La Religion (Louis Racine)/Chant VI

La bibliothèque libre.
Chant V Table


La Religion (Louis Racine)
Traduction par Louis Racine.
Œuvres de Louis RacineLe Normant, Imprimeur-LibraireTome 1 (p. 213-226).

CHANT SIXIÈME.

 
Non, des mystères saints l’auguste obscurité
Ne me fait point rougir de ma docilité.
Je ne dispute point contre un maître suprême.
Qui m’instruira de Dieu, si ce n’est Dieu lui-même ?
Dans un sombre nuage il veut s’envelopper :
Mais il est un rayon qu’il en laisse échapper.
Que me faut-il de plus ? Je marche avec courage,
Et content du rayon, j’adore le nuage.
Il a dit, et je crois. Aux pieds de son auteur
Ma raison peut sans honte abaisser sa hauteur.
Mais pourquoi non content de ce grand sacrifice,
Ce Dieu veut-il encor que l’homme se haïsse !
Je m’aime : faut-il donc que m’armant de rigueur,
Toujours le glaive en main, j’aille au fond de mon cœur,
Sacrifice sanglant ! Guerre longue et cruelle !
Couper de cet amour la racine éternelle ?
Il veut, jaloux d’un bien qu’il n’a fait que pour lui,
De nos cœurs isolés être le seul appui.
Suis-je un objet si grand pour tant de jalousie ?
De l’or, ni des honneurs l’indigne frénésie
Ne lui ravira point ce cœur qu’il doit avoir.
Faut-il à si bas prix sortir de son devoir ?
Mais pour quelque douceur rapidement goûtée,
Qui console en sa soif une âme tourmentée,
Croirons-nous qu’en effet il s’irrite si fort ?
Et pour un peu de miel condamne-t-il à mort ?

Je sais qu’il nous demande un amour sans partage.
Mais enfin la nature est aussi son ouvrage :
Et lorsqu’à tant de maux tu mêles quelques biens,
Ô nature, tes dons ne sont-ils pas les siens ?
Ce n’est pas qu’attendant de toi les biens solides,
Chez tes héros fameux je choisisse mes guides.
L’arbitre renommé du plaisir élégant
M’étalerait en vain tout son luxe savant.
L’art de se rendre heureux ne s’apprend point d’un maître
Habile seulement à ne se point connaître,
Qui mettant de sang froid la prudence à l’écart,
Veut vivre à l’aventure, et mourir au hasard.
Ce rimeur enjoué m’inspire la tristesse.
Et que m’importe à moi sa goutte et sa vieillesse ?
L’ennui de ses malheurs dicta ses vers badins.
Il m’y dépeint sa joie, et j’y lis ses chagrins.
Il me chante l’amour d’une voix affligée ;
Et suivant mollement sa muse négligée,
Du mépris de la mort me parle à chaque pas.
Il m’en parlerait moins s’il ne la craignait pas.
Illustres paresseux, dont Pétrone est le maître,
Ô vous, mortels contents, puisque vous croyez l’être,
Vous me vantez en vain vos jours délicieux :
Ne me comptez jamais parmi vos envieux.
Hélas ! Dans ce temps même à vos cœurs favorable,
Règne affreux de Vénus, quand l’homme déplorable
Consacra ses plaisirs sous des noms empruntés,
Et de ses passions fit ses divinités ;
Le sage dut toujours, honteux de sa faiblesse,
Encenser à regret les dieux de la mollesse.

Leurs charmes quelquefois peuvent nous entraîner.
Malheureux, sous leur joug qui se laisse enchaîner.
Mais contre un ennemi qui souvent est aimable,
faut-il faire à toute heure une guerre implacable ?
Un seul moment de paix me rend-il criminel ?
Et le Dieu des chrétiens n’est-il pas trop cruel,
Quand il veut que pour lui renonçant à moi-même,
Pour lui mettant ma joie à fuir tout ce que j’aime,
J’étouffe la nature, et maître infortuné,
Je gourmande en tyran ce corps qu’il m’a donné ?
Dans sa morale enfin trouverai-je des charmes,
Quand il appelle heureux, ceux qui versent des larmes ?
Ainsi parle un mortel qui combat à regret
Une religion qu’il admire en secret.
Frappé de sa grandeur, il la croit, il l’adore :
Troublé par sa morale, il veut douter encore.
Il repousse le Dieu dont il craint la rigueur.
Achevons le triomphe en parlant à son cœur,
Et cherchant un accès dans ce cœur indocile
Chassons l’impiété de son dernier asile.
A la religion si j’ose résister,
C’est la raison du moins que je dois écouter.
A la divine loi quand je crains de souscrire,
Celle de la nature a sur moi tout l’empire.
Je veux choisir mon joug, et qu’entre ces deux lois,
Mon intérêt soit juge, et décide mon choix.
Sans doute qu’indulgente à nos âmes fragiles
La raison ne prescrit que des vertus faciles.
N’allons point toutefois les chercher dans Platon,
Et laissons déclamer Sénèque et Cicéron.

Ces fastueux censeurs de l’humaine faiblesse,
Inspirés par l’orgueil plus que par la sagesse,
Peut-être en leurs écrits, remplis d’austérité
Ont suivi la raison moins que leur vanité.
Faisons parler ici des docteurs moins rigides.
Que les poètes seuls soient nos aimables guides.
De leurs vers enchanteurs, et faits pour nous charmer,
La morale n’a rien qui nous doive alarmer.
Cherchons-y ces devoirs qui, tous tant que nous sommes,
Nous attachent au ciel, à nous, à tous les hommes.
De Jupiter partout l’homme est environné.
Rendons tout à celui qui nous a tout donné.
Jetons-nous dans le sein de sa bonté suprême.
Je suis cher à mon Dieu beaucoup plus qu’à moi-même.
Notre encens pourrait-il par sa stérile odeur,
D’un être souverain contenter la grandeur ?
D’une main criminelle il rejette l’offrande.
L’innocence du cœur, voilà ce qu’il demande.
A l’un de ses côtés la justice debout,
Jette sur nous sans cesse un coup d’œil qui voit tout,
Et le glaive à la main demandant ses victimes
Présente devant lui la liste de nos crimes.
Mais de l’autre côté la clémence à genoux,
Lui présentant nos pleurs désarme son courroux.
Quand pour moi si souvent j’implore la clémence,
N’en aurai-je jamais pour celui qui m’offense ?
Je plains le malheureux qui prétend m’outrager,
Et j’abandonne au ciel le soin de me venger.
Si je n’ose haïr l’ennemi qui m’afflige,
Que ne dois-je donc pas à l’ami qui m’oblige ?

Je donne à ses défauts des noms officieux ;
Mon cœur pour l’excuser me rend ingénieux.
Il m’excuse à son tour, et de mon indulgence
Celle qu’il a pour moi devient la récompense.
Ma charité s’étend sur tous ceux que je vois.
Je suis homme, tout homme est un ami pour moi.
Le pauvre, et l’étranger, le ciel me les envoie,
Et mes mains avec eux partagent avec joie
Des biens qui pour moi seul n’étaient pas destinés.
Les solides trésors sont ceux qu’on a donnés.
D’une âme généreuse ô volupté suprême !
Un mortel bienfaisant approche de Dieu même.
Cet amour des humains sera toujours en lui
De toutes nos vertus l’inébranlable appui.
Voudrait-il, alarmant ma tendresse jalouse,
Me faire soupçonner la foi de mon épouse ?
Ô crime, qui des lois craint partout la rigueur,
A tes premiers attraits il a fermé son cœur.
Qui nourrit en secret un désir téméraire,
Même dans un corps pur porte une âme adultère.
La pudeur est le don le plus rare des cieux,
Fleur brillante, l’amour des hommes et des dieux,
Le plus riche ornement de la plus riche plaine,
Tendre fleur que flétrit une indiscrète haleine.
L’amour, le tendre amour, flatte en vain mes désirs :
L’hymen, le seul hymen en permet les plaisirs.
Des passions sur moi je réprime l’empire.
Le monde à mes regards n’offre rien que j’admire.
Libre d’ambition, de soins débarrassé,
Je me plais dans le rang où le ciel m’a placé,

Et pauvre sans regret, ou riche sans attache,
L’avarice jamais au sommeil ne m’arrache.
Je ne vais point, des grands esclaves fastueux,
Les fatiguer de moi, ni me fatiguer d’eux.
Faux honneurs ! Vains travaux ! Vrais enfants que vous êtes,
Que de vide, ô mortels, dans tout ce que vous faites !
Dégoûté justement de tout ce que je vois,
Je me hâte de vivre, et de vivre avec moi.
Je demande, et saisis avec un cœur avide,
Ces moments que m’éclaire un soleil si rapide,
Dons à peine obtenus qu’ils nous sont emportés,
Moments que nous perdons, et qui nous sont comptés.
L’estime des mortels flatte peu mon envie.
J’évite leurs regards, et leur cache ma vie.
Que mes jours pleins de calme et de sérénité,
Coulent dans le silence et dans l’obscurité :
Ce jour même des miens est le dernier peut-être :
Trop connu de la terre, on meurt sans se connaître.
Je l’attends cette mort sans crainte ni désir :
Je ne puis l’avancer, je ne puis la choisir.
L’exemple des Catons est trop facile à suivre.
Lâche qui veut mourir : courageux qui peut vivre.
Voilà donc cette loi si pleine de douceurs,
Cette route où j’ai cru marcher parmi les fleurs.
Quoi ! Je trouve partout la morale cruelle.
Catulle m’y ramène, Horace m’y rappelle.
Tibulle m’en réveille un triste souvenir,
Lorsque de sa Delie il croit m’entretenir.
La règle de mes mœurs, cette loi si rigide,
Est écrite partout, et même dans Ovide.

Oui, c’est dans ces écrits dont j’étais amoureux,
Que la raison m’impose un joug si rigoureux.
Que m’ordonne de plus, à quel joug plus pénible
Me condamne le Dieu qu’on m’a peint si terrible ?
Mon choix n’est plus douteux, je ne balance pas.
Eh quoi ! De la vertu respectant les appas,
L’amour de mon bonheur me pressait de la suivre.
Doux, chaste, bienfaisant, pour moi seul j’allais vivre.
Ô grand Dieu, sans changer, j’obéis à ta loi.
Doux, chaste, bienfaisant, je vais vivre pour toi.
Loin d’y perdre, Seigneur, j’y gagne l’assurance
De tant de biens promis à mon obéissance.
Que dis-je ? La vertu qui m’avait enchanté,
Sans toi que m’eût servi de chérir sa beauté ?
De ses attraits, hélas ! Admirateur stérile,
J’aurais poussé vers elle un soupir inutile.
Qu’était l’homme en effet qu’erreur, illusion,
Avant le jour heureux de la religion ?
Les sages dans leurs mœurs démentaient leurs maximes,
Quand Lycurgue s’oppose au torrent de nos crimes,
Législateur impur il en grossit le cours.
Ovide est quelquefois un Sénèque en discours :
Sénèque dans ses mœurs est souvent un Ovide.
A l’amour qui ne prend que sa fureur pour guide,
Des mains de Solon même un temple fut construit.
De tes lois, ô Solon, quel sera donc le fruit ?
Et quel voluptueux rougira de ses vices
Quand ses réformateurs deviennent ses complices ?
Toute lumière alors n’était qu’obscurité,
Et souvent la vertu n’était que vanité.

Je déteste ces jeux d’où Caton se retire,
En méprisant Caton qui veut que je l’admire.
De l’humaine vertu reconnaissons l’écueil.
Quand l’homme n’est qu’à lui, tout l’homme est à l’orgueil.
Il n’aime que lui seul ; dans ce désordre extrême
Il faut pour le guérir l’arracher à lui-même.
Mais qui pourra porter ce grand coup dans son cœur ?
De la religion le charme est son vainqueur.
Elle seule a détruit le plus grand des obstacles :
Reconnaissons aussi le plus grand des miracles.
Le cœur n’est jamais vide. Un amour effacé,
Par un nouvel amour est toujours remplacé,
Et tout objet qu’efface un objet plus aimable,
Sitôt qu’il est chassé nous paraît haïssable.
L’homme s’aimait : Dieu vient, et lui dit, aimez-moi,
Aimez, humains : l’amour comprend toute ma loi.
Nouveau commandement. Le maître qui le donne
Allume dans les cœurs cet amour qu’il ordonne.
L’homme se sent brûler d’une ardeur qui lui plaît.
Plein du Dieu qui l’enchante, aussitôt il se hait ;
Tout en lui jusqu’alors lui parut admirable,
Tout en lui maintenant lui paraît méprisable.
Il s’abaisse : du sein de son humilité
Sort un homme nouveau qu’a fait la charité,
Et quand ce n’est plus lui, mais en lui Dieu qu’il aime,
Il se réconcilie alors avec lui-même.
Sitôt que par l’amour l’ordre fut rétabli,
Des plus grandes vertus l’univers fut rempli.
Et qu’est-ce que l’amour trouverait de pénible ?
Les supplices, la mort, n’ont rien qui soit terrible :

D’innombrables martyrs se hâtent d’y courir.
Dieu ne veut plus de sang : amoureux de souffrir
Les saints s’arment contre eux de rigueurs salutaires.
Les déserts sont peuplés d’exilés volontaires,
Qui toujours innocents se punissent toujours.
A la virginité l’on consacre ses jours.
Le corps n’a plus d’empire, et l’âme toute pure
Impose pour jamais silence à la nature.
Deux tendres cœurs qu’unit la main qui les a faits,
Goûtent dans leurs plaisirs une innocente paix,
Et leur chaîne est pour eux aussi sainte que chère.
Le pauvre et l’orphelin dans le riche ont un père.
Au plus juste courroux qui peut s’abandonner,
Quand le prince lui-même apprend à pardonner ?
Théodose est en pleurs, Ambroise en est la cause :
J’admire également Ambroise et Théodose.
A ces traits éclatants reconnaissons les fruits,
Que fertile en héros l’amour seul a produits.
Un culte sans amour n’est qu’un frivole hommage :
L’honneur qu’on doit à Dieu, n’admet point de partage.
Ses temples sont nos cœurs. Quel terme, direz-vous,
Doit avoir cet amour qu’il exige de nous ?
Si vous le demandez, vous n’aimez point encore.
Tout rempli de l’objet dont l’ardeur le dévore,
Quel autre objet un cœur pourrait-il recevoir ?
Le terme de l’amour est de n’en point avoir.
Ne forgeons point ici de chimère mystique.
Comment faut-il aimer ? La nature l’explique.
De toute autre leçon méprisant la langueur,
Ecoutons seulement le langage du cœur.

La grandeur, ô mon Dieu, n’est pas ce qui m’enchante,
Et jamais des trésors la soif ne me tourmente.
Ma seule ambition est d’être tout à toi.
Mon plaisir, ma grandeur, ma richesse est ta loi.
Je ne soupire point après la renommée.
Qu’inconnue aux mortels, en toi seul renfermée,
Ma gloire n’ait jamais que tes yeux pour témoins,
C’est en toi que je trouve un repos dans mes soins.
Tu me tiens lieu du jour dans cette nuit profonde.
Au milieu d’un désert tu me rends tout le monde.
Les hommes vainement m’offriraient tous leurs biens :
Les hommes ne pourraient me séparer des tiens.
Que ta croix dans mes mains soit à ma dernière heure,
Et que les yeux sur toi je t’embrasse et je meure.
C’est dans ces vifs transports que s’exprime l’amour.
Hélas ! Ce feu divin s’éteint de jour en jour :
A peine il jette encor de languissantes flammes.
L’amour meurt dans les cœurs, et la foi dans les âmes.
Qu’êtes-vous devenus, beaux siècles, jours naissants,
Temps heureux de l’église, ô jours si florissants ?
Et vous, premiers chrétiens, ô mortels admirables,
Sommes-nous aujourd’hui vos enfants véritables ?
Vous n’aviez qu’un trésor et qu’un cœur entre vous ;
Et sous la même loi nous nous haïssons tous.
Haine affreuse, ou plutôt impitoyable rage,
Quand par elle aveuglés, nous croyons rendre hommage

Au Dieu qui ne prescrit qu’amour et que pardon.
Dieu de paix que de sang a coulé sous ton nom !
N’ont-ils jamais marché que sous ton oriflamme ?
Imprimaient-ils aussi ton image en leur âme
Tous ces héros croisés, qui d’infidèles mains
Ne voulaient, disaient-ils, qu’arracher les lieux saints ?
Leurs crimes ont souvent fait gémir l’infidèle.
En condamnant leurs mœurs, vantons du moins leur zèle ;
Mais détestons toujours celui qui parmi nous
De tant d’affreux combats alluma le courroux.
Quels barbares docteurs avaient pu nous apprendre,
Qu’en soutenant un dogme, il faut pour le défendre,
Armés du fer, saisi d’un saint emportement,
Dans un cœur obstiné plonger son argument ?
A la fin de mes chants je me hâte d’atteindre,
Et si je ne sentais ma voix prête à s’éteindre,
Vous me verriez peut-être attaquer vos erreurs,
Vous qui de l’hérésie épousant les fureurs,
Enfants du même Dieu, nés de la même mère,
Suivez un étendard au notre si contraire.
Unis tous autrefois, maintenant écartés,
Qui l’a voulu ? C’est vous qui nous avez quittés.
Vos pères ont été les frères de nos pères,
Vous le savez : pourquoi n’êtes-vous plus nos frères ?
Avez-vous pour toujours rompu des nœuds si chers ?
Accourez, accourez ; nos bras vous sont ouverts.
De coupables aïeux déplorables victimes,
Ils vous ont égarés ; vos erreurs sont leurs crimes.
Revenez au drapeau qu’ils ont abandonné.
Par le Dieu qu’on y suit tout sera pardonné.
Que craignez-vous ? Quand

même à nos aînés perfides,
Aux restes odieux de ses fils parricides,
Ce Dieu tant outragé doit pardonner un jour ?
Contre toute espérance, espérons leur retour.
Oui, le nom de Jacob réveillant sa tendresse,
Il se rappellera son antique promesse.
Il n’a point épuisé pour eux tout son trésor :
L’arbre longtemps séché, doit refleurir encor.
Ils sont prédits les jours, où par de pleurs sincères
L’enfant effacera l’opprobre de ses pères.
Tremblons à notre tour ; ils sont aussi prédits
Les jours où l’on verra tous nos cœurs refroidis.
Ce temps fatal approche. ô liens salutaires,
Vous captivez encor quelques âmes vulgaires :
Mais un sublime esprit vous brave hautement,
Et se vante aujourd’hui de penser librement.
Il doute, il en fait gloire, et sans inquiétude
Porte jusqu’au tombeau sa noble incertitude.
Tout était adoré dans le siècle païen :
Par un excès contraire on n’adore plus rien.
Il faut qu’en tous ses points l’oracle s’accomplisse :
Il faut que par degrés la foi tombe et périsse,
jusqu’au terrible jour tant de fois annoncé :
Ce jour dont l’univers fut toujours menacé :
Jour de miséricorde, ainsi que de vengeance.
Déjà je crois le voir, j’en frémis par avance.
Déjà j’entends des mers mugir les flots troublés :
Déjà je vois pâlir les astres ébranlés :
Le feu vengeur s’allume, et le son des trompettes
Va réveiller les morts dans leurs sombres retraites.

Ce jour est le dernier des jours de l’univers.
Dieu cite devant lui tous les peuples divers,
Et pour en séparer les saints, son héritage,
De sa religion vient consommer l’ouvrage.
La terre, le soleil, le temps, tout va périr,
Et de l’éternité les portes vont s’ouvrir.
Elles s’ouvrent. Le Dieu si longtemps invisible,
S’avance, précédé de sa gloire terrible :
Entouré du tonnerre, au milieu des éclairs,
Son trône étincelant, s’élève dans les airs.
Le grand rideau se tire, et ce Dieu vient en maître.
Malheureux, qui pour lors commence à le connaître.
Ses anges ont partout fait entendre leur voix,
Et sortant de la poudre une seconde fois,
Le genre humain tremblant, sans appui, sans refuge ;
Ne voit plus de grandeur que celle de son juge.
Ebloui des rayons dont il se sent percer,
L’impie avec horreur voudrait les repousser :
Il n’est plus temps. Il voit la gloire qui l’opprime,
Et tombe enseveli dans l’éternel abîme,
Lieu de larmes, de cris, et de rugissements.
Dans ce séjour affreux quels seront vos tourments,
Infidèles chrétiens, cœurs durs, âmes ingrates,
Lorsque vous y voyez les Titus, les Socrates,
Hélas ! Jamais du ciel ils n’ont connu les dons
Réunir leurs douleurs à celles des Catons ?
Lorsque le bonze étale en vain sa pénitence ;
Quand le pâle brahmine, après tant d’abstinence,
Apprend que contre lui bizarrement cruel
Il ne fit qu’avancer son supplice éternel ?

De sa chute surpris le musulman regrette
Le paradis charmant promis par son prophète,
Et loin des voluptés qu’attendait son erreur,
Ne trouve devant lui que la rage et l’horreur.
Le vrai chrétien, lui seul, ne voit rien qui l’étonne.
Et sur ce tribunal que la foudre environne,
Il voit le même Dieu qu’il a cru sans le voir,
L’objet de son amour, la fin de son espoir.
Mais il n’a plus besoin de foi ni d’espérance :
Un éternel amour en est la récompense.
Sainte religion, qu’à ta grandeur offerts
Jusqu’à ce dernier jour puissent durer mes vers !
D’une muse, toujours compagne de ta gloire,
Autant que tu vivras fais vivre la mémoire.
La sienne… qu’ai-je dit ? Où vais-je m’égarer ?
Dans un cœur tout à toi l’orgueil veut-il entrer ?
Sois de tous mes désirs la règle et l’interprète :
Et que ta seule gloire occupe ton poète.