La Révolution et l’esprit de liberté
- I. Histoire de la Révolution française, par M. Louis Blanc, tome XI, 1861. — II. Joseph Lebon, par son fils E. Lebon, 1 vol. in-8o, 1861. — III. Danton, documens authentiques, par M. A. Bougeart, 1 vol. in-8o, Bruxelles 1861.
Chaque jour on répète autour de nous ce mot sacramentel : la révolution, comme s’il était le symbole de la liberté et l’immuable formule du progrès. Quelles que soient les questions qui se débattent au dehors ou au dedans, c’est aux souvenirs de la révolution que les partis font appel pour dessiner leur attitude et résumer leurs intentions. Les situations ont beau changer, les hommes ont beau se grouper provisoirement autour de certains noms ou de certains systèmes : sous cette répartition accidentelle des combattans, on voit sans cesse reparaître deux grands camps qui ne changent pas, et qui se désignent volontiers eux-mêmes comme les amis et les ennemis de la révolution. Les uns se prononcent contre elle, parce qu’ils regrettent ce qu’elle a détruit; les autres, et ce sont presque tous ceux qui ne veulent plus du passé, se déclarent sans distinction pour elle : ils en invoquent les traditions, ils font d’elle leur cri de guerre et leur programme, comme s’il n’y avait pas d’autre alternative que de soutenir l’ancien régime ou d’accepter la révolution entière, d’adopter l’esprit qui l’animait, parce que l’on adopte l’œuvre de déblaiement qu’elle a accomplie. Ainsi que ces guerriers scandinaves qui, après leur mort, renouvelaient éternellement leurs vieux combats, il semble que la France ne veuille pas quitter le champ de bataille de 89; il semble que la lutte qui se continue soit toujours l’ancienne lutte, telle qu’elle avait éclaté alors, lutte de classe contre classe, lutte pour et contre l’égalité, lutte dont tous les élémens existaient déjà dans les esprits bien avant que les idées constitutionnelles vinssent s’y rattacher sur la fin du XVIIIe siècle. La liberté a des partisans isolés, elle figure dans les professions de foi et sur les drapeaux; mais pour ceux même qui s’en préoccupent le plus, elle passe en quelque sorte sous le manteau de la révolution : c’est la révolution qui signifie le progrès en général, c’est elle qui représente la cause de la liberté comme celle de tous les autres biens.
Sous tout cela, n’y a-t-il donc pas une équivoque qui a déjà coûté trop cher au pays? Ne se trouve-t-il pas bien des hommes en France qui ne peuvent accepter une pareille manière de poser la question, et qui ne savent où trouver leur place entre les souvenirs de la monarchie absolue et les souvenirs de 93? Entendons-nous bien. A ne considérer que l’ancienne société et l’impasse où elle s’était acculée, il est aisé de prendre un parti. La royauté irresponsable et la noblesse s’étaient tuées elles-mêmes. Les Richelieu, les Louis XIV, les Louis XV aussi à leur manière, nous apparaissent comme les continuateurs d’une même œuvre, dans laquelle ils ont été étrangement aidés par les meilleures intelligences du pays. Depuis le XVIe siècle, l’histoire de France est l’histoire des développemens que prend chaque jour un mécanisme gouvernemental destiné à étouffer l’âme de la France, à la faire mouvoir sans qu’elle soit pour rien dans ses mouvemens. Ce mécanisme, il fallait qu’il fût brisé pour que la vie passât. Contre le vieil état de choses, c’étaient les cahiers de 1789 qui avaient pleinement raison. Quelles qu’aient été les erreurs des hommes et quoi qu’il faille penser de leurs procédés de destruction, la révolution a mis fin à un régime qui était mauvais, et elle a proclamé de nouvelles maximes de gouvernement qui sont les conditions essentielles d’un meilleur avenir.
Mais les institutions ne sont pas tout. En dehors des lois qui compriment ou qui permettent le progrès, il y a les tendances qui déterminent la conduite des hommes, qui décident si, une fois rendus à eux-mêmes, ils chercheront à s’accorder entre eux, ou s’ils n’useront de leurs nouveaux droits que pour tenter de se dominer l’un l’autre. Il y a un esprit qui rend la liberté possible et qui la prépare en inspirant la confiance, et il y en a un autre qui la rend impossible ou qui l’empêche de se consolider, qui, par les fruits qu’il en fait sortir ou par les craintes qu’il éveille à l’avance, est vraiment la cause principale de tous les échecs dont elle est victime. À ce point de vue aussi, il importe d’apprécier la révolution : il y a lieu de nous demander si elle représentait en effet les tendances où nous devons mettre notre espérance. Il est constant qu’à la place de l’absolutisme royal la convention n’a donné à la France que l’absolutisme de la démocratie : est-il vrai, comme on nous le dit, que la faute en soit seulement aux circonstances et à des excès individuels qui ont fait dévier la révolution? Il est constant que jusqu’ici les conséquences de la révolution ont été plus favorables à l’égalité qu’à la liberté : est-il vrai qu’il faille seulement en accuser les réactions qui ont arrêté l’œuvre de 1789? ou plutôt, s’il en a été ainsi, ne serait-ce pas en grande partie parce que l’esprit qui en définitive a pris la direction du mouvement révolutionnaire n’était pas l’esprit de liberté, et parce que ceux qui en perpétuent les traditions ne travaillent vraiment pas pour la liberté, parce que, tout en la demandant, ils ne font qu’encourager les instincts qui nous l’ont fait perdre et qui la rendent impossible?
C’est là ce que nous voudrions examiner à propos de plusieurs publications récentes, à l’occasion surtout du volume où l’auteur de l’Histoire de Dix Ans et de l’Organisation du Travail a entrepris de réhabiliter Robespierre et Saint-Just. L’histoire de la révolution n’avait pas encore été écrite, lisons-nous dans la préface du long ouvrage où M. Louis Blanc s’est proposé de dissiper les fables qui l’obscurcissaient. Qu’il y eût des fables à dissiper, cela n’est pas douteux. De même que les hommes de 1793 n’avaient vu dans leurs adversaires que des traîtres et des monstres à envoyer à l’échafaud, il était naturel que la pareille leur fut rendue : les colères, les frayeurs, les rancunes suscitées par leur système de violence ne pouvaient manquer d’éclater contre eux en imputations passionnées, en hallucinations haineuses. Par la faute donc de la révolution elle-même, il devait être difficile d’en écrire l’histoire, et, même après le travail du nouvel historien, la tradition fabuleuse est loin d’être balayée. Quoiqu’il ait rectifié plus d’un point de détail, la légende qui nous cachait le sens réel des événemens n’a fait que s’épaissir encore davantage en traversant un esprit aussi entier, aussi enfermé dans un point de vue unique. Il n’est pas moins très instructif de le suivre sur son terrain et de contempler avec lui la révolution dans la personne de Robespierre; on ne saurait choisir un meilleur exemple pour débrouiller la question décisive, celle de savoir si c’est sur les mauvais penchans des individus ou sur l’esprit général de la révolution que doit retomber la responsabilité des fautes commises et des funestes conséquences qu’elles ont entraînées.
A l’égard des actes et des vues de Robespierre, ce n’est pas que la vérité ait à réclamer contre le jugement de son panégyriste. Les portraits qui l’ont représenté comme un buveur de sang ou un ambitieux hypocrite sont un masque trompeur, et plus tôt on en délivrera l’histoire, mieux cela vaudra, car la malice et toutes les criminelles intentions qu’on lui a attribuées ne servent qu’à cacher son vrai péché, le terrible principe d’égarement qui était en lui, et qui n’existe que trop aussi chez ses accusateurs. Il faisait horreur à beaucoup plutôt par son but que par ses moyens, il heurtait dans leur foi des partis et des hommes qui n’auraient point désapprouvé la révocation de l’édit de Nantes ou les croisades contre les Albigeois, qui n’auraient point reculé devant la violence au profit de leur propre cause, et tous ces ennemis, faute de pouvoir le condamner pour sa ressemblance avec eux-mêmes, ont été réduits, dans leur besoin de le haïr, à le trouver odieux pour d’autres motifs.
Plût à Dieu que Robespierre n’eût été qu’un monstre exceptionnel de cruauté! Les méchantes natures, comme les Fouquier-Tinville, les Carrier et les Collot-d’Herbois, ne sont pas ce qui épouvante, ni ce qui peut faire une dangereuse propagande. Plût à Dieu que Robespierre n’eût été qu’un hypocrite! L’hypocrisie témoigne seulement contre elle-même, et à sa manière elle est un hommage rendu au bien. Ce qui désespère, c’est de voir qu’une foi sincère en Dieu enfante des Saint-Barthélémy, et que le patriotisme, la philanthropie, le dévouement à la justice peuvent n’aboutir qu’à faire de nous des êtres sans foi ni loi, des fanatiques qui, pour les fins qu’ils croient bonnes, se permettent des massacres de septembre, des lois contre les suspects, des procédures comme celles du tribunal révolutionnaire. Ce qui est navrant surtout, c’est de se trouver en face d’un esprit aveuglé qui, par son aveuglement, représente celui d’une époque entière et d’une longue suite de générations; c’est de se heurter à un caractère historique qui, par sa sincérité même, nous démontre à quelles aberrations la conscience aussi est sujette.
Et Robespierre, à notre sens, est essentiellement un de ces personnages typiques. D’autres ont été les manœuvres du jour ou les cailloux emportés par le torrent; lui, il est le croyant par excellence de la révolution, l’incarnation la plus naïve de sa foi; il est la foi de la révolution s’adorant elle-même avec une confiance sans bornes, une complaisance sans limites, une incapacité suprême de rien voir au-delà, ni à côté, ni au-dessus d’elle-même. S’il a eu une faiblesse, c’était celle de poser devant l’univers et devant son propre orgueil comme l’incorruptible avocat du droit, comme le modèle de l’austérité qui devait régénérer l’humanité. Quand Billaud-Varennes et Collot-d’Herbois lui reprochaient les décrets qui avaient mis à l’ordre du jour la probité et la vertu, l’Etre suprême et l’immortalité de l’âme, ils énonçaient franchement le différend qui entre eux et lui était comme un abîme et une guerre à mort. Dans le sens où ils l’accusaient de s’ériger en pontife et en messie, ils n’étaient sans doute que des calomniateurs; mais il n’est pas moins vrai que Robespierre était bien le grand prêtre et le messie de la révolution, le théologien et le grand inquisiteur de la religion du contrat social. Homme d’état et homme d’action, législateur et réformateur d’institutions, il ne le fut que par accident. Ce qu’il se proposait avant tout, ce qui lui tenait à cœur, c’était d’annoncer un nouveau dogme et de fonder une nouvelle morale. « Mon cher Robespierre, lui écrivait la sœur de Mirabeau, les principes de vertu que tu exprimes autant dans tes paroles que dans tes actions m’ont fait concevoir le projet d’élever les enfans gratis. Non, je ne te quitterai jamais; j’aurai des vertus en suivant tes conseils et tes exemples. L’amour de la vertu. est ton cri d’armes, le mien est que tu vives longtemps pour le bonheur d’une convention que j’aime. Compte sur mon cœur. » La citoyenne Riquetti disait vrai pour elle et pour ses coreligionnaires : elle exprimait bien la nature et la cause de l’empire que Robespierre a eu sur son temps. S’il a été fort, c’est par l’ascendant qu’il exerçait sur les cœurs. On peut avoir peine à comprendre cette rhétorique vertueuse et sensible qui monte vers nous du milieu des proscriptions, des confiscations, des partis acharnés à s’entr’égorger; il est difficile de s’expliquer comment les mêmes hommes pouvaient de bonne foi débiter leurs idylles sur la fraternité en punissant de mort les opinions, vanter leur pureté et leur innocence en décernant à Marat les honneurs du Panthéon, organiser des fêtes, avec des cortèges touchans de tendres enfans et de vénérables vieillards, au moment même où ils venaient d’attiser les fureurs des jacobins. Tout cela certainement produit l’effet d’un monstrueux charivari, d’une orgie burlesquement dégoûtante; pourtant tout cela était sincère, aussi sincère que les louanges chantées au Dieu de paix et d’amour par les prêtres des auto-da-fé. De bonne foi, la révolution était pure à ses propres yeux; elle ne se proposait que les plus nobles buts : le bien public, le triomphe de la raison, la destruction de l’imposture et de la superstition; elle croyait et voulait faire de la France le flambeau et l’envie des nations. Hélas! elle n’était pas seulement sans inquiétude et sans remords, elle était fière d’obéir inflexiblement à sa conscience, et dans la personne de Robespierre c’était la réalisation parfaite de son idéal qu’elle contemplait avec vénération. Pour elle comme pour lui-même, il était le héros complet, l’homme sans faiblesse, en même temps que l’homme sans tache. Pour nous, il est l’expression complète de l’innocence et de l’héroïsme comme on les concevait alors. En doutant de sa sincérité, on ne comprend plus la révolution. Ce qu’il signifie précisément, c’est que les hommes d’alors avaient une conscience qui ne concevait rien de plus saint que sa pureté à lui, une conscience qui ne voyait ni mal ni contradiction à décréter la terreur pour établir la liberté, à violer toutes les lois de l’équité pour faire triompher les institutions équitables, à déchaîner l’envie, le mensonge, le meurtre, la délation, pour préparer le règne de la fraternité, de la paix et du bonheur universel.
Et c’est pour cela même que Robespierre attire les yeux comme une des figures ou des figurations de notre histoire devant lesquelles il est permis au plus brave de trembler, car il s’agit ici de trembler pour d’autres. Il a tant de complices, et il se relie par une si étroite parenté à tout ce qui semble le plus aimable ou le plus généreux dans les idées du XVIIIe siècle! Chez les Rousseau, les Greuze et les Florian, chez Louis XVI même (nous en demandons pardon à ses malheurs), la philosophie de l’époque se montre à nous dans la naïveté de son enfance; elle se livre à la douce confiance que l’homme est naturellement bon, et que ses fautes viennent seulement de la société et de l’éducation; elle se flatte de la charmante espérance que, pour avoir toutes les vertus, il suffit de s’abandonner aux tendres penchans de la nature, d’avoir le cœur sensible et d’aimer les houlettes, les sabots et les grosses nourrices. Sous les traits de Robespierre, nous retrouvons la même philosophie, exactement la même; seulement l’âge des rêves et des inconséquences de sentiment est fini pour elle : l’heure de l’application a commencé. Après le dogme qui ouvrait en habit d’apparat la procession des états-généraux, nous avons à la convention ou au comité de salut public la sagesse pratique et la morale pratique dans leur costume de travail. Il n’y a pas à échapper à la leçon, il n’est pas possible de rejeter sur l’interprète les fautes de la doctrine, car Robespierre n’est pas un homme en vérité. Un homme est un vivant, c’est une âme qui reste plus ou moins libre de juger ses idées, d’être choquée par le ridicule ou la monstruosité des conclusions que sa logique va élaborant avec les notions qui peuvent se trouver dans ses creusets; mais le rire et l’épouvante n’existent pas pour le syllogisme incarné de la montagne. Son seul trait personnel en quelque sorte, comme son seul crime, est d’être plus impersonnel et plus impassible qu’aucune créature de chair et d’os, d’être une idée fixe qui fonctionne sans cœur et sans conscience, sans être détournée ou contenue par aucun sentiment humain. Il est comme la formule géométrique de l’esprit de système qui faisait rage de son temps, de ce fanatisme intellectuel qui naît d’une intelligence absolument dupe de ses idées génériques, et qui mène droit à braver les lois invincibles de l’univers pour se faire écraser sous leur vengeance. En prenant ses notions abstraites du vrai et du juste pour la vérité et la justice absolues, la raison s’était prise elle-même pour une faculté dont le propre était de connaître la valeur absolue des choses; elle s’était persuadé que les hommes possédaient en elle une autorité capable de déterminer la norme immuable des affaires humaines. Chez Robespierre, la raison ne fait qu’agir en conséquence, avec l’infaillible précision de la matière brute. Elle connaît les principes imprescriptibles, elle ne songe donc, elle ne peut songer qu’à décréter l’ordre de choses qui est seul conforme à cette règle éternelle, qui a seul droit d’exister en tout temps et en tout lieu. Elle connaît le système en dehors duquel il n’y a pas de salut; elle ne conçoit donc plus, elle ne peut plus concevoir d’autre nécessité, d’autre prudence, d’autre devoir et d’autre philanthropie que de faire prévaloir ce système coûte que coûte, de ne reculer devant aucune extrémité pour que désormais rien ne puisse exister ici-bas, et que nul ne puisse rien approuver, rien vouloir, rien pratiquer, si ce n’est la chose qui est à ses yeux l’unique bonne chose. Tel est le Robespierre qui, à travers les secousses et les péripéties des événemens, poursuit sans scrupule, sans malice, sans pudeur, la conclusion de ses théorèmes. A sa mort, l’instinct universel ne s’est pas trompé : comme ses amis et ses ennemis l’avaient soudain pressenti, c’était bien l’âme de la révolution qui s’en allait avec lui; c’était la religion et la philosophie de l’époque qui étaient détrônées par les hommes de pure violence auxquels elles avaient ouvert la porte.
« A quoi pensait-il? se demande M. Louis Blanc après avoir raconté les ignobles et féroces outrages que le tribun renversé eut à endurer de la foule durant ses derniers instans. Qui sait ce qui occupait alors cet indomptable esprit? S’interrogea-t-il sur la loi effroyablement mystérieuse qui, depuis l’origine du monde, couronne les acteurs de l’iniquité, et ne réserve que tortures aux serviteurs de la justice? La veille encore il s’était écrié : Quel homme défendit jamais impunément les droits de l’humanité? Et voilà qu’à son tour il montait de la dignité d’apôtre à celle de martyr. » Non, il ne nous a pas donné la véritable histoire de la révolution, celui qui a pu croire que Robespierre était mort victime de son amour pour la justice; non, il n’a pas mis fin aux légendes fabuleuses, celui qui a vu le vaincu du 9 thermidor monter de la dignité d’apôtre à celle de martyr. Ce jour-là, l’homme qui était frappé ne tombait point sous la douloureuse loi qui voue les serviteurs de la justice à la haine et à la vengeance des défenseurs intéressés de l’iniquité; il tombait plutôt pour avoir violé l’autre loi qui défend de se servir de l’épée sous peine de périr par l’épée. Il n’importe que ses ennemis ne l’aient terrassé que par des mensonges; il n’importe qu’on ait faussement rejeté sur lui tout l’odieux de la terreur, quand il ne perdait la vie que pour avoir menacé le pouvoir et la tête des terroristes qui lui semblaient compromettre la république par des cruautés inutiles et mal dirigées : sa mort n’a pas moins été juste. Il a été tué par les calomnies, les rancunes et les colères de la peur, par les conséquences inévitables du régime d’intimidation qu’il avait sanctionné et pratiqué tant que la violence lui avait semblé utile à ses fins. Et c’est en pure perte qu’une rhétorique déplacée cherche à colorer le tableau de sa passion de manière à rappeler celle de la victime du Calvaire. Si les aboyeurs ont été à leur poste autour de la table ensanglantée du comité de salut public, comme ils avaient été à leur poste au prétoire de Pilate, si le peuple, le même homme naturel que le rêveur se plaisait à orner de toutes les vertus, a démontré contre lui ce qu’il couvait de malices et de brutalités, cela n’était qu’une justice de plus. Ce qui était ainsi châtié et bafoué dans le héros de la révolution, c’était bien le vrai coupable de la révolution, la cause morale de tous ses excès; c’était l’aveuglement de la raison, qui en était venue à ne plus se douter des dangers inhérens à la nature humaine, et pour qui le dernier mot de la science politique était de briser toutes les digues opposées jusque-là aux forces de l’abîme; c’était l’aveuglement de la conscience, qui gardait trop peu le sentiment du mal et du bien pour soupçonner seulement à quoi étaient bons les vieux décalogues, avec leurs commandemens de nous vaincre nous-mêmes et de reconnaître la corruption de notre nature. Ce qui subissait enfin la juste loi de la rétribution, c’était la démence orgueilleuse qui s’était fait gloire de conspuer tout ce qui a tenté d’élever l’homme au-dessus de ses faiblesses originelles, tout ce qui s’est efforcé de le préparer à la liberté en lui apprenant à être humble, à tenir ses propres opinions pour faillibles, et à renoncer envers toutes les autres opinions au mépris comme à la violence, — la démence qui croyait régénérer le monde en remplaçant ces impostures sacerdotales par le saint commandement de croire à nous-mêmes comme à des raisons qui ne peuvent voir que le vrai, par le saint devoir de haïr, comme disait Saint-Just, tous ceux qui n’ont pas le pur amour du bien public tel que nous l’entendons, par la sainte morale, en un mot, qui enjoint à chaque conviction de vouloir quand même sa volonté, d’imposer à tous ce qui lui semble le mieux à elle, et de se dégager de toute obligation envers les convictions contraires. Cette morale-là, l’époque elle-même lui avait donné son vrai nom ; elle l’avait appelée la « morale naturelle, » morale très naturelle en effet, car elle est simplement la déraison et l’inconscience du sauvage des premiers jours et de l’homme inculte de tous les temps; elle est la barbarie primitive que le XVIIIe siècle avait retrouvée dans les bas-fonds de notre être, et qu’il avait triomphalement ramenée dans le temple de la raison en la célébrant comme la merveilleuse découverte qui devait faire pâlir de honte l’Evangile. Cette fois la barbarie était très savante, très habile à disserter, à s’ériger scolastiquement en système de philosophie et de religion ; mais pour autant elle n’avait pas changé de caractère : elle était toujours le vieil ennemi de notre race et l’immortel principe de tout mal, le péché originel qui consiste à ne pas sentir que nous sommes sujets à l’erreur, à ne pas être capables de résister à nos passions, à ne pas nous faire scrupule de l’injustice et de la violence dans nos moyens quand c’est un bon motif qui nous anime. De nouveau donc, puisque le chaos était revenu, il fallait qu’il fût refoulé, comme il l’a été à chacune de ses réapparitions, et quoique Robespierre ne fût certainement pas le plus vil et le plus souillé de ses ouvriers, c’est lui qui a payé, c’est lui qui devait payer pour le gros des coupables, parce qu’il était l’hiérophante et l’apôtre de cette vieille idolâtrie, l’homme qui adorait le plus sincèrement ce dieu de la fange et de la brutalité.
Encore tout ce que nous disons là ne fait-il pas assez ressortir ce qui, pour un Français surtout, donne à la révolution, comme à son héros, une signification particulièrement désolante et menaçante. Le dogmatisme, la morale du bien public à tout prix, la politique de la force, ce sont là des mots qui emportent avec eux l’idée d’une culpabilité, d’un égarement dont on est responsable parce que la volonté est plus ou moins libre de ne pas y tomber; mais il y a quelque chose de pis encore que la faute ou le crime de déraisonner et de commettre l’injustice, c’est l’infirmité d’être incapable de toute raison et de toute justice, c’est le malheur d’être une nature incomplète qui ne peut avoir une volonté ou une idée sans que cette préoccupation du moment suspende les fonctions de toutes ses facultés, sans qu’elle lui vole son âme pour s’y substituer et pour faire de l’être qui semble un homme une pure machine, une chose inerte qui ne peut s’empêcher d’aller partout où son maître la pousse. Imaginez des philosophes qui s’enthousiasmaient pour la fête de la Raison et pour les autres parades allégoriques de la théophilanthropie! Figurez-vous des hommes d’état qui recommandaient avec attendrissement la lecture en famille de la constitution et la pieuse observance des fêtes patriotiques, en s’imaginant de bonne foi que c’était là l’important pour consolider la république! Tâchez de vous représenter des moralistes qui n’éprouvaient aucune inquiétude en face des clubs, des insurrections quotidiennes, des journaux comme le Père Duchêne, et qui sérieusement jugeaient très urgent et très salutaire de remplacer les semaines par des décades, et les saints du calendrier par des noms de légumes! Franchement il ne s’agit plus là de morale et de responsabilité : on est dans le domaine de la pathologie ou de la physiologie; on est en présence d’un fait irrémédiable, d’un vice radical d’organisation, et ce vice, hélas! la crainte vient par momens qu’il ne soit le nôtre. En se rappelant le passé de la France et en voyant la fascination qu’exerce sur elle cette figure de Robespierre, on a peur d’apercevoir en lui, comme dans un miroir, la caricature héroïque de notre race, le reflet amplifié des défauts qui ont fait avorter nos efforts dans le passé, et qui sont peut-être le manè, thekel, pharès de notre avenir.
La tendance aux extrêmes, comme on dit par euphémisme, la disposition à se laisser dominer par un seul désir, au point de ne plus penser que pour chercher ce qui peut le satisfaire ou le légitimer, de ne plus pouvoir trouver mal que ce qui est mauvais pour lui, l’impossibilité enfin de rester en possession de sa raison et de sa conscience pour contrôler et régler ses penchans, n’est-ce pas là ce qui nous a empêchés d’atteindre la liberté, l’ordre, la paix et bien d’autres choses excellentes que d’autres nations ont su conquérir? Les individus et les partis qui chez nous ont exercé le pouvoir ou ont lutté contre lui n’ont pas eu de plus mauvais instincts que les mêmes classes d’hommes chez les peuples plus heureux; mais tous ont cédé à leur entraînement naturel avec moins de clairvoyance, avec moins de retenue, et tous sont arrivés plus rapidement à se discréditer et à se rendre intolérables. C’est cette incontinence qui a perdu notre aristocratie en faisant d’elle une caste exclusive plus occupée de défendre ses privilèges que d’associer la cause du peuple à la sienne; c’est elle qui a perdu notre royauté en l’entraînant à se permettre les lettres de cachet, les parcs aux cerfs, la destruction de tous les corps indépendans, la prétention de disposer arbitrairement de tous les intérêts, si bien qu’à la fin tous les intérêts et toutes les classes se sont trouvés réunis contre elle. C’est encore la même incontinence qui a ruiné chez nous l’empire de la religion en ne laissant à l’église que des fidèles qui n’auraient pas osé douter du miracle le plus ridicule, des pasteurs qui, pour attirer plus de monde, n’ont pas regardé de près à la qualité des moyens, des docteurs qui, afin d’empêcher plus radicalement l’hérésie, n’ont pas craint les excès d’autorité sous lesquels la foi périt fatalement avec la liberté de la pensée religieuse. C’est toujours la même cause qui jusqu’ici a frappé la nation elle-même d’impuissance, en la faisant passer sans cesse d’une fièvre de dérèglement à une fièvre de réglementation, d’une impatience qui se révolte contre tout à une épouvante ou à une fatigue qui ne croient jamais s’être montrées assez serviles devant le pouvoir. Qu’est-ce enfin que notre révolution entière, sinon l’épopée de cette infirmité, la bruyante histoire des incroyables actions qu’elle a enfantées en prenant elle-même des proportions colossales? Dans l’ivresse de ses espérances comme dans la fureur de ses colères, nous retrouvons partout le sceau du même emportement qui la rend malsaine à contempler, malsaine à admirer, malsaine à justifier. Et voilà pourquoi nous réprouvons ces plaidoyers qui, lors même qu’ils rétablissent la vérité dans les faits de détail, ne présentent que le côté des faits qui peut nous rendre plus sympathiques les personnages de ce délire en action ; voilà pourquoi nous croyons que l’on ne saurait trop s’attaquer aux illusions, encore si répandues, qui associent indissolublement l’idée de la révolution et l’idée de la liberté. Sans doute on a souvent reproché aux hommes de 93 l’illégitimité de leurs moyens, et il n’a pas manqué d’habiles esprits pour faire ressortir les funestes conséquences de ces procédés révolutionnaires : on a suffisamment démontré comment l’intimidation et la force, d’où la république attendait la victoire, n’avaient servi qu’à lui aliéner les âmes et à faire oublier les abus de la royauté, comment le plus clair résultat de cette politique avait été de façonner le pays à la servitude et de lui enlever sa foi en la liberté, de l’habituer à se défier des magistratures représentatives et des assemblées populaires comme d’un faux semblant dont il n’y avait à espérer qu’un surcroît de tyrannie. Mais le mal précisément, c’est de s’être trop borné à dénoncer les excès et à incriminer la méthode de la révolution, c’est d’avoir trop cru et trop donné à entendre qu’elle n’avait été coupable que d’une erreur de procédés, d’une erreur de jugement, et que, si les moyens étaient mal choisis, l’esprit qui dictait les intentions était bien le bon esprit et l’esprit de progrès, celui qui doit un jour et qui peut seul nous conduire à la liberté. Cela n’est pas; c’est l’esprit même de la révolution qui était mauvais, et nous nous sommes essentiellement mépris en la considérant au strict sens du mot et dans tous les sens du mot comme le commencement d’une nouvelle ère. Elle appartenait à l’avenir par les besoins qui s’éveillaient alors, ou du moins par ce qu’il y avait de négatif dans ces besoins; elle se rattachait au progrès par le désir d’échapper aux vieilles oppressions, aux vieilles formes de tyrannie qui, au nom du droit divin de ceci ou de cela, avaient exigé des individus le sacrifice de leur raison, de leur conscience, de leur dignité de créature responsable; mais au fond et par toutes les tendances positives du jour, par l’état intellectuel et moral qui déterminait les vœux et la direction des efforts, la révolution n’était que la fin et la banqueroute de l’ancien régime, elle n’était qu’une application dernière des idées du passé, du même esprit qui avait amené le despotisme des rois, et qui est en soi le principe de toute servitude, parce que, sous son vrai nom, il est simplement l’esprit de domination.
« Pour ma part, écrivait M. de Tocqueville, je ne connais qu’un seul moyen de faire passer la royauté à l’état de pouvoir électif: il faut rétrécir d’avance sa sphère d’action, diminuer graduellement ses prérogatives et habituer peu à peu le peuple à vivre sans son aide; mais c’est ce dont les républicains d’Europe ne s’occupent guère. Comme beaucoup d’entre eux ne haïssent la tyrannie que parce qu’ils sont en butte à ses rigueurs, l’étendue du pouvoir exécutif ne les blesse point; ils n’attaquent que son origine, sans apercevoir le lien qui unit les deux choses. » Les républicains de 93 ou de 89 en tout cas ne songeaient certes pas à émanciper les individus de la domination de l’état. Quoi qu’ils aient pu croire, jamais ils n’ont visé à instituer la liberté, à organiser le libre concours de toutes les opinions présentes et futures, le droit pour le pays de faire ses affaires comme il l’entendrait à chaque instant. Bien au contraire, la révolution n’a été qu’un effort pour établir dans les esprits et dans les faits la souveraineté du peuple, l’absolutisme de la démocratie. Elle a rendu électif le pouvoir central, afin qu’il représentât la volonté du plus grand nombre, et elle a ensuite étendu plus que jamais ses attributions; elle a centralisé entre ses mains l’administration du moindre détail aussi bien que le gouvernement général; elle a voulu qu’il cumulât non-seulement l’autorité législative et la puissance exécutive, mais encore le privilège dictatorial d’ordonner et de frapper sans lois et sans jugemens préalables, au nom du salut public; elle s’est appliquée enfin à détruire autour de lui tout ce qui restait de corps indépendans et de rouages locaux, états provinciaux, parlemens, corporations, justices seigneuriales, etc., le tout afin que la volonté du peuple ne rencontrât aucun obstacle, et que désormais le pays formât littéralement un être unique dont cette volonté serait le cœur et le cerveau, dont tous les muscles et les nerfs n’aboutiraient qu’à elle et ne seraient mis en jeu que par elle. Bien plus, tout ce dévouement apparent à la démocratie n’était pas encore la vraie pensée de la révolution. En réalité, elle n’était nullement disposée à se contenter du règne des majorités, quelle que put être leur opinion. La souveraineté du peuple était pour elle un moyen en vue d’une autre fin : si elle la voulait, c’était simplement parce qu’elle en attendait la réalisation de ses théories politiques, parce que, avec sa foi aveugle en ses axiomes, elle était convaincue que le peuple, une fois souverain et délivré des imposteurs, se prononcerait immanquablement pour lesdits axiomes. En d’autres termes et à voir le fond des choses, ce n’était pas aux droits du peuple qu’elle croyait, elle croyait avant tout aux droits d’une formule républicaine qui à ses yeux était seule conforme aux principes imprescriptibles. Ce n’était pas le gouvernement du peuple qu’elle se proposait, elle avait en vue quelque chose de moins libéral encore que l’absolutisme des majorités numériques ; son but était de fonder la domination exclusive d’un certain système, de faire prévaloir, en dépit de toutes les résistances, un ordre de choses déterminé qu’elle avait conçu comme la seule constitution rationnelle et légitime.
Mais un pareil but n’est, à le bien prendre, que la négation de la liberté. Le régime de la liberté, c’est l’absence de toute domination exclusive, de celle des majorités comme de celle d’un individu. C’est la coexistence et le concours pacifique des diverses opinions qui peuvent naître de la diversité des tendances, la certitude pour chacune de ne point être régentée par les autres, la faculté pour toutes à la fois de se produire au dehors, de déterminer la conduite des individus tant qu’elles n’empiètent pas sur les droits d’autrui, de prendre part au gouvernement du pays dans la mesure où elles règnent sur les esprits. Viser au contraire à rendre tout égarement impossible en retirant aux individus la liberté de se diriger eux-mêmes, chercher à assurer le bien public en décrétant ce que l’on conçoit de mieux en fait de règle, et en créant le meilleur des pouvoirs pour veiller à ce que rien ne puisse se passer autrement que suivant cette norme, — voilà bien la pensée d’où sont sortis tous les régimes d’autorité, — la pensée qui suggérait à Platon sa république communiste, et qui, en Grèce comme à Rome, n’avait su constituer que le despotisme de l’état, — la pensée qui a enfanté la monarchie absolue de Louis XIV et l’absolutisme de la hiérarchie catholique, — la pensée qui, après avoir inspiré à la république ses comités de patriotes chargés de réformer les esprits en les pliant de force aux institutions modèles, inspire encore à nos socialistes leur projet héroïque d’organiser le bonheur universel, en chargeant l’état de nourrir chacun suivant ses besoins et de le faire travailler suivant ses capacités.
Et il ne s’agit pas de s’en prendre seulement aux fâcheux résultats que cette méthode a pu produire dans telle ou telle de ses applications. Il est vain d’espérer qu’on nous en débarrassera en nous apprenant à voir les inconvéniens de la centralisation ou ceux des assemblées souveraines sans contre-poids, en nous exposant les dangers ou l’iniquité des bastilles de la royauté, des violences arbitraires de la république, des inquisitions et des oppressions morales du catholicisme. Les soufflets donnés aux idées fausses et aux mauvais moyens dont les hommes ont été dupes ne les guériront jamais eux-mêmes des incompétences qui ont faussé leur jugement. On aura beau passer des siècles à réfuter tous les systèmes d’autorité qu’ils ont inventés jusqu’ici, on n’obtiendra rien, si l’on ne s’attaque pas au principe d’erreur qui a été leur propre tort à eux, si on ne les force pas à s’apercevoir, à s’accuser et à se repentir du vice d’esprit qui les a condamnés à n’imaginer que des formes de contrainte, et qui, tant qu’il demeurera en eux, les ramènera fatalement à en imaginer de nouvelles ou à reprendre les anciennes. Les enseignemens n’avaient certes pas manqué au passé : oligarchie, monarchie, théocratie, démocratie, toutes les combinaisons de la mécanique qui vise à régler la société comme une montre ont pris la peine elles-mêmes de révéler successivement aux plus incrédules qu’elles n’étaient pas le bon moyen de résoudre le problème social; mais le mauvais esprit était resté dans les âmes, et, en dépit de cette pénible expérience, il a continué à porter ses fruits. A chaque déception, les hommes se sont dit seulement qu’ils s’étaient trompés sur la règle qui était vraiment la règle par excellence, trompés sur le pouvoir qui était vraiment le régulateur infaillible, et, à peine délivrés de la servitude de la veille, ils se sont vite appliqués à décider quel autre maître ils devaient se donner, quel autre gouverneur ils devaient appeler à les conduire au bonheur et à tout faire marcher au mieux en les débarrassant eux-mêmes de la peine de bien penser et de bien vouloir. En littérature, en religion, en politique, c’est là l’histoire universelle. Comme nous, l’antiquité s’était lassée de la monarchie; comme nous, elle n’a chassé la tyrannie du palais d’un roi que pour la transporter dans le sein d’une assemblée, quitte à la reconduire plus tard dans quelque autre palais, et si la civilisation païenne a fini elle-même par périr, c’est qu’après avoir épuisé toutes les incarnations qu’elle était capable de concevoir pour le principe d’autorité, elle a été impuissante à découvrir aucune autre espèce d’arrangement qui pût mettre la société en état de fonctionner d’elle-même sans qu’on lui dictât ses fonctions. Au moyen âge et jusqu’au XVIIIe siècle, le même esprit poursuit régulièrement la même œuvre, et par cela seul qu’il n’accuse que ses méthodes, il ne fait que changer de méthodes. Après avoir proclamé la suprématie du pouvoir spirituel pour prévenir les abus des pouvoirs temporels, il ne voit rien de mieux que de rendre aux rois la dictature ou de la leur laisser reprendre pour prévenir les excès des seigneurs; après avoir cru à un pape qui garantissait à tous le ciel en fixant la vraie fui que tous devaient accepter sans jamais écouter leur raison, il croit à une autre autorité qui s’appelle le bon goût, et qui garantit à tous l’avantage de composer de belles tragédies en promulguant les canons classiques que tous doivent suivre sans jamais se permettre d’écouter leur propre inspiration. Et la révolution à son tour marche fidèlement dans l’antique ornière. A travers ses déclamations libérales, à travers son espoir d’atteindre ses fins par l’intermédiaire du peuple, elle montre vite, au premier obstacle qui se rencontre, comment elle ne songe qu’à procurer au pays le meilleur des gouvernemens, et nullement à lui rendre enfin la liberté de se gouverner lui-même suivant ses propres vues. Au lieu d’ouvrir une ère nouvelle, elle en reste au raisonnement séculaire : que, pour mettre fin au règne du mal et pour amener celui du bien, il suffit de défendre l’un et d’ordonner l’autre. Toute sa philosophie propre se réduit à cette variante, que désormais ce n’est plus à une royauté héréditaire ni à une aristocratie de naissance, mais à la volonté générale personnifiée dans une assemblée élue par la nation entière que doit appartenir le rôle de grand ressort. Que cette assemblée, se dit-elle, ait seule droit de vouloir pour tous et de fixer pour chaque circonstance ce qui est la bonne chose à faire; qu’un pouvoir irrésistible ne laisse à personne la possibilité de s’écarter de ses commandemens; que tous les rouages enfin n’aient aucun mouvement à eux, qu’ils ne puissent fonctionner que suivant l’impulsion du meilleur des ressorts, et la société sera à l’abri de tous les abus comme de toutes les souffrances; le règne de la justice sera mathématiquement assuré, puisque l’assemblée souveraine, en sa qualité d’organe de la volonté générale, ne pourra vouloir que ce qui est conforme à l’intérêt général.
C’est dire que la république, après avoir abrogé les rois, s’est bornée à reprendre l’idée grecque des assemblées démocratiques, comme le 18 brumaire devait reprendre plus tard l’idée romaine d’un empereur, comme nos partis avancés — tel est le nom qu’ils se donnent, — voudraient rétrograder maintenant jusqu’à l’idée lacédémonienne d’une communauté basée sur l’anéantissement absolu des volontés individuelles. Le cycle est vraiment éternel : quand il finit à l’oméga, il recommence à l’alpha, et cela avec une régularité, une monotonie qui ont quelque chose de terrifiant, tant elles donnent le sentiment de la fatalité. Les préoccupations des hommes ont beau changer, il importe même peu que la liberté civile et l’émancipation des intelligences soient précisément le but qu’ils se proposent : ce but était celui de la révolution, et cependant, pour se délivrer des anciennes tyrannies spirituelles et politiques, elle n’a rien su faire que reproduire exactement le mécanisme de la monarchie et du catholicisme. Afin de gouverner les corps et les âmes, elle a emprunté au moyen âge sa souveraineté à deux têtes : d’un côté, un pape infaillible qui prononçait sans appel comment tout devait être pour être selon l’éternelle justice, — c’était la Raison qui était alors chargée de l’emploi; de l’autre, un pouvoir civil de droit divin qui portait l’épée pour faire exécuter de force les décrets de l’autorité spirituelle, — c’était une convention qui tenait alors cette épée de par la voix du peuple, qui est la voix de Dieu. Rien ne manque à la fidélité de la copie, pas plus la morale qui fait de la soumission la seule vertu des individus, en leur ordonnant de désobéir à leur propre conscience, que le zèle de les sauver de l’hérésie en leur prescrivant, sous peine de mort, les bonnes œuvres et la foi orthodoxe.
C’est que la liberté ou la servitude d’un peuple ne dépend pas de la foi qu’il peut avoir à une espèce de grand ressort plutôt qu’à une autre, de la préférence qu’il peut donner à tel ou tel des systèmes de réglementation qui espèrent trouver le régulateur parfait dans un roi régnant par un mandat du ciel, ou dans un pape inspiré seul de l’Esprit saint, ou dans une assemblée déléguée par la voix divine du peuple, ou encore dans la raison, qui est la faculté de reconnaître le vrai et l’erreur. Ce qui nous rend incapables d’être libres, c’est une erreur plus profonde, c’est celle qui consiste à croire à la réglementation, à ne rien concevoir de mieux que de rendre le mal impossible en remplaçant la vie et la liberté dont on peut abuser par la direction du pouvoir le plus impeccable que nous puissions imaginer. Ou plutôt, car cette mauvaise manière de penser n’est elle-même que la suite d’une mauvaise manière d’être, la vraie prédestination à l’esclavage est dans ce biais d’esprit tout païen que la Rome ancienne avait transmis à la Rome chrétienne, et que nous a légué notre engouement pour la renaissance, dans ce faux biais qui tourne toute notre attention vers les choses du dehors, qui nous fait dépenser toutes nos facultés à discuter perpétuellement les devoirs et les torts des choses, à chercher sans cesse ce qui est en soi la bonne manière d’agir et de penser, c’est-à-dire la manière d’agir et de penser qui doit être également obligatoire pour le monde entier. En religion, cela s’appelle la préoccupation des bonnes œuvres; en philosophie, cela se nomme d’un nom barbare, l’objectivisme; en politique, cela peut s’appeler le dogmatisme et la manie de légiférer. Sous tous ces noms, c’est toujours la folle croyance au savoir-faire, l’illusion de s’imaginer que, pour façonner un beau poème ou une société modèle, il suffit de connaître la conformation qui constitue un beau poème ou une société parfaite; c’est toujours la folle occupation de n’employer notre esprit qu’à découvrir les bonnes recettes qui permettent de produire les œuvres méritoires de la poésie sans avoir le génie poétique, de pratiquer les œuvres de la sainteté sans avoir les sentimens saints, d’instituer le régime et la mise en œuvre de la liberté sans avoir les instincts qui rendent capable de respecter la liberté d’autrui. Et tout cela encore n’a pas d’autre source que le manque de conscience, le défaut qui nous empêche de regarder en nous-mêmes, et qui nous met ainsi hors d’état de sentir nos propres obligations, hors d’état de soupçonner seulement que pour obtenir un résultat nous ayons jamais pour notre part aucune condition à remplir.
L’intelligence sans la conscience, le jugement sans la faculté d’examen intime, voilà ce qui a entraîné le développement incomplet de l’antiquité, ce qui a limité ses ressources et ses capacités pour faire face aux difficultés de la vie, et en reprenant les mêmes traditions la France s’est vouée aux mêmes impuissances. Certes on ne saurait trop protester contre cette fatalité extérieure qui a été si souvent invoquée, et qui déterminerait les événemens, autrement dit les volontés et les actions humaines, sans qu’ils dépendissent en rien de ce qui se trouve ou ne se trouve pas chez les hommes. Il n’y a rien de vrai dans ce fatalisme historique, dans ce nouveau polythéisme hégélien qui prend les êtres de raison pour des réalités et qui voudrait nous faire croire que la civilisation, la monarchie, la liberté, possèdent en quelque sorte des propriétés chimiques ou mécaniques qui produisent seules leur évolution dans le monde et dans les esprits. Il est cependant une autre fatalité à laquelle on n’ajoutera jamais assez foi : c’est celle que nous nous faisons à nous-mêmes par nos fautes, ou plutôt par les défauts qui nous jettent dans nos fautes. Au moral aussi, il n’y a pas d’effet sans cause et pas de cause sans effet. Du moment que l’on porte en soi-même un vice d’intelligence ou de caractère, on est inévitablement prédestiné à tous les jugemens vicieux et à toutes les fausses déterminations qui en sont les conséquences naturelles. Du moment que vous avez commencé par croire que l’on réussit en tout par la seule connaissance des bonnes choses, par le seul talent de juger juste ce qui est l’objet le plus avantageux à posséder, le procédé le meilleur à suivre, dès lors vous ne pouvez plus trouver qu’un système de direction servile, un moyen de salut qui exige avant tout que les individus renoncent à penser d’après leur intelligence et à agir d’après leur conscience pour suivre passivement les bonnes recettes. Entre le fait moral et le résultat sensible, il n’y a pas même la distance qui sépare une conclusion de ses prémisses; les deux choses n’en font qu’une. Se croire capable d’arriver à des vérités absolues sur la valeur des institutions, des systèmes d’administration, des procédés sociaux de tout genre, c’est par là même se préoccuper de savoir quelles sont ces institutions et ces pratiques politiques qui constituent la justice et la vérité de tous les temps; se demander quel est le régime qui est seul légitime, c’est par là même n’user de sa liberté que pour décider quelle est la manière de voir que l’on ne doit plus être libre de contester, quelle est la manière de faire dont on ne doit plus avoir le droit de s’écarter.
Chacun prophétise comme il peut. D’autres découvrent les causes et les signes de la révolution dans les événemens du XVIIe et du XVIIIe siècle; ils les trouvent dans les abus de pouvoir de la royauté et dans l’exagération des privilèges, dans la décrépitude et dans le renversement soudain des vieilles institutions, dans l’incrédulité de Voltaire et dans les orgies de la régence. Pour nous, nous n’avons pas besoin de regarder de ce côté pour voir la révolution qui s’avance. Elle et ses échecs, elle et ce qu’on nomme ses causes, nous voyons tout cela en germe dans la monomanie d’unité qui s’empare de toutes les têtes au XVIIe siècle et qui méconnaît déjà la destinée de l’humanité, car elle ne travaille qu’à lui enlever son droit à la libre recherche, son droit à l’erreur et au repentir sans terme, son droit à la vie enfin, pour l’établir dans la vérité définitive, qui doit être l’éternelle auberge du repos. La constituante, la convention, l’empire, nous apercevons tout cela dans cette idée fixe d’orthodoxie qui, avec Bossuet et Louis XIV, avec Boileau et Vaugelas, s’acharne à fixer la règle du beau qui est un comme la vérité, la règle du bien qui est un comme le vrai et le beau. Que disons-nous? la monarchie n’a pas encore constitué son despotisme, le doute religieux n’est pas encore sorti de la révocation de l’édit de Nantes et de la bulle Unigenitus, la lassitude du décorum imposé n’a pas encore provoqué la licence des mœurs, que déjà la révolution est inévitable. Elle est toute faite dès le jour où la nation se décide pour la renaissance contre la réforme, pour le formalisme de l’antiquité contre le spiritualisme des races encore indomptées du nord, pour l’intelligence, qui poursuit la bonne règle, dont la connaissance dispense de la bonne inspiration, contre la conscience, qui s’efforce de nous dispenser de toute loi en nous faisant l’obligation d’avoir le bon esprit. A partir de cet instant, la France a renoncé au libre développement de son individualité nationale, renoncé à l’originalité de sa littérature d’imagination et à sa place en tête du progrès; elle s’est livrée à une centralisation littéraire, politique et militaire qui, en légiférant, en disciplinant, devait d’abord lui rapporter un brillant épanouissement de serre chaude et un court instant de domination universelle, mais qui, au lendemain de cette gloire, de cet ordre, de cette décence superficielle, devait en définitive se solder pour elle par l’épuisement, par l’anarchie, par la perte de l’empire des esprits en Europe. Elle s’est condamnée enfin à se façonner des régimes d’oppression qu’elle ne pourrait pas supporter et à les briser violemment pour n’y substituer que d’autres tyrannies insupportables, condamnée à être sans cesse mécontente de son sort sans pouvoir l’améliorer, à vivre dans la haine du passé et du présent sans trouver la route de l’avenir, à s’indigner de son asservissement sans pouvoir fonder la liberté.
Que l’on parcoure des yeux l’Europe : en quelque lieu que la renaissance ait établi son empire, ce ne sont pas des Shakspeare ou des sociétés maîtresses de leur sort, ce n’est pas la liberté d’imagination ou la liberté civile que l’on rencontrera; ce sont des Jodelles et des grammaires, des arts de gouverner les corps et les âmes, arts poétiques, arts de raisonner, de se sauver, de se faire aimer : de tous côtés, des orthodoxies unes et indivisibles appuyées sur des chefs-d’œuvre d’administration qui s’appuient eux-mêmes sur la force. Et il n’y a pas moyen de couper en deux la révolution pour condamner ses crimes en glorifiant ses principes et pour n’attribuer la catastrophe finale qu’à de malheureux entraînemens qui seraient venus gâter la cause de ses excellentes idées. Les excès sont sortis de la même source que les théories. Avant qu’aucune injustice eût été commise et qu’on pût seulement prévoir l’occasion d’en commettre une seule, avant et pendant ce beau délire d’extase et d’attendrissement où les hommes s’appelaient citoyens du monde dans leur joie d’avoir découvert la vérité qui allait faire du monde une seule famille, et où leurs bras n’étaient pas assez vastes pour embrasser tous les peuples, tant ils aimaient d’avance en eux les frères et les disciples qui ne pouvaient manquer d’acclamer leurs idées dès qu’ils les connaîtraient, — même alors, l’extravagance des illusions renfermait la fureur des mécomptes: les élans d’amour annonçaient que 93 serait incapable de comprendre les dangers de la violence, comme 89 était incapable de prévoir aucune opposition; ils signifiaient une foi insensée qui, à la première résistance, à la première déception de ces espérances d’assentiment universel, ne saurait recourir qu’à la force.
Jusqu’où même devait aller l’emportement de la force, cela aussi avait été décidé depuis des années par les fautes des pères et par l’éducation qu’ils avaient donnée aux esprits. Il était écrit que cet emportement serait sans frein et sans limites, parce que le XVIIIe siècle avait été sans limites dans sa confiance en ses idées, sans mesure dans son défaut de conscience, sans bornes dans son impuissance à reconnaître les incompétences de la raison humaine. Les hommes alors n’étaient plus que des moitiés d’hommes : ils avaient entièrement perdu le sens intérieur. Ils étaient incapables de tourner leur attention sur eux-mêmes et sur les mobiles qui déterminaient leurs propres volontés, incapables de sentir si c’étaient les bons ou les mauvais instincts qui régnaient en eux. Et leurs impuissances étaient devenues leur idéal : ils se faisaient un mérite de ne regarder que du côté des conséquences qui découlent des actes, de ne tenir pour un mal que ce qui est malfaisant, pour un bien que ce qui fait du bien, ce qui est avantageux. Avec un degré de cécité que l’antiquité elle-même avait à peine connu, le siècle était allé se rejeter, à deux mille ans et plus en arrière, au fond de la fausse éthique du paganisme, de cet étrange contre-sens qui fait consister la perfection morale à traiter chaque être et chaque objet suivant leur valeur, c’est-à-dire à connaître exactement la valeur des choses pour ne placer son estime que là où il y a des bénéfices à espérer. Les moralistes du jour, c’étaient des disciples de La Rochefoucauld qui enseignaient à bien savoir que l’égoïsme et la vanité sont les seuls sentimens naturels, ou c’étaient des docteurs comme Saint-Réal, qui travaillaient à moraliser le pays en le débarrassant de ses admirations déplacées et de ses respects hors de propos. Les saints du jour, c’était Voltaire, que l’on conduisait au Panthéon, ou l’Arétin, dont on publiait le portrait avec la légende : Divus Arctinus, flagellum principum. S’il avait été lui-même ce qu’il devait être, nul ne s’en inquiétait : il avait flagellé les princes, il avait haï et attaqué ce que le siècle regardait comme malfaisant; donc il méritait l’apothéose. C’est ainsi que le siècle avait changé en une fatalité d’esclavage ce qui est le principe même de toute émancipation; c’est ainsi qu’il avait rendu inévitables la servitude et la violence en s’obstinant à mettre sa confiance dans l’intelligence, qui sait prévoir le profit et la perte, au lieu de la mettre dans la conscience, qui sait imposer des freins et des obligations. Lors même qu’il prônait la justice, la probité, l’amour de la vérité, comme il aimait fort à le faire, il n’entendait point parler de ces dispositions intérieures qui nous portent à nous abstenir nous-mêmes du mensonge et de l’injustice; il ne s’occupait point des sentimens qui doivent se trouver dans l’âme des hommes et sous l’inspiration desquels il faut les laisser libres de penser et d’agir comme des créatures responsables. Loin de là, l’amour de la vérité, comme on l’entendait alors, c’était l’amour d’une certaine opinion et la résolution de l’accepter seule comme la vérité; la justice et la vertu, c’était la pratique d’un certain procédé et le dévouement à un certain système, le fait de croire à cela et rien qu’à cela, de vouloir cela et rien que cela.
Tous ces jugemens, la chose est à craindre, paraîtront bien sévères, et l’on nous reprochera de montrer bien peu de respect pour les glorieux principes de 1789. — Les principes de 1789 sont entièrement hors de cause ici, et il nous semble qu’on en a fâcheusement abusé, en voulant les faire servir à légitimer la manière dont la révolution a combattu pour eux et la manière dont elle y a cru, en voulant donner à entendre que ceux qui les aiment ne peuvent manquer d’approuver tous les moyens employés pour cette bonne cause, et que ceux qui condamnent les actes de la révolution ne peuvent le faire que par inimitié pour ces principes. — Mais les circonstances, mais la fatalité des situations! Eh ! certainement, si tous les hommes de l’époque avaient trop peu de raison pourvoir les conséquences de leurs actes et trop peu de conscience pour se faire scrupule des mauvais instincts qui devaient produire au dehors le mal et la souffrance, il fallait bien que cette déraison et cette inconscience portassent leurs fruits. Que la fatalité remontât plus ou moins haut, que les tendances qui rendaient la violence inévitable eussent commencé chez les rois qui avaient abusé de la contrainte, et qu’elles fussent partagées par les ennemis de la révolution, qui étaient tout disposés à en abuser aussi, cela n’a rien à voir avec la valeur de ces tendances; cela n’empêche point qu’elles soient la mauvaise tentation qui ne conduit qu’au crime et à la ruine. — Mais les avantages et les précieuses conquêtes que la France doit à la révolution? objectera-t-on encore peut-être. Oh ! voilà la pensée où se cache le piège. Les neuf dixièmes des malheurs humains n’ont pas d’autre cause que cette arithmétique-là, qui suppute les avantages que l’on se procure en commettant l’injustice, et qui évalue d’après eux seuls le profit et la perte. Ce qui fait de la politique sans scrupule un faux calcul, c’est qu’elle est comme la conduite du prodigue qui augmente ses revenus en plaçant son capital à fonds perdu. Pour satisfaire un désir du moment, pour obtenir un bien qui n’est qu’un élément unique de prospérité, on s’accorde des licences de conduite qui laissent derrière elles des maladies permanentes : on s’habitue à être sans scrupules, et au total on a contracté les vices avec lesquels les peuples et les individus sont incapables de prospérer en rien. La France a gardé plusieurs des conquêtes de 89, mais a-t-elle lieu de s’applaudir en somme de ce que la révolution a laissé dans les esprits? Y a-t-elle gagné ce qui permet de fonder et de maintenir de bonnes institutions? A-t-elle au moral la santé, la force et la continence qui font réussir les nations dans toutes leurs entreprises?
En définitive, que désirons-nous? Est-ce l’égalité? est-ce la liberté? est-ce une combinaison démocratique qui épargne à la vanité l’idée pénible d’une supériorité en appelant les uns comme les autres à élire l’autorité qui doit ensuite dicter la loi à toutes les volontés? est-ce un arrangement qui épargne à tous la dégradation de n’être que des machines en rendant aux forces individuelles la libre disposition d’elles-mêmes? Si c’est l’égalité seule que nous désirons, continuons à réhabiliter et à encenser notre révolution; vantons les Robespierre, les Danton ou les Babeuf comme les champions de la démocratie, de la raison, de l’égalité; seulement ne les célébrons pas comme les apôtres et les martyrs de la liberté. Et si c’est la liberté qui a nos vœux, sortons enfin de leur tradition, rompons avec leur morale naturelle et leur raison naturelle. La seule chose naturelle, qu’on se le persuade bien, c’est d’aimer chacun pour soi la liberté de faire sa volonté et de ne pas aimer la contradiction, c’est de ne rien concevoir de plus sage, de plus légitime et de plus obligatoire que de proscrire et d’empêcher ce que l’on considère soi-même comme une erreur et un danger. Quant à vouloir vraiment que les opinions qui nous choquent soient libres de combattre la nôtre et de lui enlever le pouvoir; quant à voir, si nous sommes chrétiens de cœur, comment il est juste et salutaire, même dans l’intérêt de la religion, de laisser paraître un ouvrage. tel que celui du docteur Strauss, et quant à intervenir, comme l’a fait Neander, pour détourner un roi de le supprimer, ou bien, si nous sommes ennemis des congrégations religieuses, quant à porter assez loin nos regards pour déplorer réellement qu’elles soient entravées dans leur propagande, et pour comprendre comment il est funeste d’attenter chez elles à la liberté, dont elles n’useraient pourtant que pour aller contre nos idées du progrès, — oh! assurément rien n’est moins naturel que cette sagesse-là et cette morale-là. Loin de représenter ce qui est évident et ce qui vient de soi à l’esprit, elles représentent au contraire ce que la raison et la conscience sont incapables de percevoir et de sentir directement, ce que l’expérience seule nous force à reconnaître après nous avoir déboutés malgré nous de nos jugemens à première vue et de nos sentimens de premier jet. Et il en est ainsi de toutes les vérités sur lesquelles se fonde la liberté : elles sont essentiellement des conceptions qui ne peuvent naître que d’une erreur rectifiée; elles sont des idées de seconde formation, où l’on ne parvient qu’en étant dupe d’abord des idées basées sur les apparences et des sentimens suggérés par les penchans, et en sachant ensuite découvrir à l’œuvre la fausseté de cette sagesse et de cette morale spontanée. Ce qu’on dit de la foi peut littéralement s’appliquer au véritable amour de la liberté : pour y arriver, il faut renoncer à sa raison naturelle, il faut cesser d’être la dupe du penchant, ou, si on aime mieux, ceux-là seuls en sont capables qui savent assez ouvrir les yeux et qui sont assez dociles à s’accuser pour pouvoir profiter des leçons de la vie et pour amender chaque jour leurs conclusions incomplètes.
Au lieu de récrire sans cesse l’histoire de notre révolution, il s’agirait donc de nous appliquer une bonne fois à la lire; il s’agirait, honnêtement et sans faiblesse, sans souci du parti que tels ou tels pourraient tirer de nos aveux, d’oser rechercher et condamner ses fautes pour ne pas les continuer nous-mêmes. L’esprit de corps est ce qui tue toutes les corporations : de peur de se discréditer elles-mêmes, elles se laissent aller à excuser ou à couvrir les aberrations de leurs affiliés, et elles gardent ainsi dans leur sein les éléments vicieux qui tôt ou tard sont sûrs de miner leur crédit. Ceux qui comprennent et désirent la bonne liberté sont les premiers intéressés à épurer leurs rangs; à eux de dénoncer le mauvais esprit qui jusqu’ici a frappé leur parti d’impuissance, à eux de ne pas permettre que les admirateurs de la violence ou de ce qui y mène forcément se fassent passer pour leurs alliés. — Par rapport à leur cause, les hommes ne se divisent vraiment qu’en deux catégories : d’un côté sont tous ceux qui, en ayant une opinion quelconque, désirent seulement obtenir pour elle le droit de s’exprimer, de se propager par la persuasion, de concourir pour sa part au mouvement général, et ces hommes-là, qu’ils soient monarchistes, légitimistes ou impérialistes, sont les amis de la liberté; — de l’autre côté sont tous ceux qui, en ayant un drapeau quelconque, ne combattent en réalité que dans le désir d’arriver par la liberté ou autrement à faire de leur foi l’arbitre exclusif des destinées du pays. Ces hommes-là, qu’ils soient démocrates, socialistes ou républicains, sont les ennemis de la liberté, les continuateurs et les propagateurs des tendances qui nous ont empêchés de l’obtenir, et qui, tant que face à face il existera deux manières de voir différentes, ne nous laisseront d’autre abri possible que le régime de l’autorité, le régime qui désarme les combattans trop insensés pour se respecter l’un l’autre, qui établit l’ordre par la force en enlevant à toutes les convictions moins une le droit de parler et d’agir.
Plus que jamais, le premier de ces partis a chez nous des représentans éclairés, ou en tout cas, s’il n’en compte pas un plus grand nombre que sous la restauration, ses représentans actuels ont moins d’illusions : ils aiment mieux ce qui est réellement la liberté en l’identifiant moins avec une forme particulière de mécanisme politique. Seulement, et c’est pour cela que nous avons écrit ces pages, il nous semble qu’ils ne vont pas encore assez au fond des esprits pour y chercher la racine première des mauvaises habitudes qu’ils voudraient extirper. Devant l’indifférence et le scepticisme de notre époque, les intenses convictions de 89 prennent presque l’apparence d’une vertu, et parmi les meilleurs esprits, il en est plus d’un qui, tout en blâmant les violences de la révolution, se sont laissés aller à lui faire un mérite de sa foi en ses idées. L’intention était excellente, rien de plus certain ; mais ce ne sont pas moins là des paroles dangereuses : elles tendent à flatter, à encourager les aveuglemens contre lesquels il importerait de nous prémunir. Avec l’espèce de confiance que le XVIIIe siècle avait dans sa raison, on n’arrivera jamais qu’à des aberrations et à de tristes mécomptes comme ceux de 1793, Tant que les partis seront dans l’opposition, ils pourront être pleins d’ardeur pour étendre à l’humanité entière le bienfait du suffrage universel ou du libre examen, de la liberté de la presse ou de la liberté d’association; mais tout ce beau feu ne sera que l’effet d’une illusion. Il signifiera seulement que les esprits prennent aveuglément leurs idées pour l’éternelle vérité, pour la vérité que nul ne peut s’empêcher de reconnaître, qui ne saurait être contestée que par des hypocrites ou des insensés, c’est-à-dire que, tout en réclamant le libre examen ou le suffrage universel, ils seront parfaitement décidés à ne voir dans les monarchistes, les aristocrates ou les hérétiques, en un mot dans tous les contradicteurs de leurs idées, que des conspirateurs déguisés, des monstres de perversité qui, par amour pour l’humanité, doivent être bâillonnés, frappés d’interdiction et au besoin envoyés à l’échafaud.
Est-ce donc à dire que le scepticisme soit la sagesse? Est-ce donc qu’il faille suivre le conseil de tant d’hommes pratiques et d’habiles économistes qui, n’ayant foi eux-mêmes qu’à l’intelligence, n’ont trouvé d’autre remède contre la folle croyance que de rester prudemment dans l’incrédulité, de reconnaître qu’il n’y a pas de principes absolus, pas de certitude complète? Dieu nous en garde! Un doute, une négation, un vide, sont un pauvre obstacle pour arrêter des forces aussi positives et aussi puissantes que les instincts qui nous poussent à être impérieux dans nos idées; mais il ne s’agit pas de renoncer à la vérité, il s’agit de renoncer à une mauvaise direction d’esprit qui nous empêche de placer la certitude où elle est. Au lieu d’être sans cesse tourmentés du besoin de décider quels sont les devoirs des choses et les devoirs de tout le monde, il s’agit d’employer nos facultés à chercher ce que nous devons faire et penser nous-mêmes, à trouver pour notre propre usage les convictions et les principes d’action qui sont pour nous les meilleurs et les seuls vrais, ceux qui s’accordent vraiment avec toutes les perceptions de notre conscience et de notre raison. L’indifférence qui s’est emparée de la France est certainement un grand mal; mais le siège de la maladie est dans les caractères bien plus que dans les intelligences. Ce qui manque, ce sont les fortes individualités, et ce relàchement-là est précisément la suite et comme le lendemain du dogmatisme. Ce qui guérirait l’un guérirait l’autre. Quand on s’occupe surtout de bien se gouverner soi-même, on est moins préoccupé de régenter ses voisins, et le même tempérament moral qui produit l’indépendance personnelle produit le respect de la personnalité d’autrui.
J. MILSAND.