La République (trad. Cousin)/Tome X/Notes

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Œuvres de Platon
traduites par Victor Cousin
TOME DIXIÈME - LA RÉPUBLIQUE
NOTES




NOTES


SUR LA RÉPUBLIQUE


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LIVRE SIXIÈME.

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PAGE 3. — Puisqu'il l'emporterait par l'endroit le plus important. BEKKER, p. 276 : τοὺτῳ γὰρ αὐτῷ σχεδόν τῷ μεγίστῳ ἂν προέχοιεν.

Schleiermacher : Denn in Bezug auf dieses selbst hätten sie ja wol den grossten Vorzug. Il semble qu'il ait rapporté τῷ μεγίστῳ à προέχοιεν, maxime prœstare, tandis que τῷ μεγίστῳ se rapporte à τοὺτῳ αὐτῷ, comme l'a fort bien entendu Stallbaum.

lbid. — Reconnaissons qu'il est dans la nature des philosophes de s'attacher à la poursuite de la science, qui peut leur dévoiler cette essence immuable, inaccessible aux vicissitudes de la génération et de la corruption. — Oui. — Qu'ils aiment cette science tout entière , sans renoncer volontairement à aucune de ses parties… BEKKER, p. 276:… δηλοῖ ἐκείνης τῆς οὐσίας… καὶ ὅτι πάσης αὐτῆς…

On peut fort bien vouloir lire avec Ast, d'après une leçon fournie par Themistius, qui cite ce passage (Orat., XXI) : δηλοῖ ἐκείνην τὴν οὐσίαν, ou sous-entendre τι en maintenant ἐκείνης τῆς οὐσίας avec tous les autres critiques On peut aussi douter s'il faut rapporter πάσης αὐτῆς à ἐκείνης τῆς οὐσίας avec Schneider, ou bien avec Ast et Stallbaum à ἐποστήμης ou μαθήσεως implicitement renfermés dans μαθήματος qui précède. Cependant, quoique cette dernière explication soit fort soutenable, il est étrange d'avoir recours à cet expédient quand le texte présente un relatif naturel dans ἐκείνης τῆς οὐσίας ; et Schneider prouve que l'essence des choses, bien qu'immuable et une en elle-même, a pourtant comme diverses parties dans les diverses idées harmoniques entre elles, mais pourtant distinctes, qui la caractérisent. Il ne faut donc pas dire avec Stallbaum : erunt qui οὐσίας intelligendum censeant ; sed hi videant ne intelligendo nihil intelligant. Schleiermacher traduit un peu vaguement : sie dieses ganz begehren. La vraie relation de dieses, dans la phrase de Schleiermacher , est presque aussi obscure que celle de πάσης αὐτῆς dans Platon ; littéralité excessive qu'il nous est impossible d'approuver. À la reflexion donc, nous inclinons à modifier notre traduction de la manière suivante : « Quils aiment cette essence tout entière. »

Page 10. — Figure-toi- donc un patron d'un ou de plusieurs vaisseaux, tel que je vais te le décrire. BEKKER, p. 281 : νόησον γὰρ τοιουτονὶ γενόμενον εἴτε πολλῶν νεῶν πέρι εἴτε μιᾶς ναύκληρον…

Phrase très simple et très claire que Schneider bouleverse en mettant un point après μιᾶς, en renvoyant ναύκληρον à la phrase suivante, et en faisant de τοιουτονὶ γενόμενον un neutre : Fac hujusce modi aliquid de multis navibus sive de una mavis accidisse. Mais d'abord il ne s'agit point ici de ce qui se passe en général dans un vaisseau, mais très particulièrement de ce qui regarde le pilotage ou le pilote d'un vaisseau ; ensuite il parait assez difficile de prendre au neutre τοιουτονὶ γενόμενον, et il semble qu'il faudrait νόησον γὰρ τὸ γενόμενον ; enfin dans ce cas περὶ exigerait un accusatif, comme plus bas : τοιούτων δὴ περὶ τὰς ναῦς γιγνομένων. Ναύκληρος περὶ νεῶν veut dire un pilote de vaisseau, comme Platon dit très bien ailleurs διδασκαλοὺς περὶ ἀρετῆς. Je maintiens donc l’ancienne ponctuation et le sens qui en résulte.

Ibid. — Soit qu’ils se récrient, soit qu’ils applaudissent… Bekker, p. 289 : καὶ ἐκβοῶντες καὶ κροτοῦντες…

En expliquant ainsi ἐκβοᾷν, on a l’avantage de développer ἑκάτερα ὑπερβαλλόντως, et par conséquent l’idée fondamentale de la phrase ; mais ce sens d’ἐκβοᾷν est un peu forcé, ou du moins trop marqué : toute la différence entre ἐκβοῶντες et κροτοῦντες est celle du bruit que l’on fait avec la voix et avec la main. Corriger ainsi : « Ils blâment ou approuvent à grand bruit certaines paroles et certaines actions, toujours outrés dans un sens ou dans un autre, poussant des cris, battant des mains, et forçant les murs et les lieux d’alentour à redoubler de leur écho retentissant le fracas du blâme et de la louange. »

Page 21. — Quels cris il a coutume de pousser en chaque occasion… Bekker, p. 291 : καὶ φωνὰς δὴ ἐφ’ οἷς ἕκαστος εἴωθε φθέγγεσθαι…

Bekker a maintenu ἕκαστος, que donnent la plupart des manuscrits et les anciennes éditions, malgré l’impossibilité de donner un sens raisonnable à cette leçon. Deux manuscrits, Ficin, Stallbaum et Schleiermacher : ἂς ἐφ' ἑκαστοῖς, ce qui présente un sens très naturel. Mais, outre que φωνὰς δὴ ἃς est assez peu élégant, cette leçon a l'inconvénient de faire disparaître la forme ἐφ' οἷς que donnent presque tous les manuscrits. Il est donc mieux de lire avec un manuscrit de Vienne, Ast et Schneider : ἐφ' οἷς ἑκάστοτε. Le changement est très peu de chose et la phrase excellente.

PAGE 22. — S'en remettant à la discrétion de la foule, c'est pour lui une nécessité suprême, invincible, etc… BEKKER, p. 291-292 : κυρίους αὑτοῦ ποιῶν τοὺς πολλούς, πέρα τῶν ἀναγκαίων, ἡ Διομηδεία λεγομένη ἀνάγκη…

Malgré la double autorité de Bekker et de Schneider, je rapporte avec tous les autres critiques, πέρα τῶν ἀναγκαίων à ce qui suit, afin de préparer et de motiver ἡ Διομηδεία λεγομένη ἀνάγκη).

PAGES 27 et 28.

Ce passage, ainsi que le précédent, pages 23, 24 et 25 , couvre une foule d'allusions contemporaines. Dans le jeune homme né pour la philosophie, mais que la flatterie égare , tout le monde a reconnu Alcibiade, et Schleiermacher pense que ce passage est la source du premier Alcihiade. Dans un autre point de vue on pourrait dire que ce passage en est le résumé, comme nous rencontrerons plus tard de véritables résumés du Gorgias et du Philèbe. Le noble esprit perfectionné par l'éducation, qui, relégué dans l'exil, demeure fidèle à la philosophie, est peut-être Xénophon. La grande ame qui, née dans un petit État, néglige et dédaigne les charges publiques, ressemble bien à Héraclite. L'esprit heureusement doué qui déserte avec raison toute autre profession, pour se livrer à la philosophie, sera Simon le cordonnier, ou quelque autre, comme Boeckh l'a soupçonné (in Minoem., 48). L'homme attaché à la philosophie et préservé des tentations de l'ambition par la faiblesse de sa santé, est Théages. Socrate déclare que pour lui ce qui le porte à la philosophie est une inspiration divine. Enfin, l'homme naturellement fait pour la politique, mais qui en est détourné par la situation de son pays, la dépravation générale, et l'évidente impossibilité de faire aucun bien, et qui, alors condamné à une condition privée, vit dans la retraite, et se borne à la méditation et à la philosophie, avec la conscience toutefois de n'avoir pas rempli sa plus haute destinée, faute d'avoir vécu sous une forme convenable de gouvernement, cet homme là n'est-il pas Platon lui-même ?

PAGE 34. — Et l'État lui-même dans la nécessité de les écouter… BEKKER, p. 302 : καὶ τῇ πόλει κατήκοοι γενέσθαι…

Tout le monde avant Schleiermacher entendait : Exauçant les vœux de leur ville ; mais ce sens doit être abandonné; car l'hypothèse est ici que l'État ne veut pas des philosophes et les regarde comme inutiles ; il ne suffit donc pas que les circonstances forcent les philosophes à songer aux affaires publiques, il faut encore que le public consente à les écouter. Voilà le sens nécessaire qu'il s'agit de retrouver dans les mots du texte. Schleiermacher ne le pouvant trouver dans καὶ τῇ πόλει κατήκοοι γενέσθαι, propose de lire κατηκόῳ, et Stallbaum adopte cette correction. Mais nul manuscrit ne la donne; et avec elle il y aurait deux sujets différens pour les deux propositions τούτοις… πολέως ἐπιμεληθῆναι et τῇ πόλ. κατ. γεν… ; et peut-être, dans ce cas, au lieu de καὶ pour lier ces deux propositions, à sujets différens, il faudrait τῇ δὲ πόλ. Le Scholiaste : κατήκοοι ἀντὶ τοῦ· κατακουόμενοι. Ficin, comme le Scholiaste : vel a civibus exaudiantur.

PAGE 36. — Se complaisent dans… les insultes… BEKKER,p. 3o3 : λοιδορουμένους τε αὐτοῖς…

Le sens d'αὐτοῖς est fort controversé. On ne peut pas lire αὑτοῖς, comme le veut Schneider ; car il ne s'agit point des querelles des philosophes entre eux, mais de leur mauvaise sagesse qui querelle le public au lieu de l'éclairer. Il faut donc lire αὐτοῖς, mais il ne sert à rien de le rapporter , avec Stallbaum , aux philosophes implicitement renfermés dans φιλοσοφίαν, ce qui reviendrait par un détour au sens de Schneider, parfaitement étranger au sujet ; on peut, je crois, rapporter αὐτοῖς à τοὺς πολλούς.

PAGE 38. — Ils regarderont l'ame de chaque citoyen comme une toile qu'il faut commencer par rendre nette. BEKKER, p. 305 : ὥσπερ πίνακα…καθαράν…

Évidemment, d'après l'ensemble de ce passage, il s'agit de la toile, ou du fond quel qu'il fût, d'un tableau, en latin tabula. Ce mot de tabula isolé de ce passage, et mal entendu, est devenu la tabula rasa, la table rase des modernes. C'est la même idée sous deux métaphores très différentes, qui ont pourtant une origine commune. Ainsi les mots ont aussi leur fortune.

Ibid. — Quand ils en viendront à l'œuvre, ils auront , je pense, à jeter souvent les yeux sur deux choses alternativement , l'essence de la justice, de la beauté, de la tempérance et des autres vertus, et ce que l'humanité comporte de cet idéal, et ils formeront ainsi par le mélange et la combinaison , et à l'aide d'institutions convenables, l'homme véritable… BEKKER, p. 305 : ἔπειτα, οἶμαι, ἀπεργαζόμενοι πυκνὰ ἂν ἑκατέρωσ’ ἀποβλέποιεν, πρός τε τὸ φύσει δίκαιον καὶ καλὸν καὶ σῶφρον καὶ πάντα τὰ τοιαῦτα, καὶ πρὸς ἐκεῖνο αὖ τὸ ἐν τοῖς ἀνθρώποις, ἐμποιοῖεν, συμμειγνύντες τε καὶ κεραννύντες ἐκ τῶν ἐπιτηδευμάτων τὸ ἀνδρείκελον…

Telle est la leçon de la plupart des manuscrits et des éditions, et elle donne un sens très satisfaisant. Il faut avoir les yeux et sur l'idéal et sur ce que l'humanité en peut admettre, pour composer, à l'aide de ce mélange, l'homme véritable. Ainsi, deux modèles, ἑκαθέρωσε, le bien en soi, τὸ φύσει δδίκαιον, et le bien relatif, τὸ ἐν ἀνθρώποις, et, pour résultat, un tableau formé sur ce double modèle, à savoir, l'homme véritable, l'Etat à la fois idéal et humain, fruit d'une combinaison de l'absolu et du relatif. Schneider qui n'admet pas qu'il puisse y avoir deux modèles, ni par conséquent un second différent du premier, est conduit par là à rejeter la leçon αὖ τὸ ἐν τ. α., et à réhabiliter la vieille leçon ἐκεῖνο αὖ, ὃ ἐν…, entendant parla le tableau même que l'artiste politique veut faire pour l'humanité, c'est-à-dire le résultat même de son travail ; mais il ne s'agit pas encore ici de la fin, mais de l'un des moyens. Par cette raison seule, il faudrait maintenir la nouvelle leçon qui a d'ailleurs pour elle la majorité des manuscrits.

PAGES 43 et 44. — Tu n'ignores pas que les hommes doués d'une conception prompte, d'une heureuse mémoire, d'une imagination vive, d'un esprit pénétrant, et des autres qualités analogues, ne sont pas ordinairement capables de joindre à la chaleur des sentimens et à l'élévation des idées l'ordre, le calme et la constance ; mais qu'ils se laissent aller où la vivacité les emporte, et ne présentent rien de stable. BEKKER, p. 309 : εὐμαθεῖς καὶ μνήμονες καὶ ἀγχίνοι καὶ ὀξεῖς καὶ ὅσα ἄλλα τούτοις ἕπεται, οἶσθ’ ὅτι οὐκ ἐθέλουσιν ἅμα φύεσθαι, καὶ νεανικοί τε καὶ μεγαλοπρεπεῖς τὰς διανοίας οἷοι κοσμίως μετὰ ἡσυχίας καὶ βεβαιότητος ἐθέλειν ζῆν…

Sur cette phrase, très controversée, je me range à l'avis de Heindorf, ad Theœt., p. 289, avis adopté par Stallbaum, et qui consiste à retrancher καὶ devant νεανικοί, et à l'ajouter devant οἷοι, ce qui donne le sens suivant : Quand on est ingénieux, vif, etc., on ne peut pas avoir en même temps les qualités que celles-là supposent, par exemple, être τυρανισκοὶ καὶ μαγαλοπρεπεῖς, et être en même temps rangés et capables de constance, ces dernières qualités étant incompatibles avec les premières. On pourrait à la rigueur laisser καὶ devant νεανισκοί, mais il faut nécessairement l'ajouter devant οἷοι pour correspondre à ἅμα φύεσθαι. Malheureusement nul manuscrit ne donne καί οἷοι.

Toutes les autres hypothèses sont encore moins admissibles, Schleiermacher, au lieu de lier νεανικ. καὶ μεγαλ. à ce qui précède, εὐμαθεῖϲ καὶ… en forme une seconde classe de qualités parallèle à la première, et il rattache aussi οἷοι à ἅμα φύεσθαι. Alors même il faudrait mettre καὶ avant οἷοι, pour unir le dernier membre de phrase à ἅμα φύεσθα.

Schneider bouleverse toute la construction et prend le sujet à la fin même de la phrase : οἷοι κοσμίως… ἐθέλειν ζῇν, οὐκ ἐθέλουσιν ἅμα φύεσθαι εὐμαθεῖς… καὶ νεανικοί τε καὶ μαγαλοπ…

Bekker qui met une virgule après φύεσθαι, aurait dû en mettre une aussi avant οἷοι, pour autoriser le sens de Schleiermacher, si c'est là le sens qu'il adopte. Mais je ne vois pas trop celui qui est caché sous sa ponctuation.

Ce n'est pas la peine de faire remarquer que le sens de Ficin et de Grou est insoutenable ; c'est celui qui se présente d'abord, mais qui ne résiste pas à la réflexion : on ne peut pas être en même temps εὐμαθεῖς… et νεανικ… μεγαλ… οἷοι κοσμίως ζῇν ; et il est clair que si, à la rigueur, on peut faire aller ensemble μεγακοπ… et κοσμίοι, il est tout-à-fait impossible de placer νεανικοί ette même catégorie.

PAGE 47. — Cette réflexion est très sensée. BEKKER, p. 312 : καὶ μαλά, ἔφη, ἄξιον τὸ διανόημα.

Ficin, Ast et Stallbaum rapportent μάλα ἄξιον διανόημα, à la manière de voir, critiquée par Socrate. Ast changeait d'abord ἄξιον en γέλοιον, et il a fini par regarder la phrase entière comme très suspecte. Stallbaum soupçonne qu'il faut lire ἀνάξιον, qui se rapporterait ironiquement à ἀξιοῦν qui précède. Schleiermacher inclinerait assez à l'avis de Ficin et d'Ast, mais il est retenu par les manuscrits qui tous donnent ἄξιον. Schneider pense avec raison qu'il n'y a pas lieu à remuer cette phrase. Ἄξιον est dans tous les manuscrits, et résiste absolument à toute autre interprétation que celle de sensée, précieuse. Ensuite διανόημα, comme le remarque très bien Schneider, est un mot grave et platonicien. La pensée même est une des plus familières à Socrate, et c'est un des reproches habituels qu'il faisait à tout le monde, de rechercher ce qui n'a pas d'importance et de négliger ce qui en a.

PAGE 48. — Ou de connaître tout, à l'exception du bien. BEKKER, p. 312 : ἄνευ τοῦ ἀγαθοῦ…

Stallbaum, d'après Morgenstern, retranche ἄνευ τοῦ ἀγαθοῦ, parce que ce qui suit lui paraît suffire et rendre inutile ἄνευ τοῦ ἀγαθοῦ. Mais il ne faut pas se hâter de corriger un texte, et surtout un texte de Platon, par de simples raisons de goût. Stallbaum tend sans cesse à réduire la phrase large et abondante de Platon aux formes analytiques de la phrase moderne. Ici, par exemple, il veut supprimer une partie de la phrase, parce que l'autre suffirait, tandis qu'il est dans la manière de Platon de soutenir et de développer les diverses parties d'une phrase les unes par les autres. Plus bas, Stallbaum change δοκεῖν en διωκεῖν, qui lui semble plus naturel ; et, par cette correction arbitraire, il transforme une belle pensée en une phrase commune et assez mal tournée. Platon avait dit, qu'à l'égard du juste et de l'honnête, bien des gens se contentent de faire et de posséder, et de paraître faire et posséder, des choses qui, sans être justes ni honnêtes, en ont l'apparence, tandis que lorsqu'il s'agit de notre intérêt, l'apparence ne suffit plus et on s'attache à la réalité. L'incise : paraître faire et posséder, est donc fort importante, et tous les manuscrits ont δοκεῖν. Au lieu de cela, Stallbaum, d'après Ast, fait dire à Platon que bien des gens se contentent de faire, de posséder et de rechercher…, substitution assez plate et très superflue , l'idée de διωκεῖν, que l'on met à la place de δοκεῖν, étant déjà renfermée dans πραττειν et dans κεκτήσθαι. — Stallbaum et Schleiermacher ont très bien montré que tout ce morceau est un résumé du Philèbe. Tout y est bref et en même temps moins sec que dans ce premier dialogue ; il y a à la fois moins de dialectique et plus de clarté ; ce qui , à mon sens, est l'indice d'un travail postérieur et d'une plus haute perfection.

PAGE 58. — Soit, par exemple, une ligne coupée en deux parties inégales. BEKKER, p. 321 : ἀν' ἴσα τμήματα.

Il s'agit de savoir s'il faut lire ἄνισα ou bien ἀν' ἴσα τμήματα. Je n'y vois pas une très grande importance, et je ferais volontiers comme le Scholiaste qui ne prend aucun parti. Il nous apprend même que les commentateurs les plus célèbres de l'antiquité étaient déjà partagés à cet égard , et qu'Archytas et Jamblique lisaient εἰς ἴσα, tandis que plusieurs manuscrits de Platon portaient εἰς ἄνισα. Proclus, dans le fragment qui nous a été conservé de son commentaire sur la République, laisse entendre aussi (p. 431) que les commentateurs étaient partagés , et il se décide pour ἄνισα ; c’est l’avis de Bekker, de Schleiermacher et de Schneider, sur ce motif, que la suite prouve assez l’inégalité. Cela est très vrai, s’il s’agit de l’inégalité morale, relativement aux espèces intelligibles et sensibles que ces lignes représentent ; mais il en est autrement, si l’on considère seulement leur division en elle-même. Ce qu’elles représentent peut être inégal, sans qu’elles cessent pour cela d’être égales entre elles, d’avoir la même étendue. Ἴσαa aussi l’avantage de moins compliquer les idées, qui sont déjà assez difficiles à suivre. Mais, d’un autre côté, ἂν ἴσα est grammaticalement difficile à défendre. Ἂν, particule potentielle, comme le veut Ast, est insoutenable. Ἂν, dans le sens d’ἀνὰ ἴσα τμήματα, et comme faisant le pendant de ἀνὰ τὸν λόγον, vaut mieux ; mais, alors, pourquoi Platon n’a-t-il pas mis ἀνά ? Je suis la grammaire et la majorité.


LIVRE SEPTIÈME.


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PAGE 70. — L'antre souterrain, c'est ce monde visible.

Cette allégorie de l'idée du bien et des choses sensibles doit être comparée avec celle du Phèdre, et la différence de clarté et de rigueur qui se remarque ici, comme l'a très bien vu Schleiermacher, mesure l'intervalle qui sépare ces deux belles compositions.

PAGE 92. — Leur langage est plaisant vraiment, quoique nécessaire. Ils parlent dequarrer, de prolonger, d'ajouter, et emploient d'autres expressions semblables, comme s'ils opéraient réellement, et que toutes leurs démonstrations tendissent à la pratique. Mais cette science n'a tout entière d'autre objet que la connaissance… BEKKER, p. 349 : λέγουσι μέν που μάλα γελοίως τε καὶ ἀναγκαίως· ὡς γὰρ πράττοντές τε καὶ πράξεως ἕνεκα πάντας τοὺς λόγους ποιούμενοι λέγουσι, τετραγωνίζειν τε καὶ παρατείνειν καὶ προστιθέναι καὶ πάντα οὕτω φθεγγόμενοι· τὸ δ’ ἔστι που πᾶν τὸ μάθημα γνώσεως ἕνεκα ἐπιτηδευόμενον.

Stallbaum voit dans ἀναγκαίως une allusion indirecte à l'ἀνάγκη γεωμετρικὴ, allusion qui m'échappe entièrement. Je n'ose pas non plus entendre ἀναγκαίως dans le sens de mesquin, nothdürftig, comme le veut Schleiermacher, et je m'arrête au sens de Grou, qui est le plus naturel : ils ne peuvent en tenir un autre. En effet, il n'y a guère d'autres mots possibles que τετραγωνίζειν, παρατείνειν, etc., pour désigner les procédés en question ; en cela donc Platon absout les géomètres ordinaires ; mais il les trouve étranges d'employer ce langage nécessaire dans un sens trop matériel. Ce passage tombe sur les positifs du temps de Platon, qui peut-être matérialisaient un peu trop la géométrie dans sa langue même, comme le pense Schneider, ou qui s'autorisaient de cette langue pour démontrer avec des figures, comme le croit Wolf, ou pour sacrifier la science à ses applications , comme le prétend Faehse. Il ne faut pas oublier non plus que le grand idéaliste aura pu pousser un peu loin ses scrupules à cet égard, et qu'il y a peut-être ici quelque exagération. J'aime mieux faire cette concession que de tourmenter le sens naturel des mots, comme le fait Schleiermacher. PAGE 95. — Méprisé et entravé par le vulgaire, entre les mains de gens qui y travaillent sans comprendre toute son utilité… BEKKER, p. 352 : ἐπεὶ καὶ νῦν ὑπὸ τῶν πολλῶν ἀτιμαζόμενα καὶ κολουόμενα, ὑπὸ δὲ τῶν ζητούντων λόγον οὐκ ἐχόντων καθ’ ὅτι χρήσιμα…

Tout le monde, et Schleiermacher lui-même, rattache ὑπὸ δὲ à ἀτιμαζόμενα et à κολουόμενα, auquel se rattache déjà et nécessairement ὑπὸ μέν. Cependant, si le vulgaire méprise et entrave la géométrie, on ne peut pas dire que les géomètres qui travaillent sans comprendre toute son utilité, la méprisent et l'entravent aussi ; ils la servent au contraire et lui font faire des progrès, comme Platon le dit plus bas. Je me suis donc hasardé à prendre ὑπὸ δὲ isolément : par le seul secours de, sous la main de

PAGE 98. — Néanmoins, comme toute cette magnificence appartient à l'ordre des choses visibles, j'entends qu'il la faut considérer comme très inférieure à cette magnificence véritable, que produisent la vraie vitesse et la vraie lenteur dans leurs mouvemens respectifs, et dans ceux des grands corps auxquels elles sont attachées, selon le vrai nombre et toutes les vraies figures. Bekker, p. 354 : ταῦτα μὲν τὰ ἐν τῷ οὐρανῷ ποικίλματα, ἐπείπερ ἐν ὁρατῷ πεποίκιλται, κάλλιστα μὲν ἡγεῖσθαι καὶ κριβέστατα τῶν τοιούτων ἔχειν, τῶν δὲ ἀληθινῶν πολὺ ἐνδεῖν, ἃς τὸ ὂν τάχος καὶ ἡ οὖσα βραδυτὴς ἐν τῷ ἀληθινῷ ἀριθμῷ καὶ πᾶσι τοῖς ἀληθέσι σχήμασι φοράς τε πρὸς ἄλληλα φέρεται καὶ τὰ ἐνόντα φέρει.

Toutes les difficultés de cette phrase ont successivement cédé aux efforts de la critique. Ἀληθινῶν se rapporte évidemment à ποικιλμάτων. Ἃς τὸ ὃν τάχος est régulier, pour κατὰ τὰς φορὰς καθ’ ἅς. Πρὸς ἄλληλα φέρεται sont les rapports des mouvemens entre eux ; car la vitesse et la lenteur sont aussi des mouvemens. Τὰ ἐνόντα φέρει sont les choses mues, les corps sensibles auxquels sont attachées la lenteur et la vitesse, et qu’elles entraînent dans leurs mouvemens.

Page 103. — Celui qui se livre à la dialectique, qui, sans aucune intervention des sens, s’élève par la raison seule jusqu’à l’essence des choses, et ne s’arrête point avant d’avoir saisi par la pensée l’essence du bien, celui-là… Bekker, p. 358 : ὅταν τις τῷ διαλέγεσθαι ἐπιχειρῇ, ἄνευ πασῶν τῶν αἰσθήσεων διὰ τοῦ λόγου ἐπ’αὐτὸ ὃ ἔστιν ἕκαστον ὁρμᾶν, καὶ μὴ ἀποστῇ πρὶν ἂν αὐτὸ ὃ ἔστιν ἀγαθὸν αὐτῇ νοήσει λάβῃ…

Telle est la leçon unanime des manuscrits, et elle donne un sens qui m'a paru satisfaisant. Ὅταν gouverne ἐπιχειρῇ, ὁρμᾷ καὶ μὴ ἀποστῇ, et je ne vois pas pourquoi on veut faire régir μὴ ἀποστῇ par une autre préposition qu'ὅταν, par exemple, ἐὰν, que propose Henri Etienne, d'après Ficin, et qu'adoptent Stallbaum et Sschleiermacher. Je conçois encore moins pourquoi Ast, et surtout Schneider, si scrupuleux à maintenir la leçon des manuscrits, donnent ὁρμᾷν au lieu de ὁρμᾷ, sur l'autorité très équivoque de Clément d'Alexandrie, dans une phrase, où citant Platon de mémoire, Clément arrange la phrase à sa manière et met ὁρμᾷν, comme plus bas il met καὶ μὴ ἀποστατεῖν. Schneider n'adopte pas ce second infinitif ; pourquoi donc adopte-t-il le premier? Je m'en tiens à Bekker et à l'unanimité bien constatée des manuscrits.

PAGE 104. — Rappelle-toi l'homme de la caverne. BEKKER, p. 359 : ἡ δέ γε, ἦν δ' ἐγώ, λύσις…

Tous les éditeurs et les critiques, Schneider excepté, introduisent dans le texte ἐνταῦθα δὲ πρὸς φαντάσματα, sur la foi d'un seul manuscrit, celui de Venise B, que Aide a suivi. Il est impossible d'admettre que tant de manuscrits aient tort contre un seul, qui d'ailleurs est assez médiocre. Il faut donc conserver la leçon qu'ils donnent, si elle n'est pas contraire à la raison. Or, la raison exigerait elle-même le retranchement de ἐνταῦθα δὲ πρὸς φαντάσματα. En effet, l'économie générale de la phrase est une similitude entre la πορεία de l'homme enchaîné dans l'antre qui brise ses chaînes et arrive à regarder le soleil, et la πορεία διαλεκτικὴ du philosophe jusqu'à l'idée du bien. Ce second terme de la similitude commence seulement à πᾶσα ἡ πραγματεία. Or, introduire ἐνταῦθα δέ πρὸς φαντάσματα à la place qu'on lui donne, c'est introduire la similitude avant son temps et bouleverser la phrase entière. De plus, si on conservait ἐνταῦθα, le ἐκεῖ qui est plus haut, paraîtrait son parallèle, c'est-à-dire le monde visible, ce qui n'est point, exei marquant seulement un degré dans le progrès de la vision. Schneider, par son respect pour les manuscrits, a rejeté ἐνταῦθα δὲ πρὸς φαντάσματα, et parfaitement expliqué le nominatif absolu de ἡ λύσις et la forme πᾶσα ἡ πραγματεία. C'est l'anacolouthie ordinaire du style de la conversation.

PAGE 107. — Tu as raison, c'est à la pensée à éclairer les termes… BEKKER, p. 36 1 : οὐ γὰρ οὖν, ἔφη· ἀλλ' ὁ ἂν μόνον δηλοῖ πρὸς τὴν λέξιν σαφηνεία, ὃ λέγοι ἐν ψυχῇ.

Cette phrase est visiblement corrompue, et nulle variante n'aide à retrouver la leçon légitime. La plupart des éditeurs la regardent comme une glose qu'ils retranchent. J'ai tiré du texte de Bekker le sens le plus vraisemblable.

PAGE 108. — Incapables de rendre raison de leur pensée comme ces lignes qu'on appelle irrationnelles. BEKKER, p. 363 : ἀλόγους ὄντας ὥϲ περ γραμμάς…

Ὥσπερ γραμμὰςç a beaucoup tourmenté les critiques. Évidemment, toute explication non géométrique doit être rejetée, le passage entier étant rempli d'allusions à la géométrie. Schneider a résolu la difficulté par la citation d'une phrase d'Euclide, où les lignes qui ne sont pas exactement commensurables par telle autre ligne donnée, ἀσυμμετροί, sont dites ἀλόγοι, irrationnelles, c'est-à-dire n'ayant pas leur raison dans celle-là. Euclide, livre X.

PAGES 120 et 121.

Ainsi on ne serait admis au gouvernement qu'à l'âge de 50 ans. C'est une imitation de la gérontocratie lacédémonienne, en y ajoutant la condition de la philosophie.

PAGE 122. — Eh bien, mes amis, admettez-vous maintenant… BEKKER, p. 374 : ξυγχωρεῖτε…

Ce pluriel était ici nécessaire à la fin de la longue digression qui embrasse le 5e , le 6e et le 7e livre, et où plusieurs interlocuteurs sont intervenus. Aussi la plupart des manuscrits donnent ξυγχωρεῖτε. Plusieurs manuscrits et toutes les éditions avant Bekker ξυγχωρεῖς. Je m'étonne que Schleiermacher ait suivi l'ancienne leçon.

LIVRE HUITIÈME.


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PAGE 124. — Les chefs y seront des hommes supérieurs, comme philosophes et comme guerriers. BEKKER, p. 176 : βασιλέας δὲ αὐτῶν…

Βασιλέας est ici pour ἄρχοντας, comme on le voit plus bas, avec cette nuance que ce sont les chefs des guerriers, οἱ ἄρχοντες, ἄγοντες τοὺς στρατιώτας. Cette dénomination est visiblement empruntée à Lacédémone, où les deux rois étaient les commandans de l'armée.

PAGE 130. — lly a un nombre géométrique… BEKKER, p. 381-382. Voici la phrase non traduite : ἔστι δὲ θείῳ μὲν γεννητῷ περίοδος ἣν ἀριθμὸς περιλαμβάνει τέλειος, ἀνθρωπείῳ δὲ ἐν ᾧ πρώτῳ αὐξήσεις δυνάμεναί τε καὶ δυναστευόμεναι, τρεῖς ἀποστάσεις, τέτταρας δὲ ὅρους λαβοῦσαι ὁμοιούντων τε καὶ ἀνομοιούντων καὶ αὐξόντων καὶ φθινόντων, πάντα προσήγορα καὶ ῥητὰ πρὸς ἄλληλα ἀπέφηναν· ὧν ἐπίτριτος πυθμὴν πεμπάδι συζυγεὶς δύο ἁρμονίας παρέχεται τρὶς αὐξηθείς, τὴν μὲν ἴσην ἰσάκις, ἑκατὸν τοσαυτάκις, τὴν δὲ ἰσομήκη μὲν τῇ, προμήκη δέ, ἑκατὸν μὲν ἀριθμῶν ἀπὸ διαμέτρων ῥητῶν πεμπάδος, δεομένων ἑνὸς ἑκάστων, ἀρρήτων δὲ δυεῖν, ἑκατὸν δὲ κύβων τριάδος. Σύμπας δὲ οὗτος ἀριθμὸς γεωμετρικός…

Ce qui me confond le plus dans cette phrase, d’une obscurité devenue proverbiale, c’est qu’elle n’ait pas plus tourmenté les philosophes grecs, venus après Platon, et qu’ils la citent, la critiquent, la commentent, en n’ayant pas l’air de n’y rien comprendre. Le Scholiaste, qui probablement avait sous les yeux le grand commentaire de Proclus, ne donne assurément pas une explication bien satisfaisante, en nous renvoyant à la cause intelligente qui comprend les mouvemens périodiques du ciel (τὸν τέλειον δ’ ἀριθμὸν οὐ μόνον χρῆ νοεῖν ἐπὶ δακτύλων τιθέντας…, ἀλλὰ τὴν αἰτίαν τούτου νοέραν μὲν οὖσαν, περιέχουσαν δὲ τὸν πεπερασμένον ὅρον τῆς τοῦ κόσμου πάσης περιόδου) ; mais, enfin, il paraît avoir compris ce passage d’une manière quelconque. Aristote va bien plus loin encore. Voici comment il s’exprime au liv. V, chap. 10 de sa Politique, trad. de Thurot, p. 381 :

« Dans la République de Platon, Socrate parle aussi de ces révolutions, mais il n’en parle pas bien ; car il ne fait pas connaître proprement le changement qui peut arriver dans la première et meilleure forme de gouvernement. 11 prétend, en effet, que rien ne peut se maintenir, parce qu'il doit toujours survenir des changemens dans une période donnée, et que cela arrive lorsque les nombres dont la racine cubique est ajoutée à un multiple de cinq font deux harmonies, c'est-à-dire lorsque le nombre de cette figure devient solide (ἀρχὴν δ' εἶναι τούτων, ὧν ἐπίτριτος πυθμὴν πεμπάδι συζυγεὶς δύο ἁρμονίας παρέχεται, λέγων ὅταν ὁ τοῦ διαγράμματος ἀριθμὸς τούτου γένηται στερεός) ; attendu qu'alors la nature produit des êtres dépravés et qui résistent à toute éducation. Peut-être cela n'est-il pas sans quelque vérité… mais… » Suit une critique fort développée.

De ce passage, bien ou mal entendu, il résulte certainement : 1° qu'Aristote prenait au sérieux cet endroit de Platon ; 2° qu'il croyait le comprendre, puisqu'il le résume pour le critiquer, et convient même qu'il contient quelque chose de vrai. Or, si Aristote a trouvé cet endroit intelligible, c'est qu'il l'est incontestablement. Ceci est un point qu'il n'est pas sans importance d'établir contre l'opinion de ceux qui pensent se tirer d'affaire, en affirmant qu'il y a là quelque extravagance mystique, et que Platon ne se comprenait pas lui-même. Je déclare humblement que cette manière d’interpréter les passades difficiles des grands penseurs de l’antiquité est au-dessus de ma portée, et je demeure très convaincu qu’une phrase écrite par Platon et commentée par Aristote, est fort intelligible en elle-même, alors même qu’elle ne le serait plus pour nous.

Il n’y aurait à cela, en effet, aucune contradiction. D’abord, les manuscrits peuvent avoir été altérés à cet endroit, où la plus petite erreur de copiste suffit pour tout embrouiller, et où il était si aisé à des copistes de commettre quelque erreur. D’un autre côté, la langue de la géométrie ancienne ne nous est point assez bien connue pour que nous ayons une idée exacte de la valeur précise de tous les mots techniques de la phrase de Platon et du résumé d’Aristote. Aristote et les commentateurs grecs, dont le Scholiaste est un débris, entendaient la pensée de Platon, parce qu’ils entendaient sa langue mathématique, et c’est vraisemblablement parce que l’intelligence de l’une nous manque aujourd’hui que celle de l’autre nous échappe. Il n’appartient donc qu’à des hommes qui ont fait une étude particulière de la géométrie ancienne, d’aborder la présente difficulté avec quelque chance de succès ; et comme je ne suis nullement dans ce cas, l’inutilité de mes efforts n’est pas une raison pour moi de désespérer qu’avec le temps et une connaissance plus approfondie de la géométrie des Grecs , de plus habiles ne viennent à bout de résoudre ce nœud embarrassé.

Quant au résumé d'Aristote, on peut voir dans Schneider, tome II, page 358, les diverses opinions des commentateurs modernes, qui sont presque tous du xve siècle. Sur notre passage de Platon, indépendamment du travail de Barocius, qui est à peu près de la même époque, Bologne 1566, nous avons les travaux de trois savans de notre temps, M. Schneider de Breslau, de Numero Platonis, 1821, in-4o, lequel en 1831 a repris et défendu son opinion dans son édition de la République ; M. Fries, professeur de philosophie et de mathématiques à l'université de Jéna, Platon's Zahl, eine Vermuthung, Heidelberg, 1823, in-4o; enfin, Schleiermacher, dans ses notes sur la République.

Fries, qui est plus philosophe et mathématicien que philologue, se tire d'affaire en changeant souvent le texte, et arrive par là à une solution ingénieuse, mais incertaine. Le fond de la solution de Schneider consiste à supposer deux nombres au lieu d'un. Schleiermacher combat et Schneider et Fries, et après de grands efforts il est obligé de conclure loyalement que lui-même n'aboutit à rien de fort satisfaisant. Pour moi j'avoue que je doute de tout, même de mes doutes, et que je n'ai p;is même assez de confiance en eux pour les produire en public. Le seul tribut que je puisse apporter ici est un extrait de la savante note de Schleiermacher, laquelle faisant bien connaître et l'opinion personnelle de ce grand critique et celle de ses deux devanciers, donnera au moins au lecteur français une idée exacte de l'état des opinions sur ce passage célèbre.

Voici d'abord comment Schleiermacher le traduit : « Es hat aber das göttliche erzeugte einen Umlauf, welchen eine vollkommene Zahl umfasst, das menschliche aber eine Zahl, in welcher, als der ersten Vermehrungen — hervorgebrachte und hervorbringende — nachdem sie drei Zwischenraume und vier Glieder von theils ähnlich und unähnlich theils überschüssig und abgängig machenden Zahlen empfangen baben, alles gegen einander messbar und ausdrükbar darstellen ; wovon dann die vierdrittige Wurzel mit der funf zusammengespannt dreimal vermehrt zwei Harmonieen darstellt, die eine gleichvielmal gleiche, hundert eben so viel mal , die andere gleichlänglich zwar der länglichten aber von hundert Zahlen von den aussprechbaren Durchmessern der Fünf, jeder uni Eins verkürzt, unausspreckbaren aber zwei und von hundert Würfeln der drei. »

Schleiermacher commence par déclarer que c'est l'impossibilité d'entendre ce passage, et l'espérance toujours renaissante et toujours trompée de finir par l’entendre, avec le secours des autres et ses propres efforts, souvent renouvelés, qui lui a fait interrompre pendant douze années entières sa traduction de Platon. Il comptait beaucoup sur la dissertation de Barocius qu’il ne pouvait se procurer à Berlin, et que Boeckh lui envoya d’Heidelberg. il l’étudia, dit-il, avec le plus grand soin, mais sans pouvoir adopter sur tous les points la solution de Barocius. Dans l’intervalle parurent les deux dissertations de Schneider et la conjecture de Fries. Mais rien de tout cela ne le satisfit. Le mérite et les défauts de la solution de Barocius ayant été parfaitement exposés par Schneider, Schleiermacher abandonne le dessein qu’il avait formé d’en donner un examen critique, et il se contente de répondre à ses deux contemporains et compatriotes Fries et Schneider.

« Je veux, dit Schleiermacher, exposer jusqu’à quel point j’adopte ou je rejette la solution de l’un ou de l’autre, et pourquoi aucun des deux n’a pu me satisfaire entièrement. »

« Le premier point sur lequel je ne m’accorde pas avec Schneider, c’est que, suivant moi, il ne peut être question ici de deux nombres, mais d’un seul[1], et que le numerus periodorum ne saurait être autre que le numerus fatalis. Il serait tout-à-fait étrange que si Platon avait voulu parler de deux nombres, il n'eût indiqué en aucune manière où il finit de parler du premier, et où commence la description du second : je ne vois rien dans le ὧν après ἀπέφησαν qui m'offre cette indication. »

« En second lieu, je ne puis croire, avec Schneider, que Platon ait laissé à dessein indéterminée la dernière opération par laquelle le nombre doit être obtenu, pour censurer légèrement, sous le personnage des Muses, comme une témérité indiscrète, la prétention de ramener à des nombres les lois divines. Le ton équivoque sur lequel on parle du sérieux des Muses, peut bien n'être fondé que sur ce que l'on ne pouvait mettre dans la bouche de Socrate une telle application du moral au physique comme une chose tout-à-fait sérieuse de sa part, et en partie aussi sur ce que Platon pouvait n'avoir pas la ferme conviction d'avoir trouvé le nombre qui comprend et explique ce mystère. »

« Toujours est-il certain qu'il en a choisi un remarquable par sa construction, au moyen duquel il pouvait indiquer aux connaisseurs quelque chose qu'il préférait ne pas énoncer directement; car je ne puis en aucune façon admettre qu'il ait voulu tourmenter ses lecteurs et faire en sorte qu'après avoir pris beaucoup de peine ils fussent condamnés à rester à la fin dans l'embarras. J'aimerais bien mieux croire qu'avec notre connaissance passablement défectueuse de la langue mathématique des Grecs, nous ne sommes peut-être pas en état d'ariver ici à quelque chose de certain. »

« De son côté, Fries n'a pu me convaincre de la solidité de sa supposition, savoir, que le nombre est ici le même que celui dont il est question dans les Lois[2]. Cette supposition repose sur une interprétation beaucoup trop large des mots ξύμπας οὗτος ἀριθμος… κύριος… γενέσεων, ou, peut-être encore, sur ce qu'au lieu de ἃς ὅταν ἀγνοήσαντες Fries s'est avisé de lire ὃν ὅταν ἀγνοήσαντες. Mais s'il s'agissait d'un nombre qui eût dû être établi dès l'institution de l'État, la faute ne serait plus, comme il est dit positivement ici , aux magistrats chargés de présider aux unions, à une époque postérieure. Ensuite, outre le poids des autorités en faveur de la leçon ἀποστάσεις, on ne peut guère justifier le sens donné à ἀποκαταστάσεις ; et je ne puis davantage concevoir que αὐξήσεις δυνάμεναι et δυναστεύομεναι ne présentent que cette opposition d'élévation à la puissance, et de multiplication arbitraire avec des facteurs différens entre eux. Or, c’est là-dessus que repose le système par lequel on ramène les données dont il s’agit au nombre des Lois. »

« Maintenant, pour revenir à Schneider, je ne puis accorder qu’avec ὧν commence la description d’un nouveau nombre, du véritable numerus fatalis, ni que Platon ait laissé incomplète l’indication des données nécessaires pour trouver ce nombre. Mais je crois pouvoir considérer comme certain que ce dernier article du passage en question ne contient aucune indication nouvelle de ces données ; seulement une nouvelle propriété de ce nombre me paraît ici décrite, savoir, que ce nombre ajouté avec un autre présente deux harmonies. À mon sens Schneider a parfaitement raison de dire qu’on ne voit point clairement ce qu’on fera des élémens de cette harmonie considérés en eux-mêmes ; et mon avis est aussi que l’intention de Platon n’était pas qu’on en fît quelque chose. Nous pouvons donc nous rassurer d’avance en songeant que, quand même on ne réussirait pas à déchiffrer ce dernier article, il ne s’ensuivrait point que le discours de la muse fût entièrement perdu pour nous. Car c’est la première partie de ce passage qui contient l’essentiel, et je ne nierai point que Schneider ne me paraisse l’avoir éclaircie d’une manière très satisfaisante. »

« Il faut convenir que la manière dont Platon indique l'élévation à la troisième puissance, par cette expression recherchée et étudiée, αὐξήσεις δυνάμεναι καὶ δυναστευόμεναι… τραῖς ἀποστάσεις, τέτταρας δὲ ὅρους λαβοῦσαι, fait d'abord supposer une intention de parler obscurément, et cette intention devait percer aussi dans la traduction. Celle-ci ne laisse pas pour cela d'être scrupuleusement conformé au sens ; car quand on dit de la racine qu'elle peut donner son carré (ihr Quadrat vermag), cela veut dire qu'elle peut le tirer d'elle-même (hervorzubringen), et réciproquement, elle est dans le nombre carré ce qui a la propriété de le donner (das ursprünglich hervorbringende). Il est aussi bien naturel pour le lecteur de rapporter les quatre termes (Gliedern) et les trois intervalles (Zwischenräumen) aux deux nombres proportionnels entre les deux premiers cubes dans la série des nombres, l'unité exceptée[3]. Ainsi on aurait 8. 12. 18. 27. pour les quatre termes dont les deux extrêmes sont les cubes de 2 et de 3, et les deux moyens sont les nombres proportionnels entre ces extrêmes, puisque, comme entre 2 et 3, on trouve le rapport de une fois et demie, dans 8 et 12, 18 et 27 ; et les trois intervalles seraient 4, 6 et 9. Or, il est évident que toutes ces quantités sont appréciables et déterminables, puisque non-seulement les trois intervalles (4 : 6 et 6 : 9) sont entre eux dans le même rapport ( de 1 1/2 fois) que les quatre termes, mais qu'encore on a de 9 à 27 le même rapport que de 6 à 18 et de 4 à 12 ; et encore de 4 à 8, de 6 à 12 et de 9 à 18. Seulement dans le calcul pour vérifier comment les termes doivent être les uns semblables , les autres dissemblables , les uns surabondans, les autres défectueux, Schneider a commis une petite erreur[4]. En effet, si les nombres semblables sont ceux dont la longueur et la largeur sont dans le même rapport, il s'ensuit que 8 et 27 ne sont point semblables entre eux, mais bien 8 et 18, parce que 2 : 4 = 3 : 6, et de même 12 et 27, parce que 2 : 6 = 3 : 9 ; tandis que 8 et 12 sont dissemblables, et de même 18 et 27. De même encore si les nombres surabondans sont ceux qui contiennent plus que la somme de leurs diviseurs, et si les nombres défectueux sont ceux qui contiennent moins que cette somme , il s'ensuit que 8 et 27 sont surabondans, parce que 8 > 2 + 4, et 27 > 3 + 9 ; tandis que 12 et 18 sont défectueux, parce que 2 + 3 + 4 + 6 < 12, et 2 + 3 + 6 + 9 > 18. »

« Or, si on demande quel est enfin le nombre dans lequel se trouvent toutes ces conditions, sans doute personne ne pourra dire que ce soit 35 comme somme de 8 et de 27 ; car si dans 35 on trouve contenus 12 et 18, ils n'y sont que comme tout autre nombre plus petit que 35, mais non pas dans un rapport déterminé. La réponse à faire serait bien plutôt que c'est le cube de 6[5], comme offrant le produit de 8 par 27, et dans lequel, outre ces deux nombres, sont contenus comme diviseurs 12 et 18. Mais si nous avons raison de penser qu'ici se termine la construction du nombre dont il s'agit, et que les mots ξύμπας οὗτος ἀριθμός, « le nombre tout entier, » reviennent sur cette construction, alors le mot ξύμπας peut facilement faire naître l'idée que le nombre cherché n'est pas le produit des deux cubes[6] l'un par l'autre, mais celui des quatre termes, et par conséquent le carré du cube de 6[7]. Quoi qu'il en soit, je me déciderais toujours entre ces deux nombres (216 et 133,056), pour celui auquel s'adapterait le mieux ce qui suit. Mais pour ce qui suit, je ne l'entends plus; et quand même, faisant un choix entre Fries et Schneider, j'accorderais volontiers à ce dernier que la racine du rapport 4 : 3 puisse être 4, et ne doive pas être précisément 4/3 ; qu'elle soit ce qu'on voudra, je n'en croirai pas davantage, que ἐπίτριτος πυθμὴν πεμπάδι συζυγείς, « la racine 4/3 combinée avec cinq » soit le diagramme du triangle rectangle rationnel[8], ni, quelque forte que soit à cet égard la conviction de Schneider, que συζυγείς signifie une addition. Quand j'accorderais sans regret à Fries que ἑκατὸν τοσαττάκις « cent fois le même nombre de fois, « n'irait pas bien pour « représente un nombre égal à cent fois sa centième partie », et qu'ainsi la révolution entière du nombre aboutissant à une fraction que Schneider donne, n'est pas suffisamment fondée, et que toute cette explication est forcée ; il me faudrait convenir aussi que les changemens de texte de l'un de ces savans (Fries), me paraissent aussi peu valables que les interprétations de l'autre me choquent par l'affectation et l'arbitraire. »

« La seule obligation qui me reste sur ce passage difficile, est d'éclaircir ma traduction autant qu'il est possible, sans avoir pris de parti sur l'ensemble du sens, afin que le lecteur allemand puisse, si bon lui semble, essayer ses dents à cette noix. »

« Et d'abord le lecteur doit entendre par Vermehrungen hervorgebrachte et hervorbringende les multiplications du produit par le produisant, c'est-à-dire du carré par la racine, c'est-à-dire enfin, multiplications cubiques. »

« Or, deux nombres cubiques, car il ne nous en faut pas admettre moins de deux et deux nous suffisent, comportent quatre membres et par conséquent trois intervalles, lorsqu'on envisage leurs deux termes moyens proportionnels. »

« Le premier nombre dans lequel on trouve comme diviseurs deux nombres cubiques, c'est (puisque nous ne comptons pas l'unité) 216, cube de 6 : en effet, il n'existe pas de plus petit nombre qui ait pour diviseurs 8 et 27, qui sont les deux plus petits nombres cubiques. »

« On voit aussi évidemment que les moyens proportionnels 12 et 18 y sont compris comme diviseurs, ainsi que les différences 4, 6 et 9, et que par conséquent ce nombre répond à toutes les conditions ; enfin, nous avons déjà dit plus haut comment toutes ces quantités sont exprimables et commensurables {ausdrükbar und messbar), les unes par rapport aux autres. »

« Quant au reste du passage, je rappellerai d'abord qu'Aristote, Polit. V, chap. 10, commence sa description du nombre fatal à ces mots ὧν ἐπίτριτος πυθμήν « dont la racine 4/3, » et la continue seulement jusqu'à περέχεται, et qu'ensuite il éclaircit la description par ces mots λέγων ὅταν ὁ τοῦ διαγράμματος ἀριθμὸς τούτου γένηται στερεός, « voulant dire quand le nombre de cette figure est devenu cubique. » De là je ne crois nullement devoir conclure qu'Aristote ait aussi pensé que notre passage comprend deux nombres, et qu'il ne s'occupe que du second ; en effet, son expression : « Que rien ne demeure, mais que tout change dans une période donnée, » prouve assez manifestement le contraire , surtout en y joignant les mots qui suivent immédiatement, «la nature engendrant quelquefois de mauvais produits, etc. : » mais ce qui me paraît résulter de cette observation, c'est qu'Aristote a admis que les mots cités épuisent la description du nombre, et en cela nous croyons devoir le suivre sans hésiter. »

« Quant aux mots ἁρμονίας παρέχεται, on ne trouve rien dans la description d'Aristote qui y corresponde, et ainsi il ne les a mis là que pour avoir une phrase complète. »

« Au contraire, les mots τρὶς αὐξηθείς, « multiplié trois l'ois, « appartiennent encore évidemment à sa description , comme réellement correspondant à συζυγείς. »

« Mais il me serait difficile de voir dans les termes d'Aristote une explication de ceux de Platon, si l'on n'admettait pas que les mots, « le nombre de cette figure, » répondent aux mots, « la racine 4/3 combinée avec 5 , » et que les mots , « quand il est devenu cubique, » répondent à, « multiplié trois fois ». Or cela ne peut se concevoir qu'autant qu'on se rappelle que 216 cube de 6 est également la somme des trois cubes de 3, 4 et 5. »

« Conséquemment, Aristote semble avoir entendu par la racine 4/3 les deux nombres 3 et 4 ; ces deux nombres, avec 5, forment une figure, et c'est cette construction en une figure qu'il entend par cette expression indéterminée συζυγείς. »

« Ces nombres sont sans doute ceux du triangle rectangle rationnel, parce que 32 + 42 = 52 mais ce triangle n'a rien à faire ici. »

« Maintenant de ce qu'Aristote, dans son explication, n'a pas admis les mots ἁρμονίας δύο παρέχεται, « offre deux harmonies, » ni la comparaison de ces deux harmonies ; je conclus qu'il est aussi d'avis que ces mots n'appartiennent plus à la constitution du nombre, et qu'ils énoncent subsidiairement une propriété de ce nombre. »

« Quant au reste, je n'y entends rien, et ne veux point passer pour y rien entendre. »

« Je ne veux pas, par exemple , soutenir que par les deux harmonies on doive entendre deux intervalles musicaux : car le mot grec comporte maint autre usage différent ; et, d'ailleurs, je ne conçois pas ce que peut être une harmonie carrée, car ce mot est incontestablement équivalent à ἰσάκις ἴσην. De même, pour moi, il n'est rien moins que certain que ἰσομήκη soit la même chose que ἰσάκις ἴσην ; au contraire, le sens pourrait bien être que la seconde harmonie est de même longueur que la première , et l'addition , « τῇ προμήκει δέ, » signifierait ensuite que la première ne doit pas être construite carrément, mais dans une forme oblongue. Pour ce qui regarde le diamètre rationnel exprimable de 5, quoiqu'il soit juste de dire que par diamètre d'un nombre il faille entendre la racine de son double carré, ce nombre, par rapport à 5, est inappréciable ou irrationnel ; ainsi, sous le mot rationnel ou exprimable, on peut difficilement entendre autre chose que la racine du carré de deux fois 25 à une unité près, c'est-à-dire 7. Et, quant à la formule, δεομὲνων ἑνὸς ἑκάστων, de savoir si elle s'applique à la diminution du carré, ou si elle contient l'avertissement de raccourcir y d'une unité, c'est ce qui est pour moi entièrement douteux. Si l'on voulait prendre à la rigueur l'expression suivante, ἀρρήτων δὲ δυεῖν, il faudrait la rapporter aux mots qui précèdent, διαμέτρων ῥήτων πεμπάδος, mais alors cela introduirait un élément irrationnel dans le nombre. Mais je me croirais d'autant moins excusable d'avoir substitué ici quelque chose arbitrairement, qu'il reste encore la possibilité de construire cette expression prise ensemble avec la précédente, de telle sorte qu'on devrait diminuer de un les diamètres rationnels de cinq, et de deux les diamètres irrationnels; en ce cas, la fraction infinie serait prise pour une unité, et les deux diamètres se rapporteraient ainsi au nombre six. »

« Enfin, quant au dernier point , savoir, comment avec ces élémens et les cent cubes de trois, ἑκατὸν κύβων τριάδος, on peut construire l'harmonie d'égale longueur, ἰσοήρη… ἁρμονίαν, je n'ai nul éclaircissement à donner là-dessus, et la traduction ne pouvait que reproduire le texte de la manière la plus incertaine possible. »

« Ainsi, que ce problème demeure encore réservé à la bonne fortune de quelque autre ; pour moi je ne puis le considérer comme résolu par les travaux tentés jusqu'ici ; et je me trouverais heureux si les soupçons que je viens d'énoncer, donnent lieu à quelque nouvelle tentative de la part d'un connaisseur. »

PAGE 133. — D'autre part, craindre, etc… BEKKER, p. 384 : τὸ δέ γε φοβεῖσθαι…

Si le plus grand nombre de manuscrits donnent τῷ φοβ., il y en a plusieurs, et de très bons, qui donnent τὸ φ., leçon beaucoup plus d'accord avec la construction de la phrase et avec τὰ πόλλα τῶν τοιούτων. Il est donc inutile de supposer une anacolouthie, avec Schneider, quand sans cela il se présente un sens naturel et satisfaisant. Il ne faut pas alléguer le τῷ μέν de la phrase précédente, parce que cette tournure est aussi nécessaire avec μιμήσεται, que τὸ φοβ. avec τὰ πόλλα ἴδια ἔξει. — Je maintiens contre Ast ἁπλουστέρους, que donnent tous les manuscrits. Les caractères simples sont estimables, mais il ne faut pas, dit Platon, qu'ils le soient trop non plus, comme par exemple des guerriers qui ne seraient que guerriers. Τοὺς πρὸς πόλ. explique très bien ἁπλουστέρους, des hommes spéciaux, comme on dirait aujourd'hui, mais qui pourtant ne doivent pas l'être trop; — Bekker fait une construction assez bizarre en mettant une virgule après αὖ(αὐτὴ ἑαυτῇ αὖ) ; ce qui, d'ailleurs, donne un sens qui ne vaut rien. Il s'agit de gouvernemens faits uniquement pour la guerre et non pas de gouvernemens en guerre avec eux-mêmes. C'est un vrai contre-sens, et je tiens ici contre Bekker, avec Schleiermacher, Stallbaum et Schneider.

PAGES 136-137. — Quand on les attaque devant les tribunaux dans des affaires civiles ou politiques. BEKKER, p. 387 : λοιδορούμενον ἰδίᾳ τε ἐν δικαστηρίοις καὶ δημοσίᾳ.

Ἐν δικαστηρίοις est placé de telle sorte qu'on ne peut le rapporter exclusivement ni à δημοσίᾳ, comme l'ont fait Ast et Schleiermacher, ni à ἰδίᾳ ; je le rapporte à l'un et à l'autre.

PAGE 147. — Il n'y a pas d'apparence ; autrement il n'aurait pas pris un guide aveugle. BEKKER, p. 396 : οὐ γὰρ ἂν τύφλον ἡγεμόνα τοῦ χοροῦ ἐστήσατο.

Le chœur, chez les anciens, ne chantait pas seulement ; il faisait sur le théâtre des marches et des mouvemens que le chef devait bien voir pour les bien diriger ; de façon qu'un aveugle aurait été un très mauvais chef de chœur. La métaphore ne peut se traduire en français. Stallbaum subtilise fort mal à propos : τοῦ χοροῦ eleganter de cœteris cupiditatibus dictum. — Καὶ ἔτι μάλα εὖ, ἦν δὲ ἐφώ· τὸ δὲ σκώπει. Cette leçon est très bonne, soit qu'on lise μάλιστα, ou μάλα. Schneider propose la plus triste correction : ἡγεμόνα τοῦ χοροῦ ἐστήσατο καὶ τίμᾳ μάλιστα, liant deux phrases qui doivent rester séparées et les gâtant toutes les deux. Ce n'est pas la peine d'afficher un système de littéralité si sévère, pour se permettre de pareils écarts.

PAGE 149. — Comme il craint d'éveiller en lui-même les passions prodigues , et d'en faire ses auxiliaires, mais aussi des rivales dangereuses de sa passion dominante. BEKKER, p. 397 : καὶ ξυμπαρακαλεῖν ἐπὶ ξυμμαχίαν τε καὶ φιλονεικίαν…

Grou : II craint… de les appeler à son secours dans la dispute. Mais on ne voit pas pourquoi notre homme craindrait d'appeler les passions prodigues à son secours, dans une querelle où il a besoin d'elles pour vaincre. J'entends que l'avare craint d'appeler à son secours les passions prodigues, parce que, en s'en faisant des auxiliaires (ξυμμαχίαν), relativement au combat, au concours dans lequel il est engagé, il s'en ferait aussi des ennemis, relativement au désir qu'il a de s'enrichir. La dépense le servirait d'un côté et lui nuirait de l'autre. Remarquez la locution de τε καί, qui a presque toujours une signification assez énergique. Enfin, ce qui est décisif, cette phrase doit être, pour l'homme oligarchique, ce qu'est pour l'Etat oligarchique la phrase qui précède, page 391 : τὸ ἀδυνάτους εἶναι ἴσως πόλεμόν τινα πολεμεῖν διὰ τὸ ἀναγκάζεσθαι ἢ χρωμένους τῷ πλήθει ὡπλισμένῳ δεδιέναι μᾶλλον ἢ τοὺς πολεμίους…, c'est-à-dire que l'Etat oligarchique craint à la fois de ne pas appeler le peuple à son secours contre ses ennemis, et en même temps de l'appeler à son secours, de peur de le voir se tourner contre lui. L'alternative marquée dans cette phrase par ἤ… ἤ… est résumée ici par τε καί. La répétition de ὀλιγαρχικῶς, dans les deux phrases, rend leur rapport manifeste, ainsi que le sens qui en dérive. Peut-être les autres traducteurs, Ficin [ad propugnandum contendendumque) ; Ast [ad auxilium ferendum, certandique studium) ; et Schleiermàcher [zum Bündniss und Wetteifer) ont-ils déjà entendu ceci comme moi ; mais leur littéralité, qui ne compromet pas le traducteur, n'éclaire point assez le lecteur. Schneider qui relève ici les variantes les plus indifférentes des manuscrits, aurait bien pu dire un mot sur un point qui n'est pas sans importance.

PAGE 151. - Cependant ces usuriers avides, tout attachés à leur affaire et sans paraître voir ceux qu’ils ont ruinés… Bekker, p. 398-399 : οἱ δὲ δὴ χρηματισταὶ ἐγκύψαντες, οὐδὲ δοκοῦντες τούτους ὁρᾷν…

Faut-il entendre ἐγκύψαντες au propre ou au figuré ? Il se prend volontiers dans les deux sens. Ici je préfère le figuré, avec tout le monde, excepté Schneider, qui dit : Demisso capite inter cives versantium et innocentiæ specie prœdam captantium. Mais il s’agit de dureté et d’âpreté au gain, et non d’hypocrisie. Platon ne veut pas peindre des usuriers honteux, tremblans devant celui qu’ils ruinent, mais des oligarques aussi altiers qu’avides, marchant à leur but sans pitié, sans faire attention à ceux qu’ils ruinent, et faisant tout autant de nouvelles dupes qu’il s’en présente.

Page 158. — Mais le désir qui va au-delà et se porte sur des mets plus recherchés. Bekker, p. 404 : τὶ δέ ; ἡ πέρα τούτων καὶ ἀλλοίων ἐδεσμάτων ἢ τοιούτων ἐπιθυμία.

J’entends, d’après la ponctuation de Bekker et l’interprétation très simple de Ast et de Stallbaum, le désir qui va au-delà de ces mets simples et nécessaires, et se porte sur des mets différent de ceux-là. Schleiermacher supposant probablement qu’on ne peut dire ἀλλοίος ἢ…, traduit ἀλλοίων ἢ τοιούτων… par : des mets étrangers ou d'autres semblables. Et Schneider semble avoir entendu, comme Schleiermacher, puisqu'il met une virgule avant ἢ τοιούτων. Cependant ἀλλοίος ἢ, diversus a, alius quam, est partout. Voyez le Lex. de Schneider.

PAGE 161. — Dans la première compagnie où on s'enivre de lotos. BEKKER, p. 407 : εἰς ἐκείνους τοὺς Λωτοφάγους ἐλθών…

Schleiermacher observe très bien qu'il ne peut s'agir ici des Lotophages d'Homère, Odyssée, IX, 94, lesquels étaient des hommes simples et innocens. Toute la force de cette expression, et de l'allusion, s'il y en a, doit porter sur le lotos, dont on ne pouvait manger, dit-on, sans oublier le passé, et par conséquent sans tomber dans l'extravagance. Le Scholiaste dit que les Lotophages sont là allégoriquement pour les maximes fausses et présomptueuses dont il a été parlé. Mais allégorie pour allégorie, je croirais plutôt qu'il s'agit ici, non des mauvaises opinions, mais des mauvais désirs, que l'on a comparés plus haut au miel des frelons, μελίτος κηφηνῶν. Ce miel dont notre homme avait goûté d'abord, il y revient et s'en enivre comme de lotos. Μωτοφάγους st ici à peu près pour κηφηνάς. Il est assez étonnant que Stallbaum et Schneider se taisent sur celle difficulté.

PAGE 165. — Voyons donc, mon cher ami, comment se forme le gouvernement tyrannique. BEKKER, p. 410 : τίς τρόπος τυραννίδος, ὦ φίλε ἑταῖρε, γίγνεται ;

Schneider prétend qu'il s'agit ici seulement du caractère et non de la formation de la tyrannie, et que yiyvsTat est là pour ἔστι, comme en beaucoup d'autres cas ; il soutient que si immédiatement après il y a ἐκ δημοκρατίας μεταβάλλει, cela n'est qu'un incident rapide après lequel vient le sujet véritable et annonce plus haut, savoir, ὁ τρόπος τῆς τυραννίδος. Tout cela est inexact : 1° γίγνεται est l'expression usitée dans tout ce livre pour marquer la formation des gouvernemens ; 2° la vraie question n'est pas ὁ τρόπ. τ. τ., mais comment de la démocratie vient la tyrannie. Elle vient de la démocratie, nul doute à cet égard ; là est l'incident ; mais comment en vient-elle ? Là est la question. Le mode de formation de la tyrannie n'est donc pas un incident, mais le sujet véritable de tout ce passage. Le sens est donc incontestable. Quant aux mots, peut-être sont-ils un peu altérés, comme le pense Schleiermacher ; mais peut-être aussi l'unanimité des manuscrits doit-elle nous engager à les maintenir. Τὶς τρόπος τυραννίδος γίγνεται est évidemment pour τινὰ τρόπον, ou bien τινὶ τρόπῳ τυρ… γίγ…, ou bien encore τὶς τρόπος ὦ τυρανν… γίγν. L'erreur de Stallbaum est de vouloir introduire cette interprétation dans le texte même.

PAGE 174. — De même lorsque le chef du peuple… BEKKER, p. 417 : ἆρ' οὖν οὕτω καὶ ὅς…

Parce que toute cette phrase est vive et poétique, Stallbaum en conclut que Platon avait sous les yeux quelque passage de poète ; mais il ne fait pas attention que Platon est un poète aussi, qui s'anime de sa propre verve. Je n'aurais pas relevé cette erreur si elle ne revenait plus d'une fois dans Stallbaum.

PAGE 182. — Le peuple, en voulant éviter, comme on dit, la fumée de la dépendance sous des hommes libres, tombe dans le feu du despotisme des esclaves, échangeant une liberté excessive et extravagante contre le plus dur et le plus amer esclavage. BEKKER, p. 424 : εἰς πῦρ δούλων δεσποτείας… δούλων δουλείαν…

Cette belle expression δούλων δεσποτείας est presque gâtée par la répétition ambitieuse et insignifiante δούλων δουλείαν. Je suis bien tenté de regarder le second δούλων comme transporté ici mal à propos de la phrase précédente par l'erreur de quelque copiste. Plusieurs manuscrits le suppriment ; mais il faut avouer que la plupart l'ont, et que nul critique ne l'a contesté ; seulement Grou et Schleiermacher le négligent et ne le traduisent pas.





LIVRE NEUVIEME.


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PAGE 185. — BEKKER, p. 426 : τὸ λογιστικόν… τὸ ἐπιθυμητικόν… τὸ θυμοειδές.

Ces expressions qui reviennent sans cesse dans Platon, ont passé de Platon dans les Alexandrins, de ceux-ci dans les Pères grecs, et des Pères grecs dans les Pères latins, lesquels les ont traduites en principium rationale, concupiscibile, irascibile, formules devenues presque les formules officielles de la théologie scholastique et même de la morale chrétienne. Il fallait à tout prix les éviter dans une traduction de Platon. Il en est résulté que de peur d'être chrétienne et scholastique, notre langue a été vague et incertaine, tandis que celle du philosophe grec, sans cesser d'être élégante, est fixe et bien arrêtée. La raison traduit assez bien τὸ λογιστικόν ; le désir, ou plutôt la passion, τὸ ἐπιθυμητικόν ; mais un équivalent fixe de τὸ θυμοειδές est bien difficile à trouver, quand on veut éviter le principe irascible. J'ai presque toujours traduit τὸ θυμοειδές par la colère, et toujours à regret, parce que la colère est déjà un défaut, une détermination particulière et vicieuse de cette tendance générale de l'ame qui, selon les circonstances, peut devenir la colère ou le courage, et toutes les passions bonnes ou mauvaises d'un certain ordre.

Page 187. — Car crois-tu qu'un pareil amour soit autre chose.... Bekker, p. 429 : τὸν τῶν τοιούτων ἔρωτα.

Je défendrais fort bien cette leçon avec les manuscrits, Schleiermacher et Schneider, et j'avertis que si j'ai eu l'air d'adopter la correction de Stallbaum, τὸν τοιούτων ἔρωτα, c'est uniquement pour la commodité de la traduction.

Page 191. — Cependant les sentimens d'honneur et de probité qu'il avait dès l'enfance… Bekker, p. 432 : δόξας ἐκ παιδὸς περὶ καλῶν τε καὶ αἰσχρῶν, τὰς δικαίας ποιουμένας…

Schleiermacher ne pouvant trouver un sens satisfaisant aux mots τὰς δικαίας ποιουμένας, les retranche. Stallbaum propose δόξας… δικάς ποιουμένας περὶ καλ. les opinions qui déterminent les jugemens sur le bien et le mal, leçon qui est dans plusieurs éditions avant Bekker et dans beaucoup de manuscrits. Mais Schneider observe qu'on ne dit guère δικάς mais δικὴν ποεῖσθαι, et il explique δικαίας ποιουμένας par ποιουμένας χρήστας, qui est plus haut, quæ probæ existunt. Je me range volontiers à ce sentiment. — Après ὥσπερ πόλιν, Stallbaum et Schneider sous-entendent κυβερνῶν, en le rapportant à μονάρχος ὦν. J'aime mieux sous-entendre ὁ τυράννος ἄγει, ce qui est plus dans l'antithèse générale de ce passage.

PAGE 194. — Restituons donc le parfait scélérat ; c'est celui qui réalise le portrait que nous venons de faire. Bekker, p. 434-435 : ἔστι δέ που, οἷον ὄναρ διήλθομεν, ὃς ἂν ὕπαρ τοιοῦτος ᾖ.

Schleiermacher, après Ficin, tire de ce passage un sens plus ingénieux que solide. Il entend que le parfait scélérat est celui qui, éveillé, est tel que l'on a dépeint l'homme rêvant. Ce sens a l'avantage de rattacher cette conclusion à l'ensemble de tout le morceau où domine cette idée profonde que le méchant est un homme qui, pendant l'état de veille, n'a pas plus d'empire sur lui-même que l'homme qui rêve. Mais d'abord on pourrait reprocher à cette conclusion d'être un peu trop identique à son principe, et de ne pas reproduire le progrès de la discussion. Ensuite le passage sur l'homme éveillé et l'homme dormant est déjà loin. Enfin, οἷον ὄναρ διήλθομεν ne peut guère vouloir dire οἷον διήλθομεν αὐτὸν εἶναι ὄναρ, mais le sujet d'ὄναρ doit être celui de διήλθομεν. J'ai donc suivi l'interprétation de Serres, Grou, Stallbaum : Tel en réalité que nous venons d'en tracer l'image. En effet , ὄναρ et ὕπαρ expriment souvent la simple opposition de la réalité et de l'image. Platon vient de parcourir tous les degrés de la scélératesse par pure hypothèse ; il lui est donc fort naturel de conclure que le vrai scélérat est celui qui ressemble à ce portrait. Une preuve encore que cette phrase n'est pas un simple résumé de ce qui a été dit sur la veille et sur les songes, c'est qu'elle se rapporte à une discussion toute différente, instituée dans le premier livre, et où Glaucon a souvent pris la parole ; voilà pourquoi il la reprend ici pour appuyer une conclusion conforme à la sienne. Schneider qui connaissait le dissentiment de Schleiermacher, et de Stallbaum, ne se prononce ni pour l'un ni pour l'autre.

PAGE 204. — Il y a lieu, ce me semble , à tirer de là une nouvelle démonstration. BEKKER, p. 443 : δίεξεται, ὡς ἐμοὶ δοκεῖ, καὶ ἑτέραν ἀπόδειξιν.

Tout le monde a pris δέξεται absolument, pour τὸ πρᾶγμα δέξεται, à peu près comme ἐνδέχεται. Il est évident que τὸ λογιστικὸν δέξ, que donnent la plupart des manuscrits, est une glose marginale sur ᾧ μάνθανει, qu'un copiste sans esprit aura transportée dans le texte hors de son lieu. Schneider défend en vain cette leçon ridicule.

PAGE 207. — Quant au philosophe… BEKKER, p. 445 : τὸν δὲ φιλόσοφον…

Bekker, d'après les manuscrits, construit très bien cette phrase. 1° Il n'y a point ici d'interrogation. Platon s'exprime et devait s'exprimer positivement sur la supériorité incontestable des plaisirs des philosophes, comparés aux autres plaisirs ; et on ne voit pas pourquoi , lorsqu'un sens aussi naturel sort de la leçon des manuscrits, Stallbaum s'avise d'une correction hypothétique comme celle de μὴ οἰώμεθα au lieu de ποιώμεθα. 2° L'addition οὐδέν, dans quelques manuscrits et dans quelques éditions, anciennes et nouvelles, prouve seulement que ces copistes et ces éditeurs n'ont pas saisi l'économie de la phrase de Platon. Avec cette addition gratuite, ils se sont mis dans l'impossibilité de comprendre cette expression : τῆς ἡδονῆς οὐ πάνυ πόρρω, et ils ont été forcés de l'altérer , jetés ainsi d'une hypothèse dans une autre. 3° Avec Schleiermacher, contre Schneider, j'entends νομίζειν τὰ ἄλλας ἡδονὰς τῆς ἡδονῆς οὐ πάνυ πόρρω, penser que les autres plaisirs ne vont pas bien loin dans le plaisir. En effet, ces plaisirs sont superficiels et passagers ; le Philèbe explique parfaitement ce défaut ici reproché aux plaisirs ordinaires, et relève ceux de la science, comme plus profonds et plus durables. Stallbaum change οὐ en οὔσας  : νομίζειν οὔσας πάνυ πόρρω τῆς ἡδονῆς, ce qui est exagéré et beaucoup moins élégant que la phrase de Platon. Schneider suppose que cet οὐ, malgré sa position, se rapporte indirectement à ποιώμεθα, et cela dans le seul but d'obtenir une interrogation, laquelle n'est nullement nécessaire : Ne supposerons-nous pas que le philosophe regarde les autres plaisirs comme très loin du plaisir ? Exagération vulgaire dans laquelle était déjà tombé Stallbaum. Ainsi, le sens que donnent toutes ces corrections arbitraires est défectueux, tandis que celui qui repose sur la grande majorité des manuscrits est beaucoup plus satisfaisant. Ce n'était donc pas la peine de changer le texte ; il eût mieux valu l'étudier et le comprendre.

PAGES 223-224 — BEKKER, p. 456-457.

Sur un passage aussi controversé j'ai conserve provisoirement la traduction de Grou, mais sans vouloir la défendre dans toutes ses parties. Je pense même qu'il est possible de tirer de ce passage un sens beaucoup plus simple, et qui a écbappé aux commentateurs par sa simplicité même.

Pour rendre plus frappante la supériorité du bonheur du roi sur le bonheur du tyran, Platon la traduit, sous forme d'exemple, par une expression arithmétique qui se convertit d'elle-même en une expression géométrique. Cette transition de l'arithmétique à la géométrie est le nœud de la difficulté, laquelle porte sur κατὰ τὸν τοῦ μήκους ἀριθμόν, mineure du raisonnement dont ἐπίπεδον ἄρ' est la conclusion.

Platon a établi d'abord que le tyran est éloigné du vrai plaisir le triple du triple, c'est-à-dire 9, d'où il suit qu'il est 9 fois moins heureux que le roi. Mais il ne s'en tient pas à ce simple rapport, bien que 9 soit déjà un carré, le carré de 3, τριπλάσιον τριπλασίου, et pour mieux faire ressortir la différence du bonheur du tyran et de celui du roi, il considère 9 comme un nombre à la première puissance qu'il élève successivement à la seconde et à la troisième, c'est-à-dire au carré et au cube, ce qui donne 9, 81, 729.

Suivons cette opération et expliquons-la dans le texte même :

Τριπλασίου ἄρα… le tyran est donc éloigné du vrai plaisir le triple du triple, c'est-à-dire 9 ; ici pas la inoindre difficulté.

Ἐπίπεδον ἄρ', ἔφην, ὡς ἔοικε, τὸ εἰδωλον κατὰ τὸν τοῦ μήκους ἀριθμὸν ἡδονῆς τυραννικῆς ἂν εἴη : D'après ce nombre linéaire, le fantôme du plaisir du tyran serait donc un carré. En effet, ἐπίπεδον ἄρ' est évidemment ici une conclusion de κατὰ τὸν τοῦ μήκους ἀριθμόν, qui résume ce qui précède, et par conséquent représente le nombre 9. La forme corrélative des deux phrases qui commencent, l'une par τριπλασίου ἄρα…, l'autre par ἐπίπεδον ἄρ'…, indique assez leur intime liaison. Ἐπίπεδον ἄρ'… qui se trouve en tête de la seconde, se rapporte et ne peut se rapporter qu'à la précédente dont il est la conclusion.

Platon donne déjà une idée convenable de la distance qui sépare le bonheur du roi de celui du tyran, en faisant observer que 9 est un carré. Que sera-ce donc en élevant ce nombre lui-même au carré, puis au cube, κατὰ δὲ δύναμιν καὶ τὴν τρίτην αὔξην ! Là est la transition de l'arithmétique à la géométrie. Platon, il est vrai, ne dit pas qu'il va construire une surface, puis un solide ; mais il s'élève à deux nombres qui sont, l'un, l'expression d'un carré, d'un plan, d'une surface ; l'autre, l'expression d'un solide, d'un cube, et qui représentent d'une manière plus frappante les termes qu'il compare.

Dans l'enfance des sciences mathématiques, l'arithmétique s'appuyait sur des figures géométriques ; et nous voyons, d'après le Scholiaste et le passage célèbre du Théétète, que μῆκος signifie simplement un nombre qui n'est considéré ni comme carré ni comme cube, c'est-à-dire un nombre qui n'a qu'une seule dimension, la longueur. On dit encore aujourd'hui les dimensions d'un nombre, et un nombre linéaire pour un nombre racine ; cette expression traduit parfaitement τὸν τοῦ μήκους ἀριθμόν. Suivant le Scholiaste lui-même, un nombre considéré comme μῆκος et πλάτος nous donne le carré, une surface, un plan, c'est-à-dire un nombre qui a deux dimensions, longueur et largeur ; enfin μῆκος, πλάτος et βάθος donnent le cube, le solide, ou un nombre qui a les trois dimensions, longueur, largeur et profondeur.

Cela prouve que 9 est considéré sous deux points de vue, comme carré de 3, ἐπίπεδον, et comme nombre linéaire, qui a une seule dimension, la longueur, μῆκος, et que Platon va élever successivement au carré et au cube, κατὰ δὲ δύναμιν καὶ τὴν τρίτην αὔξην, négligeant ici les expressions géométriques πλάτος et βάθος, pour les expressions arithmétiques δύναμιν et αὔξην, ce qui donne toujours le même résultat, et ce qui est identique au fond, d'après la corrélation intime des deux sciences et la similitude de leur terminologie (nombre linéaire, carré, cube).

Telle est l'explication que nous proposons et qui nous semble la plus naturelle et la plus conforme au texte.

Grou a traduit : « Par conséquent le fantôme de plaisir du tyran, à le considérer selon sa longueur, peut être exprimé par un nombre plan. » Cette traduction a d'abord l'inconvénient d'être peu claire en français ; on ne sait pas trop ce que veut dire « le fantôme de plaisir du tyran, considéré selon sa longueur, et qui donne un nombre plan. » Il n'y a pas d'analogie entre ces termes, et ἐπίπεδον semblerait se rapporter à la phrase qui suit , au lieu de se rapporter à la phrase qui précède. Toutefois Grou a fort bien entrevu le passage de l'arithmétique à la géométrie, et il en a donné dans sa note une explication assez satisfaisante ; mais il a, ce nous semble, exagéré ce rapport, indiqué par les mots κατὰ τὸν τοῦ μήκους ἀριθμόν, mais qui ne se continue pas dans les termes de la phrase suivante, où paraissent les expressions arithmétiques δύναμις et αὔξη, bien que le résultat soit le même, comme nous l'avons montré plus haut. Nous corrigerons donc la phrase de Grou, et traduirons κατὰ τὸν τοῦ μήκους ἀρίθμόν par « d'après ce nombre linéaire, » qui reproduit fidèlement la transition de l'arithmétique à la géométrie marquée dans le grec.

Schleiermacher, tout en signalant le sens que nous avons adopté pour ἐπίπεδον, n'a pas cru devoir l'adopter, et il rapporte ἐπίπεδον, non pas à la phrase qui précède, mais à celle qui suit. Ἐπίπεδον n'est plus 9 carré de 3, mais 81 carré de 9. La construction de la phrase nous semble s'opposer formellement à cette interprétation. Ἐπίπεδον placé en tête de la phrase, avec ce signe de conclusion ἄρ’, indique un rapport intime avec ce qui précède, ainsi que nous croyons l'avoir démontré. Schleiermacher explique encore κατὰ δὲ δύναμιν καὶ τὴν τρίτην αὔξην : « D'après cette racine (Wurzel) et la troisième puissance. » Mais on prendrait alors δύναμις comme synonyme de κατὰ τὸν τοῦ μήκους, traduit lui-même par racine, ce qui paraît assez singulier. Notre explication nous semble plus naturelle. Le fantôme du plaisir du tyran exprimé par 9, nombre linéaire, κ. τ. τ. μ. ἀριθμόν, est déjà un carré, ἐπίπεδον, le carré de 3 ; puis on élève ce nombre au carré et au cube, on le multiplie par lui-même, κατὰ δύναμιν, et on l'élevé à la troisième puissance, κατὰ τὴν τρίτην αὔξην.

Au reste, pour défendre le lecteur contre notre propre explication, nous joindrons ici celles du Scholiaste, de Grou et de Schleiermacher, avec de courtes observations.

Extrait du Scholiaste. — « Soit le bonheur du roi représenté par l'unité (κατὰ τὴν μονάδα αὐτήν) ; celui de l'oligarque par 3, l'unité ayant été multipliée par 3 ; et celui du tyran par 9, 3 ayant été multiplié par lui-même. Le tyran est donc éloigné du véritable bonheur le triple du triple, ce qui donne 9. Ce nombre 9 est donc un nombre plan (ἐπίπεδον) , comme produit de la longueur qui est 3 , et de la largeur qui est 3 elle-même. Platon appelle puissance (δύναμις) ce nombre 3, comme multipliant la monade ou l'unité ; ce nombre 3 est multiplié par lui-même, ce qui donne 9, et ce nombre 9 est multiplié par 3, ce qui donne 3, puis 9, puis 27. Il appelle troisième puissance (τρίτην αὔξην) la multiplication du nombre 9 par la puissance (δύναμις) 3, ce qui donne 27 ; 27 est donc un nombre solide. La seconde puissance (δεύτερα αὔξη) est la multiplication de 3 par lui-même, ce qui donne 9, ou un plan pour la largeur, comme la première puissance était l'unité multipliée par 3, ce qui faisait la longueur (μῆκος). Il ne restait plus qu'à achever la multiplication de 27 par lui-même pour avoir 729. »

Cette explication du Scholiaste nous semble inadmissible ; l'opération par laquelle il passe du nombre 27 à 729 n'est pas dans le texte. Platon dit bien : Vous aurez 729, l'opération ou plutôt la multiplication terminée , τελεωθείσῃ τῇ πολλαπλασιώσει. Mais quelle est cette multiplication ? celle de 27 par lui-même, comme l'entend le Scholiaste ? Cela ne se peut ; cette opération n'est pas si simple que Platon n'eût dû l'indiquer d’une manière précise, si telle avait été sa pensée. D'ailleurs l'expression τελευθείσῃ suppose une opération indiquée déjà, laquelle se rapporte évidemment à κατὰ δὲ δύναμιν καὶ τὴν τρίτην αὔξην. Nous maintenons qu'il s'agit de 9 multiplié par lui-même et élevé à la troisième puissance, ce qui donne pour le carré 81, et pour le cube 729.

Notons toutefois deux explications de mots fort importantes, données par le Scholiaste.

Par δύναμις il entend un nombre qui multiplie l'unité, ou un nombre à la première puissance ; ainsi 3 qui dans le passage de Platon multiplie la monade ou l'unité. Ce sens est adopté par Schleiermacher.

Μῆκος. De plus, ce nombre lui-même, en tant qu'à la première puissance, est justement ce qui fait la longueur, τὸ μῆκος ; il ne représente qu'une dimension ; en d'autres termes , c'est un nombre linéaire, pour nous servir de la terminologie correspondante à τὸν τοῦ μήκους ἀριθμόν. On voit ici l'alliance intime de l'arithmétique et de la géométrie. Que donne un nombre multiplié par lui-même ? un carré, un plan ; il y a là deux dimensions comme il y a deux nombres, μῆκος et πλάτος, longueur et largeur, et par conséquent un ἐπίπεδον. Enfin, en élevant un nombre à la troisième puissance, on obtient un solide, un cube ; nous avons trois nombres et par conséquent trois dimensions, μῆκος, πλάτος et βάθος, longueur, largeur et profondeur.

Les expressions arithmétiques carré et cube sont empruntées elles-mêmes à la géométrie, et le nombre linéaire ou nombre à la première puissance est, comme nous l'avons dit, la traduction exacte du grec τοῦ μήκους ἀριθμός.

Note de Grou. — « Le bonheur du tyran a trois fois moins de réalité que celui de l'oligarchique; celui de l'oligarchique en a trois fois moins que celui du roi ; le bonheur du tyran a donc neuf fois moins de réalité que celui du roi. Le nombre neuf est un nombre plan, puisque c'est le carré de trois. Ensuite Platon considérant ces deux bonheurs, l'un réel, l'autre apparent, comme deux solides, dont toutes les dimensions sont proportionnelles, et leurs distances de la réalité, 1 et 9, comme une de leurs dimensions ; leur longueur, par exemple, multiplie chacun de ces nombres deux fois par lui-même, pour avoir le rapport de ces deux solides, qui par là se trouve être celui de 1 à 729, c'est-à-dire que le bonheur du tyran est 729 fois moindre que celui du roi. Ce calcul est fondé sur ce théorème de géométrie : Les solides , dont toutes les dimensions sont proportionnelles, sont entre eux en raison triplée, ou comme les cubes d'une de leurs dimensions. »

Le vice déjà signalé de cette interprétation est la prédominance du point de vue géométrique sur le point de vue arithmétique, lequel est le vrai, alors même qu'il est exprimé par des termes empruntés à la géométrie.

Voici maintenant la note de Schleiermacher, dont je reconnais toujours les vues ingénieuses et profondes, alors même que je ne puis pas les partager.

« C'est à Platon lui-même à justifier cette prétention, de déterminer par un nombre la différence entre la condition du tyran et celle de l'aristocrate ou du roi. Platon était lié par un principe qu'il a soutenu de toute son autorité, savoir, qu'en toute chose il n'y a de véritablement scientifique que ce qui contient les conditions de la mesure et du nombre. Il ne nous appartient ici que d'éclaircir autant que possible en lui-même le calcul dont il s'agit : encore pourrons-nous difficilement parvenir à donner toute satisfaction sur ce point. »

« Premièrement, la question étant de savoir de combien le tyran est éloigné du roi, il serait naturel de mesurer les intervalles : au lieu de cela, ce sont les rangs que l'on compte. Ainsi, au lieu de dire, du roi au timocrate une longueur, du timocrate à l'oligarque une seconde longueur, de sorte que l'oligarque s'éloigne du roi de deux intervalles ; on dit : le roi est le premier, le timocrate le second et l'oligarque le troisième. Ensuite on ne poursuit pas même ce compte d'après lequel il faudrait dire que le démocrate est le quatrième et le tyran le cinquième : on s'arrête à l'oligarque, et sur ce motif qu'entre l'oligarque et le tyran il n'y a qu'un seul intermédiaire, de même qu'il n'y en avait qu'un entre le roi et l'oligarque ; on dit maintenant que l'oligarque est au tyran dans le même rapport que le roi est à l'oligarque ; d'après quoi le tyran devient 9, comme l'oligarque était 3 ; mais évidemment le calcul ne vaut rien, puisqu'il transforme le rapport de 1 à 5 en celui de 1 à 9. Mais admettons que telle est la distance du tyran à partir du point où est placé le véritable plaisir, ou le roi ; maintenant, par un nouveau procédé, tout aussi arbitraire, il nous faut mesurer, comme une surface, le fantôme de plaisir propre au tyran. Mais la phrase même où cela est énoncé (ἐπίπεδον ἄρ', ἔφην, etc.) me paraît encore susceptible d'une double interprétation. D'une part, il se peut qu'elle ne soit qu'une explication de ce qui précède, et qu'ainsi elle se réduise à considérer le nombre neuf sous un nouveau point de vue, savoir, comme étant un carré élevé sur trois, et c'est en ce sens que le Scholiaste paraît l’entendre[9]. D’autre part, il se peut aussi qu’il faille élever une surface [eine Fläche] sur ce même nombre neuf : et cette surface peut consister soit en neuf fois neuf, ou bien aussi en trois fois neuf, à raison de ce que trois est la racine de neuf. Car bien que nous rencontrions ici les deux expressions μῆκος et δύναμις, nous n’avons point à leur attribuer le sens qui leur est assigné dans le Théétète : on y voit en effet que μῆκος est pris pour racine rationnelle, et δύναμις pour racine irrationnelle ; tandis qu’ici δύναμις doit signifier évidemment une racine rationnelle, et par conséquent μῆκος peut, sans avoir aucun rapport à la formation d’un carré, être pris pour le nombre 9 représentant la distance une fois donnée ; et en ce cas le nombre de la longueur serait le nombre duquel résulte 9, c’est-à-dire 3, ce qui en surface donne 27. J’avouerai pourtant que quoique j’aimasse bien mieux avoir dès à présent le nombre 27, parce qu’il est la racine de 729, néanmoins je crois que partout où se rencontrent en une certaine connexion ces trois expressions, δύναμις, ἐπίπεδον, τρίτη, αὔξη, le mot ἐπίπεδον signifie le carré. Toutefois je ne voudrais pas entendre, comme le Scboliaste, le carré de 3, mais bien le carré de 9[10]. Car si on s’en tient à la racine 3, donnant pour triple multiplication (αὔξη, Vermehrung) 27, on n'arrive au résultat voulu ci-après, savoir 729, que par une opération qui elle-même n'est nullement donnée. Si, au contraire, c'est 9 qui est la racine, on n'a qu'a entendre les mots : κατὰ δύναμιν καὶ τρίτην αὔξην, par la racine et la troisième puissance, qui, d'ailleurs, n'offrent aucune difficulté, comme s'il y avait : Par la racine élevée à sa troisième puissance ; car 9 fois 81 font 729. Voici donc la progression que j'adopte : le nombre 9 est le chiffre de la distance du tyran, et celui d'après lequel sera calculé son plaisir et tout ce qui le concerne ; le plaisir tyrannique en lui-même est représenté par 81, et le montant total de la félicité du tyran par 729, bien entendu que ces quantités doivent être entendues comme négatives. »

« Demandera-t-on maintenant si la valeur totale du tyran, quant à la convenance, à la beauté et au mérite réel de son existence, serait 9.4, ou bien 729.2, qui équivaudrait à 9.6 ; c'est-là une grande question que je ne me hasarde pas à résoudre. »

« Socrate se vante ensuite d'avoir trouvé la un nombre tout-à-fait exact, προσήκοντα βίοις : il n'est guère probable qu'il ait autre chose en vue dans son énumération sur le temps, sinon que 729 est le double de 365 ; car on sait qu'en pareil cas une unité de moins n'était point comptée dans la pratique des Grecs. Cela même semble n'offrir qu'un jeu d'esprit assez insignifiant, puisque la vie des deux hommes que l'on compare, bien que sujette à la même mesure du temps, ne saurait recevoir de semblables proportions numériques. »

Je finis par une courte analyse du long commentaire du dernier interprète, Schneider.

« Pourquoi Platon va-t-il chercher un chiffre pour évaluer une valeur morale comme celle-là ? Schleiermacher dit que c'est parce que Platon a lui-même établi qu'il n'y a science que de ce qui se compte et se mesure. Mais ce même Platon a déjà expliqué mainte autre matière, incontestablement du domaine de la science, sans recourir aux nombres, par exemple, la nature de la justice et des autres vertus dans ses autres ouvrages ainsi que dans celui-ci. »

« Je ne croirai pas davantage, avec Stallbaum, que Platon a voulu plaisanter et gâter par un mauvais jeu d'esprit une discussion aussi grave. »

« J'aime mieux croire que ce philosophe, versé dans les mathématiques, a été induit, par une sorte d'analogie, à entrer dans ce procédé, afin de faire ressortir d'autant plus la grandeur de l'intervalle entre le roi et le tyran ; et afin de se séparer d'autant plus de l'opinion vulgaire qui admirait le bonheur de la tyrannie, et de graver le plus profondément possible dans les esprits la doctrine qu'il vient de développer. »

« De plus, il aura voulu faire remarquer, non pas à tout le monde, mais indirectement aux esprits exercés, la propriété cachée du nombre 729, à l'occasion de ce passage très commode pour cela : c'est pourquoi il aura choisi plutôt qu'un autre le nombre qui résulte du triple du triple. Ce nombre (729), en effet, est celui qui mesure l'année, le mois, le jour et la nuit, de telle sorte qu'il en résulte une division du temps très rapprochée de celle dont nous nous servons aujourd'hui : division dont la vérité se montre en même temps très clairement[11]. Si donc ce nombre étant posé, on demande de combien la vie du roi est plus heureuse que celle du tyran, on peut répondre que le roi a par minute autant de plaisir que le tyran par jour, et que les heures ou les jours et les nuits du premier égalent, sous ce rapport, les mois et les années du second. C'est là, selon moi, cette convenientia indiquée par Platon entre le nombre et la vie. Schleiermacher n'y comprenant rien, si ce n'est que 729 est le double de 365, a traité ceci de plaisanterie, par la raison que les personnages intermédiaires, qui vivent dans les mêmes mesures du temps, n'ont pas cependant un chiffre de distance qui convienne à ce rapport. »

Après cela Schneider en vient à la première difficulté de Schleiermacher. Celui-ci avait blâmé le calcul de la progression, qui disait roi 1, timocrate 2, oligarque 3, ce qui déjà ne fait que 2 distances ; puis démocrate 6, tyran 9, quand il n'y a au total que 5 termes et 4 distances. Schneider trouve tout simple que l'on calcule ainsi. Si on s'en étonne, c'est que plus haut on n'a pas compris comme il faut les mots ῶν νόθων εἰς τὸ ἐπείκενα ὑπερβὰς ὁ τύραννος. Ces mots veulent dire, selon Schneider, que le tyran ne connaît même pas les plaisirs faux. D'autre part, le roi qui ne connaît que les véritables ne connaît pas davantage les plaisirs faux. Cela étant, quand on arrive au troisième terme, il est juste de renforcer la progression, en supposant entre le troisième et le quatrième autant de distance qu'entre le premier et le troisième; et de même du quatrième au cinquième. Il termine par ἐπίπεδον ἄρα, et il approuve Schleiermacher de penser qu'il s'agit, non pas de ce que le nombre de longueur 9 est un carré (le carré de 3}, mais bien de ce que ce nombre pris comme racine fait d'abord un carré (multiplié par lui-même, 81) ; mais il en diffère en ce qu'il considère cette réflexion comme purement incidente et sans conséquence, et il croit que Platon, hoc quasi corollario inserto, en vient immédiatement à la formation du vrai nombre.






LIVRE DIXIÈME.


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PAGE 246. — On dit en effet qu’Homère, pendant sa vie même, fut étrangement négligé par ce personnage. BEKKER, p. 476 : ὡς πολλή τις ἀμελεὶα περὶ αὐτὸν ἧν ἐπ' αὐτοῦ ἐκείνου, ὅτε ἔζη.


La tautologie est ici par trop forte. Ou bien ὅτε ἔζη est une pure glose explicative de ἐπ' αὐτοῦ ἐκείνου, ou, si l’on conserve ὅτε ἔζη, il faut lire avec Heyne et Ast ἀπ' αὐτοῦ ou ὑπ' αὐτοῦ, comme il est dit un peu plus bas ἐτιμᾶτο καὶ ἠγαπᾶτο ὑπ' αὐτῶν. — Cet argument de la mauvaise conduite de Créophile, à l’égard d’Homère, est du même genre que celui du Gorgias, où Platon tourne contre Périclès et les autres politiques d’Athènes, l’ingratitude même de leurs concitoyens et les torts de leur propre famille.

PAGE 255. — Mais il me semble nécessaire d’examiner à présent ce qui a été omis pour lors.

Ici Grou avertit qu’il a mis à profit la traduction que Racine le père a faite de ce morceau sur la poésie ; mais il ne dit pas où il a vu et comment il s'est procuré cette traduction. Elle n'est imprimée nulle part, ou du moins elle a échappé à toutes mes recherches. Dans l'impossibilité de discerner ici ce qui est de Racine et ce qui est de Grou, j'étais condamné à traiter ce passage comme tous les autres, et à corriger la traduction existante, quel qu'en soit l'auteur, sur le texte de Platon.

PAGE 259. — Pour cette partie insensée de notre ame… BEKKER, p. 485.

Je lis avec Bekker et la grande majorité des Mss., τῷ ἀνοήτῳ… διαγιγνώσκοντι… γουμένῳ… εἰδωλοποιοῦντι… ἀφεστῶτι. Quoi qu'en dise Schleiermacher, εἰδωλοποιοῦντι est très vrai ; car c'est l'imagination, la folle de la maison, τὸ ἀνοήτον ψυχῆς, qui évoque les fantômes et les chimères ; voilà pourquoi elle est toujours bien loin de la vérité. Schneider conserve εἰδωλοποιοῦντι, mais il s'avise de lire ἀφεστῶσα au lieu de ἀφεστῶτι, bouleversant ainsi toute l'économie de la phrase, et trouvant le secret de s'éloigner à la fois de Schleiermacher et de Bekker.

PAGES 262-263… — Il faudra… accorder qu'Homère est le plus grand des poètes et le premier des poètes tragiques ; mais en même temps souviens-toi qu'il ne faut admettre dans notre république d'autres ouvrages de poésie que les hymnes à l'honneur des dieux et les éloges des grands hommes. BEKKER, p. 488 : καὶ ξυγχωρεῖν ῞Ομηρον ποιητικώτατον εἶναι καὶ πρῶτον τῶν τραγῳδοποιῶν, εἰδέναι δὲ ὅτι ὅσον μόνον ὕμνους θεοῖς καὶ ἐγκώμια τοῖς ἀγαθοῖς ποιήσεως παραδεκτέον εἰς πόλιν.

Cette phrase est positive et favorise singulièrement l'interprétation commune, qui rapporte à Homère le passage célèbre du livre III. Voyez la note du tome IX , p. 360.

PAGE 263… — Cette chienne hargneuse qui aboie contre son maître…BEKKER, p. 489 : ἡ λακέρυζα πρὸς δεσπόταν κυών…

Ces fragmens de poètes contre les philosophes sont repris et en quelque sorte résumés dans le XIIe livre des Lois, tom. VIII, pag. 398. On ignore à quels poètes ces différens traits satiriques sont empruntés ; mais ils ont bien l'air d'appartenir à l'ancienne comédie, dont on connaît les invectives contre la philosophie. Schneider pense qu'il s'agit plutôt des poètes lyriques que des comiques, parce que cette querelle est ici appelée ancienne, παλαῖα ; mais cette querelle pouvait être ancienne pour Platon et venir pourtant des comiques. En effet, les Nuées qui doivent avoir été précédées de pièces du même genre, sont, comme on sait, de vingt-cinq ans avant la mort de Socrate ; et de la mort de Socrate à la République il y a près de cinςuante ans, si l'on admet le calcul ordinaire que Platon avait trente ans à la mort de Socrate, et environ quatre-vingts quand il mourut, corrigeant encore la République. D'ailleurs Schneider a raison contre Schleiermacher, quand il se refuse à reconnaître dans le second fragment un mot de philosophe, peut-être d'Héraclite, dirigé contre un poète. D'abord cette conjecture de Schleiermacher est une pure hypothèse. Ensuite le sens général exige que ce soit ici un fragment et une invective de poète, afin que la poésie paraisse dans son tort, qu'il soit prouvé qu'elle a commencé les hostilités, et que la première elle a plus vivement attaqué la philosophie que Platon ne fait ici la poésie. La philosophie ne fait donc que répondre à des attaques, ce qui l'excuse. L'esprit de tout ce morceau est manqué si l'on suppose que Platon fait aussi mention de satires philosophiques ; et puis, les philosophes raisonnent et n'invectivent pas. On ne conçoit pas non plus comment μέγας ἐν κενεαγοριαῖσι s'appliquerait à un poète. Enfin, il faut τῶν Δία σόφων ὄχλος κρατῶν, et, malgré la singularité de la construction, faire de Δία le régime de κρατῶν, ce qui reproduit le reproche perpétuel de l'ancienne comédie contre la philosophie. Il est évident, contre Stallbaum et Ast, que ὅτι ἆρα πένονται est un fragment poétique et non pas une réflexion de Platon ; car cette réflexion serait assez sotte, prise au sérieux, et très peu piquante, si elle voulait être badine.

Page 271. — … meurent plus ou moins promptement, selon qu'ils sont plus ou moins mé- dians. Bfkker, p. 4°/5 : , καὶ ὑπ’ αὐτοῦ, τοῦ ἀποκτιννύντος τῇ ἑαυτοῦ φύσει, ἀποθνῄσκειν τοὺς λαμβάνοντας αὐτό, τοὺς μὲν μάλιστα θᾶττον, τοὺς δ’ ἧττον σχολαίτερον, ἀλλὰ μὴ, ὥς περ νῦν διὰ τοῦτο ὑπ’ ἄλλων δίκην ἐπιτιθέντων ἀποθνῄσκουσιν οἱ ἄδικοι.

Je construis : τοὺς λαμβάνοντας αὐτὸ ἀποθνήσκειν ὑπ' αὐτοῦ τούτου ἀποκτινύντος τῇ ἑαυτοῦ φύσει. Αὐτό et ὑπ' αὐτοῦ τούτου est l'injustice qui, reçue dans l'ame, tue par sa propre force. Ὑπ' αὐτοῦ τούτου est repris plus bas par διὰ τούτου, qui ne peut être que l'injustice. Il est étonnant queSchleiermaeher ait rapporté τῇ ἑαυτοῦ φυσ. à ἀποθνήσκειν, au lieu de le rapporter a ἀποκτιννύντος. Il est plus étonnant encore que Schleiermacher ait joint ensemble μάλιστα et θᾶττον, sehr früh, ainsi que ἧττον et σχολαίτερον, tandis qu'évidemment μάλιστα et ἧττον se rapportent à λαμβάνοντας, et θᾶττον et σχολαίτερον à ἀποθνήσκειν. Les plus méchans meurent plus vite, etc.

PAGE 279. — BEKKER, p. 502.

Les difficultés philologiques de ce mythe ont été successivement éclaircies. Les plus anciens Mss. et les meilleures éditions donnant Ἦρος et non Ἧρος, j'ai rétahli Er au lieu de Her. De même il faut Ardiée et non pas Aridée. Au lieu de ἐκ τοῦ οὐρανοῦ, j'incline, avec Schleiermacher, à déplacer ἐκ avant τοῦ οὐρανοῦ pour le transporter avant τῶν δεσμῶν, bien que Schneider ait donné de la leçon ordinaire une explication spécieuse. J'adopte, avec Stallbaum et Schneider, contre Bekker et Schleiermacher, la leçon εἰκοστὴν λαχοῦσαν ψυχήν, d'après l'autorité de Plutarche (Symp. IX, 5), lequel certainement n'a pu inventer εἰκοστὴν ; d'ailleurs il y a plus bas ἐν μεσοῖς δέ, ἐν ὑστατοῖς, ὑστατήν.

Quant au mythe en lui-même, il est probable que, comme celui du Gorgias et celui du Phédon, il repose sur une donnée première que Platon n'a pas faite, mais qu'il aura librement arrangée. J'ignore quelle est cette donnée, mais j'en admets l'existence ; et il est même vraisemblable que Platon l'aura recueillie dans ses courses du côté de l’Orient. Mais les circonstances de temps et de lieu sont ici tellement indéterminées, qu’il est impossible de se livrer à aucune conjecture raisonnable à cet égard. Je suis donc loin d’admettre les interprétations d’écrivains postérieurs, comme Clément (Stromat. V) et Eusèbe (Prœp. evang. XIII), qui voient dans Er l’arménien, Zoroastre, et qui citent à l’appui de leurs conjectures le commencement d’un livre de ce sage, livre évidemment apocryphe, et dont la source aura été précisément ce même passage de Platon. C’était un système pour les philosophes alexandrins, chrétiens on païens, de rapporter la sagesse de Platon à l’Orient ; les uns à la Judée, les autres à l’Égypte ou à la Perse. Il ne faut ni adopter légèrement, ni repousser entièrement ces relations aussi obscures dans le détail qu’incontestables dans le fond.

Quant à la partie astronomique de ce mythe, Schleiermacher en a fait le sujet d’observations aussi ingénieuses que solides, que nous mettrons à profit.

PAGE 284… — La lumière qui traverse route la surface de la terre et du ciel droite comme une colonne et semblable à l’Iris, etc.

Cette lumière ne peut être autre chose que la voie lactée ; cette zone fait aux deux pôles l’office d arc-boutant et assure leur solidité. Il serait trop rigoureux d'insister sur ce que la voie lactée ne passe qu'un peu à côté du pôle et non au pôle même. L'image d'une colonne n'est relative qu'au point de vue sous lequel ce vaste cercle se présente aux regards des ames vovageuses.

Le fuseau de la nécessité est l'emblème du système du monde étoile. Pour concevoir cet emblème, il faut se placer en dehors du plan de notre équateur, et prolonger l'axe du monde de manière que le diamètre de ce cercle, dont le centre est la terre, soit à l'axe, comme le petit axe du fuseau est à son grand axe. Ensuite, il faut se représenter le fuseau sous une forme assez différente de celle qu'on lui donne de nos jours. Ce n'est ni comme en certains pays, par exemple en Allemagne, une forme analogue à celle d'un 8, ni comme en France, une forme parabolique pointue aux deux exextrémités ; c'est plutôt une tige de grosseur uniforme, vers le milieu de laquelle est fixé le peson en forme de sphère creuse. Cette sphère contenant sept autres sphères concentriques, représente les diverses sphères des planètes ou les divers étages du ciel tournant autour de la terre, fixée à l'axe même du fuseau.

De ces huit sphères concentriques, la première, extérieurement, est celle des étoiles fixes ; la seconde, celle de Saturne ; la troisième, celle de Jupiter ; la quatrième, celle de Mars ; la cinquième, celle de Mercure ; la sixième, celle de Vénus (voir dans le Timée, Bekker, pag. 38, un passage où Platon commet la même erreur sur l'ordre des planètes : il aurait fallu placer Vénus au-dessus de Mercure); la septième, celle du Soleil ; et la huitième, celle de la Lune ; la Terre étant sur l'axe même du système. C'est d'en haut que ces sphères doivent être considérées, pour qu'on aperçoive leurs bords, ou les zones qui les terminent, lesquelles doivent se trouver nécessairement à l'équateur de chaque sphère. Ces bords lumineux et diversement colorés ne sont autre chose, selon Schleiermacher, que l'éclat varié des planètes (en y ajoutant au degré supérieur le zodiaque), dont le mouvement circulaire est assez rapide pour former un ruban continu, comme le charbon allumé auquel on fait décrire le même cercle en peu d'instans. Quant à la largeur inégale de ces rubans, elle tient à ce que les planètes et le zodiaque, au lieu de parcourir l'équateur même de leur sphère et de tout le système, sont diversement inclinés à cet équateur. On voit que les couleurs de ces rubans répondent à celles des astres eux-mêmes. Le zodiaque offre une couleur variée, à raison des étoiles de nuances diverses dont il se compose. Le septième cercle, celui du Soleil, est très éclatant ; le huitième, celui de la Lune et de la Terre, se colore de son éclat. La nuance un peu jaune du deuxième et du cinquième est bien celle de Saturne et de Mercure. La blancheur du troisième et la rougeur du quatrième caractérisent parfaitement l'aspect de Jupiter et celui de Mars. Enfin, la pâleur de Saturne est plus froide que celle de Vénus, et c'est ce qui est dit à peu près du deuxième et du sixième cercle. Le troisième cercle est donné comme le plus blanc, ce qui est vrai de Jupiter.

PAGE 285. — Le fuseau tout entier roulait sur lui-même d'un mouvement uniforme, et les sept pesons concentriques intérieurs se mouvaient lentement dans une direction contraire…

On reconnaît ici le mouvement des planètes en sens contraire de celui du zodiaque, et la vitesse comparative des planètes. Seulement une vitesse semblable est attribuée au Soleil, à Mercure et à Vénus. La même erreur se retrouve dans le Timèe, et elle tient à ce que les anciens considéraient la révolution de Mercure et de Vénus, comme s'accomplissant autour de la Terre avec celle du Soleil, dont ces planètes ne cessent point d'être assez voisines à nos regards.

PAGE 286. — Sur chacun de ces cercles était assise une Sirène , qui tournait avec lui, faisant entendre une seule note de sa voix, toujours sur le même ton ; mais de ces huit notes différentes résultait un seul effet harmonique. BEKKER, p. 508.

Tous les anciens ont commenté ce passage. Il s'agit ici évidemment du rapport établi par les Pythagorciens entre l'astronomie et la musique, entre les huit sphères célestes et les huit notes de l'octachorde. Il suffirait de ce passage pour démontrer le caractère pythagoricien de la partie astronomique de ce mythe.

Ibid. — Lachésis chantait le passé, Clotho le présent, Atropos l'avenir. Clotho touchant par intervalle le fuseau, de la main droite, lui faisait faire la révolution extérieure; pareillement Atropos, de la main gauche, imprimait le mouvement aux pesons du dedans…

Note de Schleiermacher. — « Clotho, la parque du présent, imprime le mouvement circulaire au zodiaque et au reste des étoiles fixes. Atropos, qui chante l'avenir, met en jeu les cercles planétaires, entre lesquels s'opèrent les conjonctions et les oppositions, qui, selon le Timèe, annoncent aux hommes instruits les événemens futurs. »

Ibid. — Ensuite ayant pris sur les genoux de Lachésis les sorts et les différentes conditions humaines.

Note de Schleiermacher. — « Lachésis est la parque du pass. C'est en effet du sein du passé que chaque être vivant reçoit primitivement son lot. Chaque ame qui naît doit avoir déjà vécu, non-seulement parce que le nombre des âmes n'augmente point, mais encore parce que les diverses formes de la vie humaine doivent constamment rester les mêmes, en raison de cette harmonie de l'histoire avec le retour régulier et périodique des mouvemens célestes ; seulement chaque ame est libre de choisir sa prochaine carrière sur une quantité tantôt plus, tantôt moins considérable, offerte à son choix. »

« Si on observe que les conditions de vie mâle et femelle sont proposées indifféremment à toutes les âmes, et que les aines elles-mêmes ne sont point classées par sexe, on peut faire réflexion que cela répond tout-à-fait à ce qui a été réglé dans la constitution de l'État, et cela est autant pythagorique que socratique. Que s'il est déjà un peu embarrassant pour nous de voir les âmes ne devenir mâles et femelles qu'en conséquence seulement du choix du corps auquel elles s'unissent, et non en vertu de leur nature, combien n'est-il pas pour nous plus étrange encore de voir cette confusion absolue des âmes d'hommes et d'animaux, de sorte quelles passent de l'un à l'autre de ces états, uniquement par l'effet de leur propre choix ? Seulement ce ne serait pas entendre Platon, que de supposer que dans son sens toutes les âmes sont indifférentes, en tant que non raisonnables, et que la raison n'arrive à celles qui deviennent hommes, qu'au moyen de l'organisme humain : au contraire, sa pensée devait être que les âmes des bêtes, immortelles aussi, ont part à la raison, sauf l'impossibilité pour elles de la manifester dans un corps qui est, bien plus que le corps humain, une prison et un tombeau. C'est en effet un point assez établi, d'ailleurs, que Platon attribuait aux animaux la raison, à cet état de contrainte et d'obscurcissement. »

« Il est pourtant une objection qu'on pourrait être tenté de faire sur la manière dont ceci s'accorde avec ce qu'on a vu. Si tous les êtres qui naissent proviennent des générations passées, et si chaque naissance est indifféremment l'effet du choix d'une ame quelconque, à quoi bon, dira-t-on, tant de soins et de précautions appliquées aux procréations dans l'Etat qu'on nous a décrit ? On ne peut guère supposer que cette difficulté ait échappé à Platon. Voici comment les choses doivent se concilier : premièrement, le lot (ou condition de vie), tel que notre législateur le destine à ses gouvernails, ne peut jamais être choisi que par une ame qui s'est conservée fidèle à la pure raison, attendu que ce lot n'offrirait aucun attrait aux autres âmes. En second lieu, si les précautions prises pour le commerce des sexes ont d'abord pour effet de ne procréer que des corps bien tempérés, il doit aussi arriver ensuite, d'après tout ce qu'on a établi, que réciproquement les âmes deviennent autres que ce qu'elles seraient devenues dans d'autres corps. Et supposé même que par accident et contre la probabilité, ce lot (la condition de gouvernant, dans l'Etat de Platon) se trouvât choisi par une ame capable de boire au fleuve d'Oubli avec assez d'excès pour que les formes éternelles de l'Etre absolu ne puissent plus y être réveillées ; en ce cas, cette infirmité ne tarderait pas à être remarquée par les magistrats, et un tel sujet serait renvoyé par eux à une autre classe de la société. »

PAGE 293. — Ce génie la conduisait d'abord à Clotho qui, de sa main droite et d'un tour de fuseau , confirmait la destinée choisie. Après avoir touché le fuseau, il l'emmenait de là vers Atropos, qui roulait le fil, pour rendre irrévocable ce qui avait déjà été filé par Clotho. BEKKER, p. 514 et 515… : ἀμετάστροφα τὰ ἐπικλωσθέντα ποιοῦντα.

Il est évident qu'il y a un rapprochement de mots entre Ἄτροπος et ἀμετάστροφα, et entre Κλωθώ et ἐπικλωσθέντα La même idée et le même rapprochement se retrouvent dans la phrase difficile du livre XII des Lois, sur les fonctions des trois Parques, Bekker, pag. 3i6: τὸ Λάχεσιν μὲν τὴν πρώτην εἶναι, Κλωθὼ δὲ τὴν δευτέραν, τὴν Ἄτροπον δὴ τρίτην, σώτειραν τῶν λεχθέντων, ἀπῃκασμένα τῇ τῶν κλωσθέντων τῷ πυρὶ, τὴν ἀμετάστροφον ἀπεργαζομένων δύναμιν… Voyez tom. VIII de notre trad. p. 379, ainsi que la note pag. 515-518. Plotin, Enn. II, liv.III, ch. 15, p. 145 ; Proclus, Thêol. Plat. VI, 23 ; et Porphyre dans Stobée, Eclog. II, pag. 368, éd. Heeren., développent l'idée de l'un et de l'autre passage, mais sans éclaircir celui des Lois.

PAGE 294. — À mesure que chacune boit, elle perd toute mémoire. BEKKER, p. 515.

Schneider fait remarquer que si chaque ame en buvant perd toute mémoire, il semble ridicule de dire, comme Platon la fait auparavant, qu'il ne faut pas boire de l'eau du fleuve Amelès au-delà de la mesure prescrite. Mais il se répond à lui-même, que la force et la durée de l'oubli pouvaient être diverses, selon le plus ou le moins d'eau que l'on buvait ; qu'ainsi l'ame qui en buvait trop pouvait oublier à jamais ; qu'au contraire, celle qui en buvait modérément pouvait, avec le temps, retrouver la mémoire, c'est-à-dire acquérir la science.

Je regrette vivement de n'avoir pas eu pour la plus grande intelligence de la partie astronomique de ce mythe, la dissertation de Boeckh : De Platonico systemate celestium globorum et de vera indole astronomiœ philolaicœ , in-4o, 1810, Heidelberg.





FIN DU DIXIÈME VOLUME.



  1. Dans son édition de la République, Schneider persiste dans son opinion, t. III, p. 79.
  2. Le nombre 5040.
  3. On excepte l'unité, parce qu'elle ne change pas en se multipliant elle-même.
  4. Schneider, p. 21, persiste. Il avait dit: Nam e numeris 8, 12, 18 , 27 duo extremi et deminuti et similes sunt, duo medii autem et abundantes et dissimiles. Il met en note : Hœc Schleiermacherus erroris arguit, 8 et 18 itemque 12 et 27 similes, contra 8 et 12, et item 18 et 27 dissimiles, abundantes vero 8 et 27, deminutos 12 et 18 pronuncians ; sed abundantes non ii sunt quos putat vir doctissimus, qui majores sint partium suarum summa, sed contra qui minores ; et similitudo his numeris non quatenus plani, sed quaenus solidi sunt, tribui videtur.
  5. 216.
  6. 8 et 27.
  7. 133,056 ; car 8 et 27 sont les extrêmes, 12 et 18 sont les moyens. Les produits étant les mêmes, la multiplication par les quatre termes revient à celle de l'un des produits par lui-même.
  8. Celui dont les côtés seraient comme 3 et 4, et par conséquent l'hypoténuse comme 5. Suivant la loi du carré de l'hypoténuse, cette proportion des côtés est nécessaire, pour que l'hypoténuse soit appréciable en nombre exact ou rationnel.
  9. C’est là notre point de vue.
  10. Ainsi, le mot à mot de Schleiermacher serait ici κατὰ τὸν ἀριθμὸν τοῦ μήκους, selon le nombre de longueur, 9, qui, multiplié par lui-même, donne le carré partiel 81, ἐπίπεδον, lequel, multiplié encore par 9, donne 729, troisième puissance, τρίτη αὔξη, de 9, racine ou δύναμις.
  11. Je n'entends guère ces derniers mots. Schneider le prend à son aise : 729 jours font bien deux ans moins un jour. Veut-il remarquer , sans prendre la peine de donner les chiffres, que 24 heures ou un jour font 1440 minutes, double de 729 moins 18 ; ou bien que 30 jours ou un mois font 720 heures, c'est-à-dire 729 moins 9 ? Il fallait le dire un peu plus nettement.