Les Siècles morts/La Prière du Nabi

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.I. L’Orient antique (p. 182-189).

 
Or Ierouschalaïm est déserte ; son mur
Incendié ; ses fils, nourris de porc impur,
Parmi les étrangers errent au bord du Fleuve.
Iahvé, restant sourd et n’ouvrant point ses yeux,
A rompu l’alliance et refermé les cieux ;
La Tige de Ziôn a séché dans l’épreuve.

Seul de son peuple, à l'heure où le soir qui descend,
Comme aux jours du Malheur, teint de pourpre et de sang
Les oliviers sacrés et les vieux térébinthes,
Le Nabi, sous la cendre abjecte, le front ras,
Vers le Vengeur antique a levé ses deux bras
Et, pleurant, s’est assis devant les Portes saintes.


Du haut de la montagne il a vu la Cité ;
Il a vu s’échapper et fuir en liberté,
Aux pentes de Millo, les boucs expiatoires ;
Il a vu s’effondrer les rugueuses parois
Des chambres d’Ir-David, tombeaux des anciens Rois,
Et les piliers fumer, tels que des torches noires.

Il a vu la colline où le glaive d’Assour
A fauché le Portique et le Temple et la Tour
Comme un champ de blé mûr ; et dans sa course vaine
Le Qidrôn emporter les restes des remparts,
Et plus loin, vers le sud, sous les figuiers épars,
Les eaux de Schiloah se tarir dans la plaine.

Et dans la solitude obscure, çà et là,
Du vallon de Hinnôm au sommet de l’Ophla,
Les bêtes de la nuit sortaient de leurs repaires.
Alors sur la ruine, en son affliction,
Le Prophète a crié vers le Dieu de Ziôn,
Le Zebaoth jaloux qu’ont adoré ses pères :

— Malheur que le Prophète a vu sur Israël.
Jusques à quand, Seigneur ! t’appellerai-je ? Et tel
Que sur son piédestal une immobile idole,
Resteras-tu sans voix pour ton peuple souffrant ?
Seigneur, quand feras-tu, contre le Conquérant,
Eclater ton orage et tonner ta parole ?


Pareil au loup chasseur qui rôde vers le soir,
Aux brèches de ta Ville il est venu s’asseoir,
Le Khaldéen armé qu’a poussé ta colère ;
Et comme un moissonneur moissonnant ta moisson,
Le faucheur de Schinar, au seuil de ta maison,
Sur ses genoux sanglants a compté son salaire.

Il a levé son arc et ton bras l’a roidi.
Ta fureur, l’enivrant comme un vin d’En-guédi,
L’a choisi pour le meurtre, élu pour la blessure.
Toi-même contre nous as cuirassé ses reins,
Forgé le bouclier et le glaive et les freins,
Et rempli son carquois et lié sa chaussure.

Et voici que ton peuple est comme un bœuf chassé
Du pâturage antique où tu l’as engraissé.
Ses Princes au désert ont bu les eaux putrides
Et ses Rois, à prix d’or, acheté leur pain dur,
Tandis que les vieillards, couchés au pied du mur,
De pleurs silencieux baignaient leurs âpres rides.

Les vierges, près du Fleuve, assises sur ses bords,
Aux saules inclinés suspendent lés kinnors,
Les tympanons ronflants et les harpes mystiques ;
Ou, se tordant les bras au festin du vainqueur,
Eveillent, dans le bruit et le rire moqueur,
L’écho plaintif et doux de leurs anciens cantiques.


Pleure, Ierouschalaïm ! Phagorî Hebrôn, pleurez !
Sommets du Libanon, où les vents altérés
Se parfumaient d’amour dans vos cèdres sublimes,
Pleurez ! Desséchez-vous, flots de la Mer de Sel !
Des neiges du Hermon aux rochers du Karmel,
Le souffle du Seigneur a couru sur les cimes.

C’est Lui qui s’est dressé comme un juge irrité,
O Maison d’Iaqob ! pour ton iniquité.
Il a rompu ta corne ; il a rasé la terre,
Et n’a laissé debout ni le toit du berger,
Ni le cep infécond, ni l’arbre du verger,
Ni la borne oubliée en un champ solitaire.

C’est l’Éternel, le Fort, le Juste et le Jaloux.
Car lui seul a brisé les mâchoires des loups,
Rogné l’ongle du tigre et le bec du vorace,
Dans la mer suspendue englouti par milliers
Les bœufs et les chevaux avec leurs cavaliers
Et frappé Miçraïm dans son Prince et sa race.

Le Seigneur a foulé les tribus sous son char ;
De Moab à Thêman, de Rabbath à Qédar,
La rumeur de l’angoisse emplit les mornes plaines.
Édom ! pourquoi brûler comme un tas de bois sec !
Où sont tes pavillons, ô mur de Dammeseq,
Et tes jardins en fleur, au bord de tes fontaines ?


Reine, n’exulte plus ! Babel, ton jour viendra !
Et la Prostituée orgueilleuse sera
Comme une femme impure après sa délivrance.
Et les Princes contre elle élèveront leur main ;
Et ceux qui la verront à l’angle du chemin,
En la méconnaissant, riront de sa souffrance.

Car voici qu’Élohim se souvient du captif
Et de son serviteur. Peuple, sois attentif !
Écoute, Iehouda ! Terres, ouvrez l’oreille !
Vous, montagnes, torrents, îles, flots de la mer !
O fille de Ziôn, tressaille dans ta chair,
Telle qu’au chant du coq la vierge qui sommeille !

Parole d’Iahvé : Je suis le Dieu vivant
Qui commande à l’abîme et parle dans le vent.
La lune, sous mes pieds, comme une pâle lampe,
Disparaît ; le soleil est l’œil de ma splendeur ;
La tempête est mon souffle et dans la profondeur
L’éclair est sous mes pieds comme un serpent qui rampe.

Parmi les nations, mon alliance a lui
Pour Israël ; mon arc s’est étendu sur lui
Et mon bras, dans ses temps, a semé les miracles,
Jusqu’au jour où mon peuple indigne et délaissé,
Sous les cyprès aigus, sur les monts, eut dressé
Les pierres de Baal devant mes tabernacles.

Les fils paieront sept fois le péché des

aïeux,
Parce que sans remords, montant vers les hauts-lieux,
Ils ont séché d’amour aux lits des étrangères ;
Parce que sur Beth-El l’holocauste a fumé ;
Parce que tout à coup leur cœur s’est allumé
Pour Kemosch, comme un feu dans les herbes légères.

Mais l’heure est proche, ô peuple, où je me souviendrai,
Où, pareil au bouvier rentrant le soir, j’irai
Détacher de ton cou le joug avec la corde ;
Où, fatigué du glaive et lassé de punir,
J’entendrai dans mon ciel passer comme un soupir
Le cri, toujours vivant, de ma Miséricorde.

Je tiendrai mon serment, fait aux anciens nabis ;
Et le terme est venu des maux que tu subis.
La Tige d’Iessé croîtra sur tes ruines,
O DavidI Et sa fleur fleurira tes piliers.
Montagnes, bondissez ainsi que des béliers !
Ainsi que des agneaux, exultez, ô collines !

Chante, Ierouschalaïm ! Ziôn, choisis ton rang !
Le Saint viendra du sud, le Juste de Paran,
Comme le vent d’été sur la terre obscurcie.
La Vierge triomphante, ayant sur son orteil
Le croissant radieux, l’étoile et le soleil,
Criera dans le désert : — J’ai conçu ton Messie ! —

Le sourd n’entendra point ; l’aveugle dira :

Non.
Mais Lui sur tous les Rois proclamera mon nom,
Et sur tous les sommets faisant flotter mon signe,
Du bruit de ma trompette éveillant l’univers,
Conduira, par les champs, les gorges et les mers,
Toutes les nations travailler dans ta vigne

Et nul ne dira plus, Ziôn ! que tu tombas,
Lorsque à tes jours de fête, à tes nouveaux sabbats,
Les prêtres chanteront dans le Temple d’ivoire.
Alors j’accepterai l’holocauste et le sel,
Et tu sacrifieras des veaux sur mon autel.
Car je suis ton Seigneur, ta Force et ta Victoire ! —

Tel, du soir au matin, près des mornes enclos,
Le Voyant prophétique a poussé ses sanglots.
Mais lentement, à droite, ainsi qu’une prunelle
Immense, flamboyant comme un ardent charbon,
Le soleil oublié, du côté de Heschbon,
Monte et s’épanouit dans sa gloire éternelle.

Et sur la Ville inerte et rouge encor de sang,
La Tige d’Iessé germait et, grandissant
Comme un palmier divin, jetait au loin son ombre
Depuis le Moriâ jusqu’aux monts d’Ephraïm,
Tandis que, dans le ciel entr’ouvert, Élohim,
Tel qu’un semeur pensif, étendait sa main sombre.

Et le Nabi frémit devant le

Seigneur-Dieu,
Puis vit distinctement jaillir et croître un feu
Qui courut, balayant la cendre impure encore,
Et par-dessus les murs et les toits des maisons,
Quatre grands Keroubim, vers les quatre horizons,
Ceints du glaive enflammé, s’envoler dans l’aurore.