La Politique nouvelle et l’Amirauté anglaise

La bibliothèque libre.
La Politique nouvelle et l’Amirauté anglaise
Revue des Deux Mondes5e période, tome 27 (p. 185-208).
LA POLITIQUE NOUVELLE
ET
L’AMIRAUTÉ ANGLAISE

Le 22 mars dernier, à la Chambre des lords, un débat d’une assez grande allure sur la politique navale de l’Angleterre mettait en présence les trois personnalités qui se sont succédé depuis douze années au poste de premier lord de l’Amirauté : lord Spencer, le vicomte Goschen et lord Selborne. Le spectacle ne manqua pas de grandeur. En ces trois hommes s’était incarnée la très haute idée que la nation anglaise s’est faite, dans les dernières années du XIXe siècle, de son rôle dans le monde, de la place qu’elle doit tenir au milieu du développement rapide de forces navales toutes nouvelles et déjà redoutables. L’un avait à peu près commencé l’œuvre, le second la continua, le troisième vient de l’achever, de la mettre au point. Le premier parut exprimer un certain étonnement des proportions prises après lui par l’entreprise dont il avait été le pionnier. En fait, il voulut sans doute fournir à lord Selborne, prêt à passer la main, à son tour, à un autre chef de l’Amirauté[1], l’occasion d’exposer la philosophie du mouvement formidable d’expansion des forces navales britanniques, dont on peut fixer le point de départ au vote du Naval Defence Act en 1889 et le point d’arrivée aux innovations radicales annoncées par le memorandum du 6 décembre 1904, et aujourd’hui en plein cours d’exécution.

À ces innovations lord Spencer présentait pour la forme quelques vagues objections, qui semblaient solliciter elles-mêmes d’être réfutées, et elles le furent sans peine en effet par lord Selborne, initiateur responsable des changemens survenus, et par le vicomte Goschen qui se fit l’avocat chaleureux de l’œuvre de son successeur. Dans tout le cours du débat, ce qui fut parfaitement visible, c’est que les trois hommes étaient d’accord indissolublement sur un point, et qu’ils représentaient ensemble la politique d’ « une grande marine pour un empire mondial » en face de la politique d’« une petite marine pour une petite Angleterre[2]. »

On ne saurait contester aux Anglais, et on ne l’a jamais fait, au surplus, une qualité, précieuse pour les individus, plus précieuse encore pour les nations, la tenace persévérance dans un dessein une fois adopté, tenacem propositi populum. Nous avons montré à cette place, dans une étude antérieure[3], comment l’opinion publique en Angleterre, sortant brusquement, en 1889, d’une trompeuse sécurité, eut le sentiment qu’elle était à la veille de perdre sa traditionnelle suprématie maritime, si ce n’était déjà chose faite, et comment elle imposa aux gouvernans de l’époque, qui n’y songeaient guère, l’obligation de reconstituer une marine britannique digne de ce nom. L’élan ainsi donné subit un certain ralentissement à l’arrivée des libéraux au pouvoir quatre années plus tard, et lord Spencer, ministre de la marine dans le cabinet Gladstone, ne paraissait point disposé à signaler son administration par le moindre coup d’éclat, lorsqu’une nouvelle et très vigoureuse poussée de l’opinion publique l’obligea à faire contresigner par M. Gladstone et à présenter au parlement le plus formidable programme de constructions neuves pour une flotte de guerre que l’Angleterre eût jamais connu. À partir de ce moment, il n’y eut plus d’arrêt dans le mouvement d’expansion. Lorsque lord Spencer était entré en fonctions, le personnel de la marine anglaise, matelots, mousses et fusiliers marins, s’élevait à environ 72 000 hommes. Il le porta à 88 000. M. Goschen (vicomte Goschen depuis 1901) l’établit après lui à 118 000. Il s’est encore accru sous l’administration de lord Selborne jusqu’à 131 000. Cet énorme grossissement de l’effectif, — presque 100 pour 100, — était rendu naturellement nécessaire par l’augmentation parallèle du nombre des navires de guerre en service actif, et l’on peut juger en effet de l’impulsion donnée aux constructions neuves en considérant qu’à l’époque du Naval Defence Act, le total des crédits concernant ces constructions était de £ 2 300 000, que lord Spencer le porta à £ 4 771 000, M. Goschen à £ 7 millions, lord Selborne, dans le budget en cours d’exécution, à £ 11 millions. Quant au total du budget naval, il a doublé dans les quinze dernières années, comme l’effectif du personnel marin.

Quelle est la tâche que doit remplir la marine britannique ? Lord Spencer a rappelé les termes dans lesquels cette tâche se trouvait définie dans un passage du rapport de la Commission royale sur les stations de charbon, présidée par lord Carnarvon : « La marine, disait ce rapport, n’a pas pour objet d’assurer une protection locale directe à nos ports de mer. Elle a pour devoir de bloquer les ports de l’ennemi, de détruire son commerce, d’attaquer ses navires en haute mer, d’empêcher une entreprise en grande force contre un point déterminé des possessions de la couronne. » Lord Selborne a cru devoir compléter cette définition, qu’il trouvait insuffisante : « Le devoir de la marine n’est pas seulement de préserver de l’invasion toutes les parties de l’empire britannique et la métropole elle-même, et d’apparaître ainsi comme l’unique barrière entre la population mâle de l’Angleterre et la conscription. Elle a une autre tâche encore : si elle n’était pas aussi forte qu’elle est aujourd’hui, tout le système fiscal de l’Angleterre croulerait ; seule elle garantit le travail, les salaires, la nourriture quotidienne, l’apport constant du pain aux ouvriers, du coton aux filatures, du minerai aux forges. C’est l’énormité de la tâche que la marine a à remplir qu’il faut considérer lorsque s’agite la question des sommes qu’elle nous coûte. »

Comme la tâche qui lui incombe, la mesure de la force navale nécessaire n’a cessé de s’élargir. Pendant quelques années, on s’en tint à la mesure du two-power standard, mesure déjà ancienne, puisqu’elle avait été préconisée par Cobden lui-même, et qui est la force que peuvent aligner ensemble les deux plus puissantes marines étrangères. Ces deux plus puissantes marines étrangères étaient, il y a peu de temps encore, celles de la France et de l’Italie. Puis la marine de l’Italie resta stationnaire, et bientôt les forces navales de la Russie prirent un tel développement que l’Amirauté anglaise dut établir ses plans et devis, non plus sur la mesure des forces combinées de la France et de l’Italie, mais sur la force totale que représentaient les flottes réunies de la France et de la Russie.

Le two-power standard cependant ne tarda pas à être suranné. Il n’avait jamais eu en réalité d’application que poulies cuirassés, selon les uns, pour les cuirassés et les croiseurs, d’après les autres. Quelle qu’eût été sa limite d’application, il n’eut plus de valeur, dès que l’on vit surgir trois nouvelles forces navales que quelques années suffirent à rendre inquiétantes : la marine japonaise dans l’Extrême-Orient, la marine américaine dans l’Occident ; la marine allemande aux portes mêmes de la Grande-Bretagne. On imagina de substituer un three-power standard au two-power standard. Il fallait que désormais l’Angleterre fût en état de résister à une coalition des trois plus puissantes marines étrangères. La nouvelle mesure ne fut pas aisément admise, d’autant que résister ne pouvait suffire, l’Angleterre sur mer ne devant en aucun cas se résigner à la défensive, qui ne peut signifier pour elle que la ruine ou la capitulation à bref délai. On ne parla plus que pour la forme d’une mesure de valeur, et le principe nouveau peut se formuler ainsi : quel que soit le nombre et quelle que soit la force de ses ennemis possibles sur mer, il faut que l’Angleterre soit en état de les attaquer, de les battre, de les pourchasser, de tenir la mer libre pour l’immense flotte de commerce chargée d’apporter au peuple anglais et à l’industrie anglaise leur nourriture quotidienne[4].

L’Angleterre a supprimé le danger que lui pouvait faire courir une des nouvelles marines, en contractant, en 1902, une alliance avec le Japon. La guerre russo-japonaise de 1904 a annihilé pour moitié une autre de ces nouvelles marines, celle de la Russie. Il reste la flotte française, encore la première parmi les rivales de la force britannique, la marine américaine dont l’accroissement se poursuit avec une merveilleuse rapidité, et plus près, tout près, la marine allemande, admirable machine de précision, merveille de mécanisme et de science, qui se développe méthodiquement d’année en année, et dont les élémens demeurent tapis, en état de préparation complète, dans des ports situés à quelques journées des côtes de l’Angleterre.

La Grande-Bretagne aura-t-elle un jour à lutter contre deux ou contre trois de ces puissances à la fois ? C’est le secret de l’avenir. Dès maintenant, et d’une façon continue, il faut que les flottes anglaises soient prêtes à faire face au péril le plus grand, et pour cela, à porter des coups décisifs, immédiats. De là cette tension constante de la pensée britannique vers la grandeur, la puissance, l’efficacité de la flotte, le grossissement énorme du budget naval en l’espace de quinze années, la continuité de la politique maritime sous le gouvernement des libéraux comme sous la direction conservatrice.

La besogne confiée par le pays aux trois derniers ministres de la marine a été bien faite. L’Angleterre possède aujourd’hui assez de cuirassés, assez de croiseurs cuirassés, de croiseurs protégés, et de croiseurs éclaireurs (scouts), assez de destroyers de haute mer ou côtiers, assez de sous-marins, pour que la marine puisse se tirer avec honneur de la tâche qui lui est dévolue. 130 000 hommes, officiers, matelots et fusiliers, montent ces innombrables bâtimens. Le matériel et le personnel se valent. On aurait pu croire qu’il n’y avait plus qu’à maintenir, sans plus de changement, l’instrument de guerre dans son état de perfection. Or, dans les derniers mois, l’administration navale a surpris l’opinion par l’annonce de transformations si radicales, si profondes, que le mot de révolution a été prononcé. Celui d’évolution suffisait bien, car les mesures adoptées par l’Amirauté et portées à la connaissance du public, sous une forme un peu théâtrale peut-être, par le premier lord, ne sont, en réalité que des conséquences naturelles, logiques, de l’expansion de la flotte.

Les mesures énoncées dans le mémorandum du 6 décembre 1904, au sujet desquelles lord Spencer interrogeait le 22 mars à la Chambre haute son progressif successeur, se ramènent aux trois points suivans : radiation de la flotte de tous les navires démodés, sans valeur de combat ; répartition nouvelle des forces navales actives en Europe et dans les autres parties du monde ; nouvelle organisation de la réserve navale et nouveaux procédés de mobilisation de la flotte de réserve. Le résultat de ces grandes transformations, a dit avec assurance lord Selborne, sera, avec moins de dépenses, une plus grande efficacité de la flotte. En effet, l’Angleterre, en 1905, va dépenser 88 millions de francs de moins pour sa marine qu’en 1904 (843 millions au lieu de 931), et cependant sa flotte sera plus en état qu’elle ne l’a jamais été de battre tous ses ennemis possibles[5].

Les mesures annoncées sont actuellement en voie de pleine exécution. Elles ont soulevé de vives critiques, elles ont suggéré maintes hypothèses, elles ont posé maints points d’interrogation, elles déconcertent et elles inquiètent. Malgré tout, le-peuple anglais laisse faire, ayant une confiance aveugle, ou plutôt raisonnée, dans l’esprit qui préside depuis quinze ans à la direction de ses affaires maritimes. Le moment est donc opportun pour examiner d’un peu près, le grand bouleversement qui s’opère depuis trois mois dans toutes les parties de l’organisation des forces navales britanniques ; pour se demander quelle est la signification, la portée des changemens effectués ; pour rechercher à quelle politique nouvelle ou à quelle phase récente et prévue d’une politique ancienne ils répondent, quels desseins les ont inspirés, quelles indications il est possible d’en tirer sur l’orientation générale de la politique anglaise.


I

Le mémorandum du 6 décembre 1904 est un document présenté par lord Selborne au Parlement. Le premier lord de l’Amirauté y explique, dans un très court exposé de motifs, la nature et la raison de certains changemens que le département de la marine avait décidé de faire « dans la répartition de la flotte et dans les arrangemens pour la mobilisation. » Le mémorandum ; a été complété par quelques autres documens de même nature : une lettre circulaire aux commandans en chef des escadres sur la constitution de la flotte de réserve et sur la mobilisation ; une ordonnance relative aux manœuvres navales de 1905 ; un nouveau mémorandum daté du 15 mars dernier sur l’exécution des mesures annoncées le 6 décembre précédent. Il y a deux années, une première publication du même genre, de lord Selborne, et dont la Revue a signalé en son temps l’importance, avait fortement intéressé l’opinion publique par la hardiesse des conceptions nouvelles dont elle annonçait la réalisation. Il s’agissait alors de réformer les méthodes d’instruction des officiers et des équipages. La réalisation du programme devait exiger de longues années. Des mesures initiales furent prises. A l’heure actuelle, les mousses, les cadets, les apprentis mécaniciens et les futurs officiers sont instruits et exercés dans des écoles réorganisées et avec des méthodes transformées conformément aux nouveaux plans d’instruction navale. Cette réforme appliquée au personnel n’était que la première partie d’un programme général dont l’objet est de mettre immédiatement, en temps de paix, la marine britannique à la hauteur des devoirs qui lui incomberont en temps de guerre. Elle appelait un complément, une meilleure utilisation des unités de la flotte, partant, une répartition nouvelle des forces navales de l’Empire sur toute la surface du globe, et de nouveaux procédés de mobilisation. Tel a été l’objet du second mémorandum, publié en décembre dernier.

Cet objet est précisé magistralement par lord Selborne : « Il est essentiel que nous ayons une flotte constamment prête à la guerre, c’est-à-dire prête à porter des coups immédiats à la force ennemie ; un instrument qui, dans chacune de ses parties, commande la confiance des amiraux qui auront à s’en servir, donne aux amiraux l’assurance qu’ils ont en main une arme sur l’efficacité de laquelle ils n’ont point à concevoir le plus faible doute. L’idéal que le département de la marine s’est proposé repose sur ces deux principes : que la répartition de la flotte en temps de paix doit être la meilleure répartition stratégique en temps de guerre, et que les navires à mobiliser doivent être en aussi parfaite condition d’appropriation pour la guerre que le sont les navires en service. » Et lord Selborne dit encore dans le dernier paragraphe de son mémorandum, que l’objet unique du plan de réorganisation adopté par l’Amirauté est que, « lors d’une déclaration de guerre, la disposition efficace de la flotte pour le combat soit complète et instantanée. »

Les forces navales anglaises étaient jusqu’à présent réparties comme suit. La flotte la plus importante était celle de la Méditerranée. Dans les derniers temps, elle compta parfois jusqu’à 20 cuirassés et 15 ou 20 croiseurs de toute taille. Une autre flotte était entretenue dans la Manche, sous le nom de Channel fleet, moins forte en cuirassés et en croiseurs que celle de la Méditerranée. Assez récemment, cette flotte n’avait plus pour champ d’action la Manche, où elle était remplacée par une création nouvelle, une troisième flotte active, la Home fleet ou escadre des îles Britanniques, ayant une force à peu près égale à celle de la Channel fleet. Les deux dernières avaient leur base en Angleterre ; la flotte de la Méditerranée avait sa base à Malte. Hors d’Europe, les forces navales secondaires de la Grande-Bretagne étaient disséminées entre un grand nombre de stations dont la plus importante était celle de Chine, et une autre, importante également, celle des Indes Occidentales.

A l’époque des premiers développemens de sa marine, l’Angleterre concentrait ses forces principales dans la Manche. Puis le commandement de l’escadre qui gardait les approches de la métropole perdit peu à peu de son prestige, tandis que celui de la flotte de la Méditerranée prenait de plus en plus d’importance. Aujourd’hui, nouvelle oscillation du pendule vers le Nord : le commandement de l’escadre de la Manche reprend son ancienne primauté, et la raison en éclate aux yeux de tout le monde. C’est l’accroissement de la flotte allemande, son homogénéité, sa concentration dans quelques ports de la mer du Nord et de la Baltique, qui ont provoqué une modification des combinaisons stratégiques.

Le changement était pressenti depuis un certain temps. Dans des revues anglaises avaient paru des articles posant la question de la valeur de la Méditerranée dans les conditions nouvelles des forces navales mondiales. Sir William Laird Clowes, une autorité dans les questions maritimes, était l’auteur d’un de ces articles, intitulé : « Devons-nous abandonner la Méditerranée ? Should we abandon the Mediterranean ? » C’était aller un peu loin que de parler d’abandon. D’après l’auteur, la Méditerranée n’était plus l’admirable champ de manœuvres qu’elle était au temps de la navigation à voiles, et l’occupation de cette mer intérieure par la partie principale des forces navales de l’Angleterre ne conservait que la valeur d’une tradition historique. Il y a un siècle, le grand intérêt était le Levant, Constantinople, la Syrie, l’Egypte, le protectorat de l’Italie et de la Turquie. La vapeur, l’électricité, la torpille, le développement de l’Australasie et des colonies sud-africaines, les intérêts nouveaux dans le golfe Persique, en Extrême-Orient, dans la vallée du Yang-tsé, des accords internationaux naguère imprévus, la naissance de nouvelles marines de guerre, ont modifié les conditions stratégiques. Désormais, l’Egypte et Aden seront défendus par des troupes de l’Inde. Chypre n’a aucune valeur militaire ou économique. Malte est un point d’appui pour une flotte d’importance moyenne, formant chaînon entre le canal de Suez et Gibraltar. En temps de guerre, les torpilleurs français sortis de Toulon et de Bizerte rendraient impossible toute navigation commerciale britannique dans la Méditerranée occidentale. L’intérêt commercial ne peut donc plus commander le maintien d’une flotte considérable dans la Méditerranée centrale. C’est à Gibraltar, dont des travaux récens ont doublé l’importance, que doit être préparée la concentration de grandes forces, et c’est aussi la mer du Nord qui doit captiver l’attention.

On eut, dans les derniers mois de 1904, la preuve indéniable de l’ascendant que ces considérations avaient pris à l’Amirauté. Des nominations annoncées en novembre dans le haut personnel du commandement des escadres firent pressentir que l’on allait passer de la conception à l’exécution. Sir Arthur Wilson, commandant en chef de la Home fleet, actuellement l’officier de mer le plus hautement estimé de l’Angleterre, si lord Charles Beresford en est l’officier de mer le plus populaire, aurait été promu au commandement de la flotte de la Méditerranée, en remplacement de sir Compton Domvile, si cette flotte avait dû conserver, parmi les commandemens d’Europe, l’importance qui lui avait été attribuée jusqu’alors. Il fut maintenu dans son commandement de la Home fleet, qu’il n’abandonnera qu’en 1907 pour prendre sa retraite. Lord Charles Beresford, plus jeune que sir Arthur Wilson, passait du commandement de la Channel fleet à celui de la flotte de la Méditerranée, et avait pour successeur le contre-amiral May, membre du bureau d’Amirauté.

Personne ne se méprit sur la signification de ces nominations, qui fut bientôt mise en pleine lumière par la nouvelle répartition des escadres édictée dans le mémorandum publié quelques jours plus tard, le 6 décembre. La flotte qui portait le nom de Home fleet, ou flotte des Iles Britanniques, sera appelée désormais Channel fleet ou flotte de la Manche. Elle aura son quartier général en Angleterre, et sera considérablement augmentée, comprenant douze cuirassés, alors qu’elle n’en avait que huit sous son ancien nom. Elle aura en outre un nombre suffisant de croiseurs, et sera commandée par un officier du plus haut rang, le rang d’amiral. Ses ports d’attache seront Chatham, Portsmouth, Devonport, sa zone d’action sera la Manche et la mer du Nord.

L’escadre qui portait le nom de Channel fleet ou flotte de la Manche sera réorganisée sous le nom de flotte de l’Atlantique et aura sa base permanente à Gibraltar. Elle comprendra huit cuirassés et un nombre suffisant de croiseurs. Son commandant, un vice-amiral, portera le titre de commandant en chef de la flotte de l’Atlantique.

Il y aura, affiliées aux flottes de la Manche et de l’Atlantique, mais distinctes d’elles, deux escadres de croiseurs, composées chacune de cinq, un peu plus tard six croiseurs cuirassés. Chacune d’elles sera commandée par un contre-amiral. Ces escadres pourront être détachées, pour des services spéciaux, des flottes auxquelles elles sont affiliées. L’escadre de croiseurs de la Manche sera dénommée la « première escadre » de croiseurs, l’escadre de l’Atlantique, la « seconde escadre » de croiseurs.

La flotte de la Méditerranée ne sera plus composée que de huit cuirassés et d’un nombre suffisant de croiseurs. Elle aura sa base à Malte, et sera commandée en chef par un amiral, avec un commandant en second qui sera un vice-amiral. Une escadre de croiseurs cuirassés sera attachée à l’escadre de la Méditerranée et portera le titre de « troisième escadre » de croiseurs ; elle sera commandée, comme les deux autres, par un contre-amiral et pourra, comme elles, être détachée pour des missions spéciales.

Toutes les réparations de la flotte de la Manche seront effectuées dans les arsenaux de la métropole, celles de la flotte de l’Atlantique le seront à Gibraltar, celles de la flotte de la Méditerranée le seront à Malte. Il n’y aura jamais plus de deux cuirassés en réparation dans le même temps pour la flotte de la Manche et jamais plus d’un pour les deux autres flottes.

La flotte de l’Atlantique sera mise deux fois par an sous les ordres du commandant en chef de la Méditerranée, une fois par an sous les ordres du commandant en chef de la flotte de la Manche, pour des exercices combinés.

Lorsque M. Pretyman, le secrétaire parlementaire de l’Amirauté, fit, le 6 mars 1905, à la Chambre des communes, son exposé sur le budget naval de 1905-1906, sorte de commentaire ou de complément de l’exposé présenté par lord Selborne lui-même, quelques jours auparavant, à l’occasion de la soumission de ce budget au Parlement, il parla de l’accueil très favorable fait par la presse et par l’opinion publique en Angleterre aux innovations résolues par l’Amirauté. Il fit observer que toutefois l’opinion avait été un peu trop portée à considérer comme des réformes distinctes les trois dispositions essentielles du document : la nouvelle répartition des flottes, l’élimination des anciens bâtimens plus ou moins impropres à la guerre, et les dispositions nouvelles pour la constitution de la flotte de réserve et pour sa mobilisation au moment d’une déclaration de guerre. Ces trois points, dit-il, ne peuvent être examinés ni appréciés séparément ; ils constituent un tout homogène, indivisible, sur lequel il convient de porter un jugement d’ensemble.

Le secrétaire permanent de l’Amirauté avait pleinement raison. Ce qui caractérise le nouveau plan de répartition des Hottes, c’est une méthode plus sûre et plus rapide de concentration des forces navales, facilitée par une plus grande mobilité des unités, résultant elle-même de divers facteurs, comme la découverte et les multiples applications de la télégraphie sans fil, et l’adjonction à la flotte d’un grand nombre de croiseurs cuirassés. Un autre facteur devait intervenir pour accroître cette mobilité des unités propres au combat, c’est la radiation des listes de la flotte d’une multitude de bâtimens n’ayant plus qu’une faible valeur militaire ou n’en ayant plus aucune, et la division de toutes les unités conservées sur les listes de la flotte en deux groupes uniques : la flotte armée à flot (fleet in commission at sea) et la flotte armée en réserve (fleet in commission in reserve). Tout cela se tient en effet.

On ne peut apprécier sainement la mesure qui fait disparaître d’un seul trait de plume plus de 120 bâtimens de la flotte britannique et les condamne, les uns à l’ignominie de la vente aux enchères, les autres à l’abandon dans quelque recoin de tel ou tel port de la métropole, — en d’autres termes, les uns à la mort immédiate, les autres à la mort lente, — que si l’on tient compte des mesures nouvelles adoptées pour la constitution de la flotte de réserve et pour sa mobilisation éventuelle. Et de même, ce n’est qu’à la lumière de ces dernières innovations que l’on peut porter un jugement raisonné sur la nouvelle répartition des forces navales britanniques, bien que ce soit cette partie du plan général de réorganisation qui ait le plus vivement frappé l’opinion publique.

Il est donc indispensable de dire ici quelques mots de la grande mesure de radiation en bloc et du nouveau système de mobilisation de la réserve. Le mémorandum et la lettre circulaire aux commandans en chef des escadres annonçaient que tous les bâtimens de guerre qui ne présentaient plus une valeur suffisante de combat allaient être retirés du service et cesser, à partir du 1er janvier 1905, de compter parmi les navires susceptibles d’être atteints par la mobilisation. On estima à une centaine le nombre des bâtimens condamnés. Des listes furent publiées. On y trouvait de tout : des croiseurs cuirassés, des croiseurs protégés, des cuirassés de la première époque du fer, des canonnières, des torpilleurs, des navires construits il y a moins de quinze ans, et de nobles vétérans de la marine en bois, vieux de plus de cinquante ou soixante ans. Quelques-uns des bâtimens, portés sur la liste des déchus, portaient des noms illustres, le Collingwood, le Sans-Pareil, le Superb ; parmi les croiseurs cuirassés, il y avait tous les bâtimens de la classe Orlando, lancés en 1887 : Tous ces navires ne seront pas sacrifiés. Il en est qui, ayant encore quelque valeur, seront conservés à proximité des grands arsenaux, et pourront éventuellement être mis, dans un délai de trois mois, en état de service, mais ils ne seront plus l’objet d’aucuns travaux de réparation en temps de paix. Les autres seront vendus aux enchères[6].

Cette liquidation brutale de l’ancienne flotte a soulevé de nombreuses critiques en Angleterre. Elle apparut à l’opinion publique d’autant plus singulière qu’elle embrasse des navires qui passaient, il y a fort peu d’années, pour des merveilles d’architecture navale, et pour lesquels on trouverait inscrits dans de tout récens budgets des crédits importans, visant certaines réparations qui devaient moderniser ces bâtimens et les rendre tout à fait capables de fournir encore un excellent service. Ces crédits ont été dépensés, les réparations et améliorations ont été effectuées, et maintenant, ces bateaux modernisés sont mis pêle-mêle au rebut avec des unités démodées, legs sans valeur d’une génération précédente.

Dura lex, sed lex, répondit lord Selborne aux critiques. Oui, des sommes importantes ont été ainsi dépensées, dont l’utilité n’apparaît plus. Il y a cinq ou six ans, comme aujourd’hui, on voulait faire de la flotte britannique un instrument de guerre constamment efficace et constamment prêt ; mais comme on n’avait pas assez de cuirassés et de croiseurs cuirassés neufs à flot, on s’est servi des anciens, et, afin qu’ils pussent être réellement utiles, on a dépensé de grosses sommes pour les moderniser. Et, pendant un certain temps, ils ont rempli honorablement l’office auquel ils étaient destinés. Aujourd’hui, l’Amirauté possède assez de navires neufs ; elle n’a plus besoin des anciens ; qu’ils disparaissent donc ! Et l’on se représente l’énergique amiral sir John Fisher, le premier lord naval, l’éminence grise de lord Selborne, dans son bureau de l’Amirauté, rayant, d’un trait de son impitoyable crayon, et les vieux croiseurs cuirassés de 1887, et le beau Collingwood inutilement rajeuni, et tant d’autres unités regrettées des vieux marins[7].

Il ne serait pas exact d’attribuer à la mesure de radiation la totalité de l’économie de 90 millions de francs dont le budget maritime de 1905-1906 se trouve réduit par comparaison avec le budget précédent. On ne peut évaluer à plus de 40 millions la réduction que procurera la suppression des dépenses de maintien en service, d’entretien et de réparation des bâtimens rayés de la flotte. Les 50 autres millions ont été économisés par une diminution positive d’égale importance dans le montant des crédits à affecter en 1905-1906 aux constructions neuves[8].

Lord Selborne s’est expliqué très résolument à cet égard. Il a été construit un très grand nombre de cuirassés et de croiseurs cuirassés en Angleterre dans les dernières années. Il y en a en ce moment un nombre très respectable en cours de construction ou en état d’achèvement. Or il s’est produit, en 1904, un fait d’une grande importance. L’escadre russe du Pacifique a été détruite. Six cuirassés et six croiseurs sont à déduire du nombre des navires de guerre étrangers que la flotte anglaise peut être appelée un jour à détruire éventuellement. C’est ce fait qui a permis à l’Amirauté de proposer de mettre en chantier un croiseur cuirassé de moins en 1904-1905 que dans les années précédentes et de ne commencer qu’un cuirassé en 1905-1906. C’est le triomphe de l’amiral Togo qui permet au Trésor anglais de réaliser une économie de 50 millions, ce qui démontre une fois de plus que l’amitié des forts est un bienfait des dieux.

La mesure de radiation a rendu possible la refonte de tout le système de mobilisation navale. Nous nous bornerons sur ce point aux strictes indications indispensables pour notre étude.

Les forces navales de la Grande-Bretagne ne se composent plus que de bâtimens neufs, propres au combat ; on les divise, en temps de paix, ainsi qu’il a été dit plus haut, en deux parts : la flotte active et la flotte de réserve. Celle-ci comprendra tous les bâtimens qui ne sont point en service à flot, à l’exception de ceux qui auraient besoin de réfections d’une longue durée et seraient, pour ce fait, provisoirement rayés. Chaque navire, armé en réserve, aura en permanence son état-major, comprenant une proportion suffisante d’officiers de toutes branches, et les deux cinquièmes de l’équipage réglementaire pour le temps de guerre. Sur un ordre de mobilisation, les équipages seront complétés et les bâtimens prendront la mer. On aura toujours ainsi, prêts pour la mobilisation, des navires sur lesquels pourront compter les chefs d’escadres, et, sur chacun de ces navires, une proportion notable de matelots et d’officiers le connaissant, et assurant son bon fonctionnement avec l’aide des nouveaux embarqués[9].

Les navires de la réserve seront répartis dans trois ports de la métropole. Chacun des trois groupes sera commandé par un officier supérieur (flag officer), qui dirigera lui-même en temps de guerre ses bâtimens mobilisés vers la flotte à renforcer. Six cuirassés et six croiseurs cuirassés tout modernes, faisant partie de la réserve, deux de chaque catégorie dans chacun des trois ports, devront recevoir, avant tous autres, leur complément d’équipage au premier signal et se trouver ainsi prêts à prendre immédiatement la mer. Ils seront les bâtimens de première alerte (emergency ships) ; ils constitueront l’avant-garde de la flotte de réserve.


II

Nous avons exposé la nouvelle disposition des divers élémens de la flotte britannique destinée à rester en temps de paix, et par cela même aussi, selon toute vraisemblance, en temps de guerre, dans les eaux européennes : 12 cuirassés dans la Manche, 8 entre la Manche et Gibraltar, 8 dans la Méditerranée, 18 croiseurs cuirassés répartis entre les trois groupes, voilà pour la première ligne. Une force à peu près égale, concentrée dans les ports de la métropole, composée de navires entièrement prêts matériellement, avec des équipages réduits, mais permanens, voilà pour la seconde ligne ou ligne de réserve. Disons maintenant de quelle façon seront répartis, dans les diverses parties du monde, les bâtimens chargés d’y promener le pavillon britannique.

Les croiseurs cuirassés ou protégés, envoyés dans les eaux extra-européennes, formeront trois groupes distincts : l’escadre d’Extrême-Orient qui réunira les bâtimens des stations de Chine, d’Australie et des Indes Orientales avec Hong-Kong pour base, navale ; l’escadre de l’Afrique méridionale qui aura son point d’attache au Cap ; et un troisième groupe, dit du « service spécial » ou escadre d’instruction.

Tous les navires qui composeront le groupe d’Orient seront placés sous le commandement en chef de la station de Chine, qui, chaque année, réunira à Singapour, pour des manœuvres combinées, les divisions distinctes de son commandement. Le groupe du Cap aura pour mission principale de servir de lien entre l’escadre d’Extrême-Orient et la flotte de la Méditerranée.

Jusqu’ici, tout est simple, intelligible à première vue. Ce qui l’est moins, c’est la substitution de l’escadre du « service spécial » à toutes les divisions navales existantes d’Amérique.

Il n’est plus question, en effet, dans la nouvelle organisation, de la station de l’Amérique du Nord, de la station des Antilles, de la division de l’Atlantique Sud, de la division du Pacifique Américain, ou il n’en est question que pour dire que tout cela est supprimé. Les bases navales et les stations de charbon établies autour du vaste continent de l’Ouest seront, non pas abandonnées matériellement, mais inutilisées. Dans les arsenaux d’Halifax (Nouvelle-Ecosse), de Port-Royal (Jamaïque), d’Esquimalt (Vancouver), qui ont coûté des sommes considérables, on ne maintiendra que des cadres ; les travaux y seront interrompus. Non seulement on retire les navires des stations, mais on rappelle en même temps les troupes de terre qui tenaient garnison à la Barbade, à Antigua, à Santa-Lucia, comme à la Jamaïque, à Halifax et à Esquimalt.

L’escadre du « service spécial » remplacera-t-elle les divisions supprimées ? Elle ne les remplacera pas. Création nouvelle, elle constitue un quatrième groupe de croiseurs, rattaché aux escadres de croiseurs des mers d’Europe ; elle aura son port d’attache en Angleterre et présentera cette particularité qu’elle se composera de navires d’instruction.

Jusqu’à présent, les cadets et les mousses recevaient leur instruction en groupes séparés sur le Britannia, l’Isis, l’Aurora, et divers autres bâtimens anciens. Ils seront désormais embarqués sur des bâtimens modernes, ayant une valeur de combat, et qui seront groupés en une escadre dite du « service spécial. » Cette escadre aura pour chef le commandant actuel de la station de l’Amérique du Nord et des Indes Occidentales, supprimée. Elle se composera de six bâtimens et formera la « quatrième escadre » de croiseurs. Elle aura sa base non plus en Amérique, mais en Angleterre, à Devonport. Chaque année, elle fera trois croisières d’exercices pour les cadets et les mousses dans les Antilles ou sur les côtes des États-Unis et du Canada ; mais, après chaque croisière, elle reviendra dans la métropole, et les arrangemens seront pris pour qu’elle passe annuellement 22 semaines en Angleterre et 30 semaines en croisière. Si une guerre éclatait, les mousses et les cadets seraient immédiatement transférés dans la métropole, et les équipages des bâtimens ainsi affectés à l’instruction seraient complétés dans le plus bref délai. L’escadre serait mise à la disposition des commandans de flottes pour participer aux opérations actives.

La suppression de la division du Pacifique, qui avait sa base à Esquimalt, de la division de l’Atlantique Sud, qui n’avait point de base permanente, de la division de l’Amérique du Nord et des Antilles, qui avait pour bases Port-Royal (Jamaïque) et Halifax (Nouvelle-Écosse), a causé en Angleterre un profond étonnement. Si un principe naval paraissait bien établi, c’est celui de la nécessité, pour l’efficacité d’une flotte et sa puissance de rayonnement, de l’existence dans toutes les mers d’un grand nombre de stations de charbon et de bases maritimes, avec toutes les installations nécessaires pour le ravitaillement et les réparations. La pensée de tous s’est immédiatement reportée aux conclusions de la grande commission royale, présidée par lord Carnarvon, où était proclamée l’importance de la Jamaïque comme centre de tous les intérêts anglais dans les mers de l’Amérique centrale.

Comment expliquer un tel changement de politique ? Pourquoi ces suppressions ? N’y avait-il pas là une étrange déperdition de force réelle, et quelle cause pouvait la justifier ? Abandonner la station de la Jamaïque, n’était-ce pas renoncer publiquement à la défense des îles dans les Indes Occidentales ? Abandonner Esquimalt, n’était-ce pas renoncer à toute action dans l’Océan Pacifique ? Aurions-nous donc, dit le 7 mars dernier, aux Communes, le terrible M. Gibson Bowles, conclu un arrangement avec les Etats-Unis ?

Les anciens du Parlement rappelèrent des réductions analogues, opérées par M. Childers au temps de M. Gladstone, et qui avaient porté à l’efficacité des forces navales britanniques une atteinte dont elles n’avaient pu se remettre qu’après un grand nombre d’années. Quelle folie que cette diminution volontaire des réserves de combustible, d’approvisionnemens et de munitions, c’est-à-dire de l’énergie potentielle de la flotte dans les mers lointaines !

Diverses explications furent données par les défenseurs de la politique de l’Amirauté. Elles ne parurent point convaincantes, étant trop contraires aux idées acquises. L’une d’elles, assez plausible, fut que la guerre navale en Extrême-Orient venait de démontrer l’inutilité, le danger même ou le grand inconvénient de la multiplicité des bases navales subsidiaires, objet de dépenses continuelles en temps de paix, entraves en temps de guerre pour une flotte dont tous les mouvemens doivent être complètement libres. Ces bases navales permanentes seront remplacées avec profit par l’installation en temps de guerre de bases volantes comme celles que les Japonais ont organisées pour le blocus de Port-Arthur. Ces raisons étaient peu démonstratives. Mais on eut, le 22 mars dernier, de lord Selborne lui-même, dans la Chambre des lords, une justification des mesures adoptées pour les Indes Occidentales.

« La vraie cause, dit-il, est que la situation navale, dans ces parages, a été complètement « révolutionnée. » Un changement s’est produit, un des plus merveilleux dans l’histoire moderne, l’essor de la marine américaine. A l’époque où la commission de lord Carnarvon sur les stations de charbon préconisait la multiplicité des bases navales en Amérique, cette marine des États-Unis avait une histoire glorieuse, mais elle était faible en nombre de navires et en nombre d’hommes. Elle a pris en quelques années un développement prodigieux. Déjà une flotte magnifique est en service, et il y a en chantier ou en achèvement treize cuirassés et six croiseurs cuirassés[10]. Le budget de la marine a été porté au-dessus de 500 millions de francs. Et ce n’est qu’un commencement. Les préparatifs pour la marine de l’avenir ont des proportions gigantesques. En Angleterre, l’Amirauté a dépensé 15 millions de francs pour ses nouveaux établissemens d’instruction navale, et on l’a accusée d’extravagance. Aux États-Unis, le Congrès a voté 55 millions pour le nouveau collège des cadets. »

Il semble que l’explication donnée par lord Selborne a tout justement rendu le problème un peu plus obscur. Si la marine des Etats-Unis est devenue aussi menaçante, et le premier lord de l’Amirauté n’a certes rien exagéré, ne devait-on pas supposer que les arrangemens nouveaux de répartition des escadres chercheraient à parer au péril ? N’était-il pas évident, comme M. de Lanessan, notre ancien ministre de la marine, le dit un jour à un interviewer, que les Etats-Unis sont l’une des trois puissances, avec la France et l’Allemagne, que l’Angleterre peut se trouver amenée un jour à menacer de ses flottes ? Et n’est-ce donc pas dans cette vue qu’aurait été créée cette escadre de l’Atlantique, qui apparaît pour la première fois, au moins avec cette importance, dans l’énumération des escadres britanniques ? Mais comment concilier une telle interprétation avec le fait que l’Angleterre retire d’Amérique les forces navales et militaires, si peu importantes qu’elles fussent, qu’elle croyait jusqu’ici devoir y entretenir ?

Il convient d’abord de ne pas se laisser abuser par ce nom de « flotte de l’Atlantique » donné à l’ancienne flotte ou escadre de la Manche. Après comme avant, sa tâche est la même : renforcer tour à tour, selon l’occurrence, la flotte de la Méditerranée ou celle des Iles Britanniques. Elle a, il est vrai, désormais pour base Gibraltar et non plus les ports métropolitains. C’est parce que les énormes travaux qui avaient été entrepris à Gibraltar, pour améliorer le port et le mieux protéger, sont maintenant terminés et que la place est en état aujourd’hui, et ne l’était pas auparavant, de servir de point d’attache à une flotte puissante.

Plus on étudie les détails de ce nouveau plan de répartition des flottes, plus on est amené à croire que peut-être, loin de viser la puissante flotte des États-Unis, celle du présent ou celle de l’avenir, évoquée par lord Selborne, ce plan a été en grande partie inspiré par des considérations d’un ordre tout contraire.

On sait comment le gouvernement américain entend interpréter aujourd’hui la vénérable doctrine de Monroe. Le maintien du statu quo dans le nouveau monde, en ce qui regarde les puissances européennes, est le principe directeur de cette interprétation. Les États-Unis ne permettront pas à une puissance de l’ancien monde d’acquérir de nouvelles possessions territoriales en Amérique. Dès lors, les Antilles anglaises ne se trouvent-elles pas aussi bien protégées (contre une agression européenne, bien entendu) que le sont Cuba et Porto-Rico, et ne devient-il [pas inutile d’y entretenir des stations navales et des garnisons ?

Ceci peut paraître une boutade. Protégées de cette façon contre une agression européenne, bien problématique, que deviennent les Antilles anglaises devant les États-Unis ? Elles ne courront aucun risque, si, avec M. Archibald S. Hurd, fort compétent sur les choses navales d’Angleterre, on admet que le plan nouveau de répartition des flottes est fondé : sur une appréciation raisonnée de la situation stratégique en Europe ; sur une conception toute moderne de la mobilité des nouvelles forces navales ; enfin sur la reconnaissance de l’amitié des États-Unis. C’est ce dernier point qui vaut d’être examiné.

Il n’y a pas de limite pratiquement assignable à l’énorme accroissement de la flotte de l’Ouest. Les États-Unis ont déjà douze grands cuirassés en service et un budget naval d’un demi-milliard de francs. Rien ne les empêchera, s’ils le veulent absolument, d’avoir, d’ici quelques années, cinquante cuirassés et un budget de 1 200 millions. Mais le peuple américain est un peuple pratique, et, s’il peut concilier ses ambitions impérialistes avec une sage économie, il le fera. Or le Sun, un journal de New-York, publia, dans les derniers jours de décembre 1904, un article dans lequel il suggérait une coopération des marines des États-Unis et de la Grande-Bretagne dans des conditions analogues à celles qui régissent l’alliance entre la Grande-Bretagne et le Japon.

Le Times, commentant cet article sur un ton de satisfaction bien naturelle, dit que l’on y pouvait trouver un témoignage de sympathie du peuple américain pour le peuple anglais.

Le Sun répondit le 27 décembre que c’était là une erreur, qu’il n’était pas du tout question de sympathie, et que son premier article ne visait qu’à établir le côté avantageux qu’aurait un tel arrangement pour les deux parties, en leur permettant de réaliser une forte économie. En effet, aux termes d’un tel arrangement, les États-Unis s’engageraient à maintenir une marine égale à celle de l’Allemagne, et tout ce que l’Angleterre aurait à faire désormais serait de maintenir une marine égale aux forces navales combinées de France et de Russie. La combinaison aurait pour résultat la suppression, au point de vue anglais, de l’Allemagne comme facteur maritime, et, par là même, le spectre de l’invasion, dont l’esprit des Anglais est si fortement hanté à l’heure actuelle, se trouverait exorcisé pour jamais. L’arrangement, ajoute le Sun, ne serait impraticable que si les Etats-Unis pouvaient se trouver impliqués un jour dans un duel maritime, soit avec la Grande-Bretagne, soit avec la France, ce qui est tout simplement inconcevable. L’objet réel de crainte pour les Anglais, raisonnant sur des prévisions à longue portée, doit être la coalition hostile de la Russie, de la France et de l’Allemagne, coalition devant laquelle le Japon dut s’incliner après la guerre contre la Chine, et devant laquelle peuvent se trouver un jour l’Angleterre et les États-Unis.

Ainsi parlait le Sun, de New-York, quelques jours après la publication du mémorandum de décembre 1904, et l’on peut encore citer, à titre symptomatique, ce commentaire de M. Archibald S. Hurd, sur l’inutilité, pour les Anglais, du maintien de forces navales en Amérique : « Le sang est plus épais que l’eau, et l’intérêt bien entendu est encore plus fort que le sang. Aucune puissance européenne ne pourrait menacer la Jamaïque sans trouver devant elle les escadres des États-Unis. Dans une dizaine d’années, d’ailleurs, les deux marines anglo-saxonnes auront acquis une telle supériorité sur toutes les autres qu’une sorte quelconque d’alliance défensive aura été sûrement conclue entre les États-Unis et la Grande-Bretagne. »

Qu’aurait donc fait ou voulu faire l’Amirauté en opérant ce vaste mouvement de concentration stratégique des flottes britanniques dans les eaux européennes, et dans celles de ses eaux qui sont le plus rapprochées de la métropole ? L’intention doit paraître assez claire désormais, et la mer du Nord semble un champ clos désigné. Les Allemands ne s’y sont pas trompés, et l’ont bien fait voir lors du petit incident Lee, qui a fait un certain bruit au commencement de 1905.

M. Arthur Lee, lord civil de l’Amirauté, assistant le 27 janvier dernier à un dîner de l’Association conservatrice et unioniste de Fareham, parla des changemens qui venaient d’être opérés dans l’organisation des forces navales de l’Empire et qui en doublaient la puissance et l’efficacité pour le combat. Il fit, à cette occasion, l’éloge de son chef, le premier lord de l’Amirauté et aussi celle du First Sea Lord (premier lord naval), sir John Fisher, dont le génie et l’énergie enthousiastes constituaient, avec la largeur de vues et la clairvoyance de lord Selborne, une combinaison magnifique, qui n’avait pas été égalée jusqu’ici. M. Lee, qui aime parler, prononça sur le même sujet, le 2 février, un discours à Eastleigh, devant ses électeurs. Ses paroles furent reproduites, le 4, dans les journaux de Londres, et des comptes rendus télégraphiques en parurent en Allemagne, où ils eurent le don de provoquer une grosse émotion dans la presse. Des journaux de toutes opinions, la Vossische Zeitung, la Post, le Berliner Tagblatt, et d’autres, interprétèrent les explications données par M. Lee sur la nouvelle répartition des flottes anglaises comme une menace directe à l’adresse de l’Allemagne.

Le lord civil n’avait pu, en effet, éviter dans ces explications de parler de la mer du Nord, dont l’importance stratégique ne cesse de s’accroître. Membre subordonné de l’Amirauté, fraction de ministre, ce personnage, que le hasard avait mis en situation de causer en Allemagne, par quelques paroles, une émotion comparable à celle qu’eût pu provoquer un discours agressif de M. Chamberlain, essaya d’atténuer, le 7 février, toujours à Eastleigh, la portée de ses premières déclarations. Il n’avait jamais eu l’intention de menacer l’empire germanique. Il avait simplement constaté le fait que « la Grande-Bretagne attend avec un sentiment d’anxiété un conflit qui aurait pour théâtre la mer du Nord, mais qu’elle a maintenant la consolation de penser que, si ce conflit venait à se produire avant longtemps, elle serait en situation de porter les premiers coups. »

Il y a certaines façons d’excuser une offense qui ne réussissent qu’à l’aggraver. On prétendit que les paroles de M. Lee avaient été exactement celles-ci : « Au cas où, par malheur, la guerre viendrait à être déclarée, la flotte britannique, dans les conditions actuelles, serait en état de porter le premier coup, avant même que l’adversaire ait eu le temps de lire dans les journaux la déclaration de guerre. » En Allemagne les journaux fulminèrent de nouveau. N’est-ce pas l’un d’eux qui exprima le regret qu’on ne fût plus au temps où un lord civil de l’Amirauté, ayant parlé comme l’avait fait M. Lee, aurait été invité par le premier ministre à donner sa démission, avant même qu’il eût eu le temps de lire dans les journaux des commentaires sur son discours ?

Il fallut que le gouvernement anglais infligeât une sorte de désaveu à l’intempérant orateur d’Eastleigh, et l’on eut enfin une version officielle des déclarations qui avaient déchaîné ce petit orage international : « La flotte britannique est maintenant, au point de vue stratégique, prête pour toute éventualité, car nous devons supposer que toutes les puissances navales sont pour nous des adversaires possibles. Par suite du développement des nouvelles puissances maritimes, nous avons malheureusement plus d’ennemis possibles qu’autrefois, et nous devons regarder anxieusement, non seulement du côté de la Méditerranée et de l’Atlantique, mais aussi du côté de la mer du Nord. » Ce qui ressort avec netteté de cet incident, c’est que, dans l’esprit des Anglais en général, et dans celui de M. Lee en particulier, la pensée du fameux exploit accompli dans la rade de Port-Arthur par les torpilleurs japonais, au cours de la nuit du 7 au 8 février 1904, agit avec la puissance d’une obsession, d’une hantise obstinée, d’une sorte de suggestion hypnotique. Il ne suffit plus d’être prêt pour la guerre. Il faut être en mesure de porter le premier coup, et un premier coup d’une telle force, que le destin de toute la guerre en soit fixé.


AUGUSTE MOIREAU.

  1. Lord Selborne a été nommé, en mars dernier, commissaire général dans l’Afrique du Sud en remplacement de lord Milner. Son successeur est lord Cawdor, qui n’a jamais jusqu’à présent occupé une fonction publique. Membre de la Chambre des communes de 1874 à 1885, il s’était retiré de la vie publique, mais il prit, en 1895, la présidence de la Compagnie du chemin de fer Great Western, et c’est dans ce poste que le gouvernement de M. Balfour est allé le chercher pour lui confier la direction des affaires navales. Une telle nomination est peu conforme aux précédens. L’hypothèse la plus naturelle est que l’on a voulu avant tout mettre à la tête du département, si vigoureusement administré par lord Selborne, un homme d’affaires de haut rang ; un administrateur consommé, qui dirige le ministère de la marine sous l’empire de considérations économiques et techniques (on businesslike lines), avec la préoccupation exclusive de porter au plus haut point, sans gaspillage inutile, l’efficiency ou force réelle de la marine britannique.
  2. The Fortnightly Review, avril 1905. Admiralty Policy and its Critics, by Archibald S. Hurd.
  3. Voyez dans la Revue du 1er mars 1904, La Grande-Bretagne et la suprématie maritime.
  4. »La dépense pour la marine est énorme, mais la seule question à examiner est celle-ci : cette dépense donne-t-elle à l’Angleterre la sécurité ? L’ancienne mesure de balance du pouvoir naval a été altérée par le fait que de nouvelles marines d’une puissance formidable ont surgi à l’existence. Il ne s’agit plus d’avoir une marine égale aux marines combinées des deux plus fortes puissances navales ; cette ancienne base de proportion ne peut plus suffire. » (Réponse de lord Selborne, août 1904, à la Chambre des lords, à un discours de lord Brassey.) — « A l’époque où il y avait encore peu de puissances maritimes, le two-power standard était suffisant. Que l’Angleterre eût assez de navires et assez de marins pour être à peu près assurée de pouvoir triompher des marines de deux puissances coalisées, elle pouvait se tenir pour satisfaite. Mais les dernières guerres ont montré quelles difficultés l’exercice des usages et des privilèges de l’état de guerre peut faire surgir entre les belligérans et les neutres. C’est l’intervention possible de puissances navales neutres dans un conflit éventuel de la Grande-Bretagne avec une, deux ou trois puissances, qui peut modifier brusquement la balance à son détriment et la livrer aux périls extrêmes. Aujourd’hui, il n’est plus de mesure fixe, car l’Angleterre doit être prête non seulement à lutter contre tous les antagonistes européens avec lesquels elle peut être en conflit, mais à maintenir encore son attitude à l’égard des neutres. » (Vicomte Goschen, Chambre des lords, 22 mars 1905.)
  5. Le budget naval pour 1904-1905 s’élevait à £ 36 889 000, non compris les crédits spéciaux pour les Naval Works ou travaux de fortifications maritimes (pour Gibraltar principalement, aussi pour Rosyth, la nouvelle base navale sur la côte écossaise dans la mer du Nord), qui portaient le total à plus de £ 40 millions (un milliard de francs). Le budget de 1905-1906, qui fut présenté, le 2 mars dernier, au Parlement avec l’exposé habituel du premier lord de l’Amirauté, ne s’élève qu’à £ 33 389 000, présentant sur l’ensemble des crédits de l’année précédente une diminution de £ 3 500 000 ou près de 90 millions de francs. Ainsi se vérifiait la déclaration faite par lord Selborne dans son mémorandum de décembre 1904, que la nouvelle organisation et le nouveau système de répartition de la flotte auraient pour résultat une économie importante dans le budget de la marine, en même temps que serait augmentée dans une large mesure la force de combat (lighting efficiency) de la flotte. Sur cet engagement, l’opinion s’était attendue à une diminution du total des crédits, mais on n’avait pas supposé qu’elle pût être aussi forte.
  6. Le 4 avril 1905, ont été mis en vente dans le port de Chatham, et adjugés au plus offrant, 29 bâtimens, dont un cuirassé et douze croiseurs, toute une flotte de guerre représentant une valeur initiale de 75 millions de francs. Parmi les croiseurs figuraient des bâtimens, comme le Warspile de 8 500 tonneaux, qui avaient été l’objet d’importans travaux de réfection depuis 1895. Une loi inexorable les rejetait avec leurs congénères dans le lot des inutilités. Les bâtimens ainsi mis en vente ne peuvent être adjugés à une puissance étrangère. Les acquéreurs s’engagent ; il ne point faire usage des bâtimens achetés, ils doivent les démolir dans le délai d’une année. Le produit total de la vente a été de £ 138 000 (environ 3 500 000 fr.).
    Le nombre des bâtimens qui seront conservés, pour être remis éventuellement, dans le cas de guerre, en état de prendre la mer, est de 63. Celui de ceux qui sont définitivement condamnés est de 64.
  7. « Lord Selborne est un personnage qui a été heureux à tous égards, mais il ne l’a jamais plus été que lorsqu’il a appelé sir John Fisher à l’Amirauté. C’est sir John Fisher qui a suggéré tous ces mémorandums qui ont rendu illustre le nom de lord Selborne, et c’est lui qui a provoqué tout le bouleversement de la politique navale. L’influence de sir John Fisher s’est exercée sous la forme d’une tyrannie très bienfaisante, mais enfin d’une tyrannie, à laquelle on comprend que lord Selborne ait cherché à échapper en se réfugiant dans l’Afrique du Sud. Et maintenant on attend lord Cawdor, que l’on a fait venir du Chemin de fer Great Western pour lui donner la direction des affaires navales, et qui sera, sans doute, un excellent premier lord. » (Discours de M. Gibson Bowles, Chambre des communes, séance du 1 mars 1905.) La parole de M. Gibson Bowles est une des plus acérées de la Chambre des communes.
  8. En 1904-1905, les crédits pour les constructions neuves s’élevaient à £ 11 654 000. Pour 1905-1906 (l’exercice fiscal anglais va du 1er avril au 31 mars), ils ne sont plus que de £ 9 566 000, soit une réduction de £ 2 088 000. Il est vrai que, dans le chiffre de £ 11 654 000 était comprise la somme consacrée à l’achat des deux cuirassés chiliens qui ont reçu les noms de Triumph et Swiftsure. En outre, la destruction de l’escadre de Port-Arthur a décidé l’Amirauté à ajourner la mise en chantier du quatrième croiseur-cuirassé et de quelques-uns des destroyers du programme de 1904-1905. Quant au programme de l’exercice en cours, il ne comporte la mise en chantier que d’un seul cuirassé. Il sera en outre commencé quatre croiseurs cuirassés, dix-huit destroyers et onze sous-marins. La politique adoptée, pour un certain temps du moins, est d’avoir un nombre plus restreint de bâtimens en construction simultanément, mais d’abréger le plus possible la période d’achèvement de chaque unité.
  9. Pourquoi cette organisation n’avait-elle pas été adoptée plus tôt ? Le mémorandum en donne l’explication. Il a été remarqué, dit-il, que toutes les fois qu’une portion de la flotte avait été mobilisée spécialement pour les manœuvres, il s’était produit, pendant la durée de ces opérations, de nombreux accidens de machinerie, plus ou moins sérieux, sur les bâtimens mobilisés, dépassant fortement la proportion des accidens du même genre qui se produisent sur les bâtimens en service régulier.
    La cause de cette différence n’a rien de mystérieux. Pendant les quinze années qu’a duré l’expansion de la flotte, l’Amirauté n’a jamais pu conserver dans les ports une proportion du personnel marin suffisante pour tenir les navires de la réserve de la flotte dans une condition tout à fait satisfaisante. Les équipages commissionnés au moment de la mobilisation, c’est-à-dire improvisés, n’avaient point le temps de se familiariser avec les innombrables détails qui constituent ce que l’on peut appeler l’ « individualité » d’un bâtiment.
    L’Amirauté a essayé chaque année de remédier à cet inconvénient en proposant de larges additions au personnel de la flotte, et c’est ainsi qu’en moins de quinze années, le personnel a plus que doublé. Mais l’accroissement du nombre, des dimensions et de la force des navires mis en commission régulière a plus que dévoré cette augmentation du personnel.
    Les auteurs de la nouvelle organisation espèrent qu’elle remédiera à ces défectuosités. L’élimination des vieux bâtimens a permis de disposer d’un personnel considérable pour constituer des équipages, réduits, mais à effectif permanent, sur les navires en réserve, comme elle permet de ne soumettre à la mobilisation que des bâtimens en excellente condition et prêts pour le combat.
  10. De ces bâtimens, cinq cuirassés de 14 600 tonnes,, deux cuirassés de 16 000 tonnes, deux croiseurs cuirassés de 13400 tonnes, un croiseur cuirassé de 14 500 tonnes, ensemble dix unités de combat de premier rang et du plus fort tonnage, ont été lancés dans le cours de l’année 1904. Le temps qui s’est écoulé pour ces dix bâtimens entre la mise en chantier et le lancement a varié entre dix-huit et trente mois.