots de marchandises envoyés aux débitans. Sous les galeries voûtées sont les boutiques, et l’on peut, en s’y promenant à l’abri de la pluie ou de la neige, étudier tout à l’aise les mœurs de ces marchands barbus, de ces sidéletz, qui forment une classe si intéressante de la nation russe. Devant chaque boutique, un gros chat, ordinairement de race sibérienne, cligne ses yeux verts et se prélasse avec coquetterie dans sa belle fourrure, d’un gris argenté. De beaux jeunes gens, à la figure ouverte et intelligente, sont à l’affût des promeneurs, qu’ils poursuivent chapeau bas, en vantant à tue-tête leurs marchandises et en offrant de les céder à vil prix. Le plus souvent toutefois le soin d’attirer les acheteurs est laissé à des enfans, qui font ainsi leur apprentissage commercial, et ils sont charmans en vérité, ces petits espiègles aux yeux caressans et au malin sourire. Vers midi surtout, le gostinoï-dvor présente un spectacle singulièrement animé. C’est le moment où les colporteurs de vivres viennent y faire leur ronde quotidienne. Comme leurs confrères de Constantinople, ils portent de larges plateaux attachés à leurs épaules par des bretelles de cuir et recouverts d’un linge blanc. Sur ces tables mouvantes se dressent des pyramides de pâtés fumans, de pains et de gâteaux de toute espèce. Chacun a son cri particulier, tantôt grave, tantôt aigu. Pâtés et gâteaux forment le repas des sidéletz, accompagnés de quelques gorgées d’eau-de-vie et de copieuses libations d’un grog mousseux que colportent d’autres marchands dont la ceinture de cuir est toujours garnie d’un bataillon de verres. C’est vraiment un joyeux tableau que celui du gostinoï-dvor à cette heure de récréation et d’oubli. Il y a là un reflet des mœurs de l’Orient, et l’on se sent transporté, par-delà les souvenirs des Mongols, dans les temps les plus reculés de l’histoire. Puis, qu’un beau jour d’hiver se lève, quelle gaieté dans tous ces groupes, que le besoin d’exercice convie à mille jeux, à de folles courses, à des luttes sur la neige, où les enfans figurent seuls d’abord, et où bientôt se mêlent tous les marchands, hommes faits et vieillards ! Quiconque a étudié de près le peuple russe reconnaîtra dans cette insouciance enfantine, qui persiste à tous les âges, un des traits curieux du caractère national, et il sera forcé d’avouer que la vieille Russie n’a guère laissé au milieu de la Russie nouvelle de monumens plus dignes d’attention que les gostinoï-dvor.

Est-ce à dire cependant que le gostinoï-dvor soit l’unique foyer de la vie populaire? Le village, qu’on ne l’oublie pas, est un autre théâtre où il faut l’observer, quand on veut la connaître dans sa physionomie tour à tour gracieuse et austère. L’histoire que nous voudrions raconter, et qui remonte à peu d’années, nous mènera du gostinoï-dvor au village. En montrant les différences qui séparent ces deux sphères, où s’exerce principalement l’activité des classes inférieures de la population russe, elle montrera peut-être aussi la difficulté qu’il y a pour l’homme du village à devenir l’homme du gostinoï-dvor, le danger même que court le paysan à quitter son isba pour se transporter parmi les sidéletz.

L’hiver de 1846 tirait à sa fin, le gostinoï-dvor de Saint-Pétersbourg présentait le spectacle curieux et animé dont nous avons indiqué quelques traits. Sur le devant d’une boutique était assis un jeune homme d’une trentaine d’années, dont une épaisse chevelure brune encadrait la figure ouverte, quoique soucieuse. Il tenait un livre à la main, et sa lecture semblait l’attrister profondément, car il poussait de fréquens soupirs. Son voisin, garçon jovial tout blond et tout rose, avait remarqué l’émotion du jeune marchand. — Tu as l’air triste comme si tu venais d’un enterrement, lui dit-il. Que lis-tu là de si intéressant, Savelief ?

La Pauvre Lise[2]. — Cette vieille histoire?

— Une histoire toujours neuve, tant qu’il y aura des séducteurs pour tromper les jeunes filles.

— Je te comprends, frère; mais tu ferais mieux de lire autre chose que de revenir sans cesse sur un malheur auquel tu ne peux porter remède.

En ce moment, un charmant petit lutin en cheveux blonds accourut tout essoufflé, et, se hissant sur la pointe des pieds jusqu’à l’oreille de Savelief, il lui dit : — Elle arrive! elle arrive! Vois-tu son traîneau ? Il va s’arrêter devant nous.

Un élégant équipage arrivait en effet, attelé de deux chevaux lancés au trot qui, retenus devant la boutique par le poignet vigoureux du cocher, s’arrêtèrent en piaffant et en soulevant des tourbillons de neige. Le voisin de Savelief s’éloigna discrètement. Une jeune femme sortit du traîneau. Elle était enveloppée d’une pelisse doublée de magnifiques fourrures, et sa toilette eût été irréprochable, si quelques détails, entre autres un chapeau trop chargé de plumes, n’eussent accusé un luxe quelque peu déplacé à cette heure matinale. La jeune femme entra précipitamment dans la boutique et se jeta sur le banc que Savelief venait de quitter. Le petit garçon la regardait d’un air curieux et timide, la main dans celle du sidélelz, qui, les yeux baissés et fronçant les sourcils, se tenait droit devant elle.

— Micha, Micha, dit-elle en relevant son voile et en tendant les bras à l’enfant, ne reconnais-tu pas ta sœur Lisaveta?

D’un bond, l’enfant fut dans ses bras : elle le dévora de caresses et baisa ses boucles blondes en les arrosant de larmes, puis, tirant de son manchon un élégant cornet, elle versa les bonbons qu’il contenait dans le pan du caftan de Micha; mais l’enfant semblait regarder ces friandises avec plus de curiosité que d’envie. — C’est très beau, sœur, dit-il, mais j’aime mieux les coqs et les poules en pain d’épice qu’on vend là au coin; cela me rappelle les pains d’épice de Staradoub.

— Tu aimes donc bien ton village? dit en pleurant Lisaveta. Oh! oui, aime-le, pense à Staradoub. Pourquoi l’avons-nous quitté? Eh bien! voici de l’argent, achète ce qui te plaît.

Elle avait mis une pièce d’or dans la main de l’enfant. — De l’or! dit Micha à Savelief; vois, ma sœur Lisaveta m’a donné de l’or.

— Tu ne dois prendre ni or ni argent de qui que ce soit, répondit gravement Savelief, et l’enfant remit à contre-cœur la brillante pièce dans la bourse de sa sœur, qui baissa la tête,

— Je comprends, dit Lisaveta en étouffant un sanglot, c’est de moi que Micha ne doit rien recevoir; mais réponds, Savelief, comment se porte mon père? Est-il toujours inexorable?

— Votre père, Lisaveta, est un homme de l’ancienne foi; vous savez qu’il a été surnommé le stroggi (le sévère). Il est de ceux qui disent : <(Si ton bras est pour toi un sujet de scandale, coupe-le; si c’est ton œil, arrache ton œil. »

— Ainsi aucune espèce de pardon? repartit la jeune femme, dont le beau visage, empreint d’un mélange de tristesse et de candeur, semblait plutôt exprimer les chagrins passagers de l’enfance que les douleurs d’une Madeleine repentante.

— Vous savez, madame, à quel prix vous pouvez gagner le pardon de votre père...

Lisaveta ne répondit pas; des sanglots de plus en plus pressés gonflaient sa poitrine. — Prenez garde, reprit Savelief avec le même accent de froideur et de sévérité, le gostinoï-dvor commence à se remplir de chalands, il est temps de partir.

La jeune femme se leva et rabaissa son voile; puis, serrant l’enfant dans ses bras : — Laissez-moi le promener pendant une heure, dit-elle d’un ton suppliant.

— Je suis fâché de vous refuser, mais votre père ne me pardonnerait jamais d’avoir accordé une telle permission.

— Ni pièce d’or ni promenade? dit le petit Micha d’un air boudeur; c’est trop dur!

— Vous voyez, Lisaveta Pavlovna, à quoi vous m’exposez? reprit Savelief. Cet enfant me trouve dur; je désobéis cependant à votre père en vous laissant l’embrasser.

— Vous avez raison, mon père m’a maudite; vous avez raison, Savelief, l’enfant ne doit pas venir avec moi...

— Non, non, Lisaveta, s’écria le sidéletz, ton père a révoqué sa malédiction; il prie pour ton salut.

— Que Dieu te bénisse pour ces paroles, Savelief! Si mon père prie pour moi, il m’aime, il me pardonnera un jour...

Un silence pénible se fit alors entre le marchand et la jeune femme, qui couvrait toujours son jeune frère de baisers et de larmes. La foule cependant s’amassait dans le bazar; il fallut partir, et le traîneau, où Lisaveta dut remonter seule, emporté par son ardent attelage, eut bientôt disparu dans une nuée de cette poussière neigeuse de l’hiver qui fait briller au soleil comme des atomes de diamant.

Qu’est-ce que Lisaveta? Qu’est-ce que Savelief? Pourquoi cette visite furtive, cette froideur du jeune marchand, ces ordres impitoyables qu’il est forcé d’exécuter? C’est ce que je dois expliquer avant de continuer mon récit.

Lisaveta était la fille d’un starovère du village de Staradoub, dans le gouvernement de Tchernigof. Les starovères ou starovertsi forment une secte bien connue en Russie pour la rigidité de ses principes. En 1659, lorsque le patriarche Nikon, frappé des erreurs qui s’étaient glissées dans les livres canoniques de l’église russe, fit publier un nouveau texte, revu par de savans moines d’après les manuscrits du Mont-Athos, une partie de la population prétendit rester fidèle aux anciens manuscrits, quelque défectueux qu’ils fussent. Ainsi naquit la secte des starovères, qui se recruta surtout parmi le peuple, et à laquelle on ne peut reprocher qu’un attachement trop exclusif aux anciennes formes, aux anciens usages de la Russie. Aussi le gouvernement se montre-t-il encore aujourd’hui très tolérant pour les starovères, leur permettant de faire le signe de la croix à leur guise et ne s’enquérant même pas d’où ils tirent les beaux exemplaires de leurs anciens livres, qui, si la rumeur publique ne ment pas, sont copiés dans des couvens de femmes de leur secte, soigneusement cachés dans les forêts vierges du nord de l’empire[3]. Le père de Lisaveta était donc un starovère et en même temps un des plus riches paysans de Staradoub, où l’on ne parlait qu’avec respect de Paul, surnommé le Sévère. En parent qui voulait se retirer du commerce ayant offert de lui céder sa boutique au gostinoï-dvor de Saint-Pétersbourg, Paul s’était laissé tenter ; il était venu s’établir à la ville avec sa fille Lisaveta, âgée de quinze ans, et son fils Micha, qui pouvait en avoir huit. Il avait de plus engagé à son service le jeune homme que nous connaissons sous le nom de Savelief, et dont il avait l’intention de faire son gendre. Tout alla à merveille pendant une année. La boutique prospérait sous la surveillance de Savelief : le starovère, suppléé par son futur gendre, trouvait le temps de voyager pour les affaires de son commerce. Lisaveta seule regrettait Staradoub ; elle gardait tristement le logis, situé dans un quartier reculé de la ville. À Staradoub, toutes ses heures étaient remplies par les soins du ménage, et le soir elle avait pour se délasser les danses sous les arbres en été, les posidelki (veillées) en hiver, les courses dans les bois en automne. À Saint-Pétersbourg, rien de tout cela, et c’est assise près de la fenêtre, devant un métier à broder, que la jeune paysanne passait de longues journées à travailler silencieusement. Qu’arriva-t-il ? Je ne veux le dire qu’en quelques mots. Les promenades d’un bel officier sous les fenêtres de Lisaveta, des rendez-vous imprudemment donnés, une promesse de mariage, puis un enlèvement, des démarches inutiles faites au nom du starovère par Savelief pour pénétrer chez le séducteur, dont on avait retrouvé la trace, le désespoir du vieux paysan, sa résolution de quitter Saint-Pétersbourg et de retourner vivre à Staradoub, résolution presque aussitôt accomplie que formée, tels sont les incidens, trop faciles à prévoir, qui vinrent en peu de mois apporter le trouble et le découragement là où régnait naguère une activité joyeuse. Avant le départ du starovère toutefois, Savelief avait réussi enfin à s’introduire chez la jeune fille, déjà négligée par son séducteur. Il lui avait apporté de la part de son père non une invitation à venir le rejoindre, mais des conseils, des exhortations pieuses, et l’assurance qu’avant sa mort il la rappellerait près de lui, si la faute commise avait été expiée par un sincère repentir, par une vie d’isolement supportée avec courage. La jeune fille s’était inclinée sous le dur avertissement dont Savelief avait fidèlement reproduit les termes; elle avait demandé seulement la faveur de venir de temps en temps voir son jeune frère au gostinoï-dvor. Savelief avait consenti à ces entrevues sous sa propre responsabilité, car l’autorisation du starovère lui eût été certainement refusée. Le vieillard, ayant appris que sa fille avait promis de faire oublier sa faute par une vie d’expiation, était parti calme et résigné. Dès le lendemain de ce départ, les visites de Lisaveta au gostinoï-dvor avaient commencé, et c’était la cinquième ou sixième fois qu’elle venait au bazar, quand eut lieu la petite scène qui ouvre cette histoire.

Peu de jours après l’entrevue si péniblement terminée, on vit Lisaveta reparaître au bazar; mais elle n’était plus dans son joli traîneau aux deux chevaux fringans : une modeste voiture de louage l’avait remplacé. Plus d’une fois encore elle revint, et toujours on remarquait une plus grande simplicité dans son costume, une plus grande altération dans ses traits. Enfin, par une belle matinée de printemps, c’est à pied qu’elle se rendit au gostinoï-dvor. Au lieu de sa pelisse en zibeline, elle ne portait plus qu’une robe usée. Ce jour-là elle s’arrêta plus longtemps que de coutume à causer avec son jeune frère et avec Savelief; il y avait dans ses manières quelque chose de calme et de solennel qui annonçait une résolution irrévocablement prise. Cette visite fut la dernière qu’elle fit à la boutique de Savelief, et quelques mots qui pouvaient passer pour un adieu firent comprendre au jeune marchand que Lisaveta se préparait à quitter Saint-Pétersbourg.

Ce n’était plus en effet à Saint-Pétersbourg qu’il eût fallu chercher Lisaveta le lendemain même de sa dernière apparition au bazar, c’était sur la route du village habité par son père. Le printemps était arrivé; il avait ramené ces longues journées sans nuit qui le caractérisent en Russie. Quelques jours de soleil avaient fait germer les boutons et épanouir les feuilles. Les routes étaient brûlantes et poudreuses, mais plus poudreuse et plus brûlante qu’aucune autre était la chaussée qui se dirige de Saint-Pétersbourg vers le gouvernement de Tchernigof et traverse le beau village de Staradoub. Une jeune femme s’y traînait cependant, pâle, épuisée de fatigue. Arrivée à un petit bois qui précède le village, elle s’arrêta un moment. Des bruits bien connus parvenaient jusqu’à elle : frémissemens de feuillage, chants d’oiseaux, murmures d’eaux courantes. Elle fit quelques pas encore, et d’autres bruits également familiers frappèrent son oreille : c’étaient les chants des moissonneurs revenant du travail, les cris des enfans, les hurlemens plaintifs des chiens de garde. La jeune fille continua de marcher, elle entra dans le village. Un ravin le séparait en deux parties égales, et sur les bords du ravin s’élevait une belle isba, une isba double à volets verts, dont la palissade en bois, soigneusement entretenue, entourait une cour spacieuse et un grand verger. Comment arriva-t-elle jusqu’à cette palissade et devant la porte cochère de la rustique habitation? Il lui fallut tantôt s’asseoir sur une borne, tantôt s’appuyer à un mur. Enfin elle arriva. Un chien s’élança sur elle, et se courba aussitôt sous sa main caressante. — Polkane! avait-elle dit. Le fidèle animal l’avait reconnue et l’entourait de ses pattes comme pour l’embrasser. Elle leva les yeux; sa petite chambre de jeune fille, sa svetelka, était éclairée. Devant l’endroit où était placé le kivot, l’armoire aux saintes images, on distinguait une ombre : c’était le slarovère qui priait pour sa fille. Ce qui suivit ce moment d’émotion profonde, comment le décrire? La jeune femme avait soulevé le marteau de la porte, des pas pesans avaient ébranlé l’escalier, le chien hurlait d’impatience; quelques instans après, Lisaveta était dans cette svetelka dont le souvenir avait tant de fois troublé ses rêves. Son père, debout devant elle, la regardait sans colère. Un moment tout entre eux fut oublié, il semblait qu’aucun triste souvenir n’occupât ces deux âmes : le père avait retrouvé sa fille, et rien ne devait plus les séparer.

Comment Lisaveta cependant expierait-elle sa faute, que tout le village de Staradoub ignorait encore, mais qui, aux yeux du père, attendait sa punition? Les tristesses de Saint-Pétersbourg n’étaient pour elle qu’une première épreuve. Au village, elle allait éprouver avec quelle implacable sévérité les paysans russes jugent certaines fautes, et combien se maintiennent vivaces dans quelques parties de l’empire le sentiment des devoirs, le culte des vertus domestiques.

Le père de Lisaveta était profondément imbu de l’esprit de la secte à laquelle il appartenait : il avait la sévérité puritaine et surtout l’orgueil d’un vrai starovère. Il était de plus ambitieux. Il avait rêvé pour sa fille un bel avenir. Savelief, l’orphelin de l’un de ses plus anciens amis, devait être son époux. Ce jeune homme lui avait donné des preuves d’intelligence qui justifiaient ce choix. — Entreprenant, quoique prudent, mon gendre, s’était dit le starovère, fera vite son chemin. Il sera marchand de la première guilde, syndic de la corporation peut-être; il aura la médaille d’or, et qui sait à quel rang pourront un jour s’élever mes petits-enfans ? — Tel était le beau rêve qu’avait détruit Lisaveta. Et ce n’était rien encore qu’un si cruel mécompte ! La perte de sa fortune eût trouvé le vieillard résigné, mais la honte, mais l’ignominie ! Ne plus oser regarder en face ses voisins ! Lui qu’on avait élu chef des anciens de la commune, lui qui avait toujours dénoncé sans miséricorde les fautes les plus légères, où se cacherait-il maintenant, et de quel front subirait-il les propos qui allaient l’assaillir ? En l’absence de Lisaveta, il avait pu éviter toute allusion à ses affaires domestiques ; maintenant qu’elle était de retour, pouvait-il laisser ignorer sa faute, faire passer sa fille pour veuve ? Non, la vérité avant tout. Un starovère ne ment pas. Une fois cette résolution prise, le vieux paysan se promit de l’exécuter courageusement.

Lisaveta se retrouvait néanmoins sous le toit paternel. Elle croyait avoir obtenu le pardon de son père, elle était certaine d’avoir recouvré sa tendresse. Peu habituée à des caresses expansives, elle ne vit pas ou ne voulut pas voir le nuage qui obscurcissait le front du vieillard. Pendant quelques jours d’ailleurs, sa santé affaiblie la retint dans une inaction complète. Au bout d’une semaine enfin, elle se sentit assez forte pour reprendre ses occupations ordinaires. Elle se leva donc, et, debout devant sa petite glace artistement brodée à jour, elle se mit à tresser, selon la mode villageoise, la longue natte de son épaisse chevelure. Lissant ses cheveux blonds devant cette petite glace témoin des innocentes vanités d’autrefois, elle oubliait qu’elle avait perdu le droit d’orner sa tresse de rubans et de garder la tête découverte. Elle entendit son père monter à sa chambre, et courut au-devant de lui. Elle se portait bien, disait-elle, et voulait redevenir sa bonne ménagère. — C’est bien, répondit froidement le vieillard ; mais cette parure est inutile. Si par ce mensonge, ajouta-t-il en soulevant la natte soigneusement tressée, tu veux te faire passer pour ce que tu n’es plus, ne compte pas sur ton père pour tolérer cet artifice. — Lisaveta devint rouge. — Père, dit-elle, je ne veux tromper personne ; seulement je ne pensais pas à ce que je faisais. Oh ! mon Dieu, que devenir ? — Il faut avoir le courage de se repentir, ma fille, reprit le starovère. Voici la clé du coffre de ta mère ; tu y trouveras ses habits et ses coiffes, le kokochnik brodé de perles qui la paraît les jours de fête, les simples pavoinik qu’elle portait les jours de travail[4]. Prends le plus modeste de ces pavoinik, et puisse son âme te pardonner d’avoir devancé le jour où tu aurais eu le droit de porter légitimement sa coiffure ! — O père, dit la jeune fille, le village, et les voisines, et les compagnes ! que leur dirai-je quand elles me demanderont si je suis veuve ou mariée? — Chez nos voisins de la Petite-Russie, quand une fille commet la faute que tu as commise, elle porte une coiffe de mariée et s’appelle pokritka (couverte). L’usage est bon, il faut t’y conformer.

Le lendemain, pendant que Lisaveta était occupée à ranger sa chambrette, elle entendit la porte de la maison s’ouvrir, puis se refermer au bout de quelques minutes. Des pas et une voix qu’elle crut reconnaître résonnèrent sous sa fenêtre. Elle s’y précipita pour voir si elle ne s’était pas trompée. C’était en effet son amie et sa parente Paracha qui s’en allait à pas lents. Elle l’appela. — Paracha, Paracha, pourquoi t’en vas-tu sans m’avoir embrassée?... Attends, je vais descendre. — Paracha se retourna, lui tendit les bras, et, jetant son tablier sur sa tête, s’enfuit en pleurant. — O père! dit Lisaveta au vieillard, qu’elle trouva dans la chambre commune, pourquoi ne lui avoir pas permis de me voir? — Parce que Paracha est une pauvre fille qui n’a d’autre dot que sa réputation; nous devons empêcher qu’elle ne la compromette par son affection pour toi.

Et cependant Paul-le-Sévère aimait sa pauvre enfant. Il l’aimait même avec un redoublement de tendresse. Son cœur de père saignait en la voyant se soumettre patiente et résignée aux humiliations qu’il croyait devoir lui infliger, et son courage fléchissait en surprenant sur ce jeune visage les traces des pleurs que la pokritka ne cessait de verser. Il la prenait alors dans ses bras, la serrait en silence contre son cœur, et sa rude nature se fondait en amour et en compassion.

Nous avons dit que le village ou le bourg de Staradoub était partagé par un ravin. Comme tous les villages de la Grande-Russie, il était traversé par une seule rue aboutissant à ce ravin et coupée sur un de ses côtés par une espèce de place où diverses échopes étalaient des fruits, des pains d’épices, des boulki (petits pains blancs) et de menus objets de mercerie. Vis-à-vis de ces échopes, la galanterie des jeunes gens avait élevé des katcheli[5] (balançoires) composées d’une longue planche suspendue par des cordes à deux forts poteaux, et servant à balancer une dizaine de jeunes filles à la fois. Tandis qu’une partie de la jeunesse se livrait en chantant à tue-tête à cet exercice, véritable passion de tout bon paysan russe, tandis que l’autre, en attendant son tour, formait des chœurs qui défilaient en cadence ou des rondes au milieu desquelles s’exécutaient des danses et des jeux, les mères et les aïeules, assises sur des amas de planches, suivaient des yeux les joueurs. Là se tenait le conciliabule féminin du village, là se décidaient les opinions, là se faisaient et se défaisaient les réputations. Pour le moment, l’arrivée de Lisaveta était l’événement du jour, et les commères ne savaient à quelle cause attribuer son obstination à garder la maison et à ne se montrer à personne.

— Nous qui l’avons vue naître! disait Vlassievna la meunière.

— Que voulez-vous! répliquait Sidorovna la boulangère; c’est riche maintenant, cela a passé près d’un an dans la grande ville, et ma sœur, qui y est établie, me disait, la dernière fois qu’elle était ici, qu’on se souciait fort peu à Piter[6] de nous autres gens du village : la petite est devenue fière !

Une indignation générale accueillit ces paroles. — Fière de quoi, fière de qui ? dit la grosse femme du golova (bourgmestre). Paul-le-Sévère est riche et considéré, c’est un homme de l’ancienne foi qui craint Dieu et ne ménage pas le prochain, c’est vrai; mais malgré tous ses mérites il n’est pas le seul starovère qui craigne Dieu. Et quant à la fortune, sans se vanter, on en connaît qui ont autant de ruches dans le bois et autant de barques sur la Desna[7] sans qu’ils en soient plus fiers.

— Si la veuve Varvara était ici, nous saurions bientôt à quoi nous en tenir, répliqua la boulangère. Celle-là sait, voit et entend tout.

En ce moment même, Varvara passa devant le groupe. On l’arrêta, on la questionna. — Je vais de ce pas chez le cousin Paul, répondit-elle, et vous ne serez pas longtemps à attendre des nouvelles.

Moins d’un quart d’heure après, Varvara se retrouvait au milieu du conciliabule féminin, toujours réuni sur la place. Avec ce singulier sentiment des convenances qui caractérise le peuple russe, les villageoises se taisaient, elles retenaient pour ainsi dire leurs questions, tandis que Varvara, dont l’instinct médisant brûlait de se satisfaire, ne négligeait rien pour les provoquer. — Sainte Vierge, qui l’eût dit? la fille de Paul-le-Sévère ! Qui pourra se dire préservé du péché? Mais non, je ne vous dirai rien cette fois, voisines. La pauvre Varvara sait garder un secret. Quelle honte cependant! Que dira la marraine de Lisaveta, qui passe pour une sainte? Je m’applaudis de n’avoir pas été consultée sur l’éducation de la petite. Allons, voilà le soleil qui baisse. ‘Il est temps de retourner à la cabane. Paracha, Paracha, viens çà, ma fille; viens puiser de l’eau et aider ta mère à traire sa pauvre vache. Nous n’avons pas, comme ta cousine Lisaveta, une servante pour nous aider; nous sommes pauvres, nous, mais du moins tu peux orner ta tresse de rubans, et ta mère n’a pas à rougir en t’embrassant. — Comment, voisine ! il serait donc vrai que la fille du Sévère porte une coiffe sur la tête sans avoir d’anneau de mariage au doigt? dit la grosse femme du bourgmestre.

— Ne m’interrogez pas, mes bonnes voisines. J’ai le cœur trop gros pour vous répondre, et d’ailleurs ces nouvelles-là ne sont pas longtemps à s’ébruiter; bientôt les moineaux en parleront sur les toits.

— La Varvara est une méchante femme, dit une des villageoises, quand la veuve se fut éloignée. Elle en a toujours voulu à Lisaveta d’être plus jolie et plus riche que sa fille. Malgré tous les bienfaits dont Paul l’a comblée, elle ne lui pardonne pas de l’avoir souvent vertement réprimandée, et cela devant témoins, sur sa mauvaise langue et ses méchans propos.

— Cependant, dit une autre paysanne, la chose est suspecte; jusqu’à ce qu’elle s’éclaircisse, il faudra nous tenir à l’écart et ordonner à nos filles de ne plus frayer avec la petite.

— Sans doute, dit la boulangère. Ma sœur, qui est établie à Piter, m’a toujours dit qu’il s’y commettait toute sorte d’abominations ; on y vend même de la viande en plein carême ! Maintenant que j’y songe, la saison des champignons approchant, elle va m’écrire pour faire ses commandes, et sans doute elle ne manquera pas de me dire pourquoi la fille de Paul est revenue seule et à pied au village.

La boulangère n’avait eu que trop raison de compter sur sa sœur. La lettre qu’elle attendait vint à l’époque ordinaire, contenant sur Lisaveta toute sorte de tristes détails, empruntés aux causeries du gostinoï-dvor. Ce fut le coup de grâce, et le malheureux père ne tarda pas à comprendre que la faute de sa fille était connue et réprouvée de tous. Dès-lors il eut soin d’éviter ces assemblées de la commune où jadis sa voix était si prépondérante[8], et quand il était sommé de s’y rendre, une irascibilité qu’il ne pouvait réprimer lui ôtait ce sang-froid, ce jugement droit et lucide pour lesquels il avait été renommé.

Plusieurs semaines s’étaient écoulées déjà depuis le retour de Lisaveta à Staradoub. Un soir, le père et la fille étaient assis l’un au- près de l’autre dans le verger; ils écoutaient tristement les bruits du village, car les éclats de rire, les chants joyeux, les cris des enfans et le craquement monotone des katcheli (balançoires) parvenaient distinctement jusqu’à eux. Lisaveta demanda timidement au starovère la permission d’aller le lendemain matin voir sa marraine. — Je n’ai pas osé le faire jusqu’à présent, dit-elle en baissant les yeux, et pourtant la sainte femme a été comme une mère pour moi et m’a toujours comblée de bontés. On trouve souvent dans les villages russes de ces personnages qu’entoure une sorte d’auréole mystique, et qui passent pour être en rapport avec l’esprit de Dieu. A Staradoub, la marraine de Lisaveta était regardée comme une sainte; on ne parlait d’elle qu’avec une crainte respectueuse. Sa dévotion ascétique, ses fréquentes extases, justifiaient la réputation qu’on lui avait faite. A peine la fille du starovère eut-elle prononcé le nom de sa marraine, que le front du vieillard s’éclaircit. Il lui sembla reconnaître dans le désir exprimé par Lisaveta une inspiration du ciel. — Ne remettons pas à demain ce qui peut se faire aujourd’hui, dit-il; allons tout de suite là où nous appelle le Seigneur.

A quelques centaines de pas du village, l’église de Staradoub, bel édifice en briques entouré d’un mur d’enclos à hauteur d’appui, couronne une petite colline. Adossée contre l’église, une chétive isba dresse son humble toit à peine à la hauteur du mur d’enceinte. Cette demeure, composée d’une seule chambre divisée en deux parties, a été de tout temps réservée à la prosvirnitsa; c’est ainsi que dans les villes et villages russes on appelle une boulangère spécialement attachée à l’église, et chargée de confectionner les petits pains qui servent à la communion des fidèles. A l’époque où se passe notre récit, l’emploi de prosvirnitsa était précisément confié à la marraine de Lisaveta. Née dans le village, elle l’avait quitté au sortir de l’enfance pour habiter un des couvens de la secte des starovères. Mariée ensuite par la volonté de son père, elle avait suivi son époux dans un gouvernement éloigné. Ayant perdu successivement son mari et son fils unique, elle était revenue vivre à Staradoub près de sa parente, la mère de Lisaveta. Pendant longtemps, elle avait concentré toute son affection sur la femme du starovère et sur ses deux enfans; puis, la mère de Lisaveta étant morte jeune, elle avait désiré vivre dans la retraite, et l’emploi de prosvirnitsa lui avait permis de consacrer à la prière et à la méditation les jours qu’il lui restait à passer sur la terre. La recluse, car c’est ainsi qu’on la nommait dans le village, était vantée non-seulement pour sa piété, mais pour ses connaissances médicales. On venait de tous les environs visiter la cellule d’où elle ne sortait jamais, et les malades, les affligés en rapportaient toujours d’utiles conseils ou de précieuses consolations.

La cabane de la prosvirnitsa n’était séparée du petit bois voisin du village que par un modeste enclos où la veuve cultivait quelques simples, et où des abeilles bourdonnaient autour d’une couple de ruches. La recluse pouvait donc respirer les senteurs de la forêt sans quitter son jardin. Elle passait presque toutes ses soirées assise sur un banc rustique, le chapelet à la main et les yeux fixés au ciel. C’est dans cette attitude méditative que la trouvèrent Paul et sa fille, rassérénés eux-mêmes par quelques instans de marche à travers la campagne silencieuse. Presqu’au moment d’entrer dans l’enclos, Lisaveta se tourna vers son père et lui demanda la permission de parler à sa marraine sans témoins. Le vieillard croyait qu’en ce moment le ciel inspirait sa fille; il n’eut garde de refuser, et resta assis sur le gazon de la forêt, tandis que Lisaveta entrait chez la recluse. Au bout d’une demi-heure, la jeune femme vint retrouver son père. La recluse priait Paul de venir chez elle le lendemain après la messe : elle voulait passer la nuit en méditation avant de lui donner un conseil.

Le lendemain, Paul se trouva au rendez-vous indiqué. La conversation entre le starovère et la recluse fut longue. Les principes de Nastasia n’étaient ni moins précis ni moins austères que ceux du vieillard, mais une ardente charité les tempérait. — Ce n’était pas la solitude, c’était le travail qu’il fallait à sa filleule, dit-elle, et par travail elle entendait celui qui fatigue le corps et repose l’esprit. — Toi aussi, dit-elle gravement à Paul, toi aussi tu as commis des fautes, et c’est également par le travail qu’il faut les effacer. Ta fille a péché par ignorance et faiblesse, tu as péché envers elle par négligence en la livrant seule et sans guide aux tentations d’une grande ville; tu as péché envers ton prochain par orgueil, tu as péché envers Dieu par la révolte et le murmure. Paul-le-Sévère, sache mériter un autre nom. Puisse-t-on un jour t’appeler Paul-le-Miséricordieux! Pars, rends-toi à Saint-Pétersbourg, vends ta boutique pour te préparer à reprendre la vie laborieuse du paysan, humilie-toi devant tes frères. Quant à Lisaveta, je la prends chez moi, non comme la fille d’un riche marchand, mais comme une servante. Je me réserve de fixer le terme de ton retour, et je veux que tu trouves l’expiation accomplie.

Ainsi fut fait. Au bout de quelques jours, le vieillard avait quitté Staradoub après avoir franchement et ouvertement exposé les motifs de son départ aux anciens du village. Sa fille en même temps s’installait chez sa marraine et commençait vaillamment l’apprentissage d’une vie nouvelle.

Que se passait-il cependant au gostinoï-dvor de Saint-Pétersbourg, dont le vieux starovère avait repris le chemin? Ai-je besoin de dire que Savelief était plus triste que jamais? Son unique joie était de procurer quelques distractions au frère chéri de sa bien-aimée. Le dimanche, il louait une petite embarcation et remontait avec son élève le cours de la Neva jusqu’au-delà des fabriques d’Alexandrofski. Dès qu’ils avaient atteint quelque plage solitaire, où l’enfant pouvait courir et sauter, ils débarquaient. Puis, pendant que Micha prenait ses ébats, Savelief, couché sur l’herbe, s’abandonnait à ces espérances, à ces beaux rêves que l’amour, même malheureux, ne se laisse jamais enlever. Il revoyait alors Staradoub, il revoyait Lisaveta consolée et pardonnée, lui rendant affection pour affection. On peut imaginer avec quelle émotion profonde Savelief accueillit le starovère, qui venait lui annoncer son intention de liquider son commerce et de quitter Saint-Pétersbourg pour entreprendre un voyage dont il n’indiquait pas le but. Ce but, que pouvait-il être, en dépit de mille circuits et de mille obstacles, si ce n’est la paisible habitation de Staradoub?

La recluse avait de son côté tenu fidèlement sa promesse; elle n’épargnait pas sa filleule. Tantôt Lisaveta allait au bois ramasser des broussailles ou récolter des noisettes, le kaisov (panier d’écorce d’arbre) sur le dos, tantôt il lui fallait porter de lourds fardeaux et réunir les provisions d’hiver; mais la plus rude des épreuves imposées à Lisaveta était une course de chaque jour à la fontaine du village, d’où elle rapportait l’eau nécessaire aux besoins du ménage. Elle y rencontrait les voisines, et la tante Varvara avait toujours quelque propos injurieux à lui adresser. Aussi avait-elle supplié sa marraine de la laisser aller dans la forêt puiser l’eau à une fontaine beaucoup plus rapprochée de l’isba. — Non, ma colombe, avait répondu la marraine; tu iras au puits malgré les voisines. Si Dieu permet à la tante Varvara d’aiguiser sa langue à tes dépens, c’est que tu es encore trop sensible aux traits qu’elle te décoche. Un jour viendra où tu les sentiras aussi peu que l’oiseau sent les gouttes de pluie qui tombent sur son plumage. Alors elle cessera d’elle-même de te molester.

Si c’était par calcul que la veuve mettait ainsi Lisaveta en contact avec la population du village, ce calcul était juste. En la voyant si patiente et si douce, les voisines en vinrent à se sentir émues devant cette jeunesse flétrie et laborieuse que n’éclairait aucun rayon de joie. D’abord on lui adressa un sourire, puis des paroles amicales, et un jour même Paracha lui serra la main à la dérobée en lui disant : Courage !

Un dimanche, le conclave féminin de Staradoub était comme d’habitude réuni sur la place, quand la meunière vint lui communiquer une grande nouvelle qu’elle avait reçue de Saint-Pétersbourg. Paul-le-Sévère avait vendu sa boutique du gostinoï-dvor; il était parti avec Micha et Savelief, sans qu’on sût le but de leur voyage. En même temps un riche marchand de bestiaux venait de s’établir à Staradoub, et de louer pour deux ans la maison du starovère. — Hé! hé! dit aigrement à ce propos la tante Varvara, la misère frappe à toutes les portes. — Cette réflexion maligne produisit un effet bien contraire à celui qu’elle en attendait. La pensée de la ruine du starovère ne fit qu’augmenter l’intérêt qu’inspirait sa fille, et la meunière, s’étant rendue le lendemain chez la recluse pour la consulter sur la maladie d’un parent, crut devoir lui faire des représentations sur le rude travail qu’elle imposait à Lisaveta. — Le travail n’a encore tué personne, répondit la recluse. Vois d’ailleurs ma filleule; depuis qu’elle est chez moi, n’a-t-elle pas grandi d’un verchok (pouce), et ses joues ne sont-elles pas fraîches comme la fleur de l’églantier? — Elle a bonne mine, c’est vrai, répliqua la meunière; mais une pokritka trouvera-t-elle jamais un homme qui veuille l’épouser? — Celui qui donne aux lis leur blancheur et aux roses leur éclat a ses raisons pour rendre à cette pauvre fille sa fraîcheur et sa beauté.

La recluse n’avait pas reculé devant une lourde tâche, mais Dieu la récompensait de son courage. Chaque jour, le sentiment du devoir, l’idée de l’expiation à subir, l’espoir d’un avenir meilleur, rapprochaient la pokritka de la sainte, la jeune fille flétrie de la femme respectée. Entre ces deux êtres, qui s’étaient rencontrés par des routes si différentes, un singulier accord s’était établi, et sous l’influence de la recluse tous les souvenirs qui troublaient le cœur de Lisaveta s’étaient évanouis un à un. Il n’y avait plus de place dans cette âme régénérée que pour les douces affections de l’enfance. C’était son père, c’était Micha, c’était le bon et sage Savelief qui l’occupaient tout entière.

A la fin de l’hiver de 1848, pendant lequel cette transformation morale s’était accomplie, Lisaveta était prête pour l’épreuve suprême qui forme le dénoûment naturel de ce récit. L’année 1848, si désastreuse pour l’Europe, n’épargna pas entièrement la Russie. Un fléau la visita, qui parut à toutes les populations de l’empire un châtiment infligé par la colère divine[9]. Le moment où le bruit de l’invasion du choléra se répandait dans l’empire coïncidait avec la Saint-Jean, époque de la foire annuelle de Staradoub. Les rumeurs sinistres occupèrent bien un peu le conclave féminin de la place du village, mais l’ardeur de la population à célébrer sa fête annuelle n’en fut pas ralentie.

De tout temps, la foire de Staradoub avait été justement célèbre. Elle se tenait sur un champ qui touchait au village, et dès la veille deux rangées de boutiques recouvertes en grosse toile à voile, à l’instar des bazars dans les petites villes d’Orient, étalaient leurs richesses. C’étaient des calicots imprimés, de beaux pavoinik, des poviaski (bandeaux de jeunes filles), avec les rubans éclatans destinés à orner leurs longues tresses. A côté d’étoffes de soie et de laine pour douchagreika[10], on pouvait voir ces vêtemens tout confectionnés avec leurs boutons et leurs ganses en or. Les jeunes filles se promenaient deux à deux, se tenant par le bout du mouchoir et jetant des regards de convoitise sur toute cette élégance villageoise. Les mères allaient et venaient parmi les tas de poteries, d’ustensiles en bois, en grès et en faïence. Le juif intelligent, industrieux et rusé, se glissait partout dans sa longue soutane, offrant sa marchandise de pacotille et s’enquérant d’un trafic plus sérieux et plus lucratif. Les tsiganes (bohémiens) ne manquaient pas à la fête avec leurs chevaux fourbus et poussifs, leurs forges ambulantes et leurs femmes aux yeux noirs, aux dents blanches et aux cheveux ébouriffés.

A la Saint-Jean de 1848, on remarquait cependant une sorte d’inquiétude parmi les apprêts de la foire de Staradoub. On s’examinait avec défiance, et le mot zdorovo (porte-toi bien), ce salem des Russes, était plus vivement accentué que d’ordinaire. On se disait tout bas que tel voisin était malade, que tel autre était mort, en s’empressant d’ajouter que ce n’était pas du choléra. Et pourtant déjà les anciens de la commune avaient reçu des autorités de Tchernigof, chef-lieu du gouvernement, l’ordre de se tenir en mesure de fournir des renseignemens au cas où l’épidémie se déclarerait à Staradoub. On avait même ordonné qu’une des maisons les plus spacieuses de l’endroit fût organisée en hôpital. Le médecin du district, en grande tenue, uniforme et épée au côté, s’était arrêté chez le bourgmestre pour surveiller l’exécution de cette mesure, et après un copieux déjeuner lui avait remis un flacon contenant des gouttes souveraines contre le mal.

La veille de la Saint-Jean, Lisaveta se sentit plus triste que d’habitude. Elle se rappelait les foires des années précédentes. Combien alors elle était heureuse et insouciante! Elle rêvait à la fête plusieurs semaines d’avance, et la veille du grand jour le starovère lui remettait l’argent nécessaire pour les achats de la maison, en y ajoutant de quoi satisfaire ses fantaisies de jeune fille. Comme elle se levait de bonne heure le lendemain ! Quel plaisir d’aller avec Paracha cueillir au bois des fleurs tout humides de rosée pour parer leurs poviaski ! Et le tumulte de la foire, les boutiques, les musiciens ambulans, que de francs rires les saluaient ! Quel contraste avec ces heures d’insouciance! Une vie de travail et de pénitence s’ouvrait maintenant devant elle. Elle pleurait, elle tremblait presque devant ce sinistre avenir. Qu’on lui pardonne, elle n’avait pas vingt ans.

Pendant que Lisaveta s’absorbait dans une douloureuse rêverie, sa marraine, assise près d’elle, regardait le ciel avec inquiétude. Les derniers rayons du soleil embrasaient d’un éclat inaccoutumé la cime des vieux chênes. L’aurore du soir (c’est le nom donné par les Russes au coucher du soleil) étalait à l’horizon des clartés sinistres comme les flammes d’un incendie. Du côté des prairies, de lourdes vapeurs s’élevaient, brouillards d’automne égarés à la fin d’une journée de printemps. Que signifiaient ces lueurs étranges et ces exhalaisons impures? La recluse avait vu la première épidémie; à ces signes redoutables, elle pressentait la seconde. — Rentrons, dit-elle à Lisaveta, et que Dieu nous trouve meilleurs le jour où il lui plaira de nous frapper !

La nuit fut mauvaise pour les deux femmes. La jeunesse avec ses rêves et ses souvenirs empêcha le sommeil de l’une; l’autre veilla debout devant les images, priant les saints. L’une, la plus jeune, s’endormit vers le matin d’un lourd sommeil; l’autre n’attendit que l’appel de la cloche pour renouveler dans l’église du village ses ferventes oraisons. Toutes les deux se tinrent renfermées chez elles pendant une journée néfaste, dont la gaieté et le bruit inauguraient l’explosion définitive de l’épidémie à Staradoub. Et cependant on achetait et on vendait, chrétiens, juifs et tsiganes poursuivaient leur négoce, marchandant les tonneaux de miel et les blocs de cire, qui forment une des branches principales de l’industrie de ce riche village. Des troupeaux de bœufs et de moutons, qui étaient arrivés pendant la nuit, avaient changé de maîtres. Les chinki (cabarets) étaient pleins, les jeunes filles défilaient les yeux baissés devant les jeunes gens qui les examinaient le chapeau sur l’oreille; à la faveur de la musique et de la danse, on s’approchait plus librement, et les svakhi[11] étaient fort occupées à faire valoir auprès des parens leurs différens protégés. La foule serrée autour des boutiques pouvait à peine se mouvoir, et jamais, disait-on, foire n’avait été aussi animée et aussi productive. Seulement le soir de cette bruyante journée, quand le bourgmestre se mit en devoir de faire la tournée du village, il trouva l’hôpital improvisé plein de malades étrangers à la commune, et pendant toute la nuit, au lieu des feux de la Saint-Jean qu’on allumait d’ordinaire, on voyait briller dans les demeures des pauvres et des riches des lumières sinistres comme des cierges funèbres. En approchant de ces fenêtres éclairées, on aurait pu entendre les gémissemens des malades et le râle des agonisans. Quant à la fiole miraculeuse du médecin du district, le bourgmestre l’avait gardée pour son usage et celui de sa majestueuse épouse.

Le lendemain matin, la porte de la prosvirnitsa était assaillie de femmes qui venaient lui demander des conseils et des remèdes. Comme la recluse était trop infirme pour se rendre elle-même chez les malades, ce fut Lisaveta qui demanda avec instance et obtint la permission de la remplacer. La première auprès de laquelle la pokritka eut à remplir ses pénibles fonctions fut l’envieuse Varvara. Faut-il raconter tous les douloureux spectacles qu’eut à contempler la fille du starovère, depuis l’agonie de cette malheureuse femme jusqu’aux mille scènes douloureuses où elle intervint comme consolatrice, tantôt sous le toit du riche, tantôt sous le chaume du pauvre? Bornons-nous à dire que nulle part on ne reprocha à la pokritka sa coiffure fermée, et personne ne chercha sur cette main secourable l’anneau de mariage absent.

Un mois se passa pour Lisaveta en des luttes vaillamment supportées, en des fatigues, en des travaux incessans. Enfin une diminution sensible de l’épidémie sembla ouvrir à la jeune femme une perspective moins sombre et lui promettre, avec le repos, la reconnaissance d’une population jusqu’alors indifférente ou hostile. Le jour même où cet espoir s’offrait à Lisaveta, elle traversa la place où se tenait autrefois le conciliabule féminin dont nous avons reproduit quelques causeries. Le soleil baissait quand elle passa sur cette place redoutable. Quelques rares matrones pâles et défaites y siégeaient seules, et ce fut un murmure de bénédictions qui l’accueillit. Au moment d’entrer dans la cabane de la recluse, après s’être dérobée aux remerciemens des matrones, elle s’arrêta pour respirer la fraîche brise qui lui apportait les salubres senteurs de la forêt. Il y avait du calme et du repos dans l’air, et les étoiles, apparaissant une à une sur le firmament, semblaient la caresser de leurs regards étincelans. Cependant, en entrant dans l’isba, elle fut frappée du silence solennel qui y régnait. La première chambre était vide; elle passa dans le réduit, qui n’en était séparé que par une cloison, espérant y trouver sa marraine debout devant les images. Elle la vit en effet prosternée le front sur le plancher. Inquiète de son immobilité, elle voulut la relever. L’âme de la sainte femme avait quitté la terre, et son corps inerte et glacé échappa aux bras trop faibles de Lisaveta. — Morte ! s’écria la pokritka, morte ! mon unique amie, mon seul soutien ! — Appuyant alors sa tête sur cette poitrine où le seul cœur qui l’eût comprise avait cessé de battre, la jeune femme ferma les yeux et pensa mourir.

Quand elle revint à elle, elle s’imagina avoir été transportée dans le paradis de ses rêves. Elle se vit dans sa chambrette, entourée de tous les objets familiers à sa vue. Un air doux et frais entrait par la fenêtre ouverte, et la lumière d’un éclatant soleil était adoucie par les rameaux verts du vieux poirier planté devant l’habitation. En face d’elle, assise sur le plancher, Paracha sommeillait la tête appuyée sur le bord du lit, et il lui sembla reconnaître dans la voix qui agaçait le vieux chien Polkane celle de son frère Micha, — C’est encore un rêve, se dit-elle en refermant les yeux. J’en ai tant fait pendant cette longue nuit; j’ai même rêvé que mon père m’emportait en me serrant dans ses bras, comme il le fit le jour de mon retour.

Ce n’était pas un rêve cependant : le starovère avait liquidé ses affaires et vendu sa boutique du gostinoï-dvor; il s’était établi avec son fils et Savelief dans le bourg de Krementchug, où il avait recommencé son négoce à nouveaux frais. Des affaires l’ayant conduit dans l’intérieur de la Russie au moment où le choléra éclatait à Staradoub, la lettre par laquelle la recluse le rappelait lui parvint trop tard, et il n’arriva chez la sainte femme que pour relever sa fille, tombée mourante sur le corps de sa marraine. Le locataire de la maison de Paul-le-Sévère s’étant dédit du bail à cause de l’épidémie, le starovère y fit transporter son enfant évanouie. Le délire s’était pour longtemps emparé de Lisaveta, et déjà l’automne était revenu assainir l’air, quand la jeune femme se réveilla dans sa svetelka de son long et fiévreux sommeil.

Si la présence de Paracha au chevet de son lit lui prouvait que son expiation avait été acceptée par les hommes, le calme de sa conscience lui disait que Dieu avait accueilli et agréé son repentir. Aussi les forces et la santé lui revinrent-elles rapidement. Elle remarquait pourtant un vide au cercle de la famille : son jeune frère, en lui parlant à toute occasion de Savelief, ne se doutait pas de la joie, mêlée de regrets amers, qu’il lui causait. Paul-le-Sévère s’était demandé plus d’une fois si la transformation morale promise par la recluse s’était accomplie. Il lui fut bientôt impossible d’en douter. Chacun s’empressait de lui demander des nouvelles du bon ange de Staradoub, et toutes les matrones de l’endroit se relayaient à l’envi l’une de l’autre pour la veiller et la soigner. — Tiens, lui dit un des anciens du village en voyant Lisaveta pâle et faible encore, assise à la place d’honneur, au milieu du conclave autrefois hostile, entre la meunière et la boulangère, tiens, frère, tu sais que je suis un homme dur à ramener et qui tient à ses opinions plus qu’il ne le devrait peut-être : eh bien ! si j’avais un fils à établir, je te ferais demander pour lui comme une grâce, par la meilleure svakha du pays, la main de ta fille, et cela sans dot encore.

Le visage du vieillard rayonna. — Frère, dit-il en lui serrant la main, crois-tu vraiment et sur ton honneur que je puisse l’accorder à un honnête homme? Tu sais, Savelief l’a aimée avant son malheur et l’aime encore malgré toutes les humiliations dont elle a été abreuvée ?

Je touche à la fin de cette histoire, qui a peut-être montré dans leur vrai jour quelques-unes des vertus du paysan russe, et aussi quelques-uns de ses défauts. Ai-je besoin d’ajouter que Lisaveta épousa le fidèle sidéletz, non sans hésiter cependant et non sans se dire indigne d’un si grand bonheur? Le mariage eut lieu sans bruit à Krementchug, et les jeunes gens revinrent se fixer dans la maison paternelle pour ne plus la quitter. Le bourgmestre étant mort du choléra, Paul fut unanimement élu à sa place, et vit à cette occasion son surnom de Sévère se changer en celui de Miséricordieux. Micha reçut une bonne et solide éducation; il devint un négociant connu pour sa probité et l’étendue de ses entreprises, aussi prudentes qu’heureuses.

Tous les ans, un mois après la Saint-Jean, la famille du starovère se réunit sur la tombe de Nastasia, enterrée dans l’enclos de l’église, tout près de l’humble retraite où la prosvirnitsa avait pratiqué pendant tant d’années une dévotion si ascétique unie à une charité non moins tendre qu’éclairée. Cette année encore, celui qui eût visité Staradoub à l’époque choisie pour cette pieuse solennité eût pu trouver les principaux personnages de ce récit groupés autour de la croix de pierre qui surmonte la tombe de la recluse. On eût remarqué le vieux starovère, grave et calme au milieu de ses petits-enfans, et près de lui Lisaveta appuyée au bras de Savelief. Si on eût suivi la famille de Paul-le-Miséricordieux jusqu’en sa demeure, un de ces somptueux repas funéraires, restes ineffaçables du paganisme en Russie, eût offert un curieux contraste avec les hommages rendus le matin à la sainte veuve. On eût vu, au milieu de la table en chêne qu’entouraient, avec le clergé de l’endroit, les parens et les amis de la famille, s’élever la fumée odorante d’un immense koufjah, plat composé du riz le plus blanc cuit à l’eau avec des raisins secs et arrosé de lait d’amandes; on eût aimé à suivre la bonne ménagère dans la cour ouverte à tout venant, et où un essaim de mendians recevait de sa main charitable les débris du festin. On n’eût enfin pas entendu sans émotion la formule du toast porté à la fin du repas par le plus ancien des convives : « Repos éternel à l’âme de la sainte recluse! longue vie aux maîtres de céans, au père et à la fille, à ceux qui savent honorer les morts et donner de salutaires exemples aux vivans ! »


E. DE BAGREEF-SPERANSKI.

  1. C’est à tort qu’on attribue aux gostinoï-dvor une origine mongole. Le terme d’hôtes ou de visiteurs s’appliquait, dans l’ancienne Russie, aux marchands étrangers domiciliés ou de passage. Les Mongols étaient trop essentiellement nomades pour être commerçans, et l’époque de la fondation des gostinoï-dvor doit coïncider avec le développement du commerce de Novgorod.
  2. Bednaja Lisa, nouvelle de Karamsine qui a longtemps été très populaire en Russie.
  3. Outre les starovères, on compte en Russie d’autres sectes moins inoffensives, les doukobortsi (lutteurs de l’esprit), les scoptsi (eunuques), etc. Ces sectes ne sont pas, comme les premières, tolérées par le gouvernement.
  4. Kokochnik, espèce de diadème ; — pavoinik, bonnet retenu par un mouchoir noué autour de la tête.
  5. Ce mot, — comme plusieurs autres, tels que gousli, espèce de harpe couchée ou psaltérion, — n’a pas de singulier dans la langue russe.
  6. C’est ainsi que les paysans appellent Pétersbourg.
  7. Rivière affluente du Dnieper, et qui forme une des voies commerciales du gouvernement de Tchernisof,
  8. Dans les villages des serfs de la couronne, les paysans russes s’assemblent, sous la présidence du bourgmestre, pour répartir les corvées et les contributions.
  9. C’est ainsi que les paysans russes expliquèrent l’épidémie cholérique. Des dimanches mal fêtés, certaines négligences dans les devoirs à rendre aux saintes images, etc., tels étaient les motifs qui leur semblaient appeler sur la Russie la colère du Dieu tout-puissant.
  10. Espèce de mantelet doublé de fourrure.
  11. Négociatrices de mariages.