La Rénovation du cadastre et la péréquation de l’impôt foncier

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La Rénovation du cadastre et la péréquation de l’impôt foncier
E. Hély d’Oissel


LA
RENOVATION DU CADASTRE
A LA PEREQUATION DE L'IMPOT FONCIER

I. Marquis d’Audiffret, Système financier de la France, 1864. — II. Du Puynode, De la Monnaie, du Crédit et de l’Impôt, 1863. — III. Bochin, Du Cadastre dans ses rapports avec la propriété foncière, 1873. — IV. Noizet, Du Cadastre et de la délimitation des héritages, 1863.

Bien des efforts ont été faits à l’assemblée nationale depuis trois ans pour réaliser ce desideratum de tant d’états modernes : l’équilibre du budget ; la tâche cependant n’est pas encore accomplie, le budget de 1875 va tout à l’heure avoir des exigences prévues dès longtemps, qu’il faudra satisfaire. A quelle source essaiera-t-on de puiser ? Nos représentans s’engageront-ils dans l’inconnu des taxes nouvelles ? Ne préféreront-ils pas une fois de plus s’adresser aux anciennes, à celles qui ont fait leurs preuves ? N’adopteront-ils pas, après bien des recherches, la solution à laquelle l’administration paraîtrait favorable, l’augmentation de l’impôt foncier ?

Sans doute, on ne manquera pas d’insister sur les mérites de cet impôt. Rentrant à échéance fixe, d’un produit assuré, d’une perception peu coûteuse, ne semble-t-il pas destiné à constituer la ressource suprême des momens difficiles ? Et cependant, si séduisante que soit cette solution des difficultés présentes, on peut à coup sûr prédire qu’elle aura de nombreux adversaires ; les 45 centimes de 1848 sont un fantôme encore vivant dans beaucoup d’esprits, et ce souvenir provoquera peut-être bien des hésitations.

Nous avons grandi par l’agriculture ; nos progrès industriels ne nous en ont pas dégoûtés. Menacée dans ses intérêts, la terre trouve toujours chez nous d’ardens défenseurs : on fera le compte de tous les impôts qu’elle paie directement ou supporte indirectement ; on essaiera de démontrer qu’elle est surchargée ; n’a-t-on pas affirmé, chiffres en main, qu’elle fournit les 2/3, les 3/4 de nos ressources ? A cet égard, on peut le prévoir, l’entente ne se fera pas, — s’est-on jamais entendu dans les questions de chiffres ? — mais il est un autre terrain sur lequel l’accord sera moins difficile. L’impôt foncier, personne ne le conteste, est très inégalement réparti ; charge sur certains points insignifiante, il prélève tout à côté des tributs considérables. Le mal est signalé depuis longtemps ; combien ne serait-il pas vivement senti dans le cas où l’on demanderait à la terre de nouveaux sacrifices ! Plus la charge serait lourde, plus les inégalités de la répartition deviendraient choquantes. Le contribuable est par tempérament disposé à se croire maltraité ; ses instincts de justice, en même temps que son intérêt froissé, se révoltent contre un fardeau dont le poids est inégal. Il faut donc s’y attendre, toute proposition ayant pour objet l’augmentation de l’impôt foncier ramènera fatalement avec elle une question bien vieille, la révision du cadastre. Sans prétendre résoudre d’un trait de plume un problème devant lequel ont échoué tant d’efforts, il n’est pas sans intérêt d’en examiner les différens aspects et d’en méditer les données.


I

S’il est un impôt qui à première vue semble d’une répartition facile, c’est assurément l’impôt foncier. Vanté au début du siècle par d’illustres hommes d’état, il aurait, à les entendre, l’incomparable mérite de se proportionner aisément aux ressources du contribuable. Quoi de plus simple en apparence que de dresser un état général des immeubles, d’en faire connaître les revenus, d’établir un vaste inventaire présentant la description physique des propriétés et donnant au trésor les renseignemens les plus précis au point de vue des revenus territoriaux ? Cet inventaire, la France le possède : le cadastre, on le sait, est un registre descriptif des terres et des propriétés bâties. Trois élémens le composent : la description graphique du sol, la classification des propriétés, l’estimation des revenus. Chaque parcelle de terrain ayant, par son propriétaire ou le mode d’exploitation, une individualité propre a été arpentée, des plans ont été dressés. Le cadastre a divisé les terres par cultures : terres arables, prés, bois, vignes, etc. ; il a attribué à chacune un revenu fixe, invariable, et il embrasse toute la superficie du territoire.

A considérer ce travail dans son ensemble, sans en examiner de près les élémens, on ne saurait imaginer une base plus simple et plus équitable pour la répartition de l’impôt foncier ; que de plaintes. cependant ne se font pas entendre ! Depuis quatre-vingts ans, la critique ne s’est jamais lassée ; à peine pourrait-on signaler dans nos annales parlementaires une session où le cadastre n’ait été plus ou moins violemment attaqué. A une époque récente, sous l’empire, nombre de pétitions ont demandé la péréquation de l’impôt foncier, et ont été favorablement accueillies au sénat. Lors de la grande enquête agricole de 1866, ç’a été une véritable explosion de doléances ; enfin cette année même l’honorable M. Feray a proposé à la chambre la révision des évaluations cadastrales ; un de ses collègues, M. Lanel, a déposé un projet d’une portée plus restreinte, qui, malgré de vives oppositions, a été adopté ; à cette occasion, les plaintes formulées depuis si longtemps ont été reproduites, et le mal n’a pas été contesté.

La terre bénéficie tous les jours des découvertes de la science, des progrès de l’industrie, le cadastre reste immobile, étranger à tout ce qui se fait ; c’est un monument d’un autre âge. Les plans n’ont pas été tenus au courant des changemens qui se produisent sans cesse dans la configuration des parcelles ; circonstance plus grave, l’évaluation des revenus fonciers dans beaucoup de localités n’a jamais été modifiée, et l’on peut trouver des communes où elle remonte à quarante, cinquante ans et plus. Que de faits ont dû, pendant ce long espace de temps, fausser complètement ces anciennes évaluations ! L’agriculture a presque partout changé ses procédés, les cultures industrielles ont été introduites dans beaucoup de pays ; la fabrication du sucre de betterave, s’il est besoin de citer des faits, est devenue pour la terre, dans quelques-unes de nos provinces, la source de bénéfices considérables. L’influence bienfaisante du capital, la découverte de certains amendemens, une culture plus savante, ont sur certains points, augmenté dans des proportions énormes le rendement des propriétés. Ici, de vastes marais autrefois peu productifs sont devenus de riches prairies ; là, ce sont des forêts entières qui ont été défrichées, de maigres pâturages convertis en précieux labours. « J’ai contribué personnellement, disait M. Raudot dans la séance du 5 mars 1874, à la mise en culture de terrains communaux qui avaient été estimés presque à rien au cadastre, qui payaient, je crois, 40 ou 50 centimes par hectare… Aujourd’hui une grande partie de ces terrains a été convertie en prés, et dans ce moment les propriétaires en retirent de 100 à 150 fr. par hectare ; ils ne les donneraient pas pour 5,000 francs l’hectare. »

Gardons-nous de croire que ce sont là des faits isolés, d’une portée limitée : des causes générales font sans cesse varier la distribution de la richesse, et la terre n’échappe pas à ces influences. Faut-il parler des modifications profondes qu’ont subies depuis trente ans les débouchés de l’agriculture ? faut-il rappeler que beaucoup de contrées autrefois à peu près privées de moyens de transport sont aujourd’hui traversées par des canaux et pourvues d’un magnifique réseau de chemins vicinaux ? La construction récente encore de nos lignes de chemins de fer n’a-t-elle pas eu pour conséquence une véritable révolution économique ? Les vins du midi, qu’autrefois on brûlait pour les convertir en eaux-de-vie médiocres, se transportent à présent sur nos principaux marchés, et s’y vendent à des pris élevés. Plus de 100,000 hectares ont été, paraît-il, depuis l’ouverture de la ligne du Midi, plantés en vignes dans les contrées qu’elle traverse, et l’on y trouverait beaucoup de terres qui rapportent plus aujourd’hui annuellement qu’elles ne valaient autrefois en capital. Par un triste retour de fortune, ces pays, devenus si riches, sont actuellement menacés d’un fléau qui va peut-être leur imposer de dures épreuves : le phylloxéra étend tous les ans ses ravages. L’agriculture a ses revers, aussi terribles souvent que ceux de l’industrie : les progrès eux-mêmes de la science tournent quelquefois à son détriment. Tout récemment encore n’est-on pas arrivé à fabriquer par des procédés chimiques ces belles couleurs que naguère on tirait de la garance ? Le seul département de Vaucluse obtenait de cette culture un revenu annuel de plus de 12 millions qui va peut-être lui échapper. Pour la terre, comme pour les autres propriétés, à côté du progrès la décadence !

Richesse industrielle et richesse agricole sont donc soumises à la même loi, la loi du mouvement ; combien cependant sont différentes les charges qu’elles supportent ! Attentif, à suivre l’industrie et le commerce dans tous leurs déplacemens, ne les perdant jamais de vue jusque dans leurs moindres mouvemens, le trésor, par une sorte de contradiction, demande à la propriété foncière des redevances à peu près fixes ; dont la répartition ne varie jamais. Cherchons à préciser les résultats de cette étrange fixité. Un travail officiel fait en 1851 a démontré que certains départemens payaient à cette époque 9,07 pour 100 de leurs revenus alors que d’autres ne supportaient que 3,74 pour 100 ; ces chiffres n’étaient que des moyennes, puisqu’ils avaient pour base les contingens départementaux ; en comparant entre elles des cotes foncières prises sur différens points du territoire, on eût sans doute reconnu des écarts bien plus considérables. C’est un fait positif qu’il existe aujourd’hui des terres payant cinq et six fois plus que d’autres terres d’un revenu égal.

Au reste, l’inexactitude des évaluations cadastrales n’est pas contestée ; mais on a soutenu qu’elle est indifférente au point de vue du contribuable. La fixité de l’impôt foncier a été défendue comme un principe économique ayant un caractère absolument scientifique. Modifier la répartition des taxes immobilières serait, suivant beaucoup d’écrivains, commettre une injustice ; ce serait presque porter atteinte à la propriété. « Une remarque essentielle en ce qui concerne l’impôt territorial, dit M. Passy, c’est qu’il finit par ne plus être constitué à titre véritablement onéreux pour ceux qui l’acquittent. Cet effet résulte des transmissions dont la terre est l’objet. Sur chaque fraction du sol pèse, par l’effet de l’impôt, une rente réservée à l’état : acheteurs et vendeurs le savent ; ils tiennent compte du fait dans leurs transactions, et les prix auxquels ils traitent entre eux se règlent uniquement en vue de la portion du revenu qui, l’impôt payé, reste nette, c’est-à-dire affranchie de toute charge ; aussi le temps arrive-t-il où nul n’a plus droit de se plaindre d’une redevance antérieure à son entrée en possession, et dont l’existence, connue de lui, a atténué proportionnellement le montant des sacrifices qu’il a eu à faire pour acquérir… C’est la fixité qu’il faut à l’impôt foncier plus qu’à tout autre ; jamais il n’est bon d’en modifier le chiffre général, ni surtout la répartition. Ce n’est pas que dans sa marche le temps ne finisse toujours par déranger les rapports primitivement établis entre les revenus tirés de chaque fraction du sol et la portion qui en revient à l’état. Des routes qui s’ouvrent, des foyers de population qui se forment,… rien dans ces faits inévitables n’autorise à changer la répartition des taxes. »

Impossible d’exposer en termes plus nets une doctrine plus absolue. Des économistes illustres, les Mac-Culloch, les Ricardo, les J.-B. Say, l’ont appuyée de toute l’autorité de leur talent, et n’ont rencontré qu’un petit nombre de contradicteurs. D’éminens financiers, comme M. de Villèle, M. le baron Louis, l’ont soutenue à plusieurs reprises devant nos assemblées délibérantes, et elle est encore acceptée sans restriction par beaucoup de publicistes. A les entendre, l’impôt foncier n’existe plus, pour ainsi dire, que virtuellement : il a disparu, ou du moins il s’est transformé.

Il est des argumens qu’on repousse par instinct, bien qu’il soit parfois assez difficile de les réfuter. Comment contester en effet que l’impôt soit un des élémens dont il est tenu compte dans toutes les transactions, comment ne pas reconnaître qu’il s’incorpore en quelque sorte à la matière imposable, qu’il en soit une charge inséparable, et cependant faut-il se laisser entraîner à conclure que les transactions font disparaître cette charge, qu’au bout d’un certain temps elle n’est plus sentie ? Un propriétaire, qu’il tienne sa terre d’un héritage ou qu’il l’ait acquise à deniers comptans, se laissera-t-il jamais persuader que l’impôt foncier ne tombe pas à sa charge, — que ce soit une rente dont le capital a été déduit du prix d’acquisition ? Admettra-t-il que le trésor puisse aujourd’hui sans injustice lui demander cinq ou six fois plus qu’au propriétaire voisin ? A cet égard, personne ne se laissera convaincre ; tous les argumens ne feront rien devant la réalité : le fait matériel du paiement les détruira tous le jour où paraîtra cet autre argument moins théorique, l’avertissement du percepteur.

Modifier la répartition de l’impôt foncier, diminuer ici la charge pour l’augmenter à côté serait, on l’assure, une véritable spoliation, ce serait en définitive s’attaquer au capital, porter atteinte à la propriété. — Mais alors quel parti prendre ? où s’arrêter ? Il faut enchaîner le législateur, lui interdire non-seulement de modifier la répartition de l’impôt foncier, mais encore de toucher à d’autres taxes qui tombent directement sur la terre, lui défendre par exemple d’augmenter les tarifs qui frappent les mutations immobilières. Les droits de mutation, aussi bien que l’impôt direct, ne sont-ils pas un des élémens dont l’acheteur tient compte avant de faire ses offres ? Les transactions nivellent, dit-on, les inégalités de l’impôt foncier. Les taxes mobilières échapperaient-elles à cette loi ? et pourtant, si elles étaient imposées sans proportionnalité, irait-on jusqu’à dire qu’au bout d’un certain temps le mal n’existe plus ?

La mobilité des évaluations cadastrales et de l’impôt ne serait pas seulement, au dire de beaucoup de théoriciens, contraire aux principes fondamentaux de l’économie politique, elle aurait de graves inconvéniens au point de vue de la richesse publique. Après la justice, on invoque l’intérêt général. Placer le cultivateur sous la menace d’une augmentation d’impôt, ce serait décourager ses efforts. Quoi ! l’agriculteur s’imposerait de durs sacrifices, s’épuiserait en pénibles travaux pour améliorer sa terre, et le jour où elle le paierait de ses peines, le fisc tendrait la main et lui arracherait le prix de ses labeurs ! La mobilité de l’impôt foncier serait une « amende à l’industrie, » une « prime à la paresse. »

L’objection mérite qu’on s’y arrête, elle a le don d’émouvoir beaucoup d’esprits, et cependant résiste-t-elle à l’examen ? Le législateur a-t-il jamais cru décourager l’industrie en la frappant de nouveaux impôts, un fabricant a-t-il jamais reculé devant la perspective de voir ses bénéfices atteints dans une plus large mesure ? Cette considération l’a-t-elle jamais empêché de modifier son outillage, d’étendre ses relations, de chercher des débouchés nouveaux ? Une de nos grandes industries, celle du sucre, — et bien d’autres sont dans le même cas, — s’est développée au milieu de remaniements d’impôts pour ainsi dire incessans ; comment croire que l’agriculture serait plus peureuse, qu’elle fuirait le progrès, renoncerait à augmenter ses bénéfices dans la crainte que le trésor ne voulût un jour prélever sa part ? Consacrer le principe de l’immobilité, même en matière d’impôt, ce serait nier le mouvement et la vie qui modifient sans cesse l’économie des nations ; ce serait aussi condamner les efforts qu’ont faits tous les gouvernemens pour améliorer l’assiette des contributions. Le sentiment public, l’instinct de tous pour ainsi dire est depuis longtemps en contradiction avec des théories que les faits démentent tous les jours. Des réclamations qui persistent depuis un demi-siècle répondent, il faut bien l’admettre, à des besoins réels.

Aussi la plupart des adversaires d’une rénovation cadastrale abandonnent-ils volontiers les argumens théoriques pour insister seulement sur les difficultés de l’opération. Suivez, disent-ils, le cadastre depuis son origine ; voyez les hésitations, les tâtonnemens de notre administration, les déboires de nos assemblées, les pénibles travaux auxquels il a fallu se livrer, les mécomptes qui les ont suivis de si près. Allez-vous nous engager dans une voie hérissée de tant d’obstacles, prétendez-vous que nous serons plus heureux que nos devanciers ? Manquaient-ils de savoir ou de courage, et, s’ils n’ont pas réussi, n’est-ce pas plutôt que la confection d’un bon cadastre est un problème sans solution, une utopie à laquelle ne s’arrêtent que des esprits chimériques ? On invoque les leçons de l’expérience, rien de plus légitime ; il ne faut pas s’aventurer sur le terrain périlleux des réformes sans demander au passé les enseignemens à défaut desquels on marcherait à l’aveugle.


II

L’histoire du cadastre en France se perd dans les ténèbres du moyen âge. La révolution, en cette matière, n’a fait qu’exécuter des réformes tentées bien avant elle. Dès le règne de Charles VII, un projet de cadastre général du royaume avait été conçu, et l’idée, dans les temps qui suivirent, n’en fut jamais abandonnée. Au XVIIIe siècle, les philosophes, les écrivains, qui jetaient les premières assises de la science économique, voulaient que la terre fût la seule base de l’impôt, comme elle était d’après eux l’unique source de la richesse, et, sous l’influence de ces idées, beaucoup de provinces furent cadastrées. L’établissement d’un cadastre général fut l’une des réformes que poursuivirent avec passion, sous l’ancienne monarchie, d’illustres hommes d’état, les Colbert, les Turgot ; leurs efforts malheureusement vinrent toujours échouer devant l’opposition d’intérêts puissans.

Réunie pour mettre un terme à des embarras financiers pleins de périls, l’assemblée nationale renonça tout d’abord à réformer les anciens impôts : imbue des théories qu’avaient propagées les physiocrates, elle tenta d’édifier un système nouveau, et résolut de demander à la terre la plus grosse part, sinon la totalité des ressources nécessaires. Pour réaliser cet idéal, un cadastre devenait indispensable ; aussi, dès le mois de novembre 1790, était-il réclamé avec insistance par le comité des impositions. Quelques jours après, le 1er décembre 1790, la contribution foncière était établie, et le montant fixé pour la première année à 300 millions, y compris 5 sols additionnels pour livre. C’était une somme considérable à cette époque, et l’on manquait d’élémens pour la répartition. L’assemblée ne connaissait ni l’étendue superficielle des départemens, ni le nombre des maisons, ni l’importance de chaque culture. Force était d’adopter une base d’assiette, quelle qu’elle fût. Le comité des finances de l’assemblée constituante fit, avec les moyens imparfaits dont il disposait, le relevé de la part d’impôts de toute nature payés par chaque localité, et la contribution foncière fut répartie entre les départemens au marc la livre des anciennes impositions. Cette première répartition se trouva de la sorte entachée d’une partie des inégalités qui affectaient les anciens impôts, et ces inégalités, on le sait, étaient considérables. La répartition individuelle de l’impôt foncier ne fut pas établie sur des données plus équitables que celles adoptées pour fixer les contingens départementaux. On s’en rapporta pour la contenance des parcelles, la nature des cultures, les revenus des terres, aux déclarations des propriétaires.

Profondément défectueuse à tous les degrés, l’assiette de l’impôt foncier souleva dès les premiers mois de 1791 de vives réclamations. Un grand nombre de municipalités, opposant une résistance d’inertie aux vices de la répartition, ne procédèrent pas à l’établissement des rôles. Celles qui se soumirent dissimulèrent une partie de leurs territoires et de leurs revenus. La contribution foncière, dès le déchut, rentra difficilement. Il fallait remédier au mal. L’assemblée reculait encore devant la grosse difficulté du cadastre ; hésitant à l’aborder de front, elle tenta de la tourner : dans un décret en date du 28 août 1791, destiné à régler la procédure des demandes en décharge, une disposition en quelque sorte incidente fut insérée, autorisant les communes à faire cadastrer à leurs frais leurs territoires. Sans adopter aucune mesure générale, aucun plan, on paraissait se flatter que les conseils municipaux prendraient l’initiative d’une opération que l’état n’osait encore entreprendre. On semait un germe dont on espérait voir naître un travail d’ensemble, embrassant toute la surface du territoire.

Les espérances de l’assemblée devaient être déçues. Peu de communes profitèrent de la faculté qui leur était accordée ; cette indifférence fut encore favorisée par l’incroyable désordre qui ne tarda pas à se produire dans les finances publiques. Malgré son chiffre élevé, la contribution foncière devint bientôt, pour la propriété, une charge à peu près fictive. Le paiement en nature, admis par décret du 2 thermidor an III, donna lieu à des abus scandaleux, et la dépréciation du papier-monnaie devint telle que les versemens des contribuables ne produisirent presque plus rien. Dans ces conditions, la charge des impôts, les vices de la répartition, devaient être assez peu sentis.

Le directoire abolit en l’an IV la faculté de s’acquitter en nature ou en papier, et l’impôt ne fut plus payable qu’en numéraire. Dès lors les plaintes, qui s’étaient quelque temps assoupies, se réveillèrent plus vives que jamais. On voulut les apaiser en diminuant les contingens des départemens dont la surcharge était trop évidente. La pente était glissante, ces dégrèvemens successifs dépassaient déjà en 1799 le chiffre de 50 millions.

L’année suivante, en 1800, le premier consul ayant insisté au conseil d’état sur l’intérêt qu’il y aurait à entreprendre l’exécution du cadastre, le conseiller d’état Bigot de Préameneu souleva les objections les plus vives. Le consul Lebrun intervint dans le débat pour déclarer qu’un cadastre général serait une « œuvre monstrueuse qui coûterait 30 millions, et exigerait au moins vingt ans de travail. » Il fallait cependant prendre un parti, l’opinion publique réclamait de promptes mesures, et le trésor, pour satisfaire aux réclamations, était entraîné à de continuels sacrifices. Une commission, composée d’agens supérieurs des contributions directes, fut chargée d’étudier de nouveau la question du cadastre et de présenter un projet. Après de longues recherches, elle proposa de procéder à des arpentages et à des évaluations par masses de cultures identiques. Ce travail lui-même parut trop considérable, et l’on se résolut à ne l’exécuter que dans un certain nombre de communes, qui durent servir de termes de comparaison pour les autres évaluations.

Ce système, à première vue, était ingénieux, il avait l’avantage de n’entraîner que des dépenses relativement peu élevées ; par malheur, sous bien des rapports, il était défectueux. Pour que le cadastre de quelques communes par arrondissement pût servir à déterminer les forces contributives des autres, il aurait fallu que la dissimulation des contenances et des revenus dans les matrices dressées par les municipalités fût proportionnelle dans chaque circonscription ; mais il en était tout autrement : aussi dès 1803 se vit-on conduit à faire les opérations d’arpentage et d’expertise dans toutes les communes. Deux années s’étaient à peine écoulées, qu’on apercevait de nouvelles difficultés. Les déclarations des propriétaires concernant leurs parcelles ne cadraient jamais avec les résultats collectifs des expertises pour l’ensemble des cultures. L’opération ne fournissait pas en définitive de données équitables au point de vue de la répartition individuelle. Le cadastre par grandes masses n’avait qu’une utilité très restreinte. On se trouvait entraîné, pour ainsi dire, malgré soi vers la confection d’un travail plus considérable.

Dès cette époque, un certain nombre de conseils municipaux, reconnaissant le caractère défectueux des opérations entreprises par l’état, avaient usé de la faculté qui leur était accordée dans la loi du 28 août 1791, et avaient fait exécuter dans leurs communes des arpentages et plans parcellaires. L’opinion publique réclamait énergiquement l’adoption de ce système, et le compte-rendu des finances de 1806 ne dissimulait pas qu’à cet égard les vœux des conseils-généraux étaient unanimes. A son retour de Tilsit en 1807, l’empereur se fit exposer les travaux du cadastre. Pénétrant avec sa merveilleuse lucidité les défauts de la méthode adoptée, il n’hésita pas à déclarer que l’on faisait fausse route. « Les demi-mesures, dit-il, font toujours perdre de l’argent et du temps ; le seul moyen de sortir d’embarras est de procéder sur-le-champ au dénombrement général des terres dans toutes les communes de l’empire, avec arpentage et évaluation de chaque parcelle de propriété. »

Le système du cadastre par masses de cultures fut abandonné à la fin de 1807, et l’exécution du cadastre parcellaire fut arrêtée en principe dans l’exposé des motifs de la loi de finances du 15 septembre 1807. Comme en 1791 cependant on prit le parti d’abandonner l’opération à l’initiative des communes, et de leur en faire supporter la dépense. Les préfets furent engagés de la façon la plus pressante à éclairer les conseils municipaux sur les avantages d’un travail qu’on espérait les voir entreprendre. L’illusion ne fut pas longue, et l’on put bientôt se convaincre qu’abandonnée à l’initiative locale la confection du cadastre resterait à l’état de projet.

En 1808, on se résolut à faire un pas décisif. Dérogeant à celle de 1791, la loi des finances autorisa l’addition à la contribution foncière d’un trentième destiné à faire face aux dépenses cadastrales. L’exécution du cadastre parcellaire allait entrer enfin dans une phase d’activité. Avant la fin de 1809, les travaux étaient en cours dans plus de 5,000 communes, et pendant quatre années ils furent poussés avec la plus grande activité. En 1813, 9,000 communes, comprenant près de 12 millions d’hectares, avaient été cadastrées.

Le gouvernement était impatient d’utiliser les résultats obtenus pour la répartition de l’impôt entre les circonscriptions territoriales. La loi du 20 mars 1813 ordonna qu’il serait fait une péréquation entre tous les cantons cadastrés du même département. Cette décision souleva tout d’abord de nombreuses réclamations. Malgré tous les soins qui avaient été pris, les évaluations de revenus se trouvaient inexactes ; la proportion de ces évaluations au revenu réel variait de commune à commune, et la vérité, toujours faussée, l’était dans une mesure extrêmement variable. En présence de ces inégalités, on renonça dès 1814 à persister dans la voie où l’on avait tenté de s’engager, et les cantons cadastrés reprirent pour 1815 les contingens qu’ils avaient eus en 1813. Interrompus pendant quelque temps à la suite de nos revers, les travaux recommencèrent vers 1817 avec une activité nouvelle. Il fallait à tout prix obtenir des évaluations de revenus plus précises. Un arrêté ministériel du 1er avril 1817 prescrivit aux inspecteurs-généraux du cadastre de réunir chaque année sur différens points les directeurs des contributions, de discuter avec eux, et de comparer entre elles les évaluations des différens départemens, enfin de recueillir tous les documens propres à en constater l’exactitude ou à les rectifier. On espérait, grâce à ces mesures, arriver enfin à des résultats assez précis pour qu’ils pussent servir de base à une péréquation de l’impôt. La tentative faite en 1813 pour utiliser à ce point de vue les données du cadastre fut renouvelée en 1818. On entreprit d’appliquer ces données dans les limites restreintes de l’arrondissement. Cet essai ne fut pas plus heureux que le précédent ; il fut suivi de plaintes si nombreuses et si justifiées qu’on ne tarda pas à l’abandonner. En 1821, la loi des finances décida que le cadastre ne servirait désormais de base qu’à la répartition individuelle entre les contribuables.

Aussi lasses que l’administration des obstacles qui paralysaient sans cesse les efforts les plus patiens, nos assemblées semblaient s’intéresser de moins en moins à des travaux dont l’avantage devenait chaque jour plus contestable. En 1821, les dépenses du cadastre furent laissées à la charge des départemens. Le public néanmoins persistait dans ses espérances. Pendant les vingt et quelques années qui s’écoulèrent encore jusqu’à l’achèvement des opérations, des écrits innombrables furent publiés, critiquant les procédés en usage ; des réformes furent à diverses reprises sollicitées par les conseils-généraux, et l’administration plus d’une fois satisfit aux vœux de la presse et des départemens. Chaque année apportait avec elle son contingent d’expériences et d’efforts. En 1837, le cadastre était terminé dans vingt-sept départemens.

Trente ans s’étaient écoulés depuis le commencement des opérations. Après bien des épreuves, on avait renoncé à demander au cadastre une base de répartition entre les circonscriptions territoriales : c’est à peine s’il était possible de conserver encore quelque illusion sur les résultats qu’on pouvait attendre dans l’avenir. On avait en effet reconnu qu’au point de vue même de la répartition individuelle de l’impôt les travaux effectués ne présentaient aucun caractère de durée. Dès 1835, on s’aperçut que les plans n’étaient plus en harmonie avec l’état du sol, et que les anciennes évaluations avaient été faussées par mille circonstances. L’administration mit à l’étude la question de la révision du cadastre, et cette révision fut entreprise à titre d’essai dans plusieurs communes de la Manche et de la Seine. Cette première épreuve ne fut pas encourageante : même avec l’aide d’indicateurs, les géomètres arrivaient difficilement à retrouver sur le terrain les anciennes parcelles et à constater les changemens qu’elles avaient subis. Les plans ne leur étaient d’aucun secours ; si l’on voulait modifier les évaluations de revenu, et l’on y était fatalement entraîné, il fallait violer la loi du 15 septembre 1807, laquelle avait décidé en principe que les revenus cadastraux seraient immuables. Devant de si graves difficultés, la tentative fut abandonnée.

Deux ans après, en 1837, la question de la révision du cadastre fut de nouveau soumise à une commission composée des hommes les plus éminens de la pairie, de la chambre des députés et de l’administration : cette commission se prononça en faveur d’une mesure immédiate, et ses conclusions, soumises aux conseils-généraux, furent l’objet d’une approbation à peu près unanime ; l’administration parut néanmoins concevoir des doutes, car au mois de juillet 1838 le ministre annonça l’intention de se livrer à de nouvelles études avant de présenter à la chambre un projet de loi conforme au vœu de la commission. Ces études, si elles furent entreprises, n’amenèrent aucune résolution. En 1845, la réforme du cadastre était de nouveau demandée avec une telle insistance que le ministre s’engageait à présenter l’année suivante des propositions. Un projet fut en effet soumis à la chambre en 1846, aux termes duquel le cadastre devait être renouvelé, et les évaluations révisées dans toutes les communes cadastrées depuis plus de trente ans ; cette révision devait être entreprise à l’expiration de chaque période trentenaire. Comme celui de 1837, ce projet fut encore approuvé par la plupart des conseils-généraux. Essayée à nouveau dans vingt-cinq communes, la refonte du cadastre y fut menée à bonne fin : le projet de 1846 allait sans doute être converti en loi quand survinrent les événemens de 1848, qui en firent ajourner la présentation.

Toutes les tentatives de révision semblaient destinées à échouer, comme avaient échoué jadis pendant si longtemps les projets de cadastre parcellaire : l’opinion publique cependant souhaitait la refonte des anciens travaux tout autant qu’elle en avait autrefois désiré la confection. Beaucoup de conseils municipaux avaient dès 1838 pris l’initiative d’une mesure qu’ils étaient fatigués d’attendre, et chaque année des communes opéraient à leurs frais la rénovation de leur cadastre ; le nombre s’en élevait en 1850 à près de 1,800. On ne se contentait pas, lors de ces opérations, de modifier les plans, on procédait à de nouvelles évaluations, ce qui, nous l’avons dit, était peu légal. En 1848, un propriétaire de bois du département de la Côte-d’Or, ayant vu son impôt plus que doublé par le renouvellement du cadastre dans sa commune, réclama contre cette surtaxe ; sa demande fut favorablement accueillie par le conseil d’état Abandonné dans les projets de loi de 1837 et de 1846, le principe de la fixité des évaluations se trouvait ainsi confirmé par la jurisprudence. Dès lors il n’était plus permis aux conseils municipaux d’entreprendre de nouvelles révisions ; on était engagé dans une impasse dont il fallait sortir. Dans le projet de budget de 1851, le ministre proposa une disposition portant que, dans toute commune cadastrée depuis trente ans au moins, il pourrait être procédé au renouvellement des opérations, sur la demande soit du conseil-général, soit du conseil municipal, à la charge pour le département ou la commune de pourvoir aux frais de l’entreprise. Ce projet ne fut pas accueilli favorablement dans la commission du budget ; on reconnut avec le ministre que l’intervention du législateur était nécessaire ; mais beaucoup de membres critiquèrent les procédés employés jusque-là et voulurent qu’on profitât de l’expérience acquise pour en adopter de nouveaux.

Sans repousser néanmoins le projet du ministre, l’assemblée législative s’efforça de restreindre la faculté que ce projet accordait aux conseils locaux ; elle décida que, seuls et à l’exclusion des conseils-généraux, les conseils municipaux pourraient prendre l’initiative d’une refonte cadastrale dont la charge dans tous les cas pèserait tout entière sur les communes. A la séance publique du 4 août 1850, le rapporteur de la commission du budget, M. Gouin, ne dissimulait pas la pensée qui avait inspiré cette décision. « C’est avec intention, disait-il, que nous n’étendons pas plus loin cette faculté, car la commission croit qu’il est indispensable que le gouvernement s’occupe le plus tôt possible de la loi qui doit régulariser enfin le travail du cadastre. » — Les souhaits qu’exprimait en 1850 la commission du budget n’ont pas été réalisés. Depuis 1846, aucun plan de réforme cadastrale n’a été présenté à nos assemblées. Des opérations isolées ont été faites, un certain nombre de communes ont révisé leur cadastre, mais aucune mesure générale n’a été proposée par l’administration.

Quels sont les enseignemens qui ressortent de ce rapide exposé ? Après bien des hésitations, bien des tâtonnemens, bien des tentatives, on se résigne en 1808 à entreprendre le cadastre parcellaire ; à deux reprises, l’administration essaie d’utiliser pour la péréquation de l’impôt les premiers résultats obtenus ; elle l’essaie sans succès. L’œuvre est à peine terminée sur un tiers du territoire, et l’on s’aperçoit qu’elle est défectueuse et caduque ; on cherche à la consolider, à la reprendre, les commissions succèdent aux commissions, les projets aux projets, des brochures, des mémoires, des écrits de toute sorte sont publiés par centaines, — vains efforts ! Le cadastre ne peut être amélioré, il est à refaire.

C’est légitimement, on le voit, que les adversaires d’une rénovation cadastrale nous ramènent en arrière pour nous faire apprécier toutes les difficultés de l’entreprise, Beaucoup d’esprits éclairés cependant, à la chambre, dans la presse, ne veulent pas renoncer à leurs espérances. A les entendre, il serait aisé de corriger les défauts du cadastre actuel ; sans recommencer toutes les opérations, on pourrait réviser les évaluations cadastrales, opérer un nouveau classement des parcelles ; il serait possible d’utiliser les anciens plans, et, sans entreprendre de nouveaux arpentages, il y aurait moyen de faire disparaître les inexactitudes des évaluations de revenus. Dans ces termes, la révision du cadastre serait une opération assez simple ; mais on se laisse aller à d’étranges illusions. Sans doute, si les anciens plans avaient été tenus au courant, s’ils étaient en harmonie avec l’état du sol, on pourrait sans trop de difficultés réviser le classement des terres ; malheureusement il en est tout autrement. Suivons par la pensée les classificateurs dans les opérations qu’ils auraient à faire. Munis des anciens plans, ils se transportent sur le terrain et recherchent une parcelle pour en constater le revenu actuel et modifier le classement ; si, par bonheur, les anciennes limites peuvent être reconnues, seront-ils, tirés d’embarras ? Que de difficultés ne vont pas surgir ! Cette parcelle formait autrefois un tout homogène ; elle a été morcelée, divisée entre plusieurs propriétaires, les différentes portions sont soumises à des genres de culture très divers : plantée jadis en bois, elle a été défrichée, une partie est cultivée en vignes, une autre est convertie en prairies artificielles, une autre peut-être en terres labourables. Ces diverses portions sont aujourd’hui de qualités très différentes, donnent des revenus très inégaux ; ne faudrait-il pas en constater l’étendue respective et les ranger dans des classes distinctes ? Il sera donc la plupart du temps indispensable de refaire des arpentages, de dresser des plans nouveaux ; on s’était flatté de rectifier l’ancien classement, on se verra contraint de repasser par toute la filière des opérations cadastrales. — L’expérience d’ailleurs est là pour justifier ces prévisions. En 1835, l’administration a tenté sur plusieurs points de réviser le classement ; partout les agens ont été entraînés à refaire en définitive l’ancien travail tout entier.

Dans une discussion récente, le ministre des finances, l’honorable M. Magne, donnait à ce sujet, avec la clarté qu’il sait apporter au milieu des discussions les plus obscures, des explications catégoriques. « J’ai été tout à l’heure, disait-il dans la séance du 5 mars 1874, un peu surpris d’entendre un homme aussi expérimenté que l’honorable M. Raudot déclarer qu’il suffirait de prendre la matrice du cadastre, d’examiner quelle était l’étendue de telle parcelle non imposée, parce qu’elle était alors inculte, et de lui appliquer, suivant cette étendue, la taxe afférente à la classe à laquelle elle devra dorénavant appartenir ; mais, messieurs, l’honorable M. Raudot est parti d’un point qui n’est pas conforme à la réalité des faits. Il a supposé que toutes les parcelles incultes qui ont été mises en culture l’ont été dans toute leur étendue ; or cela n’est pas. Une parcelle, un bois par exemple qui a 5, 10 hectares, aura été défriché dans l’étendue d’un hectare. Un terrain inculte, qui avait 4 ou 6 hectares d’étendue, aura été défriché et mis en culture pour une moitié, un tiers, un quart de son étendue ; eh bien ! je vous le demande, comment le saurez-vous ? Comment pourrez-vous déterminer, sur une parcelle dont l’étendue sera portée en bloc sur la matrice cadastrale, la partie restée en friche et la partie mise en culture ? Comment pourrez-vous fixer l’étendue de la partie qui aura été défrichée, si vous ne la mesurez pas ? Par conséquent on aura beau faire, on aura beau dire, on aura beau désirer que cela ne soit point, l’opération d’arpentage devient absolument inévitable. » Il ne faut pas espérer améliorer l’instrument que nous possédons, le rajeunir en quelque sorte ; les essais de révision que l’on tenterait aujourd’hui seraient certainement aussi infructueux qu’ils l’ont été jadis ; les paroles du premier consul sont toujours vraies, les demi-mesures en pareille matière font perdre du temps et de l’argent.


III

Si l’on ne peut toucher à l’édifice sans le reprendre par la base, le restaurer sans le reconstruire à neuf, serait-il possible du moins d’en utiliser l’architecture ? S’il faut recommencer le cadastre, pourrait-on le refaire utilement sans modifier profondément les anciennes méthodes ? A cet égard, le doute n’est pas possible : en appliquant les anciens procédés, on referait à grands frais une seconde opération tout aussi défectueuse que la première. Bien des intérêts sont en jeu dans la question, aussi elle ne laisse pas que d’être fort compliquée ; essayons d’en préciser les données.

Justement attaqué comme instrument de répartition par les partisans d’une péréquation de l’impôt foncier, le cadastre n’est pas moins vivement critiqué au nom d’intérêts très différens. Circonstance digne de remarque, les hommes qui désirent le plus ardemment peut-être une refonte cadastrale sont pour la plupart opposés à tout remaniement de l’impôt foncier ; adeptes fidèles du principe de la fixité, ils ne veulent voir dans le cadastre qu’un titre de propriété. Ils y cherchent des garanties puissantes pour la terre, des facilités nouvelles pour les transactions dont elle est l’objet, enfin une base solide pour le crédit agricole. A cet égard, les représentans les plus autorisés de l’agriculture sont unanimes dans leurs désirs ; quelques-uns cependant hésitent à les exprimer. La refonte du cadastre ne faciliterait-elle pas l’augmentation de l’impôt foncier ? C’est là une crainte que beaucoup ne dissimulent pas. « Souvenez-vous, s’écriait dernièrement à la Société des agriculteurs un des membres de cette assemblée, souvenez-vous de la fable de L’homme et du cheval : quand l’administration sera chez nous, elle y restera. »

Ces sentimens de défiance ne sont pas toutefois assez puissans pour qu’on ferme les yeux devant l’intérêt évident du propriétaire. En 1830, un jurisconsulte plein de talent, M. Decourdemanche, signalait, dans un ouvrage remarquable, les défauts du cadastre au point de vue de la propriété foncière. Tout récemment, en 1873, la même question faisait l’objet, à la Société des agriculteurs de France, d’un rapport plein de faits curieux, et les conclusions de ce travail, sollicitant des mesures immédiates, étaient adoptées à peu près unanimement. Les vœux exprimés à cette occasion sont d’ailleurs bien anciens, ils datent du siècle dernier. En 1790, le député Dauchy, parlant au nom du comité des impositions, disait dans la séance du 4 novembre que « seul le cadastre pouvait assurer à chaque citoyen la jouissance complète et paisible de sa propriété. » En 1807, l’empereur déclarait nettement que le cadastre parcellaire, serait le complément de son code en ce qui concerne la possession du sol. « Il faut, disait-il, que les plans soient assez exacts et assez développés pour servir à fixer les limites des propriétés et empêcher les procès. » S’inspirant encore de cette pensée, le ministre des finances, dans le compte-rendu de 1806, annonçait que le cadastre parcellaire « aurait le grand avantage de fixer d’une manière incontestable les limites des diverses propriétés et de tarir par là la source d’une foule de procès ruineux pour le propriétaire. » Enfin quelques années plus tard, en 1810, un document, officiel, le Recueil méthodique des instructions relatives au cadastre, allait jusqu’à prétendre que ce but était atteint et que les vœux de la propriété étaient satisfaits. « Les avantages que le cadastre offre aux propriétaires, dit le Recueil, sont, en assurant l’égalité de la répartition de la contribution foncière, de déterminer les limites de leurs propriétés, de manière à prévenir les contestations et les procès qui se renouvelaient sans cesse… Le cadastre termine et prévient pour l’avenir une foule de contestations entre les propriétaires, sur les limites de leurs propriétés, contestations qui occasionnent des frais dont le montant, difficile à calculer, s’élevait peut-être chaque année à une somme deux ou trois fois plus forte que celle à laquelle se montent les centimes additionnels temporaires imposés pour la confection du cadastre. Le cadastre peut et doit même nécessairement par la suite servir de titre en justice pour prouver la propriété. » Circonstance singulière, en même temps qu’elle publiait ainsi des affirmations aussi positives, l’administration ne prenait aucune mesure pour assurer à ses travaux une certaine valeur au point de vue des questions de propriété ; les arpentages étaient faits partout d’après la jouissance, sans que jamais la légitimité de cette jouissance fût examinée. Nulle part ils n’étaient précédés de délimitations régulières des parcelles ; les propriétaires n’étaient même pas tenus d’assister aux opérations. « Deux ou trois propriétaires, dit le Recueil méthodique, suffisent souvent pour fournir au géomètre beaucoup de lumières ; mais, aucun propriétaire ne se rendît-il sur le terrain, le géomètre doit toujours procéder aux opérations. »

Comment se flatter qu’exécuté dans de pareilles conditions le cadastre pût jamais devenir pour la propriété foncière un titre incontestable, la base immuable de toutes les transactions futures ? Comment vouloir, en l’absence surtout d’une disposition formelle de la loi, que les tribunaux reconnussent quelque valeur à des travaux faits sans le concours des intéressés ?

Au reste, les espérances de l’administration n’ont pas tardé à se trouver déçues ; toute illusion s’est bientôt évanouie devant les décisions de la jurisprudence. Les tribunaux se sont constamment refusés à voir autre chose dans le cadastre qu’un document administratif sans autorité au point de vue des questions de propriété : plusieurs fois la cour de cassation s’est prononcée formellement à cet égard. Même à titre de renseignement, les anciens travaux de l’administration ne peuvent guère être utilisés dans les contestations des limites ; les plans ne sont presque jamais en harmonie avec l’état réel du sol ; souvent impossibles à consulter pour les propriétaires, ils sont d’un usage difficile pour les agens eux-mêmes de l’administration. A l’enquête agricole de 1866, M. Lefebvre, président des géomètres du département de la Seine, constatait que, sur 1,300 parcelles recherchées dans la commune de Saint-Ouen-l’Aumône pour l’établissement du grand cimetière parisien, il y en avait 400 ne ressemblant en rien sur le plan à ce qui existait en réalité.

Sans caractère de certitude, sans portée légale, les données du cadastre ne sont donc aux tribunaux d’aucun secours, et la justice n’a pour s’éclairer dans les contestations de propriété que des titres quelquefois incomplets, trop souvent obscurs ; parfois même les titres font défaut, et les juges n’ont d’autre ressource que de recourir à des expertises coûteuses pour les parties.

Les procès de limites malheureusement sont fréquens en France. Il est peu de pays où la terre soit plus morcelée, il en est peu où le paysan ait pour le sol une passion plus ardente. Aussi la propriété mobilière n’est-elle pas seule en butte à des entreprises coupables ; la propriété foncière n’y échappe pas. Qu’on lise l’intéressant ouvrage de M. Noizet, du Cadastre et de la délimitation des héritages, et l’on sera surpris de tous les artifices, de toutes les ruses, auxquels ont recours certaines personnes pour dissimuler leurs empiétement. « Quelquefois, dit ce savant magistrat, la contenance des propriétés est exagérée dans les actes, on profite de ce que souvent il n’y a pas de titres anciens, ou bien de ce qu’il y en a d’irréguliers, pour se dispenser dans les actes d’aliénation d’établir l’origine de la propriété et de relater les titres antérieurs. Par là on se met fort à l’aise pour l’indication de la contenance… Tantôt la fraude est l’œuvre du vendeur seul, qui, portant dans l’acte une contenance supérieure à celle à laquelle il a droit, régularise ainsi une usurpation antérieure et s’en fait payer le prix… Tantôt au contraire l’acquéreur, pour consolider par anticipation une usurpation qu’il prémédite, fait porter dans l’acte une contenance supérieure à celle qui a été vendue en dispensant de garantie le vendeur, qui grâce à cette clause n’a pas intérêt à s’opposer à une fausse énonciation. L’usurpation ne manque pas d’avoir lieu bientôt après, et au bout de dix ans elle est légalement consolidée. Tantôt enfin l’exagération de contenance est le résultat d’un honteux concert entre le vendeur et l’acquéreur, qui s’en partagent le bénéfice. » On ne saurait imaginer jusqu’où peuvent aller ces empiétemens, si l’énormité n’en était attestée par de nombreux témoignages. En août 1775, rapporte un géomètre de Dijon dans le Journal des géomètres, une parcelle avait été reconnue par arpentage judiciaire contenir 3 ares 62 centiares ; en 1784, elle fut vendue par acte authentique pour une contenance de 4 ares 28 centiares, et revendue enfin en 1842 pour 5 ares 51 centiares. Cependant aucune portion des parcelles voisines n’y avait été légitimement réunie. Quelquefois, qui le croirait ? ces usurpations vont jusqu’à faire disparaître petit à petit des parcelles entières. « Bien souvent, dit M. Noizet, un propriétaire, par le récolement fait sur les lieux d’un lot de terre composé de plusieurs parcelles éparses sur un territoire, s’aperçoit avec étonnement de la disparition d’une ou plusieurs de ses parcelles sans qu’il en reste aucune trace. »

Il faudrait écrire un volume pour donner la nomenclature des procédés auxquels ont recours des propriétaires ou des fermiers peu scrupuleux afin de s’étendre aux dépens de leurs voisins et de se garantir contre des revendications toujours difficiles. De l’avis des hommes les plus compétens, la propriété foncière est insuffisamment armée contre ce danger. Tout propriétaire peut, aux termes du code civil, réclamer de ses voisins un bornage à frais communs ; mais c’est là une opération coûteuse, délicate, entourée de difficultés devant lesquelles échouent trop souvent les efforts les plus patiens. Consultons encore à ce sujet M. Noizet, auquel sa qualité d’ancien magistrat donne tant d’autorité en ces matières. Tantôt un des riverains ne se présente pas, ou l’on ne peut obtenir de lui qu’il produise ses titres ; l’opposition d’un seul suffit, si l’on n’a recours aux voies judiciaires, pour que l’opération reste incomplète et irrégulière. Tantôt, l’accord ne s’établissant pas sur la contenance d’une propriété, l’une des parties se plaignant d’éprouver un déficit, il faut, pour retrouver le terrain perdu, réclamer de proche en proche le concours de nombreux propriétaires ; menacés de restituer du terrain, beaucoup refusent d’intervenir. Il ne reste alors d’autre alternative que de renoncer à l’opération ou de s’adresser aux tribunaux et beaucoup de personnes reculent devant ce parti… En supposant l’acte de délimitation régulier et valide au point de vue de la forme, les effets en sont bien restreints et même souvent nuls. Les propriétaires voisins, sinon les propriétaires limitrophes, pourront toujours réclamer une délimitation collective, et dans ce cas, d’après une saine doctrine comme d’après la jurisprudence ; des opérations isolées ne pourront leur être opposées.

Voilà bien des difficultés qui peuvent survenir. Dans le cas même où aucune ne se sera produite, dans le cas où le bornage d’une terre aura été mené à bonne fin, c’est à peine si le propriétaire pourra se flatter d’être garanti contre les empiétemens de ses voisins. Il n’est pas toujours possible en effet de rattacher les bornes à des points de repère fixes qui permettent d’en retrouver l’emplacement. Il est facile de les déplacer, très malaisé de prouver le délit lorsqu’il est découvert. Malgré la perspective d’une répression sévère, cette fraude est souvent pratiquée. Le danger est réel, démontré par une longue expérience ; quelques-unes de nos anciennes coutumes avaient cherché à le combattre. M. Michelet, dans son Origine du droit français, rapporte que les opérations de bornage étaient, au moyen âge, accompagnées de formalités bizarres. « On faisait, dit-il, venir des enfans, en leur pinçait l’oreille, on leur donnait des soufflets pour leur imprimer le souvenir de ce qu’ils avaient vu. » De nos jours, la plupart des états de l’Allemagne ont recours à des procédés moins primitifs, et, il faut l’espérer, plus efficaces. Dans chaque commune, des commissaires ont pour mission de borner les propriétés et de rattacher les bornes à des points de repère.

En France, les bornages ne reposent pas sur des garanties aussi sérieuses, et des faits nombreux attestent qu’ils ne sont pas une sauvegarde absolue. Enfin ces opérations entraînent des dépenses assez considérables : c’est là une considération devant laquelle reculent rarement les grands propriétaires ; mais parmi les petits cultivateurs, si nombreux en France, qui possèdent seulement quelques ares de terrain, combien se résignent, même pour de sérieux avantages, à supporter des frais assez lourds ? Des habitudes de parcimonie dégénérant souvent en avarice, l’ignorance de la loi, la crainte d’être lésés, l’indolence, bien d’autres motifs concourent à les détourner d’une opération coûteuse. Dans beaucoup de départemens, où la terre est morcelée pour ainsi dire à l’infini, le bornage des champs est exceptionnel, l’incertitude des limites paraît être l’état normal de la propriété. Aussi quelle multitude de contestations ce fâcheux état de choses fait naître en France ! Dans une seule année, en 1869, plus de 12,600 actions possessoires ont été déférées aux juges de paix, et des centaines portées en appel devant les tribunaux civils. A quelles sommes ne doivent pas se monter les frais de ces nombreux litiges ! Les rédacteurs du Recueil méthodique en estimaient le chiffre deux ou trois fois plus fort que celui des centimes imposés pour la confection du cadastre ; cette estimation fût-elle exagérée, il n’en demeure pas moins incontestable que la terre dépense chaque année des sommes importantes en frais judiciaires. On ne saurait imaginer jusqu’où peut aller dans certains cas l’entêtement des parties. « J’ai vu, disait M. Bonjean au sénat en 1866, des procès dont les frais, pour une parcelle de 500 francs, se montent à plus de 3,000 francs. »

Insuffisamment protégée dans ses limites, la propriété foncière souffre d’un mal plus grave peut-être : les transactions dont elle est l’objet reposent sur des actes trop souvent incomplets, irréguliers dans la forme, n’offrant pas au crédit agricole les garanties qu’il réclame. Attirés déjà par les placemens si lucratifs de l’industrie, les capitaux se détournent de la terre ; elle ne leur offre qu’un intérêt modique, et ne pourrait les retenir que par l’appât d’un gage certain, d’une solidité indiscutable. Malheureusement la valeur de ce gage est presque toujours difficile à fixer, bien souvent elle est susceptible de contestations.

Le Crédit foncier, cet établissement sur lequel on avait fondé de si grandes espérances, est depuis vingt ans sans cesse attaqué. On lui reproche de ne pas remplir sa mission. On n’a pas craint d’affirmer qu’il va contre son but, que, loin de répandre le crédit dans les campagnes, il absorbe les épargnes du cultivateur pour commanditer des entreprises n’ayant rien d’agricole. Certains faits sembleraient justifier ces critiques, et cependant, on ne peut le méconnaître, le Crédit foncier n’a rien négligé pour se créer parmi les agriculteurs une vaste clientèle. Dans une certaine mesure, il y est parvenu, et, s’il ne peut toujours accueillir les sollicitations de l’agriculture, on ne saurait l’accuser de mauvais vouloir. Dès 1854, M. Wolowski, directeur de cet établissement, insistait devant l’assemblée des actionnaires sur les difficultés auxquelles on s’était heurté dès les premiers pas. « C’est, disait-il, un fait à la fois important et triste à constater. La majeure partie des immeubles situés dans les départemens sont dépourvus de titres conformes aux exigences de la loi. A cet égard, la propriété repose bien plus sur la tradition et la confiance que sur le code Napoléon. »

En 1855, M. Fremy signalait les mêmes obstacles. « Quant à notre sévérité, lit-on dans le rapport annuel, c’est la situation de la propriété qui la commande, c’est le peu de soin avec lequel ses antécédens sont déterminés qui l’exige. Le nombre des contrées en France où l’on ne possède que de fait et pas de droit est considérable. Sur dix établissemens de propriété, certaines provinces ne nous en envoient pas un seul de régulier, d’accessible à notre crédit. » Que dans de pareilles conditions les capitaux restent sourds quelquefois aux sollicitations de la terre, que souvent ils lui fassent payer cher leurs services, on ne peut s’en étonner, le mal est évident ; mais comment en rendre responsable un établissement qui ne peut prospérer que par la prudence de ses opérations ?

A l’idée de faire précéder les opérations cadastrales de délimitations collectives et forcées, d’adopter des procédés qui permissent d’attribuer à ces opérations une autorité plus ou moins absolue dans les questions de propriété, l’administration s’est toujours effrayée ; toujours elle a reculé devant la perspective des contestations que pourraient faire naître ses recherches. Dans une note explicative qui précédait le projet de loi de 1846, le ministre des finances, ne dissimulait pas ses craintes. « Quant à une délimitation générale et forcée des propriétés, disait-il, elle ferait naître des procès interminables. Si elle a été exécutée dans quelques communes, c’est sur la provocation des propriétaires et en vertu de conventions spéciales qui ne pourraient avoir lieu partout, et que la contrainte légale ne procurerait jamais. »

Les difficultés dont la perspective effrayait tant chez nous n’ont pas été partout jugées aussi graves. Plusieurs pays voisins ont, en établissant leur cadastre, pris des mesures pour lui assurer une valeur au point de vue de la propriété. L’ouvrage de M. Noizet nous fournit sur ce point de précieux renseignemens. En 1844, le canton de Genève a renouvelé son cadastre, qui datait de l’occupation française. Les opérations ont partout été précédées de délimitations générales et forcées ; nulle part elles n’ont soulevé de difficultés. Le nombre des procès n’a pas augmenté, et, d’après des témoignages irrécusables, il n’y en a pas eu un seul depuis que les travaux sont achevés. Depuis lors la propriété foncière jouit de l’inappréciable avantage d’être préservée de toute dépréciation, de tout empiétement, et la plus grande sécurité règne sous ce rapport dans tous les esprits. Dans le canton de Vaud, dans les provinces prussiennes du Rhin et de Westphalie, dans la Hesse-Darmstadt, dans le pays de Bade, dans la plupart des états de l’Allemagne, les opérations cadastrales ont été précédées d’enquêtes destinées à fixer les droits de chacun ; presque partout les géomètres ont reçu, soit de l’administration, soit des propriétaires, la mission de procéder à la délimitation des terres. Des procès-verbaux constatant ce travail dût été signés par les intéressés. Des commissions composées d’habitans de chaque commune ont été chargées de concilier les différends qui sont survenus sur les limites : ces efforts, assure M. Noizet, ont obtenu partout plein succès, et nulle part les délimitations générales qui ont précédé le cadastre n’ont engendré de procès. Dans ces pays, les contestations entre voisins sont devenues rares ; toutes les difficultés sont tranchées par l’application des plans et des livres cadastraux qui sont, à proprement parler, la loi des limites.

En France même, l’initiative locale a fait sur quelques points ce que l’état n’avait pas osé entreprendre. Dans plusieurs communes, les opérations du cadastre ont été, à la demande des propriétaires, précédées de délimitations collectives : l’exemple de la commune de Valleroy (Doubs), qui en 1846 a révisé son cadastre, est de tous le plus ancien et le plus curieux peut-être à examiner. Avant le commencement des opérations, les propriétaires se sont concertés pour la délimitation de leurs terres, ont nommé trois arbitres pour statuer en dernier ressort sur les difficultés qui pourraient survenir, enfin les arbitres et le délimitateur ont signé un traité dont les dispositions finales méritent d’être rapportées. « Nous soussignés, arbitres et délimitateurs, en vertu des pouvoirs qui nous ont été donnés par le traité ci-dessus, déclarons avoir délimité selon notre conscience et conformément audit traité toutes les pièces de terre de la commune de Valleroy. » — « Le géomètre chargé de la rénovation de notre cadastre ayant soigneusement relevé les dimensions données entre chaque parcelle et chaque borne pour les établir sur les plans, il en résultera que lesdits plans seront la conséquence de notre opération et les seuls titres de propriété à l’avenir. » Ainsi dès 1846 un essai de cadastre, reposant, non plus sur la jouissance, mais sur les résultats d’une délimitation contradictoire, était fait avec plein succès. L’exemple de Valleroy a, paraît-il, été suivi par un assez grand nombre de communes ; 144, d’après M. Noizet, ont fait opérer sur leur territoire la délimitation des propriétés. On pourrait induire de ces résultats que l’administration s’est exagéré chez nous les résistances qu’elle rencontrerait dans une voie où tant d’intérêts semblaient devoir l’entraîner.

Quoi qu’il en soit, le jour où l’on songerait en France à refondre le cadastre, il ne semblerait pas possible de négliger les vœux unanimes de la propriété ; sans doute nos représentans voudraient méditer l’exemple des pays voisins, certainement ils ne trancheraient pas à la légère cette grosse question pendante depuis si longtemps : le cadastre doit-il être seulement un document administratif reposant sur les données apparentes de la jouissance ? Ne convient-il pas de lui assurer une utilité plus large, d’en faire un véritable livre terrier, garantissant dans ses droits la propriété foncière, l’affranchissant de dépenses improductives, lui assurant enfin le crédit qui lui manque ? Premier problème qui n’est pas le moins difficile à résoudre.

L’intérêt du propriétaire examiné, resterait à considérer celui du contribuable. Le système auquel on s’est arrêté jadis pour déterminer les revenus cadastraux semble condamné par l’expérience qu’on en a faite ; quelle méthode conviendrait-il d’adopter afin d’obtenir des résultats plus satisfaisans ? A l’inégalité présente risquerait-on de substituer une inégalité nouvelle ? Faudrait-il renoncer à faire évaluer les revenus, classer les parcelles par des conseils de répartiteurs choisis parmi les propriétaires, se croyant toujours plus ou moins intéressés à dissimuler la vérité ? Faudrait-il recruter un nombreux personnel d’experts échappant aux influences locales ? Au point de vue même du répartement individuel dans chaque commune, faudrait-il continuer à grouper les terres par classes suivant leurs qualités et d’après la nature des cultures, ou serait-il possible de trouver un système donnant des résultats plus précis ? Dans quelle mesure tirerait-on parti des baux, des actes de vente et de partage soumis à l’enregistrement ? Par quels procédés, en un mot, se rapprocher de l’idéal dont on est toujours resté si loin : faire du cadastre un bon instrument de répartition à tous les degrés ? Autre question aussi délicate que la précédente. Reste encore à compter avec le plus gros de tous les problèmes : comment se résigner à refaire le cadastre sans adopter en même temps des mesures pour lui conserver son utilité ? Il ne suffirait pas de faire un bon cadastre ; si l’on n’adoptait des procédés pour le conserver, le maintenir constamment en harmonie avec l’état réel de la propriété, avant peu d’années il ne pourrait manquer d’être aussi défectueux que celui dont on se plaint à si juste titre aujourd’hui.

Sous ce rapport encore, les exemples que nous pourrions chercher dans le passé ne seraient pas encourageans. Bien des essais de conservation cadastrale ont été faits chez nous et toujours sans succès. Pour la première fois en 1828, l’administration tenta de résoudre la question et fit appel aux lumières de ses agens. Les plans devaient être petit à petit corrigés de manière à être mis en harmonie avec l’état du terrain, mais on ne voulait les modifier que successivement et seulement à mesure que de nouveaux changemens appelleraient l’attention sur ceux qui s’étaient produits antérieurement. Reconnue impraticable à bien des égards, cette méthode ne fut pas adoptée. De 1830 à 1836, l’administration ne réunit pas moins de quatre commissions qui s’occupèrent de la conservation du cadastre ; enfin le 6 juin 1830 une cinquième commission entreprit l’examen des propositions formulées jusque-là, ainsi que l’étude du règlement qui venait d’être rédigé en Belgique. Un nouveau système fut discuté et mis à l’épreuve, mais sans plus de succès que par le passé.

Le projet de loi de 1846, dont l’objet principal était la révision du cadastre, visait également à en assurer la conservation ; des dispositions furent proposées à cet effet et mises à l’essai dans douze communes où le cadastre avait été terminé l’année précédente. Cette nouvelle tentative donna comme les premières de médiocres résultats, les agens se trouvèrent à chaque instant dans l’impossibilité de concilier les données des anciens plans avec les résultats de leurs opérations ; on vit naître chaque jour des difficultés provenant de ce que, dans le cas fréquent où une parcelle se trouvait divisée, les nouveaux arpentages donnaient rarement les mêmes contenances que celles du cadastre. En présence de si graves obstacles, l’administration ne persista pas davantage en 1846 dans ses essais qu’elle ne l’avait fait en 1837.

Les tentatives faites chez nous à diverses reprises pour conserver le cadastre n’ont donc jamais réussi ; plusieurs de nos voisins ont été plus heureux. Dans beaucoup de pays, des systèmes de conservation cadastrale sont pratiqués, et quelques-uns paraissent donner d’excellens résultats. A Genève, dans les deux provinces prussiennes du Rhin et de Westphalie, en Bavière, dans le duché de Nassau, dans les grands-duchés de Hesse-Darmstadt et de Bade, l’état nouveau des parcelles est à chacune de leurs modifications reproduit sur les plans avec la plus scrupuleuse exactitude, et, les opérations cadastrales ayant été précédées de délimitations contradictoires, les plans et le terrain sont toujours en parfaite harmonie. Tant que nous n’imiterons pas ces exemples, la refonte du cadastre restera dans notre pays ce qu’elle a toujours été, une entreprise condamnée d’avance à l’insuccès. Très certainement nous pourrions faire aux systèmes en usage à l’étranger de précieux emprunts ; en tout cas, nos représentans, nous le voulons croire, ne se résigneraient pas, pour un résultat éphémère, à grever le budget de lourdes dépenses. En refaisant un travail qui a demandé quarante années d’efforts, ils voudraient lui assurer une qualité sans laquelle il ne présente plus d’intérêt, — la durée.

La question du cadastre se présente, on le voit, sous des aspects très divers. Le cadastre doit-il être établi d’après la jouissance ou d’après la propriété ? Par quel système le maintenir en harmonie avec les faits ? Quelle méthode adopter pour obtenir des évaluations de revenus exactes ou tout au moins proportionnelles entre elles ? Voilà un vaste champ, d’études, voilà bien des points à examiner, bien des obstacles à surmonter ; il en est un plus redoutable.

La confection du cadastre parcellaire a coûté des sommes considérables ; elles ont dépassé le chiffre de 150 millions. Pourrait-on se flatter de réformer à meilleur compte l’ancien travail ? On éviterait, il faut l’admettre, tous les faux frais de l’opération primitive, on profiterait de l’expérience acquise ; on arriverait peut-être à simplifier les travaux d’art, à trouver des améliorations qui tendraient à diminuer la dépense. Que de circonstances, par contre, auraient pour résultat de l’augmenter ! Les salaires se sont accrus depuis cinquante ans dans des proportions énormes ; le nombreux personnel qu’il faudrait employer devrait être rémunéré plus largement qu’autrefois. La terre, depuis le commencement du siècle, n’a cessé de se diviser, de se morceler presque à l’infini ; les arpentages seraient plus multipliés que jadis, entraîneraient par conséquent des frais plus considérables. A cet égard, M. Bochin, dans son rapport à la Société des agriculteurs, donne de précieux renseignemens. En 1870, les opérations cadastrales dans le département de la Savoie ont coûté 5 fr. 30 cent, l’hectare ; en 1872, elles sont revenues dans le Nord à 2 fr. 69 cent., et en Corse à 3 fr. 20 cent, par hectare. En prenant comme base d’estimation la moyenne de ces prix de revient, on trouverait pour la dépense d’un cadastre nouveau un chiffre supérieur aux 150 millions qu’a coûtés l’opération primitive.

Si malaisé qu’il soit de se rendre un compte exact des frais qu’entraînerait la réforme du cadastre, on ne peut se dissimuler qu’ils seraient considérables ; il faudrait nécessairement procéder avec lenteur pour répartir la dépense sur un grand nombre d’années, et l’on est bien obligé de reconnaître qu’on n’obtiendrait pas des résultats immédiats. Est-ce à dire cependant qu’il n’y ait rien à faire dès à présent et qu’il faille se résigner longtemps encore à voir subsister toutes les inégalités de l’impôt foncier ? Si l’on ne peut guérir immédiatement le mal, n’y a-t-il pas moyen dans une certaine mesure de l’atténuer ?


IV

La répartition individuelle dans les limites de la commune est la seule, on l’a vu, qui soit basée sur le cadastre ; à côté d’elle, au-dessus d’elle, il est des degrés supérieurs de répartition qui présentent les mêmes inégalités, les mêmes anomalies ; ne serait-il pas possible de les modifier pour donner en partie satisfaction aux plaintes qui se font entendre ?

Arrêtée à une époque où le cadastre n’était pas commencé, fixée d’une façon à peu près arbitraire, la répartition départementale souleva, nous l’avons dit, dès l’origine de l’impôt foncier, des réclamations que la justice commandait d’accueillir. Ce qu’il y avait de mieux à faire était, semble-t-il, de dégrever les départemens surchargés et de reporter le montant de la décharge sur les départemens ménagés ; mais on jugea qu’il était impolitique, en améliorant la situation des uns, d’aggraver celle des autres. A neuf reprises, de 1791 à 1821, des dégrèvemens plus ou moins importans furent distribués entre les départemens relativement trop imposés sans que le trésor s’indemnisât en augmentant le contingent d’autres départemens. Fixé en 1791 à 240 millions en principal, le montant de l’impôt foncier était tombé en 1821, par suite de ces décharges successives, à moins de 155 millions. La perte était ainsi pour le budget de 85 millions environ.

Jusqu’en 1821, les contingens départementaux furent modifiés d’après des données incertaines, on se guida sur des présomptions plutôt que sur des documens positifs. Le dégrèvement de 1821 fut réparti d’après des renseignemens d’un caractère moins vague. En ordonnant un remaniement de la répartition départementale, la loi de finances de 1818 avait prescrit la confection d’un vaste travail d’évaluations. Pour se conformer au vœu de l’assemblée, le gouvernement entreprit une minutieuse enquête. Les agens des contributions firent le dépouillement de plus de deux millions d’actes de vente et de plus de deux cent mille actes de baux, ainsi que de toutes les opérations cadastrales qui à cette époque embrassaient déjà le tiers de la France ; ils recueillirent en outre auprès des fonctionnaires publics, des notaires, des principaux propriétaires et cultivateurs, une foule de précieux renseignemens ; les recherches ne durèrent pas moins de deux ans. Les résultats de ce travail firent ressortir pour la proportion de l’impôt au revenu des écarts considérables ; tandis que certains départemens payaient le septième et jusqu’au sixième de leur revenu, d’autres n’étaient imposés qu’au seizième, au dix-septième et même au dix-huitième. Une décharge de 13,500,000 francs fut distribuée entre les cinquante-deux départemens les plus taxés.

Le dégrèvement de 1821, le seul qui ait été basé sur une appréciation étudiée du revenu, fut un grand bienfait pour la propriété foncière ; cependant il ne fit qu’atténuer, sans les effacer complètement, les inégalités de l’impôt. La situation financière, sous la monarchie de juillet, ne permit pas, en faisant de nouveaux sacrifices, de rentrer dans la voie suivie par les gouvernemens précédens, et la république de 1848 vint au contraire imposer à la propriété une surcharge de 45 centimes.

En 1851, le gouvernement proposa de supprimer 17 centimes additionnels à la contribution foncière et de la réduire ainsi de 27 millions. Il semblait naturel d’imiter l’exemple de 1821 et de consacrer cette somme à niveler les contingens départementaux. Une partie de l’assemblée nationale était disposée à prendre ce parti, mais il fallait auparavant refaire le travail trop ancien de 1821 ; on ne voulut pas attendre de nouvelles recherches. Le gouvernement proposait une décharge » on s’empressa d’en faire bénéficier la propriété foncière, et l’assemblée, trop impatiente, vota l’abolition des 17 centimes additionnels sans attendre qu’elle fût en mesure de les faire servir à une péréquation de l’impôt. L’idée de cette péréquation ne fut cependant pas rejetée, et la loi du budget disposa que le « gouvernement prendrait les mesures nécessaires pour qu’il fût procédé dans un bref délai à une évaluation nouvelle des revenus territoriaux. »

L’administration s’empressa de satisfaire à cette injonction. Les agens des contributions directes se rendirent dans chacune des 36,000 communes de France, interrogeant les pièces cadastrales, les maires, les notaires, les principaux propriétaires sur le rendement des cultures, leurs frais, la valeur des terres, vérifiant au vu du terrain les renseignemens recueillis. Le produit net de la propriété fut ainsi déterminé par voie directe dans chaque commune. En même temps l’administration relevait dans les bureaux de l’enregistrement un million d’actes de vente, baux, etc., et se procurait ainsi, pour contrôler les résultats obtenus, de précieux élémens de comparaison s’appliquant à plus de 10 millions d’hectares de superficie et plus de 77,000 propriétés bâties.

Le travail de 1851 fournit des données infiniment plus précises que celui de 1821 ; on obtint des chiffres d’une valeur à peu près indiscutable. Ils firent ressortir entre les contingens des départemens des inégalités moins graves que celles relevées vingt ans auparavant, mais encore considérables.

Après de longs efforts, on possédait les élémens d’une nouvelle péréquation de l’impôt foncier ; restait à les utiliser. Comme autrefois, on jugea qu’il était impolitique de dégrever certains départemens pour reporter la charge sur d’autres points ; on estima plus sage d’attendre que la situation du budget permît d’entreprendre une péréquation nouvelle par voie de diminution de l’impôt. Cette heureuse situation budgétaire malheureusement ne devait pas se produire. A diverses reprises le gouvernement, animé d’intentions excellentes, forma le projet d’utiliser les évaluations de 1851 ; plusieurs fois il fut question de faire sur l’impôt foncier de nouveaux sacrifices ; on fut toujours retenu dans cette voie par des nécessités financières auxquelles il était difficile de se soustraire.

Depuis 1821, les contingens départementaux n’ont pas été remaniés ; mais les conseils-généraux, investis du droit souverain de la sous-répartition entre les arrondissemens, ont pour la plupart, dans les limites restreintes de leur action, imité les essais de péréquation entrepris autrefois par l’état. Dominés cependant par la nécessité de fournir un contingent déterminé, il ne leur était pas permis d’agir par voie de dégrèvement ; il leur fallait déplacer l’impôt en reportant la charge des points surtaxés sur ceux qui leur paraissaient ménagés. A partir de 1821, l’administration s’occupa de travaux généraux d’évaluation destinés à faire connaître les forces contributives des communes et des arrondissemens ; beaucoup de conseils-généraux firent en outre procéder à des recherches particulières. En 1855, soixante-cinq départemens avaient modifié leur sous-répartition par arrondissement, quelques-uns l’avaient modifiée plusieurs fois ; cet exemple a encore été suivi depuis lors dans plusieurs parties de la France. Les contingens des arrondissemens ne sont pas les seuls qui aient varié depuis 1821, ceux des communes ont été remaniés sur beaucoup de points. La loi du 18 juillet 1837, en donnant aux conseils municipaux le droit de réclamer contre le chiffre de leur contingent, a imposé aux conseils-généraux le devoir de juger ces réclamations, et un très grand nombre ont été accueillies.

Toutes ces modifications ont sans doute atténué dans une certaine mesure bien des inégalités ; la répartition de l’impôt entre les départemens n’en reste pas moins aussi défectueuse, plus défectueuse peut-être qu’au lendemain de la péréquation de 1821. Conviendrait-il de reprendre aujourd’hui l’œuvre commencée à cette époque et de chercher, au moyen de remaniemens des contingens, à se rapprocher de l’égalité proportionnelle dont on est toujours resté si loin ? La situation de nos finances ne comporte pas assurément des sacrifices sans compensations ; elle ne permettrait certainement pas d’agir comme autrefois en diminuant le chiffre de l’impôt. L’assemblée cependant ne jugerait-elle pas opportun, si elle frappait la propriété de centimes additionnels, d’employer une partie du produit à dégrever les départemens surchargés ? N’y aurait-il pas lieu de refaire aujourd’hui des recherches analogues à celles de 1851 et d’en utiliser les données pour corriger les vices des premiers degrés de répartition ?

Quel que soit à cet égard le parti qui soit reconnu le plus sage, quelles que soient les mesures qu’on adopte pour rétablir entre les circonscriptions territoriales l’égalité des charges, ces mesures auront toujours un caractère provisoire. Seul, le cadastre refondu sur des bases nouvelles, maintenu constamment au courant des faits, permettrait d’asseoir d’une façon parfaitement équitable les taxes qui frappent la propriété ; seul peut-être il pourrait, en procurant à l’impôt foncier l’élasticité qui lui manque, préparer pour l’avenir des ressources certaines, et probablement avant peu le budget pourrait, sans surcharger la terre, lui demander de nouveaux subsides. C’est là, nous le savons, un point vivement contesté : beaucoup de financiers attendent de la réforme cadastrale un produit considérable ; des agronomes, des statisticiens distingués ont affirmé par contre que ce produit serait insignifiant, peut-être nul ; bornons-nous à rappeler quelques chiffres puisés à des sources officielles et dont l’enseignement ne paraît pas douteux.

L’impôt foncier, principal et centimes, se montait à l’origine à 300 millions. Eu égard à la dépréciation du numéraire depuis quatre-vingts ans, 300 millions en 1790 représenteraient aujourd’hui, nul ne le conteste, une somme à peu près double. Les statistiques contemporaines évaluant le revenu de la France en 1790 à 1,200 ou 1,300 millions, l’impôt foncier représentait à cette époque environ 23 pour 100. D’après les recherches de l’administration, le revenu net de la propriété était en 1851 de 2 milliards 633 millions : en 1862, il atteignait 3 milliards 216 millions, et il n’est pas déraisonnable de croire, ainsi que l’affirment beaucoup d’économistes, que ce revenu est aujourd’hui de plus de 4 milliards. La contribution foncière est actuellement en principal de 170 millions ; les centimes additionnels, dont le nombre varie dans chaque localité suivant le vote des communes et des départemens, se montaient en 1864 à 185 millions, et ce chiffre est aujourd’hui peu éloigné de la vérité. L’impôt foncier ne s’est donc pas accru à beaucoup près dans la même proportion que le revenu sur lequel il est assis.

La terre, il est vrai, supporte indirectement d’autres taxes ; les prestations en nature, l’impôt des portes et fenêtres, l’impôt mobilier lui-même, sont des charges qui dans une large mesure atteignent les revenus fonciers, et ces charges sont presque toutes plus lourdes que jadis ; l’augmentation constante des contributions indirectes, d’autre part, ne peut avoir été sans influence sur le produit de la terre. Ce sont là des vérités incontestables, mais il ne faut pas en exagérer les conséquences. L’incidence de l’impôt est un problème obscur qui laisse le champ ouvert à toutes les suppositions, et chacun peut à son gré faire jouer les chiffres suivant les besoins de sa cause ; de quelque façon qu’on s’efforce de les grouper, il est un fait qui domine tous les calculs, un fait peu connu et qu’on ne saurait trop rappeler. Depuis le commencement du siècle, les revenus fonciers se sont accrus, d’après des documens méritant toute confiance, dans la proportion du simple au triple ; l’impôt foncier au contraire a augmenté dans une proportion comparativement insignifiante. Depuis qu’il a été créé, il a toujours tendu à diminuer relativement au revenu net, et il est aujourd’hui infiniment moins lourd qu’il n’a jamais été pendant la première moitié du siècle. Il n’est pas téméraire d’affirmer qu’avant peu le gouvernement sera conduit à faire appel à l’impôt direct ; les droits de consommation, d’une rentrée toujours incertaine, ne peuvent dépasser certaines limites au-delà desquelles l’augmentation des tarifs devient improductive. Il y a des sources auxquelles nous ne saurions puiser désormais sans risquer de les tarir, et nos représentans auront à restreindre leurs recherches dans un champ de plus en plus limité ; le jour est proche où il faudra bien demander à l’impôt foncier les subsides qu’il semble à même de fournir. Comment hésiter dès lors à prendre des mesures immédiates pour faire disparaître les énormes inexactitudes du cadastre ? serait-il juste, serait-il politique, serait-il prudent au point de vue du trésor d’aggraver des inégalités contre lesquelles proteste le sentiment public ?

Une dépense annuelle de 8 à 10 millions suffirait, d’après les hommes spéciaux, à refondre en quinze ou vingt ans le cadastre. Ce chiffre serait encore très inférieur à la plus-value qu’on obtiendrait certainement sur l’impôt foncier le jour où il serait équitablement réparti. En dirigeant habilement les travaux, en les entreprenant d’abord sur les points où le revenu s’est augmenté dans une large proportion, dès les premières années les frais de l’opération pourraient être facilement couverts, et probablement avant peu le budget se trouverait doté de recettes importantes.

Il est dans la nature humaine de préférer souvent un inconvénient réel à l’inconnu d’une réforme, de supporter les situations les plus gênantes plutôt que de s’en affranchir au prix d’un effort soutenu : l’habileté cependant, plus encore la prudence, commandent d’envisager la vérité en face, de ne pas décliner les responsabilités, de ne pas éluder toujours des difficultés que le temps ne détruit pas. Certes l’état de nos finances après des désastres sans précédens est meilleur qu’on n’aurait pu l’espérer. Ne nous faisons pas néanmoins d’illusions ; la situation présente n’est pas sans de graves embarras, embarras qui demain peut-être deviendront plus pressans encore ; ne prenons pas l’habitude des solutions au jour le jour, gardons-nous des expédiens qui reculent le danger sans le conjurer. Comme les individus, les nations ne se relèvent et ne grandissent que lorsqu’elles savent, par des études patientes, par des mesures préparées en vue de l’avenir, assurer, même au prix de certains sacrifices, la prospérité du lendemain. Mettons-nous donc en mesure dès aujourd’hui, par une enquête sévère, entreprise avec courage, poursuivie sans défaillance, de réformer un mécanisme vicieux, qui nous paralyserait le jour où l’impôt foncier deviendrait la ressource la plus certaine, peut-être l’unique ressource de notre budget.


E. HELY D’OISSEL.