La Queste du Saint Graal/Avant-propos

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Pauphilet.
Éditions de la Sirène (p. VII--).


AVANT-PROPOS


«  Le meillor conte
Qui soit contés en court royal,
Ce est li Contes del Graal. »
Chrétien de Troyes.



S elon l’expression désormais consacrée, j’offre ici au public le « renouvellement » d’un récit ancien. L’ouvrage qu’on va lire n’est ni une reconstitution savante ni un assemblage arbitraire de morceaux choisis çà et là ; c’est la traduction respectueuse, à part quelques abréviations et restitutions de détail, d’un roman qui fut composé en France, au début du XIIIe siècle.

En ce temps-là, la légende du Graal était déjà célèbre, mais pleine d’obscurités que les romanciers interprétaient selon leur fantaisie. Ce n’est pas ici le lieu d’esquisser une histoire de cette légende, grand sujet de dispute entre les érudits ; nous nous bornerons aux quelques indications utiles à l’intelligence de la Queste. Le plus ancien texte que nous possédions là-dessus nous montre, en un lieu difficile à découvrir, un vieux roi languissant, gardien d’un objet surnaturel qu’on appelle le Graal. Autour de la demeure du Graal, la campagne est frappée de stérilité ; autour du vieux roi, les serviteurs sont en larmes. Un étranger survient, un chevalier de la Table Ronde : il voit le deuil général, il assiste à une sorte de liturgie du Graal. S’il prononçait à ce moment-là certaines paroles, le roi recouvrerait aussitôt la santé, la terre retrouverait sa fécondité, et lui-même deviendrait à son tour le gardien du Graal. Mais l’étranger, trop peu sage et mal instruit, ne prononce pas les paroles attendues : il repart honteusement. Plus tard, sans doute, il devait revenir et triompher, mais maître Chrétien de Troyes, qui le premier conta ce conte, n’eut pas le loisir de l’achever, ni de nous révéler ce qu’était vraiment, à ses yeux, le mystérieux Graal. Les hommes de la génération suivante, ses continuateurs ou ses émules, modifièrent certainement ses conceptions.

Très vite en effet cette légende, où peut-être survivait quelque souvenir inconscient d’antiques rites païens, subit le sort de bien d’autres débris des croyances abolies et fut adaptée au christianisme. Dès les premières années du XIIIe siècle, on racontait que le Saint Graal était le vase où Jésus avait mangé à la Cène et où Joseph d’Arimathie avait dans la suite recueilli le sang qui coulait des plaies du Crucifié. Mais autour du Graal, devenu ainsi la plus insigne des reliques chrétiennes, subsistaient les personnages et les épisodes énigmatiques de la légende : le Roi « méhaigné » (c’est-à-dire paralysé), les campagnes stériles, et la venue du Héros libérateur. Ce héros lui-même était resté ce que Chrétien de Troyes l’avait fait : c’était un chevalier du roi Artus, d’une vaillance extrême, mais assez irréfléchi pour manquer une première fois à la mission miraculeuse qu’il devait finalement remplir. Avant de conquérir le Graal, il courait toute une série d’aventures qui n’avaient pas avec le Graal un rapport bien évident, et qui ressemblaient fort à celles des autres chevaliers de la Table Ronde. On y retrouvait les mêmes thèmes, des épisodes identiques, et surtout le même esprit, ce mélange si séduisant de réalité pittoresque et de surnaturel qui est particulier aux contes celtiques. Ainsi commençait cette juxtaposition d’éléments chrétiens et féeriques, de religion et de chevalerie, qui resta la caractéristique de la légende du Graal.

Un homme, celui dont on va lire l’œuvre, s’avisa vers l’an 1220 d’harmoniser ces éléments. Puisque le Graal était chose quasi sacrée, il voulut que le chevalier qui devait le conquérir ne le méritât pas uniquement par la vigueur de son bras. Il fut ainsi conduit à donner une portée morale aux aventures purement chevaleresques dont se composait jusque là la biographie du héros. Ses exploits préalables et son triomphe final eurent désormais un sens ; ils manifestèrent non plus seulement sa prouesse hasardeuse, mais aussi son mérite. Bien plus, son mérite fut la cause même de sa prouesse : il n’était le plus fort que parce que son âme était la plus belle.

Ce fut là une idée magnifique et féconde, car elle amena l’auteur à introduire, dans la légende fantastique et obscure du Graal, un élément de psychologie, une peinture des réalités morales, qui la rendirent plus humaine. Il inventa des situations, proposa des cas de conscience, et fit valoir la vertu supérieure de son héros en groupant autour de lui des personnages moins parfaits. Mais ces comparaisons, ces évaluations, aboutissaient nécessairement à mettre au premier rang un certain type de beauté morale. L’histoire des chevaliers chercheurs du Graal devenait ainsi, en quelque sorte, l’expression figurée, la mise en action d’une certaine conception de la vie humaine. Tel est bien, en effet, le sens de ce roman : c’est, au fond, une description de la vie selon l’Esprit. Ce n’est point pour la conquête de quelque trésor ou talisman que les compagnons d’Artus s’élancent à travers les périls : c’est pour « voir plus clairement » et comprendre la Vérité. Car le Graal, pour s’accorder à cette nouvelle interprétation, a pris une signification idéaliste, à peine concrète : c’est le calice du miracle, c’est tout le mystère, tout l’incompréhensible épars dans le monde : un pur symbole du Divin. S’élever, par la pratique austère du sacrifice, au-dessus des faiblesses du cœur et du trouble des sens, afin que l’âme purifiée, dégagée du monde incohérent des apparences, parvienne à la connaissance, à l’intelligence vraie de l’univers, telle est la doctrine qui se dégage de la Queste. Elle est d’un intellectualisme dont on ne peut nier la noblesse et la réelle beauté. Au vieux conte merveilleux, dont les prestiges obscurs eussent été sans doute assez vite usés, elle donne une signification profonde, une valeur éternelle.

Mais au Héros d’une si haute histoire il fallait prêter une perfection surhumaine. L’auteur, tout naturellement, lui donna cette ressemblance avec le Christ à laquelle les saints se sont toujours efforcés. Avec tous les trésors de son imagination romanesque et de sa science mystique, il lui composa une biographie qui ressemble à un conte breton et qui n’est souvent qu’une Imitation symbolique. Le royaume de Bretagne est accablé d’enchantements douloureux, que dissipe l’apparition du Héros miraculeux et prédestiné. Il est le Libérateur, il est la joie du monde retrouvée. Partout où Galaad paraît, la même salutation l’accueille : « Sire, soyez le bienvenu ! Si longtemps nous vous avons attendu ! » Tous les souffrants, les malheureux, les maudits, pucelles prisonnières, vieillards opprimés, criminels anciens à demi rachetés, tous, qui depuis des siècles l’espéraient, sont a son approche délivrés, guéris, pardonnés. Du fond des temps prophétiques il s’avance au milieu d’une floraison de symboles qui, tous, rappellent l’avènement du Fils de David ou la Descente aux Enfers. Et l’on doute par instants si ce livre est l’histoire, faite à plaisir, d’un chevalier d’Artus, ou quelque paradoxale Vie de Jésus. Étrange et inoubliable figure que celle de ce Messie chevaleresque, dont le Moyen Âge, trois siècles durant, rêva !

Tel est le roman qu’on va lire : composé unique de fictions profanes, païennes même, et d’allusions chrétiennes, où la magie des vieux contes de fées se mêle à la sereine douceur des Évangiles. L’artiste inconnu qui composa cette œuvre était, au reste, un excellent écrivain. Il a su concilier le symbolisme très subtil avec le sens de la réalité concrète. Sa narration est vive, concise, et les tableau qu’il esquisse sont souvent de belles et saisissantes visions. Aussi son livre est-il la dernière forme, et la plus parfaite, qu’ait prise la mystérieuse légende. C’est lui qui, de saint Louis à François Ier, a versé au monde l’enchantement du Graal. Toute la chrétienté l’a copié, traduit, imité. Puis vint l’oubli, l’ignorance orgueilleuse des siècles qui croyaient, dans la formule « classique », posséder l’unique secret de l’Art. Mais la noble légende ne devait pas périr. Parmi le fatras des imitateurs germaniques, un musicien de génie en a retrouvé l’essentielle beauté ; il nous a rendu, dans son Parsifal, le charme des ambiguïtés païennes et mystiques. Parsifal ! Puisse ce nom évoquer dans l’esprit du lecteur les divines harmonies wagnériennes, afin qu’elles soient comme l’accompagnement du roman que voici.

A. P.