Contes en prose (Leconte de Lisle)/La Princesse Yaso’da

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Texte établi par Jean Dornis, Société Normande du livre illustré (p. 197--).


LA PRINCESSE YASO’DA


La destinée des hommes et des femmes est dure.
Qu’elle est dure, la destinée des hommes et des femmes !
Cela est-il à jamais ?
Il y a des sages qui disent : Non !

Jayadeva.




Cet épisode est emprunté à Jayadeva, le lyrique. Il symbolise, sous la forme flottante des poésies sanscrites, la défaite momentanée du Bien par le Mal, et son triomphe à venir.

Le saint roi Satyavrata, fils du magnifique Sourya aux sept chevaux verts, régnait, vers la fin de la dernière kalpa, sur les montagnes et les plaines du Lasti-D’jumbo, le plus vaste des empires que soutint la carapace éternelle.

C’était un vieux roi d’une vertu lumineuse. Sa sagesse était profonde. Il remplissait avec une telle exactitude les devoirs sacrés de la loi, que Hery, le conservateur de l’univers, t’avait revêtu du titre de sra’dheva, le dieu des obsèques.

Rien n’était doux et rassurant pour le cœur des sages comme le regard bienveillant qui s’écoulait de ses grands yeux ; mais la race perverse contemplait en frémissant la ligne droite de son nez auguste, signe infaillible de l’inflexibilité de sa justice.

Or, le saint roi de Satyavrata se rendit un soir, vers la quatre-vingt-dixième année de sa vie, sur les bords de la rivière Critamala, pour y faire ses ablutions accoutumées.

Après s’être frotté les dents avec une branche de figuier, il dit : — Soma, seigneur des bois, roi des herbes, accorde-moi de longs jours, la force et la gloire, de grandes richesses, une postérité nombreuse, la vertu et l’intelligence.

Cela dit, il jeta la branche de figuier et se plongea dans la rivière en récitant la gayatri : — Eau divine, donne-moi le bonheur et la vue éclatante du Dieu suprême. — Eau sainte, fais-moi partager ton essence. — Eau éternelle, tu contiens la félicité sans bornes.

Puis, le pieux roi but une gorgée d’eau sans l’avaler, priant tout bas : — Roi du sacrifice, ton cœur est au milieu du large océan ; puissent les eaux salutaires le pénétrer !

Alors, il toucha avec des mains humides ses pieds, sa tête, sa poitrine, ses yeux, ses oreilles, ses épaules et son nez. Ainsi le veut la loi. Il éternua, versa des larmes, et secoua huit fois ses mains pleines d’eau vers les huit points du monde.

En ce moment, une voix grêle sortit de la rivière Critamala et lui dit : — Ô roi Satyavrata, fils de Sourya aux sept chevaux verts, qui protèges les opprimés. retire-moi de cette rivière où les monstres voraces me dévoreraient.

Le roi, saisi de compassion, répondit : — Par la sainteté des Védas, je le veux.

— Baisse-toi, dit la voix, et remplis d’eau te creux de ta main.

Ainsi fit Satyavrata, qui aperçut un petit poisson dans l’eau qu’il avait recueillie. Il le déposa dans une coupe pleine et l’emporta dans son palais. Mais, dans la nuit, le petit poisson avait grossi de telle sorte que la coupe ne pouvait plus le contenir. Satyavrata le renferma successivement dans une citerne, dans un étang, dans un lac de cent lieues d’étendue, et enfin dans l’immensité de l’océan.

À peine cela fut-il arrivé qu’un bruit terrible éclata sur les eaux, et que le démon Hyayagriva, déployant ses dix ailes noires et rouges, s’éleva en spirale dans le ciel, insultant de rires moqueurs le saint roi qui l’avait délivré.

Le démon Hyayagriva avait autrefois profité du sommeil de Brahma pour dérober les védas qui coulaient de ses lèvres, et Brahma, s’étant réveillé à temps, l’avait condamné à subir les épreuves que la bonté d’âme du pieux roi avaient abrégées.

Mal en prit au roi Satyavrata d’avoir délivré Hyayagriva !

Qu’elles sont belles et rafraîchissantes au matin les vallées du Lasti-D’jumbo !

Que les tueurs rapides du jour qui naît illuminent splendidement les nuées bleuâtres qui dorment au sommet des montagnes Jougando, Mienmo et Zetchiavala, dont la terre est entourée !

Les génies Nats volent et se jouent sur les cimes neigeuses du Jougando. — Le Mienmo est la demeure des génies Tavatezinas. — Le Zetchiavala recèle dans ses gorges noires les génies Tamas. — Que l’arome des vallées est doux !

Il monte comme un nuage d’encens jusqu’aux pointes des montagnes. — Que les montagnes sont grandes !

Elles baignent leurs pieds larges dans les eaux profondes de la rivière Critamala. — Que la rivière Critamala est limpide ! — Les lataniers aux verts parasols croissent sur ses bords.

La fille bien-aimée du saint roi Satyavrata, Yaso’da, la rose du Lasti-D’jumbo, la perle du monde, se plaisait à jouer, matin et soir, dans les vallées natales, avec ses jeunes compagnes. Yaso’da était vierge.

Elle avait le nez délicat, mais pointu comme la flèche du désir. — Ses dents étaient noircies par le betel. — Ses ongles étaient teints de henné rose. — Ses cheveux étaient noirs et longs. Qu’ils étaient noirs et longs les cheveux de la princesse Yaso’da ! — Ses petites lèvres bienveillantes avaient un sourire pareil aux premières clartés du ciel. — Ses pieds étaient nus comme son cœur, mais ils étaient blancs comme la neige du Jougando. — Son genou était une boule d’ivoire. — Son sein soupirait aussi doucement que la colombe dans les rameaux du Jougando. — Qu’il soupirait doucement le sein de la princesse Yaso’da !

Elle était la rose du Lasti-D’jumbo, la perle du monde.

Or, le jeune Tamaya, neveu du roi Satyavrata, aimait la fille du frère de son père, et elle l’aimait aussi ; mais il était rebelle à l’autorité du souverain du Lasti-D’jumbo ; car l’orgueil brûlait son cœur.

Le jeune guerrier était comme un tigre rayé du Zetchiavala. Nul n’égalait sa force et son agilité. C’est pourquoi il blâmait sans cesse son oncle pieux et pacifique, qui l’avait banni de sa présence. Tamaya était parti, mais la vierge royale avait gardé son cœur. Un soir, elle se promenait pensive avec ses compagnes. Le soleil rougissait l’écume des grandes eaux et baignait de pourpre la neige des montagnes. Il y avait une année que Tamaya s’était éloigné de Lasti-D’jambo. Au souvenir du jeune guerrier, des larmes argentaient les cils de Yaso’da ; ses compagnes les essuyaient de leurs lèvres, mais elle pleurait toujours.

Bientôt elle dit : Tamaya ! Tamaya !

Mais il ne répondait pas, étant loin. — Une compagne de Yaso’da, voulant flatter sa douleur, parla ainsi : — Tamaya était comme un tigre rayé ; sa force étant grande. Quand sa lance de bambou tremblait dans sa main, les hommes étaient pâles !

Une autre compagne de Yaso’da dit : — Tamaya était beau comme le soleil ; mais la flamme de ses yeux brûlait doucement le cœur des vierges. Quand il les regardait, elles rougissaient comme la neige au lever du jour.

Une troisième reprit : — Tamaya était léger et ses jarrets ne se lassaient point. Quand il poursuivait la gazelle et l’antilope dans les bois, son pied pressait leurs pieds et son souffle échauffait leurs croupes. Alors la princesse Yaso’da s’écria en pleurant : — Tamaya, Tamaya !

Si bien que le démon Hyayagriva l’entendit de la cime blanche du Jougando. Il regarda au fond de la vallée et vit Yaso’da et ses compagnes qui pleuraient. Or, le naturel du démon était méchant ; c’est pourquoi il lui vint en tête de causer une grande douleur au saint roi, en lui enlevant sa fille bien-aimée. Mais il fallait qu’elle le suivît de bonne volonté, car il lui était impossiblede l’entraîner contre son gré.

– Il déploya donc ses dix ailes au vent, et descendit dans la vallée en formant de grands cercles dans l’air.

Pendant que Yaso’da courait un tel danger, que faisaient le pieux roi et le jeune guerrier ? Le pieux roi se frottait les dents avec une branche de figuier, et le jeune guerrier chassait le tigre dans les gorges du Zetchiavata.

Le démon Nat, le grand Hyayagriva descendait toujours en spirale, réfléchissant aux moyens de ne pas effrayer la rose du Lasti-D’jumbo, car les génies Nats ne peuvent changer de forme, et ils sont très effrayants au premier aspect. Quand il se trouva à une centaine de pieds de la vallée, Hyayagriva fut obligé de remonter en l’air, car il n’avait pas encore trouvé le moyen qu’il cherchait.

La princesse Yaso’da et ses compagnes entendirent en ce moment le bruit que faisaient au-dessus de leurs têtes les dix ailes du démon, et, levant les yeux, elles le virent. Leur épouvante fut grande, car il était fort laid.

Son corps, sa tête et ses membres avaient des proportions énormes. — Son corps était comme une pagode, — sa tête était comme un dôme rouge, — ses membres étaient comme des troncs noueux.

Les vierges poussèrent un même cri et voulurent s’enfuir ; mais le démon, pressé par la nécessité, leur dit en adoucissant sa voix : — Tamaya, le jeune guerrier, m’envoie vers la perle du monde.

Yaso’da suspendit sa course et dit : — Ô génie, est-il vrai ?

— Telle est la vérité. Le jeune tigre veut que la belle vierge du Lasti-D’jumbo vienne le consoler, ou il mourra de douleur ; car le pieux roi lui défend de revenir.

– Où est-il ?

– Il se lamente dans ma demeure, à la cime du Jougando. Je suis le serviteur de Tamaya. Si la perle du monde aime le jeune guerrier, elle se confiera à moi, et dans une heure je la rapporterai au palais du saint roi.

— Je le veux, dit la vierge royale.

L’amour est plein de courage. — L’amour est comme la flèche repoussée par la corde tendue. — Il vole et se brise, mais il ne s’arrête pas de lui-même. — L’amour n’a qu’un regard, il ne voit qu’une chose. — Cette chose qu’il voit emplit le monde.

Alors, malgré les lamentations de ses compagnes, Yaso’da s’assit sur une des ailes du démon Hyayagriva, lequel tourbillonna dans la brume du soir et disparut.

Ce fut ainsi que le démon se vengea du pieux roi qui l’avait délivré.

Or, le pieux roi, au moment où sa fille bien-aimée était enlevée, récitait les Gayatri et se mouillait le nez et les oreilles en l’honneur de Hery, le conservateur de l’univers.

La piété confond la pensée et le cœur dans l’abîme de ce qui est, un et par soi-même. — La piété plonge les justes dans l’essence une et première. — Leurs yeux se ferment alors pour les manifestations visibles et passagères. — Leurs oreilles n’entendent plus rien des bruits sensuels. — Que verraient en effet les justes ? — Qu’entendraient-ils ? — L’abîme de ce qui est, un et par soi-même, est noir, inouï.

Telle est la doctrine des justes : elle est consolante.


Cependant la princesse Yaso’da, assise sur l’aile du démon Hyayagriva, montait dans les ombres croissantes de la nuit. Déjà les dernières ondulations de la montagne étaient franchies, et le démon s’élançait d’un vol direct vers les sommets glacés où il vivait d’habitude.

La vierge royale lui dit alors :

— Ô génie, la neige tombe sur le Jougando ; il fait bien froid.

— Ah, ah, ah ! fit le démon en riant, ceux qui aiment ont-ils jamais froid ?

— Pourquoi ris-tu de mon mal, ami de Tamaya ?

— Tu vas le savoir, fille du saint roi.

Ce disant, ils atteignirent les rochers où pleuvent les neiges éternelles. Là le démon s’était bâti une caverne de glace. Il déposa la belle Yaso’da dans la caverne, et soufflant autour d’elle une haleine tiède pour l’empêcher de mourir, il lui dit :

— Yaso’da, fille de Satyavrata, perle du monde, tu ne reverras jamais ni ton père ni ton amant.

À ces mots la vierge poussa un grand cri et s’évanouit. — Le démon la rendit à la vie et reprit :

— Tu seras la femme du démon Hyayagriva qui règne sur les neiges du Jougando.

À ces paroles, la vierge poussa un second cri et s’évanouit de nouveau ; mais le démon la ranima encore, et, l’enfermant dans la caverne, il s’envola dans l’air noir à travers les flots de la neige qui tombait de toutes parts dans la solitude.

La destinée des hommes et des femmes est dure. — Qu’elle est dure, la destinée des hommes et des femmes — En sera-t-il toujours ainsi ? — Il y a des sages qui disent non. — Mais qui peut lire dans le cœur de Brahma ? — Ce sont ceux qui se confondent avec l’essence de ce qui est.

Donc, pendant ce temps, Tamaya, le jeune guerrier, chassait le tigre dans les gorges du Zetchiavala. Il était triste et se reprochait son orgueil et sa rébellion envers le saint roi ; car, pensait-il, peut-être ne reverrai-je plus la rose du Lasti-D’jumbo.

À cette pensée, un grand désespoir lui brisa le cœur. Il prit la résolution de retourner auprès de Satyavrata et d’implorer son pardon. Il brisa ses flèches, sa lance de bambou et son sabre, afin de toucher le cœur du saint roi par son aspect pacifique. Ainsi privé de ses armes, il descendit les gorges de la montagne où erraient les tigres rayés, tueurs d’éléphants.

Le cœur des braves est comme le diamant, dur et splendide. Le cœur des braves est inébranlable, comme la carapace qui soutient le monde. Le jeune guerrier avait un cœur de brave.

Or, le soleil s’était plongé trois fois dans les grandes eaux depuis qu’il marchait sans armes dans la montagne, quand il arriva sur le bord d’un abîme profond. Ce gouffre s’étendait aussi loin que le regard pouvait porter.

Tamaya chercha un sentier, mais vainement. Comme il hésitait et songeait à retourner en arrière, une voix suppliante cria du fond de l’abîme : Tamaya, Tamaya !

Le jeune guerrier se pencha en avant et vit un beau génie ami des hommes, lié par des lianes noueuses à un énorme rocher. Alors il demanda : Ô génie, ami des hommes, pourquoi es-tu ainsi lié ? que me veux-tu ?

Le génie Jama lui répondit : Les cruels Nats, qui habitent les neiges du Jougando, m’ont lié, grâce au sommeil qui m’a surpris. Si j’eusse été éveillé, cela ne serait point arrivé ; car ma force eût été bien supérieure à la leur. Mais il est dit qu’un génie Jama, lié pendant son sommeil par les génies Nats, ne pourra briser ses liens, ni punir ses ennemis, qu’à l’aide d’un homme brave et généreux. Cela est juste. Le sommeil est une faute. Pendant le sommeil, nous ne pouvons veiller sur la race humaine que nous aimons.

Tamaya, saisi de compassion, chercha de nouveau un sentier pour aller au fond de l’abîme où le génie était lié ; mais les parois en étaient verticales, et pas une seule liane n’y serpentait.

Voyant cela, et entendant le Jama se lamenter, il s’élança courageusement dans le gouffre. — Mais aussitôt, et comme il roulait encore dans le vide, le génie Jama, rejetant ses liens factices, vola au-devant de lui et l’emporta sur l’autre bord, où il le déposa sur la mousse. Alors il lui dit : — Ceux qui prétendent que ton cœur est dur comme le diamant ne mentent pas ; mais il est généreux et tendre comme celui d’une vierge. Mon nom est Atouli-Jama. — J’aime les braves et les bons. — Va ! retourne auprès du saint roi. Si bientôt tu as besoin de mon aide, crie trois fois mon nom. Adieu.

Le jeune guerrier, poursuivant sa route, entra, au bout de trois jours de marche, dans le palais de Satyavrata. — Ce palais retentissait de lamentations.

À peine le pieux roi eut-il aperçu Tamaya, que son œil jeta des flammes et qu’il s’écria, en étendant vers le jeune homme le pouce ouvert de sa main droite fermé : — Enfant des dix péchés maudits, les noirs Douzzaraick ! Fils de Diti, foudroyé par Siva ! que n’es-tu venu au monde dans le temps où le cruel Cansa proscrivit tous les mâles nouveau-nés ! Puisse le magnifique Sourya aux sept chevaux verts ne plus resplendir bientôt pour toi ! Puisse la farouche Devi t’effacer du nombre des vivants ! — Quelle est ton audace, ô ravisseur de ma félicité ! d’insulter à ma douleur paternelle ? Dans quels lieux as-tu caché la perle du monde, ma chère Yaso’da ?

Ainsi parlait le saint Satyavrata dans sa colère douloureuse.

Tamaya resta muet, ne sachant point l’enlèvement de sa bien-aimée Yaso’da.

Il lui fut expliqué qu’un génie Nat du Jougando, se disant son ami, avait emporté la rose du Lasti-D’jumbo.

La fureur du jeune tigre fut grande. — Qu’elle fut grande, sa fureur !

Il poussa un cri de rage qui entra dans le cœur de ceux qui l’entendaient comme le fer d’une lance guerrière. — Le poil de sa face se hérissa. Ses yeux devinrent rouges comme des charbons ardents. — Qu’ils devinrent rouges, ses yeux !

Il fit un bond en arrière. — Sa lèvre saignante se retroussa et ses dents blanches brillèrent. — Puis il poussa un second cri et se précipita au dehors, vers la montagne Jougando couronnée de neiges.

Tout un jour il courut ainsi. — Vers le soir, haletant, épuisé, il se laissa choir sur la mousse et cria trois fois : — Atouli-Jama !

Le beau génie, ami des hommes, apparut aussitôt dans le ciel et descendit auprès du jeune guerrier.

— Atouli-Jama, dit ce dernier, un démon Nat, — qu’il soit maudit ! — a enlevé la perle du monde, Yaso’da : quel est son nom ? où est située sa caverne ?

— C’est le démon Hyayagriva, qui vole là-bas sur les neiges éternelles. Il retient la belle Yaso’da dans sa caverne de glace.

— Enlève-moi sur tes ailes, beau génie ! Porte-moi au repaire du démon ravisseur, que je le punisse, et délivre la rose du Lasti-D’jumbo.

— Qu’as-tu dit, insensé ! Tu ne peux combattre un génie. Écoute plutôt : les Nats sont maudits ; les Jamas sont chers à Brahma. — Tu es brave et généreux ; je t’aime. — Je combattrai le démon Nat. — Si je triomphe, tu recouvreras la vierge royale et nous serons heureux. — Si je suis vaincu, vous périrez tous deux. — Telle est la loi.

Le jeune guerrier dit alors : — Je le veux !

Le Jama le prit sur ses ailes, et tous deux disparurent dans les nues.


Or, la belle Yaso’da gémissait dans la caverne de glace du démon Hyayagriva.

Cette caverne était transparente au dedans mais opaque au dehors, de sorte que la vierge royale voyait, le matin et le soir, le grand corps de Brahma aux mille formes, aux mille couleurs, les montagnes, les vallées et le large océan, resplendir autour d’elle.

Mais elle était prisonnière dans la caverne et les routes de la vie s’étaient refermées devant ses pas.

La belle Yaso’da était comme la perruche blanche prise dans un réseau. Ses larmes ruisselaient sur ses belles joues. Elles inondaient son jeune sein. Ses gémissements s’exhalaient et mouraient étouffés par les parois glacées de la caverne.

La rose du Lasti-D’jumbo se fanait, dérobée aux regards de Sourya aux sept chevaux verts, son aïeul. — La perle du monde gisait enfouie dans la neige du Jougando. — La fiancée de Tamaya, le jeune guerrier, était la proie du démon Nat aux dix ailes rouges et noires.

Les vierges sont faibles et gracieuses comme la liane rose des montagnes. Les vierges sont timides comme la gazelle aux yeux bleus des bois. — Mais le cœur des vierges est fidèle. — Le démon Hyayagriva voulait que la rose du Lasti-D’jumbo devînt sa femme ; mais Yaso’da gardait le souvenir du jeune guerrier. — Le Nat était plein de colère.

Voici qu’au matin du sixième jour, dans le temps que Hyayagriva et Yaso’da étaient renfermés dans la caverne, un grand bruit retentit au loin, et la demeure glacée du démon Nat fut emportée par un souffle impétueux.

Alors il vit dans l’air le beau génie Atouti-Jama. ami des hommes, qui portait Tamaya, le jeune guerrier, sur une de ses ailes. — Le Nat poussa un rugissement sauvage qui s’engouffra dans les gorges du Zetchiavala ; mais le Jama lui dit :

— Hyayagriva, Nat maudit aux dix ailes rouges et noires, qui habites les neiges éternelles, démon ingrat, en horreur aux esprits justes, écoute : — Tu as enlevé Yaso’da, la fille du pieux roi Satyavrata, qui t’a délivré des eaux. — Rends la rose du Lasti-D’jumbo à son père et à son fiancé. — Sinon je briserai tes ailes et je t’enfermerai à mille pieds sous la neige pour une kalpa, mille années.

Le démon Nat répondit : — Atouli-Jama, vil esclave, je ne rendrai pas la perle du monde. Sois maudit !

— Prépare-toi donc au combat, démon, car l’heure du châtiment est venue. La belle Yaso’da sera le prix du vainqueur. Déposons-la sur le sommet de la montagne avec son fiancé. Qu’ils contemplent tous deux la lutte des génies.

— Je le veux, dit Hyayagriva.

La vierge royale et le jeune guerrier furent placés côte à côte sur la cime neigeuse, et tandis qu’ils s’embrassaient dans leur joie, voici que les deux génies s’élevèrent dans le ciel pour combattre.

Atouli-Jama, le beau génie, recula jusqu’aux pics bleuâtres du Zetchiavala ; mais le Nat resta au-dessus du Jougando.

Alors ils volèrent l’un contre l’autre comme deux flèches rapides. — L’air sifflait et les nuages écumaient derrière eux.

Ils se rencontrèrent, les ailes dressées pour le combat. Il y eut un grand choc. Le Nat poussa un cri de douleur et se déroula dans le ciel avec une aile brisée.

Le Jama, ami des hommes, retourna aux pics du Zetchiavala, et le combat continua. Neuf fois encore ils se rencontrèrent, et huit fois Hyayagriva fut renversé dans l’air avec une aile brisée. De ses dix il ne lui en restait qu’une.

Or, ne pouvant plus combattre, car le vent le poussait à gauche et à droite, il se laissa tomber dans l’espace au-dessus des jeunes fiancés qui applaudissaient à la victoire du beau génie.

D’un revers de son aile dernière il les précipita dans les abîmes du Jougando.

Atouli-Jama descendit sur lui comme l’éclair de Jiva.

Les neiges s’entr’ouvrirent et le Nat Hyayagriva fut enseveli pour mille années.

Puis le beau génie vola à la recherche de la belle Yaso’da et du jeune guerrier. Ils roulaient encore dans le vide, les bras enlacés, quand il les atteignit et les transporta dans la vallée du Lasti-D’jumho.

Mais la vierge royale était morte. — Le démon Nat l’avait tuée d’un coup d’aile.

Tamaya, le jeune guerrier, devint comme la neige, pâle et froid. Il dit : — Je veux mourir comme la perle du monde, ma chère Yaso’da. — Et il mourut.

Le pieux roi Satyavrata arriva sur un éléphant blanc. Il vit la rose du Lasti-D’jumbo flétrie, et il poussa un soupir et rentra dans le sein de Brahma.

Mais Atouli-Jama, le beau génie, dit en déployant ses belles et fortes ailes dans le ciel :

— Un jour ils seront heureux. — Rien ne meurt, car Brahma contient tout et Brahma est vivant. — Les destinées sont noires. Elles seront brillantes. — L’amour environne les sept mondes, demeures de toutes choses.

Et cela fut écrit par Jayadeva, le lyrique, cinq cent soixante-treize millions d’années après que l’énergie mâle eut fécondé l’énergie femelle de ce qui est, dans le temps de Buddha-Muni, célébré par le lyrique dans son hymne à Narayena, sous le règne de Ramaparasu-Ra’ma, trente-septième descendant de Satyavrata, qui donna le jour à la rose du Lasti-Djumbo, la belle Yaso’da.