La Queste du Saint Graal/IV

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Traduction par Albert Pauphilet.
Éditions de la Sirène (p. 65-102).

IV

PERCEVAL
Les aventures vaines

Les Échecs.


Quand Perceval se fut séparé de Lancelot, il chevaucha assez longtemps dans les halliers avant de retrouver la grand-route. Il passa la nuit à un petit ermitage abandonné, et le lendemain il chevaucha encore toute la journée sans rencontrer âme qui vive. L’après-midi s’achevait, le soir allait tomber, et Perceval se répétait mélancoliquement qu’il eût bien aimé trouver pour la nuit d’autre gîte que les fourrés épineux de la forêt… Soudain, entre les cimes des arbres, brilla le faîte doré d’une grosse tour.

De joie, Perceval fit bondir son cheval. Quelques pas plus loin, le chemin s’étant élargi princièrement, il découvrit le plus beau château du monde. Le pont sur les douves était baissé, les portes ouvertes : au galop de son cheval il entra. Sur l’un des côtés de la cour s’étalaient les marches d’un perron ; il s’y dirigea tout droit, mit pied à terre, passa la bride de son cheval à un anneau, puis gravit les degrés d’un pas rapide, le heaume en tête et l’épée à la cuisse. Il n’avait encore rencontré personne.

Au haut du perron la grand’salle s’ouvrit devant lui : elle était déserte. Il la traversa sans s’arrêter, et poussa jusqu’à une chambre qui était tapissée de tentures, jonchée de fleurs fraîches, mais déserte comme la salle, comme la cour et comme l’entrée du château Assez étonné, il revint sur ses pas. « Quel prodige est-ce là ? se demandait-il. Cette chambre est parée nouvellement, quelqu’un certes y était il n’y a qu’un instant : pourquoi ne vois-je ici nul être vivant ? » Il se mit à faire le tour de la vaste salle. Devant une fenêtre il vit un échiquier d’argent poli ; des échecs y étaient rangés, les uns noirs, les autres d’ivoire blanc, en bel ordre et prêts pour le jeu. Perceval les regarda longuement, prit un des pions d’ivoire, le mania, l’admira, puis, en le reposant, machinalement il le poussa en avant. Mais ô surprise, voici qu’un des pions noirs, de lui-même, se déplaça aussi. Stupéfait, Perceval se demande s’il a bien vu. Il avance un autre pion d’ivoire : aussitôt un autre pion noir s’avance. Alors, acceptant cette étrange partie, Perceval s’assit et se mit à jouer. À chacun de ses coups les pièces adverses ripostaient, de telle façon que trois fois de suite elles le matèrent. « Par Dieu, s’écria-t-il, voilà bien la plus sotte merveille que j’aie vue ! Échecs du diable, sois-je maudit si vous faites jamais plus pareil affront, à moi ni à personne ! » Il les ramassa dans le pan de son haubert et s’approcha de la fenêtre pour les jeter à l’eau profonde qui courait sous les murs.

« Hé ! là, chevalier ! La colère vous fait agir comme un vilain, vous qui voulez jeter à l’eau mes beaux échecs ! »

Il lève la tête, et, à la fenêtre d’une tour voisine, il aperçoit un visage de femme. « Ah ! se dit-il, enfin quelqu’un !

― Demoiselle jolie, reprit-il, si vous daigniez descendre jusqu’ici, je ne les jetterais pas.

― Je ne descendrai pas ; mais vous, remettez mes échecs en place, et vous serez un chevalier courtois.

― Comment ? Vous ne voulez rien faire pour moi et vous me demandez quelque chose ? Non, par tous les saints de Bretagne, si vous ne descendez je les jette !

Et il soulevait déjà le pan de son haubert.

― Allons ! Remettez mes échecs, sire chevalier : j’aime mieux descendre que de les perdre.

Joyeux, Perceval rejeta les échecs pêle-mêle sur l’échiquier ; d’eux-mêmes, ils se remirent à leurs places, mieux et plus vite qu’aucun homme n’eût pu le faire. Mais Perceval n’y prêtait plus d’attention, car au fond de la salle une porte s’était ouverte, et, précédée de trois sergents en bel arroi, entourée de dix jeunes filles, une femme apparaissait. Il se mit à la contempler, cependant que des serviteurs s’affairaient à le désarmer. Et il est vrai que c’était la plus jolie jeune fille du monde. Une chambrière jeta sur les épaules de Perceval un court mantelet d’écarlate, puis le mena vers sa maîtresse qui s’était assise dans la chambre jonchée de fleurs.

Or Perceval pensait à part lui qu’il serait trop fol et niais si, se trouvant seul et de loisir avec une si belle créature, il ne la priait pas d’amour. Il se mit donc tout aussitôt à la requérir, à la presser ; de toutes les manières qu’il savait il essaya de la persuader. Elle lui répondit enfin :

― Sire chevalier, je vous écouterais volontiers si j’étais sûre que vous êtes en actions aussi magnifique qu’en paroles. Vous vous dites capable de mille prouesses extraordinaires pour l’amour de moi ; je vous crois sans doute, mais je vous en demanderai une. Si vous faites ce que je vais vous dire, vous serez mon ami et le seigneur de ce château.

― Ah ! Madame, il n’y a rien au monde que je ne fasse pour vous ; parlez vite.

― Hé bien, il faut aller chasser le grand cerf blanc, qui hante la forêt voisine, et m’en rapporter la tête. Je vous donnerai, pour vous aider, un petit braque au nez très sûr. Une fois en forêt, laissez-le aller, et il vous mènera droit au cerf. Vous n’aurez plus qu’à forcer la bête,… et à revenir.

Un cerf avec une forme de rectangle par-dessus

― Vraiment, madame, je me crois capable d’un tel exploit, si Dieu le permet, s’écria Perceval en riant.

― Nous verrons bien.

L’heure du dîner était venue. En quelques instants des serviteurs dressèrent la table et la couvrirent de tous les mets qu’on pouvait désirer. Puis, quand après le repas le chevalier eut encore devisé quelque temps avec son hôtesse, les serviteurs revinrent, le déshabillèrent prestement et le couchèrent en un lit bel et riche. Bel et riche était le lit, mais sachez que Perceval y dormit peu, tant il pensait à la jolie châtelaine.

Le lendemain, dès l’aube, Perceval était debout. Tandis que deux valets l’armaient, deux autres lui amenaient son cheval. Au moment où il montait en selle, la jeune fille parut avec son chien.

― Sire chevalier, lui dit-elle, si vous m’aimez gardez mon chien, je vous en prie, aussi chèrement que votre amour !

Un homme avec deux chiens

― Par Dieu, madame, répondit Perceval, il n’est rien au monde que je ne préfère perdre, plutôt que ce joli petit braque, puisqu’il me vient de vous.

Il mit le chien sur l’encolure de son cheval et partit en caracolant.

La forêt est haute, sombre, silencieuse. Perceval a mis le chien à terre. L’animal quête un instant, puis soudain file droit à travers la futaie. Il va vers un grand fourré, s’y enfonce : aussitôt le cerf en débouche. Il était de taille gigantesque et blanc comme la neige ; rabattant en arrière sa vaste ramure, il s’enfuyait… Mais Perceval enfonce ses éperons aux flancs de son bon cheval et se lance à la poursuite. À quoi bon faire de cette chasse un long récit ? Tant elle dura que le cerf lassé fut aux abois, et le braque le tenait par les deux cuisses. Perceval sauta de son cheval, tira l’épée et, tout joyeux, coupa la tête du beau cerf blanc.

Pendant qu’il s’occupait d’attacher cette tête à l’arçon de sa selle, parut une vieille femme montée sur un palefroi qu’elle menait avec une vigueur et une adresse surprenantes. Elle s’empara du chien, sans mot dire, et repartit à vive allure. Le braque s’était laissé prendre comme s’il la connaissait. Perceval eut vite fait de remonter en selle et de rejoindre la vieille. Tout en galopant près d’elle, il la saisit par les épaules, l’arrêta et lui cria :

― Dame, rendez-moi mon braque ; c’est grand’vilenie de me l’enlever ainsi !

― Maudit celui qui m’arrête, et qui prétend que ce chien est à lui ! Je crois plutôt que vous l’aviez volé, mais je le reporterai à qui il appartient.

― Dame, si vous ne me le rendez de bon gré, la colère va me prendre, et arrivera ce qui pourra, mais je l’aurai !

― Vous le prendrez de force, beau sire ? Force n’est point droit. Mais si vous vouliez faire une chose que je vous dirais, je vous le rendrais sans discussion.

― Qu’est ce donc ? Parlez, car je n’ai nulle envie de me battre avec vous.

― Voici. Un peu plus loin, dans ce chemin, vous trouverez un tombeau sur lequel est peinte une figure de chevalier. Allez-y et prononcez bien haut ces mots : « Chevalier, menteur fut celui qui te peignit ici ! » Puis revenez vers moi, seigneur, et vous aurez votre chien.

― Certes, répond Perceval, je ne vais pas perdre le braque pour si peu.

Quelques instants après il était devant le tombeau et y criait la phrase convenue.

Un chevalier sur un cheval avec une lance, une forme géométrique par dessus lui

Et déjà il revenait vers la vieille, quand il entendit derrière lui un galop furieux. C’était un chevalier géant qui accourait, la lance baissée ; noir était son cheval, et noire son armure. Assez effrayé de son aspect, Perceval voulut néanmoins lui tenir tête. Il tourna bride, baissa sa lance, et éperonna… La rencontre fut terrible : les lances éclatèrent, les écus se rompirent, les deux cavaliers se heurtèrent de la poitrine et du casque si rudement que leurs cœurs faillirent se briser ; leurs yeux se troublèrent, ils lâchèrent rênes, boucliers, et roulèrent à terre pâmés. Un homme de pied eût pu parcourir deux arpents avant qu’ils reprissent connaissance. Mais dès que leur revinrent les sens et la mémoire, tous deux se relevèrent, tirèrent l’épée et reprirent le combat.

Tandis qu’ils ferraillaient de toute leur puissance, un cavalier survint qui prit la tête du cerf, le chien que tenait la vieille, et les emporta au galop. Perceval l’aperçoit ; de colère et de chagrin il est presque forcené : comme il bondirait sur les pas du voleur, sans cet adversaire qui durement l’assaille ! La fureur double sa force ; il presse le chevalier noir si invinciblement que l’autre tourne les talons et s’enfuit vers le tombeau. À son approche, la dalle se soulève, il se jette dans la fosse. Perceval allait l’y suivre, mais la dalle était déjà retombée, si lourdement que la terre alentour trembla. Perceval restait là, ébahi, devant l’énorme pierre que plusieurs hommes n’eussent pu soulever sans machines. Trois fois il appela son adversaire : rien ne répondit.

Il revint alors à son cheval, et prit la piste du ravisseur. Bientôt il aperçut devant lui la vieille qui s’en allait au trot. Assez décontenancé, il lui demanda ce que c’était que ce chevalier du tombeau, et si elle connaissait l’homme qui avait emporté le chien. Sans s’arrêter, elle répondit : « Un tombeau dans la forêt, un chevalier noir qui en surgit, un chien de chasse qu’un cavalier emporte, qu’est-ce que tout cela ? Je n’en sais rien, et bien niais qui me le demande ! Si vous avez perdu quelque chose, beau sire, cherchez-la ; cherchez, jusqu’à ce que vous trouviez. Mais vos affaires ne me regardent pas. » Et elle poussa son cheval.

Perceval comprit qu’il ne tirerait rien d’elle. Ah ! vielle maudite, lui cria-t-il, je te recommande au diable ! » Et il reprit sa poursuite. Il n’avait pas fait vingt pas qu’il entendait derrière lui un grand éclat de rire, un rire de femme jeune, frais, moqueur. Il se retourna ; la vieille avait disparu, et il ne vit rien que les grands troncs et les ramures de la futaie, entre lesquelles un rais de soleil se jouait, scintillant comme une robe de fée.

Tout le jour, et bien des jours ensuite, Perceval courut l’immense forêt à la recherche du cavalier furtif : jamais il n’entendit parler de lui. Et jamais plus il ne revit le château merveilleux ni la jolie châtelaine au sourire décevant.

Un cheval avec triangle

Le Roi blessé.


Un jour, comme le soir tombait, Perceval entendit une cloche sonner sur sa droite, dans le lointain. Il s’y dirigea, et arriva à une grande abbaye close de murs et de fossés profonds. On lui fit bon accueil parce qu’il était chevalier errant, et son cheval reçut une pitance de fourrage et d’avoine comme il n’en avait pas eu depuis longtemps. En cet heureux gîte, Perceval se croyait bien loin des prestiges et des embûches de la forêt.

Le lendemain, dès l’heure de prime, il voulut entendre la messe. Mais en entrant au moutier il trouva la grille du chœur fermée : force lui fut de prendre place dans la basse nef. Or il y avait dans le chœur, au bas des degrés de l’autel, un lit richement atourné de soieries blanches ; une forme humaine y gisait, si enveloppée de blancs voiles que Perceval n’en pouvait rien distinguer. Mais au moment de l’Élévation le gisant se redressa sur son séant et découvrit son visage. C’était un vieil homme aux cheveux blancs, qui avait une couronne d’or sur la tête ; ses épaules et sa poitrine étaient percées de plaies effrayantes. Quand le prêtre éleva l’Hostie au-dessus de sa tête, le vieux roi joignit les mains et s’écria : « Beau doux Père Jésus-Christ, ne m’oubliez pas ! » Et il resta en cette attitude jusqu’à la fin de l’office. Longtemps Perceval le considéra ; ses blessures, l’air de prodigieuse vieillesse qu’il lui trouvait le déconcertaient. Mais son étonnement fut au comble quand il le vit recevoir l’Hostie, puis se recoucher et reprendre sous son blanc linceul l’immobilité de la mort.

Avant de quitter l’abbaye, Perceval demanda à un moine l’explication de ces choses, et il apprit que le vieillard n’était autre que le roi Evalach, l’antique défenseur des premiers chrétiens, celui-là même qui quatre cents ans auparavant avait passé d’Orient en Bretagne pour secourir Joseph d’Arimathie. Un jour, pendant que se déroulait la mystérieuse liturgie du Graal, Evalach voulut voir de près le Vase sacré ; comme il s’en approchait, une voix céleste lui cria de s’arrêter ; il continua d’aller. Alors une nuée l’enveloppa subitement, et quand elle se fut dissipée, le roi gisait aveugle, percé d’innombrables blessures et tous ses membres privés de mouvement. Mais parce que jusque-là il avait courageusement servi le Christ, il lui fut promis qu’il ne mourrait pas avant d’avoir vu le Bon Chevalier. Depuis, il vivait ainsi, d’une existence toute semblable à la mort, mais animée par l’espérance. Sa seule nourriture était l’hostie que chaque jour le prêtre lui donnait, et il ne reprenait semblant de vie que pour la recevoir. Mais à la venue du Bon Chevalier ses plaies séculaires guériraient, ses yeux verraient… « Vous pouvez donc connaître, seigneur chevalier ajouta le moine, que vous n’êtes pas celui que nous attendons. » Et il le quitta sans autre salut.

Fantamagorie.


Pensif, Perceval reprit sa chevauchée. Longtemps il erra par les landes et les bois sans trouver d’aventure, jusqu’à un jour où, traversant une forêt, il arriva à une large clairière. Une rivière y coulait, formant un gué, et de l’autre côté s’étendaient les plus beaux prés du monde ; un pavillon aux couleurs vives y étaient dressé, non loin du bord de l’eau. Perceval était entré dans le gué et y faisait boire son cheval, tout en rêvant à la calme douceur de ce lieu, quand il s’entendit rudement interpeller. « Hé ! chevalier, on ne passe pas sans bataille ! En garde ! » C’était un chevalier qui sortait tout armé du pavillon et qui déjà galopait vers lui.

Tous deux sont de grande prouesse, le combat est ardent ; mais à la fin Perceval a jeté son adversaire à terre et lui tient l’épée levée au-dessus de la tête. L’autre crie merci, et Perceval lui répond qu’il l’aura s’il lui dit pourquoi il défend ce gué.

Le chevalier avait à peine commencé à lui raconter qu’il le faisait pour l’amour d’une dame dont le château était voisin et dont il était devenu l’ami en des circonstances extraordinaires, quand un vacarme effrayant se fit entendre et un nuage remplit toute la clairière. Puis une grande plainte s’éleva et une voix cria au chevalier du gué : « Si tu m’aimes, reviens vite, ou bien tu me perdras ! »

Le chevalier implore Perceval qui, étonné ne répond pas ; vingt fois il le supplie de le laisser aller, Perceval reste muet. Enfin il se relève, court à son cheval et allait y remonter quand Perceval le saisit par le pan de son haubert en criant : « Par Dieu, chevalier, vous ne m’échapperez pas ainsi ! » Une seconde fois la voix se fit entendre : « Hâte-toi, ou tu vas me perdre à jamais ! »

Le chevalier, toujours maintenu par Perceval, se pâma d’angoisse ; et Perceval le regardait de plus en plus stupéfait, quand il se vit brusquement entouré d’une telle nuée d’oiseaux que le ciel en était obscurci. C’étaient de grands oiseaux noirs au col gracieux, mais qui paraissaient furieux ; ils tournoyaient et fondaient sur lui, comme s’ils voulussent lui arracher le heaume de la tête. Le chevalier revenait de pâmoison ; en les voyant il se mit à rire et cria : « Que je meure si je ne vous aide ! » Puis, ramassant prestement son écu et son épée, il courut sur Perceval.

― Comment, chevalier, s’exclame Perceval, voulez-vous donc recommencer ?

― Je vous défie !

Alors c’est contre Perceval une étrange ruée du chevalier et des oiseaux, un combat fantastique où les becs et les griffes aident l’épée. Harcelé, tiraillé, aveuglé par les battements d’ailes, étourdi de cris, Perceval sent que ces méprisables adversaires vont finir par avoir raison de lui. Pour se dégager, il lance un grand revers d’épée à travers la nuée d’oiseaux ; l’un d’eux tombe, atteint en plein corps, mais, une fois à terre, son cadavre est celui d’une femme merveilleusement belle. Aussitôt tous les oiseaux s’abattent autour d’elle et l’emportent dans les airs avec des cris plaintifs.

Délivré d’eux, Perceval ne tarda pas à réduire encore une fois le chevalier à merci ; et cette fois encore il lui accorda la vie, à condition que l’autre lui expliquât enfin tous ces prodiges.

« Vous saurez donc, seigneur, dit le chevalier, que je suis fils de reine et que le roi Artus en personne m’arma jadis chevalier à Carduel en Galles. J’ai longtemps erré par les pays, couru mainte aventure, combattu maint chevalier, et je puis bien dire qu’avant vous je n’en avais jamais rencontré un seul que je n’eusse vaincu. Une nuit que je chevauchais au gré du hasard, je fus surpris en une contrée boisée par une tempête terrible. La pluie, le tonnerre faisaient rage, et tout le ciel flamboyait d’éclairs si angoisseusement que je me croyais perdu ; mon cheval, saisi de terreur, s’était emporté et galopait comme si tous les diables d’enfer l’eussent harcelé. J’entendais derrière moi une trombe qui cassait les branches, arrachait les arbres, et qui semblait me suivre. Au milieu de cette tourmente je vis soudain, à vingt pas devant moi, une femme montée sur une mule. Elle allait le petit trot sans paraître se soucier des fureurs de la tempête. Au train de mon cheval, je pensais la rejoindre à l’instant, mais au bout de quelque temps je m’aperçus avec stupeur que la distance entre nous restait toujours la même. J’excitai encore mon cheval, au risque de me faire tuer ; mais sa ruée folle parvint tout juste à suivre le petit trot paisible de la mule. À la lueur des éclairs je m’acharnai à cette poursuite vertigineuse. Nous étions en une forêt, quand brusquement un grand château surgit devant nous. La voyageuse y entra, je m’y jetai après elle ; elle mit pied à terre au bas d’un perron, monta des degrés : je sautai de cheval au même endroit, enjambai les degrés, et pénétrai dans la grand’salle sur ses pas. Là, seigneur, je la rejoignis enfin. Car elle ne fuyait plus, bien au contraire, elle venait vers moi, me tendant ses bras nus et m’offrant son baiser !

« Et puis comment vous dire la magnificence et la douceur de l’accueil qui me fut fait ? Le festin exquis, le vin, les plats d’or, et son merveilleux visage penché vers le mien ! L’amour commençait à m’étreindre le cœur. Je le lui dis ; elle ne me repoussa pas, mais m’imposa pour condition de demeurer toujours avec elle dans son château. J’acceptai aussitôt avec ravissement, comme vous pensez. Pourtant je regrettais un peu la chevalerie, les galopades à lance baissée, le fracas des armures, les épées brandies, et sur l’herbe verte l’adversaire sanglant qui crie merci. Alors elle se leva et me mena par la main à une fenêtre. L’orage avait cessé, je ne sais comment, et la nuit était limpide, sereine. « Voyez, ami », me dit-elle d’une voix à laquelle nul cœur humain ne pouvait résister, « voyez, tout près des murs, ce gué qui reluit sous la lune. Vous y tendrez un pavillon, tout contre cette poterne, et vous demanderez joute aux chevaliers errants qui viendront abreuver là leurs chevaux. Le château leur restera invisible. Ainsi vous aurez votre passe-temps de chevalerie, et je vous garderai près de moi, à l’abri des regards mortels. »

« Depuis cet instant, seigneur, nous vivons unis, et les jours, les mois, les ans peut-être, passent pour nous dans une félicité parfaite qui doit durer à jamais. Le temps ici est aboli, et je ne connais plus l’amertume des choses qui finissent. La grâce et la ferveur de l’éternelle jeunesse sont promises à nos amours secrètes. Notre château est là, devant vous, et vous ne le voyez pas ; personne ne peut le voir, sauf elle et moi. Mon amie est princesse parmi les Fées : le fracas que vous avez entendu, c’est l’écroulement des tours qu’elle a découronnées pour la douleur de ma défaite. Les oiseaux qui vous ont assailli sont ses suivantes, les gracieux petits esprits qui nous servent. Celle que vous avez atteinte de l’épée n’est point morte, car ses compagnes l’emportent en l’île d’Avalon, séjour d’immortalité. La voix qui m’appelait était celle de mon amie. Elle m’attend encore. Ô seigneur, par pitié, maintenant que vous savez tout, laissez-moi la rejoindre ! »

Perceval le lui octroya ; l’autre s’enfuit, en si grande hâte qu’il ne prit ni ses armes ni son cheval. Mais à peine avait-il fait quelques pas qu’il disparut, emporté à travers les airs. Et quand Perceval, qui l’avait suivi des yeux, ramena son regard autour de lui, il ne vit plus sur le pré ni les armes ni le cheval que son étrange adversaire avait laissés.

Il se décida alors à quitter ces lieux emplis d’enchantements. Longtemps il erra par les campagnes et les bois, passant les nuits sous le couvert des taillis et ne mangeant que des fruits sauvages, qu’il connaissait depuis son enfance. Et sans cesse il pensait à ses aventures fantastiques, dont il restait ébahi.


Un homme à la chevelure et barbe de verdure

L’occasion perdue.


Une après-midi, vers l’heure de none, Perceval passait par un carrefour où était érigée une belle croix ; auprès s’élevait un grand arbre à la ramure immense. Perceval s’arrêta pour l’admirer ; tout à coup il y découvrit deux petits enfants tout nus, qui couraient de branche en branche, jouaient et par moments s’embrassaient mignonnement. Longtemps Perceval s’amusa à les regarder ; puis, craignant encore quelque sortilège, il les conjura au nom de la Sainte Trinité de lui dire s’ils étaient de Dieu. Les enfants s’arrêtent et l’un des deux, s’asseyant sur une branche, lui répond :

« Chevalier qui nous as conjurés, sache que nous sommes des créatures de Dieu et que nous sommes venus du Paradis terrestre exprès pour te parler. Nous savons bien qui tu es, Perceval, et que tu poursuis la Quête du Graal. Prends le chemin de droite, et si tu es tel qu’il faut être, tu y trouveras ce que tu désires. »

Perceval, les yeux baissés, médita un instant ; quand il releva la tête, les enfants, l’arbre immense, la croix même, tout avait disparu. Il était au comble de la perplexité, se demandant s’il n’avait pas été le jouet d’un rêve, s’il allait vraiment prendre le chemin de droite. Tandis qu’il restait là, immobile, ne sachant que faire, une ombre passa le long des fourrés et traversa la route à quatre pas de lui. Une seconde fois elle repasse, puis une troisième. Le cheval saute et se cabre de peur ; Perceval le contraint à aller vers cette ombre, où il croit discerner une forme humaine. Elle glisse vers le chemin de droite, et Perceval s’y engage à sa suite. Mais l’ombre bientôt disparut, et Perceval n’en continua pas moins à suivre ce chemin, puisque le hasard l’y avait fait entrer.

Cependant qu’il avance au petit pas, absorbé dans ses pensées, il s’aperçoit tout à coup que quelqu’un marche à côté de lui. C’est un vieux faucheur, la faulx sur l’épaule. Il s’arrête pour lui parler, et aussitôt le vieux lui crie :

Un homme marche avec une faulx

― Musard ! que tardes-tu donc ? Oui, ce chemin est le bon, il mène où tu veux aller.

― Vieillard, qui es-tu ?

― Je suis un pauvre faucheur, cela se voit.

― Comment sais-tu ce que je cherche ?

― Dès avant ta naissance je savais tout de toi.

― Oh ! De par le Haut Seigneur je te conjure ! Que tu sois de Dieu ou que tu sois de l’Autre, dis ton nom !

― Merlin.

Et à ce mot le faucheur disparaît, comme avaient disparu l’ombre passante et l’arbre et les enfants divins. Perceval l’appela trois fois, mais rien ne lui répondit.

Il continua d’aller, résolu, bien qu’un peu inquiet de ces rencontres surnaturelles qui se multipliaient à mesure qu’il avançait. À la forêt succéda une prairie, au bout de laquelle coulait une large rivière. Perceval s’approcha de l’eau ; à ce moment passait une barque très bien équipée. À l’arrière, couché sur de riches coussins, un vieillard pêchait. Quand il fut à la hauteur de Perceval, il le héla et l’invita à passer la nuit en son château : on n’avait qu’à remonter un peu la rivière pour y arriver.

Perceval suit donc le bord de l’eau, tandis que la barque disparaît à un tournant. Il regarde à droite et à gauche, et ne voit point de maison. Peu à peu les campagnes autour de lui deviennent plus désolées ; il ne découvre ni hameaux ni cultures, mais partout des terres en friche, des herbes séchées ; aux vergers abandonnés pas un arbre qui porte fruit, bien qu’on soit dans la saison. Au cœur de Perceval naît la déception, et l’impatience de ces rives désertes et de ces landes sans fin. « Maudit sois-tu, s’écrie-t-il, vieux pêcheur qui m’as trompé ! Tu n’as ici nul château. » Au même instant, devant lui, très haut entre deux collines, parut le sommet d’un donjon.

Réconforté, et un peu honteux aussi de sa folle parole, il pressa son cheval. Bientôt il fut devant un grand château qu’entourait un bras de rivière, et qui très bien semblait une demeure royale. Le pont étant abaissé, il entra. Des valets s’empressent autour de lui ; on lui tient l’étrier, on lui jette sur les épaules un riche manteau d’écarlate. Il pénétra alors dans la grand-salle. Là, sous un dais, entouré de sergents et de barons, un roi était couché, la couronne en tête ; il était et frêle et infirme, mais d’une majesté qu’on ne saurait décrire. Perceval le vit et, stupéfait, reconnu aussitôt le vieillard qui pêchait. Or sachez que ce château était Corbenic et que ce vieillard était le roi du Graal.

Perceval fut reçu avec une extrême courtoisie ; admis à la table royale, il y vit se renouveler le festin du Graal, plus merveilleux encore qu’à la cour d’Artus, le jour de la Pentecôte. Car à peine les convives étaient-ils assis qu’une jeune fille sortit d’une chambre voisine, portant dans ses mains deux tailloirs d’argent ; après elle venait un valet qui tenait très haut une lance dont le fer laissait couler des gouttes de sang. Enfin le Graal parut, soutenu par des mains invisibles. Deux fois il passa le long des tables, qui aussitôt se couvrirent de tous les mets que chacun désirait. Mais Perceval ne semblait pas voir ce divin miracle. Tandis que tous s’inclinaient profondément, même le vieux roi douloureux, lui seul restait immobile. Ses yeux étaient comme appesantis de sommeil subit ; ce qu’il regardait avait l’apparence brumeuse du rêve. Il entendait que le roi lui parlait, mais il ne saisissait pas le sens de ses paroles, et ce qu’il répondait n’était pas ce qu’il eût fallu dire…

Quand, le lendemain, il s’éveilla dans la belle chambre où il ne lui souvenait pas d’avoir été conduit, nul valet ne s’empressa pour l’habiller : ses armes gisaient à terre en un coin. Les salles qu’il traversait étaient vides, derrière lui les portes se refermaient rudement ; dans la cour déserte son cheval, sellé et bridé, était attaché à un anneau. Il eût souhaité de rencontrer quelqu’un qui lui expliquât les étrangetés de ce château ; ne trouvant personne il monta et sortit ; après son passage le pont-levis se releva si vite que son cheval avait encore un pied dessus et faillit tomber.

Mal assuré, inquiet de cette mésaventure, il allait devant lui, au hasard. Quels chemins avait-il pris, depuis combien de temps errait-il ? Il ne le savait pas quand il découvrit, assise au pied d’un arbre, une jeune fille qui pleurait. Pitoyable, il approchait, mais dès qu’elle le vit : « Ah ! malheureux Perceval, lui cria-t-elle, malheureux et maudit puisque tu as été au château du Graal et n’en as pas achevé la sublime aventure ! »

Il ne s’irrita pas, car ce reproche s’accordait à ses propres pressentiments ; mais, s’arrêtant, il pria l’inconnue, au nom de Dieu, de lui dire ce qu’elle savait.

« Perceval, reprit-elle, tu seras donc toujours simple comme un enfant ? Hier, quand tu vis devant toi passer le Saint Graal, quelle fut ta conduite ? Si tu avais à ce moment fait les gestes qu’il fallait, prononcé les paroles qu’on attendait, tu aurais accompli la plus haute prouesse du monde. Car aussitôt toutes les peines de Bretagne auraient pris fin ; le vieux Roi infirme se serait levé, guéri soudain du mal qui depuis si longtemps l’accable ; et les terres du royaume, en même temps que lui, seraient revenues à la vie. Ces campagnes que tu vois dévastées auraient retrouvé leur fécondité de jadis ; ces arbres à demi effeuillés se seraient couverts de frondaisons et de fruits. Et de beaux poissons auraient joué, couleur d’or, d’argent et de pierreries, dans les mornes eaux où, chaque jour espérant la fin de sa misère, le Pêcheur dolent traîne en vain ses lignes…

« Voilà ce que tu as perdu, et je pleure les joies que tu pouvais nous rendre. Sans doute tu n’étais pas digne d’une si grande mission. Tu as la vaillance, ô guerrier, mais il te manque la sagesse. Tu agis au hasard ; les événements, les rencontres fortuites, te conduisent et t’égarent. Quelqu’un te dit d’aller et tu vas, de frapper et tu frappes. Tu es le jouet des apparences ; tes yeux, accoutumés à ne regarder que les choses de la matière, ne voient point celles de l’Esprit. Tu ignores le sens vrai du monde ; et toi-même, tu ne sais seulement si tu es bon ou mauvais. Ô Perceval, héros irréfléchi, tu atteindras un jour ce bien suprême que tu viens de manquer ; mais il te faudra auparavant prouver d’autres mérites, qui s’acquièrent dans la souffrance et la méditation. »

Ayant ainsi parlé elle lui fit un signe d’adieu ; et Perceval, confus, ne sachant que dire, s’éloigna.


Tête humaine, le visage encadré d’un carré.