La Russie en 1839/Lettre trente-quatrième

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Amyot (quatrième volumep. 161-211).


SOMMAIRE DE LA LETTRE TRENTE-QUATRIÈME.


Singularité financière. — Ici l’argent représente le papier. — Réforme ordonnée par l’Empereur. — Comment le gouverneur de Nijni décide les marchands à obéir. — Habileté des sujets pour désobéir sans en avoir l’air. — Analyse de leurs motifs. — Probité : l’ukase sur les monnaies. — Générosité apparente. — Où est l’esprit de justice et de conservation sous les gouvernements despotiques. — Beaux travaux ordonnés par l’Empereur pour embellir Nijni. — Minutie. — Singuliers rapports du serf avec son seigneur. — Opinion du gouverneur de Nijni sur le régime despotique. Douceur de l’administration russe. — Comment on punit les seigneurs qui abusent de leur autorité. — Difficulté qu’éprouve le voyageur pour arriver à la vérité. — Promenade en voiture avec le gouverneur. — Vue de la foire prise du haut d’un pavillon chinois. — Valeur des marchandises. — Préjugés inspirés au peuple par son gouvernement. — Portraits de certains Français ; leurs ridicules en pays étranger. — Rencontre d’un Français aimable. — Société réunie pour dîner chez le gouverneur. — Les femmes russes ; la femme du gouverneur. — Bizarrerie anglaise. — Anecdote racontée par une Polonaise. — À quoi servent les manières faciles. — Promenade avec le gouverneur. — Sa conversation. — Employés subalternes : ce qu’ils sont dans l’Empire. — Deux aristocraties : la moderne et l’ancienne. — Quelle est la plus odieuse au peuple. — Mon feldjæger. — Drapeau de Minine. — Manque de foi du gouvernement. — Église déplacée, malgré le tombeau de Minine qu’elle renferme. — Pierre le Grand. — Erreur des peuples. — Caractère français. — La vraie gloire des nations. — Réflexions sur la politique. — Le Kremlin de Nijni. — Vente des meubles du palais des Empereurs au Kremlin de Moscou. — Couvent de femmes. — Camp du gouverneur de Nijni. — Manies des manœuvres. — Chant des soldats. — Église des Strogonoff à Nijni. — Vaudeville en russe.


LETTRE TRENTE-QUATRIÈME.


Nijni, ce 25 août 1839.

Cette année, au moment de l’ouverture de la foire, le gouverneur fit venir chez lui les plus fortes têtes commerciales de la Russie, réunies alors à Nijni, et il leur exposa en détail les inconvénients depuis longtemps reconnus et déplorés du système monétaire établi dans cet Empire.

Vous savez qu’il y a en Russie deux signes représentatifs des denrées : le papier et l’argent monnayé ; mais vous ne savez peut-être pas que celui-ci, par une singularité unique, je crois, dans l’histoire financière des sociétés, varie sans cesse de valeur, tandis que les assignats restent fixes ; il résulte de cette bizarrerie qu’une étude approfondie de l’histoire et de l’économie politique du pays pourrait seule expliquer un fait très-extraordinaire : c’est qu’en Russie l’argent représente le papier, quoique celui-ci n’ait été institué, et ne subsiste légalement que pour représenter l’argent.

Ayant expliqué cette aberration à ses auditeurs, et déduit toutes les fâcheuses conséquences qui en dérivent, le gouverneur ajouta que, dans sa sollicitude constante pour le bonheur de ses peuples et le bon ordre de son Empire, l’Empereur venait enfin de mettre un terme à un désordre dont les progrès menacent d’entraver le commerce intérieur d’une manière effrayante. Le seul remède reconnu pour efficace est la fixation définitive et irrévocable de la valeur du rouble monnayé. L’édit que vous lirez plus loin, car j’ai conservé le numéro du journal de Pétersbourg dans lequel il fut inséré, accomplit cette révolution en un jour, du moins en paroles ; mais afin de réaliser la réforme, lui gouverneur conclut sa harangue en disant que la volonté de l’Empereur étant que l’ukase fût immédiatement mis à exécution, les agents supérieurs de l’administration, et le gouverneur de Nijni, en particulier, espéraient que nulle considération d’intérêt personnel ne prévaudrait contre le devoir d’obéir sans retard à la volonté suprême du chef de l’Empire.

Les prud’hommes, consultés dans cette grave question, répliquèrent que la mesure, bonne en elle-même, allait bouleverser les fortunes commerciales les plus assurées, si on l’appliquait aux marchés précédemment conclus et qui ne devaient avoir leur accomplissement qu’à la foire actuelle. Tout en bénissant et admirant la profonde sagesse de l’Empereur, ils représentèrent humblement au gouverneur que ceux des négociants qui avaient effectué des ventes de denrées pour un prix fixé selon l’ancien taux de l’argent, et stipulé leurs transactions de bonne foi, d’après les rapports existants lors de la foire précédente entre le rouble de papier et le rouble monnayé, allaient se voir exposés à des remboursements frauduleux, bien qu’autorisés par la loi, et que ces tromperies permises les frustrant de leur profit, ou tout au moins diminuant notablement les bénéfices sur lesquels ils ont droit de compter, pourraient les ruiner si l’on accordait au présent édit un effet rétroactif, lequel motiverait une foule de petites banqueroutes partielles, qui ne manqueraient pas d’en entraîner de totales.

Le gouverneur reprit, avec le calme et la douceur qui président en Russie à toutes les discussions administratives, financières et politiques, qu’il entrait parfaitement dans les vues de MM. les principaux négociants intéressés aux affaires de la foire ; mais qu’après tout, le fâcheux résultat redouté par ces messieurs ne menaçait que quelques particuliers qui d’ailleurs conservaient pour garantie la sévérité des lois existantes contre les banqueroutiers, tandis qu’un retard ressemblerait toujours un peu à de la résistance, et que cet exemple donné par la place de commerce la plus importante de l’Empire, en traînerait des inconvénients bien autrement redoutables pour le pays que quelques faillites qui, en fin de compte, ne font de mal qu’à un petit nombre d’individus, tandis que la désobéissance approuvée, justifiée, il faut bien le dire, par des hommes qui jusque-là jouissaient de la confiance du gouvernement, serait une atteinte portée au respect du souverain, à l’unité administrative et financière de la Russie, c’est-à-dire aux principes vitaux de cet Empire ; il ajouta que, d’après ces considérations péremptoires, il ne doutait pas que ces messieurs ne s’empressassent, par leur condescendance, d’éviter le reproche monstrueux de sacrifier l’intérêt de l’État à leur avantage particulier, redoutant l’ombre d’un crime de lèse-civisme plus que tous les sacrifices pécuniaires auxquels ils allaient s’exposer glorieusement par leur soumission volontaire et leur zèle patriotique.

Le résultat de cette pacifique conférence fut que le lendemain la foire s’ouvrit sous le régime rétroactif du nouvel ukase, dont la publication solennelle se fit d’après l’assentiment et les promesses des premiers négociants de l’Empire.

Ceci m’a été conté, je vous le répète, par le gouverneur lui-même, dans l’intention de me prouver la douceur avec laquelle fonctionne la machine du gouvernement despotique, si calomnié chez les peuples régis par des institutions libérales.

Je me permis de demander à mon obligeant et intéressant précepteur de politique orientale quel avait été le résultat de la mesure du gouvernement, et de la manière cavalière dont on avait jugé à propos de la mettre à exécution.

« Le résultat a passé mes espérances, repartit le gouverneur d’un air satisfait. Pas une banqueroute !… Tous les nouveaux marchés ont été conclus d’après le nouveau régime monétaire ; mais ce qui vous étonnera, c’est que nul débiteur n’a profité, pour solder d’anciennes dettes, de la faculté accordée par la loi de frauder ses créanciers. »

J’avoue qu’au premier abord ce résultat me parut étourdissant, puis, en réfléchissant, je reconnus l’astuce des Russes ; la loi publiée, on lui obéit… sur le papier : c’est assez pour le gouvernement. Il est facile à satisfaire, j’en conviens, car ce qu’il demande avant tout, au prix de tout, c’est le silence. On peut définir d’un mot l’état politique de la Russie : c’est un pays où le gouvernement parle comme il veut, parce que lui seul a le droit de parler. Ainsi, dans la circonstance qui nous occupe, le gouvernement dit : Force est restée à la loi ; tandis que, de fait, l’accord des parties intéressées annule l’action de cette loi dans ce qu’elle aurait d’inique si on l’eût appliquée aux créances anciennes. Dans un pays où le pouvoir serait patient, le gouvernement n’eût pas exposé l’honnête homme à se voir frustré par des fripons d’une partie de ce qui lui est dû ; en bonne justice, la loi n’eût réglé que l’avenir. Eh bien, principe à part, ce même résultat a été obtenu de fait ici, par des moyens différents. Il a fallu, pour atteindre à ce but, que l’habileté des sujets suppléât à l’aveugle brusquerie de l’autorité, afin d’éviter les maux qui pouvaient résulter pour le pays des boutades du pouvoir suprême.

Il existe dans tout gouvernement à théories exagérées, une action cachée, un fait qui s’oppose presque toujours à ce que la doctrine, en elle-même, a d’insensé. Les Russes possèdent à un haut degré l’esprit du commerce ; tout ceci vous explique comment les marchands de la foire ont senti que les vrais négociants ne vivant que de confiance, tout sacrifice fait à leur crédit leur rapporte cent pour cent. Ce n’est pas tout : une autre influence encore aura refoulé la mauvaise foi et fait taire la cupidité aveugle. Les velléités de banqueroute auront été réprimées tout simplement par la peur, la véritable souveraine de la Russie. Cette fois les malintentionnés auront pensé que s’ils s’exposaient à quelques procès, ou seulement à des plaintes trop scandaleuses, les juges ou la police se tourneraient contre eux, et qu’en ce cas, ce qu’on appelle ici la loi serait appliqué à la rigueur. Ils ont redouté l’incarcération, les coups de roseau dans la prison ; que sais-je ? pis encore ! D’après tous ces motifs, qui fonctionnent doublement dans le silence universel, état normal de la Russie, ils ont donné ce bel exemple de probité commerciale dont le gouverneur de Nijni se plaisait à m’éblouir. À la vérité, je ne fus ébloui qu’un instant, car je ne tardai pas à reconnaître que si les marchands russes ne se ruinent pas les uns les autres, leurs égards réciproques ont précisément la même source que la mansuétude des mariniers du lac Ladoga, des crocheteurs et des cochers de fiacre de Pétersbourg, et de tant d’autres gens du peuple, qui font taire leur colère non par des motifs d’humanité, mais par la crainte de voir l’autorité supérieure intervenir dans leurs affaires. Comme je gardais le silence, je vis que M. Boutourline jouissait de ma surprise. « On ne connaît pas toute la supériorité de l’Empereur, continua-t-il, quand on n’a pas vu ce prince à l’œuvre, particulièrement à Nijni, où il fait des prodiges.

— J’admire beaucoup, repartis-je, la sagacité de l’Empereur.

— Quand nous visiterons ensemble les travaux ordonnés par Sa Majesté, répliqua le gouverneur, vous l’admirerez bien davantage. Vous le voyez, grâce à l’énergie de son caractère, à la justesse de ses vues, la régularisation des monnaies qui, ailleurs, aurait exigé des précautions infinies, vient de s’opérer chez nous comme par enchantement. »

L’administrateur courtisan eut la modestie de ne pas mettre en ligne de compte sa propre finesse : il se garda également de me laisser le temps de lui dire ce que les mauvaises langues ne cessent de me répéter à voix très-basse, c’est que toute mesure financière du genre de celle que vient de prendre le gouvernement russe, donne à l’autorité supérieure des moyens de profit à elle connus, mais dont on n’ose se plaindre tout haut sous un régime autocratique ; j’ignore quelles ont été les secrètes manœuvres auxquelles on a eu recours cette fois ; mais pour m’en faire une idée, je me figure la situation d’un dépositaire vis-à-vis de l’homme qui lui confie une somme considérable. Si celui qui l’a reçue a le pouvoir de tripler à volonté la valeur de chacune des pièces de monnaie dont la somme se compose, il est évident qu’il peut rembourser le dépôt tout en conservant dans ses mains les deux tiers de ce qu’on lui a remis. Je ne dis pas que tel ait été le résultat de la mesure ordonnée par l’Empereur, mais je fais cette supposition entre tant d’autres pour m’aider à comprendre les médisances, ou, si l’on veut, les calomnies des mécontents, ou seulement leurs réticences. Ils ajoutent que le profit de cette opération si brusquement exécutée, et qui consiste à enlever par un décret au papier une partie de son ancienne valeur, pour accroître dans la même proportion celle du rouble d’argent, est destiné à dédommager le trésor particulier du souverain des sommes qu’il en a fallu tirer pour rebâtir à ses frais son palais d’hiver, et pour refuser, avec la magnanimité que l’Europe et la Russie ont admirée, les offres des villes, de plusieurs particuliers et des principaux négociants jaloux de contribuer à la reconstruction d’un édifice national, puisqu’il sert d’habitation au chef de l’Empire.

Vous pouvez juger par l’analyse détaillée que j’ai cru devoir vous faire de cette tyrannique charlatanerie, du prix qu’on attache ici à la vérité, du peu de valeur des plus nobles sentiments et des plus belles phrases, enfin de la confusion d’idées qui doit résulter de cette éternelle comédie. Pour vivre en Russie, la dissimulation ne suffit pas, la feinte est indispensable. Cacher est utile, simuler est nécessaire ; enfin, je vous laisse à présumer et à apprécier les efforts que s’imposent les âmes généreuses et les esprits indépendants pour se résigner à subir un régime où la paix et le bon ordre sont payés par le décri de la parole humaine, le plus sacré de tous les dons du ciel pour l’homme qui a quelque chose de sacré …. Dans les sociétés ordinaires, c’est la nation qui est pressée, le peuple fouette et le gouvernement enraye ; ici, c’est le gouvernement qui fouette et le peuple qui retient, car, pour que la machine politique subsiste, il faut bien que l’esprit de conservation soit quelque part. Le déplacement d’idées que je note à ce propos est un phénomène politique dont jusqu’à ce jour la Russie seule m’a fourni l’exemple. Sous le despotisme absolu c’est le gouvernement qui est révolutionnaire, parce que révolution veut dire régime arbitraire et pouvoir violent[1].

Le gouverneur a tenu sa promesse ; il m’a mené voir dans le plus grand détail les travaux ordonnés par l’Empereur pour faire de Nijni tout ce qu’on peut faire de cette ville, et pour réparer les erreurs des hommes qui l’ont fondée. Une route magnifique montera des bords de l’Oka dans la ville haute, séparée de la basse, comme je vous l’ai déjà dit, par une crique très-élevée ; des précipices seront comblés, des rampes tracées ; on fera de magnifiques percées dans la terre même de la montagne ; des substructions immenses soutiendront des places publiques, des rues et des édifices ; ces travaux sont dignes d’une grande cité commerciale. Les entailles qui se pratiquent dans la falaise, les ponts, les esplanades, les terrasses, changeront un jour Nijni en une des plus belles villes de l’Empire ; tout cela est grand ! mais voici qui vous paraîtra petit. Comme Sa Majesté a pris la ville de Nijni sous sa protection spéciale, chaque fois qu’une légère difficulté s’élève sur la manière de continuer une muraille, ou bien dès que l’on répare la façade d’une ancienne maison, ou lorsqu’on en veut bâtir une nouvelle dans quelque rue ou sur l’un des quais de Nijni, le gouverneur a l’ordre de faire lever un plan spécial et de soumettre la question à l’Empereur. Quel homme ! s’écrient les Russes… Quel pays ! m’écrierais-je, si j’osais parler !!

Chemin faisant, M. Boutourline, dont je ne saurais assez louer l’obligeance et reconnaître l’hospitalité, m’a donné d’intéressantes notions sur l’administration russe et sur l’amélioration que le progrès des mœurs apporte chaque jour dans la condition des paysans.

Aujourd’hui un serf peut posséder même des terres sous le nom de son seigneur, sans que celui-ci ose s’affranchir de la garantie morale qu’il doit à son opulent esclave. Dépouiller cet homme du fruit de son labeur et de son industrie, ce serait un abus de pouvoir que le boyard le plus tyrannique n’oserait se permettre sous le règne de l’Empereur Nicolas ; mais qui m’assure qu’il ne l’osera pas sous un autre souverain ? Qui m’assure même que malgré le retour à l’équité, glorieux caractère du règne actuel, il ne se trouve pas des seigneurs avares et pauvres qui, sans spolier ouvertement leurs vassaux, savent employer avec habileté tour à tour la menace et la douceur pour tirer peu à peu des mains de l’esclave une partie des richesses qu’il n’ose lui enlever d’un seul coup ?

Il faut venir en Russie pour apprendre le prix des institutions qui garantissent la liberté des peuples, sans égard au caractère des princes. Un boyard ruiné peut, il est vrai, prêter l’abri de son nom aux possessions de son vassal enrichi… à qui l’État n’accorde pas le droit de posséder un pouce de terre, ni même l’argent qu’il gagne !!… Mais cette protection équivoque, et qui n’est pas autorisée par la loi, dépend uniquement des caprices du protecteur.

Singuliers rapports du maître et du serf ! Il y a là quelque chose d’inquiétant. On a peine à compter sur la durée des institutions qui ont pu produire une telle bizarrerie sociale : pourtant elles sont solides. En Russie, rien n’est défini par le mot propre, la rédaction n’est qu’une tromperie continuelle dont il faut se garder avec soin. En principe, tout est tellement absolu qu’on se dit : Sous un tel régime la vie est impossible ; en pratique, il y a tant d’exceptions qu’on se dit : Dans la confusion causée par des coutumes et des usages si contradictoires tout gouvernement est impossible.

Il faut avoir découvert la solution de ce double problème : c’est-à-dire le point où le principe et l’application, la théorie et la pratique s’accordent, pour se faire une idée juste de l’état de la société en Russie.

À en croire l’excellent gouverneur de Nijni, rien de plus simple : l’habitude d’exercer le pouvoir rend les formes du commandement douces et faciles. La colère, les mauvais traitements, les abus d’autorité, sont devenus extrêmement rares, précisément parce que l’ordre social repose sur des lois excessivement sévères : chacun sent que pour conserver à de telles lois le respect sans lequel l’État serait bouleversé, on ne doit les appliquer que rarement et avec prudence. Il faut voir de près l’action du gouvernement despotique pour comprendre toute sa douceur (vous concevez que c’est le gouverneur de Nijni qui parle de la sorte) ; si l’autorité conserve quelque force en Russie, c’est grâce à la modération des hommes qui l’exercent. Constamment placés entre une aristocratie qui abuse d’autant plus aisément de son pouvoir que ses prérogatives sont moins définies, et un peuple qui méconnaît d’autant plus volontiers son devoir que l’obéissance qu’on lui demande est moins ennoblie par le sentiment moral, les hommes qui commandent ne peuvent conserver à la souveraineté son prestige qu’en usant le plus rarement possible de moyens violents ; ces moyens donneraient la mesure de la force du gouvernement, et il juge plus à propos de cacher que de dévoiler ses ressources. Si un seigneur commet quelque acte répréhensible, il sera plusieurs fois averti en secret par le gouverneur de la province avant d’être admonesté officiellement ; si les avis et les réprimandes ne suffisent pas, le tribunal des nobles le menacera de le mettre en tu telle, et plus tard on exécutera la menace, si elle est restée sans bon résultat.

Tout ce luxe de précautions ne me paraît pas très-rassurant pour le serf, qui a le temps de mourir cent fois sous le knout de son maître avant que celui-ci, prudemment averti et dûment admonesté, soit obligé à rendre compte de ses injustices et de ses atrocités. Il est vrai que du jour au lendemain, seigneur, gouverneur, juges peuvent être culbutés et envoyés en Sibérie ; mais je vois là plutôt un motif de consolation pour l’imagination du pauvre peuple, qu’un moyen efficace et réel de protection contre les actes arbitraires des autorités subalternes, toujours disposées à faire abus du pouvoir qui leur est délégué.

Les gens du peuple ont fort rarement recours aux tribunaux dans leurs disputes particulières. Cet instinct éclairé me paraît un sûr indice du peu d’équité des juges. La rareté des procès peut avoir deux causes : l’esprit d’équité des sujets, l’esprit d’iniquité des juges. En Russie presque tous les procès sont étouffés par une décision administrative qui, le plus souvent, conseille une transaction onéreuse aux deux parties ; mais celles-ci préfèrent le sacrifice réciproque d’une partie de leurs prétentions et même de leurs droits les mieux fondés au danger de plaider contre l’avis d’un homme investi de l’autorité par l’Empereur. Vous voyez pourquoi les Russes ont lieu de se vanter de ce qu’on plaide fort peu dans leur pays. La peur produit partout le même bien : la paix sans tranquillité.

Mais n’aurez-vous pas quelque compassion du voyageur perdu au milieu d’une société où les faits ne sont pas plus concluants que les paroles ! La forfanterie des Russes produit sur moi un effet absolument contraire à celui qu’ils s’en promettent ; je vois tout d’abord l’intention de m’éblouir, et aussitôt je me tiens sur mes gardes ; il suit de là que, de spectateur impartial que j’eusse été sans leurs fanfaronnades, je deviens malgré moi observateur hostile.

Le gouverneur m’a voulu montrer toute la foire ; mais cette fois nous en avons fait le tour rapidement en voiture ; j’ai admiré un point de vue digne d’un panorama : c’est un magnifique tableau ; pour en jouir, il faut monter au sommet d’un des pavillons chinois qui dominent dans son ensemble cette ville d’un mois, J’ai surtout été frappé de l’immensité des richesses accumulées annuellement sur ce point de la terre, foyer d’industrie d’autant plus remarquable qu’il est, pour ainsi dire, perdu au milieu des déserts qui l’entourent à perte de vue et d’imagination.

La valeur des marchandises apportées cette année à la foire de Nijni est de plus de cent cinquante millions, au dire du gouverneur et d’après la déclaration des marchands eux-mêmes, qui, selon la méfiance naturelle aux Orientaux, cachent toujours une partie du prix de ce qu’ils apportent. Quoique tous les pays du monde envoient le tribut de leur sol ou de leur industrie à la foire de Nijni, l’importance de ce marché annuel est due surtout aux denrées, au pierres précieuses, aux étoffes, aux fourrures apportées de l’Asie. L’affluence des Tatars, des Persans, des Boukares, est donc ce qui frappe le plus l’imagination des étrangers attirés par la réputation de cette foire ; néanmoins, malgré son résultat commercial, moi, simple curieux, je vous le répète, je la trouve au-dessous de sa réputation ; tout est morne et silencieux en Russie ; partout la défiance réciproque du gouvernement et des sujets fait fuir la joie. Ici les esprits eux-mêmes sont tirés au cordeau, les sentiments pesés, compassés, coordonnés, comme si chaque passion, chaque plaisir avait à répondre de ses conséquences à quelque rigide confesseur déguisé en agent de police. Tout Russe est un écolier sujet à la férule. Dans ce vaste collége qui s’appelle la Russie, tout marche avec poids et mesure jusqu’au jour où la gêne et l’ennui devenant par trop insupportables, tout tombe sens dessus dessous. Ce jour-là on assiste à des saturnales politiques. Mais encore une fois, ces monstruosités isolées ne troublent pas l’ordre général. Cet ordre est d’autant plus stable, et paraît d’autant plus fermement établi qu’il ressemble à la mort ; on n’extermine que ce qui vit. En Russie le respect pour le despotisme se confond avec la pensée de l’éternité.

Je trouve en ce moment plusieurs Français réunis à Nijni. Malgré mon amour passionné pour la France, pour cette terre que, dans mon dépit contre les extravagances des hommes qui l’habitent, j’ai tant de fois quittée avec serment de n’y plus revenir, mais où je reviens toujours, où j’espère mourir ; malgré cet aveugle patriotisme, en dépit de cet instinct de la plante qui domine ma raison, je n’ai pas laissé, depuis que je voyage et que je rencontre au loin une foule de compatriotes, de reconnaître les ridicules des jeunes Français et de m’étonner du relief que prennent nos défauts chez les étrangers. Si je parle exclusivement de la jeunesse, c’est parce qu’à cet âge l’empreinte de l’âme étant moins usée par le frottement des circonstances, le jeu des caractères est plus frappant. Il faut donc en convenir, nos jeunes compatriotes prêtent à rire à leurs dépens par la bonne foi avec laquelle ils croient éblouir les hommes simples des autres nations. La supériorité française, supériorité si bien établie à leurs yeux qu’elle n’a même plus besoin d’être discutée, leur paraît un axiome sur lequel on peut désormais s’appuyer sans qu’il soit nécessaire de le prouver. Cette foi inébranlable en son mérite personnel, cet amour-propre si complétement satisfait qu’il en deviendrait naïf à force de confiance, si tant de crédulité ne se joignait le plus souvent à une sorte d’esprit, produit la pertinence. Ce que j’entends par ce mot est un composé de présomption, de persiflage et de causticité, qui tient de très près à l’impertinence, et c’est le naturel des Français de peu de valeur. Leur instruction, la plupart du temps, est dépourvue d’imagination et fait de l’intelligence un grenier à dates, à faits plus ou moins bien classés, mais toujours cités avec une sécheresse qui ôte tout son prix à la vérité, car sans âme on ne peut pas être vrai, on n’est qu’exact ; la surveillance continuelle qu’exerce leur vanité, sentinelle avancée de la conversation, épiant chaque pensée exprimée ou non exprimée par les autres pour en tirer avantage, espèce de chasse aux louanges tout au profit de celui qui ose se vanter le plus effrontément sans jamais rien dire ni laisser dire, rien faire ni laisser faire qui ne tourne à l’avantage de sa république ; l’oubli des autres poussé au point de les humilier innocemment sans s’apercevoir que l’opinion qu’on entretient de soi-même et qu’on qualifie tout bas ou tout haut de justice rendue à qui de droit, est insultante pour autrui. Cet appel constant à la politesse du prochain, qui n’est, après tout, que le mépris des égards qu’on lui devrait, l’absence totale de sensibilité qui ne sert que d’aiguillon à la susceptibilité, l’hostilité acerbe érigée en devoir patriotique, l’impossibilité de n’être pas choqué à tout propos, quelle que soit la préférence dont on se croit l’objet, celle d’être corrigé, quelque leçon qu’on reçoive ; enfin tant d’infatuation servant de bouclier à la sottise contre la vérité : tous ces traits et bien d’autres que vous suppléerez mieux que je ne pourrais le faire, me semblent caractériser les jeunes Français d’il y a dix ans, lesquels sont des hommes faits aujourd’hui. Ces caractères nuisent à notre considération parmi les étrangers ; ils font peu d’effet à Paris, où le nombre des modèles de ce genre de ridicule est si grand qu’on ne prend plus garde à eux ; ils s’effacent dans la foule de leurs semblables, comme des instruments se fondent dans un orchestre ; mais lorsqu’ils sont isolés et que les individus se détachent sur un fond de société où règnent d’autres passions et d’autres habitudes d’esprit que celles qui s’agitent dans le monde français, ils ressortent d’une manière désespérante pour tout voyageur attaché à son pays comme je le suis au mien. Jugez donc de ma joie en retrouvant ici, à dîner chez le gouverneur, M***, l’un des hommes les plus capables de donner bonne idée de la jeune France aux étrangers. À la vérité, il est de la vieille par sa famille ; et c’est au mélange des idées nouvelles avec les anciennes traditions qu’il doit l’élégance de manière et la justesse d’esprit qui le distinguent. Il a bien vu et dit bien ce qu’il a vu ; enfin il ne pense pas plus de bien de lui-même que les autres n’en pensent, peut-être même un peu moins ; aussi m’a-t-il édifié et amusé, en sortant de table, par le récit de tout ce qu’il apprend journellement depuis son séjour en Russie. Dupe d’une coquette à Pétersbourg, il se console de ses mécomptes de sentiment en étudiant le pays avec un redoublement d’attention. Esprit clair, il observe bien, il raconte avec exactitude, ce qui ne l’empêche pas d’écouter les autres, et même — ceci rappelle les beaux jours de la société française — de leur inspirer l’envie de parler. En causant avec lui, on se fait illusion ; on croit que la conversation est encore un échange d’idées, que la société élégante est toujours fondée chez nous sur des rapports de plaisirs réciproques ; enfin on oublie l’invasion de l’égoïsme brutal et démasqué dans nos salons modernes, et l’on se figure que la vie sociale est comme autrefois un commerce avantageux pour tous : erreur surannée qui se dissipe à la première réflexion, et vous laisse en proie à la plus triste réalité, c’est-à-dire au pillage des idées, des bons mots, à la trahison littéraire, aux lois de la guerre enfin, devenues, de puis la paix, le seul code reconnu dans le monde élégant. Tel est le désolant parallèle dont je ne puis me distraire en écoutant l’agréable conversation de M.***, et en la comparant à celle de ses contemporains. C’est de la conversation qu’on peut dire, à bien plus juste titre que du style des livres, que c’est l’homme même. On arrange ses écrits, on n’arrange pas ses reparties, ou si on les arrange, on y perd plus qu’on n’y gagne ; car dans la causerie l’affectation n’est plus un voile, elle devient une enseigne.

La société réunie hier à dîner chez le gouverneur était un singulier composé d’éléments contraires : outre le jeune M***, dont je viens de vous faire le portrait, il y avait là un autre Français, un docteur R***, parti, m’a-t-on dit, sur un vaisseau de l’État pour l’expédition au pôle, débarqué, je ne sais pour quoi, en Laponie, et arrivé tout droit d’Archangel à Nijni, sans même avoir passé par Pétersbourg, voyage fatigant, inutile, et qu’un homme de fer seul pouvait supporter ; aussi ce voyageur a-t-il une figure de bronze ; on m’assure qu’il est un savant naturaliste ; sa physionomie est remarquable, elle a quelque chose d’immobile et tout à la fois mystérieux qui occupe l’imagination. Quant à sa conversation, je l’attends en France ; en Russie il ne dit rien du tout. Les Russes sont plus habiles, ils disent toujours quelque chose, à la vérité le contraire de ce qu’on attend d’eux ; mais c’est assez pour qu’on ne puisse remarquer leur silence ; enfin il y avait encore à ce dîner une famille de jeunes élégants anglais du plus haut rang, et que je suis comme à la piste depuis mon arrivée en Russie, les rencontrant partout, ne pouvant les éviter, et cependant n’ayant jamais trouvé l’occasion de faire directement connaissance avec eux. Tout ce monde trouvait place à la table du gouverneur, sans compter quelques employés et diverses personnes du pays qui n’ouvraient la bouche que pour manger. Je n’ai pas besoin d’ajouter que la conversation générale était impossible dans un pareil cercle. Il fallait, pour tout divertissement, se contenter d’observer la bigarrure des noms, des physionomies et des nations. Dans la société russe, les femmes n’arrivent au naturel qu’à force de culture ; leur langage est appris, c’est celui des livres ; et pour perdre la pédanterie qu’ils inspirent, il faut une mûre expérience des hommes et des choses. La femme du gouverneur est restée trop provinciale, trop elle-même, trop russe, trop vraie enfin pour paraître simple comme les femmes de la cour ; d’ailleurs elle a peu de facilité à parler français. Hier, dans son salon, son influence se bornait à recevoir ses hôtes avec des intentions de politesse les plus louables du monde ; mais elle ne faisait rien pour les mettre à leur aise, ni pour établir entre eux des rapports faciles. Aussi fus-je très-content, au sortir de table, de pouvoir causer tête à tête avec M***. Notre entretien tirait à sa fin, car tous les hôtes du gouverneur se disposaient à sortir quand le jeune lord***, qui connaissait mon compatriote, s’approche de lui d’un air cérémonieux, et lui demande de nous présenter l’un à l’autre. Cette avance flatteuse fut faite par lui avec la politesse de son pays, qui, sans être gracieuse, ou même parce qu’elle n’est pas gracieuse, n’est point dépourvue d’une sorte de noblesse qui tient à la réserve des sentiments, à la froideur des manières.

« Il y a longtemps, milord, lui dis-je, que je désirais trouver une occasion de faire connaissance avec vous, et je vous rends grâce de me l’avoir offerte. Nous sommes destinés, ce me semble, à nous rencontrer souvent cette année, et j’espère à l’avenir profiter de la chance mieux que je n’ai pu le faire jusqu’à présent.

— J’ai bien du regret de vous quitter, répliqua l’Anglais ; mais je pars à l’instant. — Nous nous reverrons à Moscou. — Non, je vais en Pologne ; ma voiture est à la porte, et je n’en descendrai qu’à Wilna. »

L’envie de rire me prit en voyant sur le visage de qu’il pensait comme moi, qu’après avoir patienté trois mois, à la cour, à Péterhoff, à Moscou, partout enfin où nous nous voyions sans nous parler, le jeune lord aurait pu se dispenser d’imposer inutilement à trois personnes l’ennui d’une présentation d’étiquette sans profit pour lui ni pour nous. Il nous semblait que, venant de dîner ensemble, s’il n’eût voulu que causer un quart d’heure, rien ne l’empêchait de se mêler à notre conversation. Cet Anglais scrupuleux et formaliste nous laissa stupéfaits de sa politesse tardive et superflue ; en s’éloignant, il avait l’air également satisfait d’avoir fait connaissance avec moi, et de ne tirer aucun parti de cet avantage, si avantage il y avait.

Ce trait de gaucherie m’en rappelle un autre arrivé à une femme.

C’était à Londres. Une dame polonaise d’un esprit charmant a joué le premier rôle dans cette histoire qu’elle m’a contée elle-même. La grâce de sa conversation et la solide culture de son esprit la feraient rechercher dans le grand monde, quand elle ne serait pas appelée à y primer, malgré les malheurs de son pays et de sa famille. C’est bien à dessein que je dis malgré ; car, quoi qu’en pensent ou qu’en disent les faiseurs de phrases, le malheur ne sert à rien dans la société, même dans la meilleure ; au contraire, il y empêche beaucoup de choses. Il n’empêche pourtant pas la personne dont je parle de passer pour une des femmes les plus distinguées et les plus aimables de notre temps, à Londres comme à Paris. Invitée à un grand dîner de cérémonie, et placée entre le maître de la maison et un inconnu, elle s’ennuyait ; elle s’ennuya longtemps ; car, bien que la mode des dîners éternels commence à passer en Angleterre, ils y sont toujours plus longs qu’ailleurs ; la dame, prenant son mal en patience, cherchait à varier la conversation, et sitôt que le maître de la maison lui laissait un instant de répit, elle tournait la tête vers son voisin de droite ; mais elle trouvait toujours visage de pierre ; et, malgré sa facilité de grande dame et sa vivacité de femme d’esprit, tant d’immobilité la déconcertait. Le dîner se passa dans ce découragement ; un morne sérieux s’ensuivit ; la tristesse est pour les visages anglais ce que l’uniforme est pour les soldats. Le soir, quand tous les hommes furent de nouveau réunis aux femmes dans le salon, celle de qui je tiens cette histoire n’eut pas plutôt aperçu son voisin, l’homme de pierre du dîner, que celui-ci, avant de la regarder en face, s’en alla chercher à l’autre bout de la chambre le maître de la maison, pour le prier, d’un air solennel, de l’introduire auprès de l’aimable étrangère. Toutes les cérémonies requises, dûment accomplies, le voisin de gauche prit enfin la parole, et tirant sa respiration du plus profond de sa poitrine, tout en s’inclinant respectueusement : J’étais bien empressé, madame, lui dit-il, de faire votre connaissance. »

Cet empressement pensa causer à la dame un fou rire, dont elle triompha pourtant à force d’habitude du monde, et elle finit par trouver dans ce personnage cérémonieux un homme instruit, intéressant même, tant les formes sont peu significatives dans un pays où l’orgueil rend la plupart des hommes timides et réservés.

Ceci prouve à quel point la facilité des manières, la légèreté de la conversation, la véritable élégance, en un mot, qui consiste à mettre toute personne qu’on rencontre dans un salon aussi à son aise qu’on l’est soi-même, loin d’être une chose indifférente et frivole, comme le croient certaines gens qui ne jugent le monde que par ouï-dire, est utile et même nécessaire dans les rangs élevés de la société, où des rapports d’affaires ou de pur plaisir rapprochent à chaque instant des gens qui ne se sont jamais vus. S’il fallait toujours, pour faire connaissance avec les nouveaux visages, dépenser autant de patience qu’il nous en a fallu, à la dame polonaise et à moi, pour avoir le droit d’échanger une parole avec un Anglais, on y renoncerait… et souvent on perdrait de précieuses occasions de s’instruire ou de s’amuser.

Ce matin de bonne heure, le gouverneur, dont je n’ai pu lasser l’obligeance, est venu me prendre pour me mener voir les curiosités de la vieille ville. Il avait ses gens, ce qui m’a dispensé de mettre à une seconde épreuve la docilité de mon feldjæger, dont ce même gouverneur respecte les prétentions.

Mon courrier ne voulant plus faire son métier, parce qu’il pressent les prérogatives de la noblesse à laquelle il aspire, est le type profondément comique d’une espèce d’hommes que j’ai décrite plus haut et qui ne peut se trouver qu’en Russie.

Je voudrais vous peindre cette taille fluette, ces habits soignés, non comme moyen d’avoir la meilleure mine possible, mais comme signe dénotant l’homme parvenu à un rang respectable ; cette physionomie fine, impitoyable, sèche et basse, en attendant qu’elle puisse devenir arrogante ; enfin, ce type d’un sot, dans un pays où la sottise n’est point innocente comme elle l’est chez nous, car en Russie la sottise est assurée de faire son chemin pour peu qu’elle appelle à son aide la servilité ; mais ce personnage échappe aux paroles comme la couleuvre aux regards… Cet homme me fait peur à l’égal d’un monstre ; c’est le produit des deux forces politiques les plus opposées en apparence, quoiqu’elles aient beaucoup d’affinité, et les plus détestables quand elles sont combinées : le despotisme et la révolution !!… Je ne puis le regarder et contempler son œil d’un bleu trouble, bordé de cils blonds, presque blancs, son teint bronzé par les rayons du soleil et bruni par les bouillonnements intérieurs d’une colère toujours refoulée ; je ne puis voir ces lèvres pâles et minces, écouter cette parole doucereuse, mais saccadée, et dont l’intonation dit précisément le contraire de la phrase, sans penser que c’est un espion protecteur qu’on m’a donné là, et que cet espion est respecté du gouverneur de Nijni lui-même ; à cette idée je suis tenté de prendre des chevaux de poste et de fuir la Russie pour ne m’arrêter qu’au delà de la frontière.

Le puissant gouverneur de Nijni n’ose forcer cet ambitieux courrier à monter sur le siége de ma voiture, et sur la plainte que j’ai portée à un magistrat qui représente l’autorité suprême, ce personnage, tout important et puissant qu’il est, m’a engagé à patienter !!… Où est donc la force dans un pays ainsi fait ?

Vous allez voir que la mort même n’est pas un garant de repos dans cet Empire incessamment travaillé par le caprice du despotisme.

Minine, le libérateur de la Russie, ce paysan héroïque dont la mémoire est devenue célèbre surtout depuis l’invasion des Français, est enterré à Nijni. On voit son tombeau dans la cathédrale parmi ceux des grands-ducs de Nijni.

C’est de Nijni que partit le cri de la délivrance au temps de l’occupation de l’Empire par les Polonais.

Minine, simple serf, alla trouver Pojarski, noble russe ; les discours du paysan respiraient l’enthousiasme et l’espérance. Pojarski, électrisé par l’éloquence saintement rude de Minine, réunit quelques hommes ; le courage de ces grands cœurs en gagna d’autres, on marcha sur Moscou, et la Russie fut délivrée.

Depuis la retraite des Polonais, le drapeau de Pojarski et de Minine fut toujours un objet de grande vénération chez les Russes ; des paysans habitants d’un village entre Yaroslaf et Nijni le conservaient comme une relique nationale. Mais lors de la guerre de 1812, on sentit le besoin d’enthousiasmer les soldats ; il fallut ranimer les souvenirs historiques, surtout celui de Minine, et l’on pria le gardien de son drapeau de prêter ce palladium aux nouveaux libérateurs de la patrie, et de le faire porter à la tête de l’armée. Les anciens dépositaires de ce trésor national ne consentirent à s’en séparer que par dévouement à leur pays, et sur la parole solennellement jurée de leur rendre la bannière après la victoire, alors qu’elle serait encore illustrée par de nouveaux triomphes. Ainsi le drapeau de Minine poursuivit notre armée dans sa retraite ; mais plus tard, reporté à Moscou, il ne fut pas rendu à ses légitimes possesseurs ; on le déposa dans le trésor du Kremlin, au mépris des promesses les plus solennelles ; toutefois, pour satisfaire aux justes réclamations des paysans spoliés, on leur envoya une copie de leur miraculeuse enseigne ; copie, ajouta-t-on par une condescendance dérisoire, exactement semblable à l’original.

Telles sont les leçons de morale et de bonne foi données au peuple russe par son gouvernement. À la vérité, un pareil gouvernement ne se conduirait pas de la même façon ailleurs s’il y pouvait naître ; en fait de fourberie, on sait à qui l’on s’adresse ; il y a ici parfaite analogie entre le trompeur et le trompé : la force seule établit entre eux une différence.

C’est peu ! vous allez apprendre qu’en ce pays la vérité historique n’est pas plus respectée que ne l’est la religion du serment ; l’authenticité des pierres est aussi impossible à établir ici que l’autorité des paroles ou des écrits. À chaque nouveau règne, les édifices sont repétris comme de la pâte au gré du souverain ; et grâce à l’absurde manie qu’on décore du beau titre de mouvement progressif de la civilisation, nul édifice ne demeure à la place où l’a mis le fondateur ; les tombeaux eux-mêmes ne sont pas à l’abri de la tempête du caprice Impérial. Les morts en Russie sont assujettis eux-mêmes aux fantaisies de l’homme qui régit les vivants. L’empereur Nicolas, qui aujourd’hui tranche de l’architecte à Moscou pour y refaire le Kremlin, n’en est pas à son coup d’essai en ce genre ; Nijni l’a déjà vu à l’œuvre.

Ce matin, en entrant dans la cathédrale, je me sentis ému en voyant l’air de vétusté de cet édifice ; puisqu’il contient le tombeau de Minine, il a du moins été respecté depuis plus de deux cents ans, pensais-je ; et cette assurance m’en faisait trouver l’aspect plus auguste.

Le gouverneur me fit approcher de la sépulture du sauvage héros ; sa tombe est confondue avec les monuments des anciens souverains de Nijni, et, lorsque l’Empereur Nicolas est venu la visiter, il a voulu descendre patriotiquement dans le caveau même où le corps est déposé.

« Voilà une des plus belles et des plus intéressantes églises que j’aie visitées dans votre pays, dis-je au gouverneur.

— C’est moi qui l’ai bâtie, me répondit M. Boutourline.

— Comment ? que voulez-vous dire ? vous l’avez restaurée, sans doute ?

Non pas ; l’ancienne église tombait en ruines : l’Empereur a mieux aimé la faire reconstruire en entier que la réparer ; il n’y a pas deux ans qu’elle était cinquante pas plus loin et formait une saillie qui nuisait à la régularité de l’intérieur de notre Kremlin.

— Mais le corps et les os de Minine ? m’écriai-je.

— On les déterra avec ceux des grands-ducs qu’ils ont suivis ; tous sont maintenant dans le nouveau sépulcre dont vous voyez la pierre. »

Je n’aurais pu répliquer sans faire révolution dans l’esprit d’un gouverneur de province aussi scrupuleusement attaché aux devoirs de sa charge que l’est celui de Nijni : je l’ai suivi en silence vers le petit obélisque de la place et vers les immenses remparts du Kremlin de Nijni.

Vous venez de voir comment on entend ici la vénération pour les morts, le respect pour les monuments historiques et le culte des beaux-arts. Cependant l’Empereur, qui sait que les choses antiques sont vénérables, veut qu’une église faite d’hier reste honorée comme un vieux monument ; or comment s’y prend-il ? il dit qu’elle est vieille, et elle le devient ; ce pouvoir tranche du divin. La nouvelle église de Minine à Nijni est l’ancienne, et si vous doutez de cette vérité, vous êtes un séditieux, et c’est ce que l’Empereur vous prouvera.

Le seul art où les Russes excellent est l’art d’imiter l’architecture et la peinture de Byzance ; ils font du vieux mieux qu’aucun peuple moderne, voilà pourquoi ils n’en ont pas.

C’est toujours, c’est partout le même système, celui de Pierre le Grand, perpétué par ses successeurs, qui ne sont que ses disciples. Cet homme de fer a cru et prouvé qu’on pouvait substituer la volonté d’un Czar de Moscovie aux lois de la nature, aux règles de l’art, à la vérité, à l’histoire, à l’humanité, aux liens du sang, à la religion, à tout. Si les Russes vénèrent encore aujourd’hui un homme si peu humain, c’est qu’ils ont plus de vanité que de jugement. « Voyez, disent-ils, ce qu’était la Russie en Europe avant l’avénement de ce grand prince, et ce qu’elle est devenue depuis son règne : voilà ce qu’un souverain de génie peut faire… » Fausse manière d’apprécier la gloire d’une nation. Cette influence orgueilleuse exercée chez les étrangers, c’est du matérialisme politique. Je vois, parmi les pays les plus civilisés du monde, des États qui n’ont de pouvoir que sur leurs propres sujets, lesquels sont même en petit nombre ; ces États-là comptent pour rien dans la politique universelle ; ce n’est ni par l’orgueil de la conquête, ni par la tyrannie politique exercée chez les étrangers que leurs gouvernements acquièrent des droits à la reconnaissance universelle ; c’est par de bons exemples, par des lois sages, par une administration éclairée, bienfaisante. Avec de tels avantages, un petit peuple peut devenir, non le conquérant, non l’oppresseur, mais le flambeau du monde, ce qui est cent fois préférable.

On ne peut assez s’affliger de voir combien ces idées si simples, mais si sages, sont encore loin des meilleurs et des plus beaux esprits, non-seulement de la Russie, mais de tous les pays, et surtout du pays de France. Chez nous la fascination de la guerre et de la conquête dure toujours, en dépit des leçons du Dieu du Ciel, et de celles du dieu de la terre, l’intérêt ; cependant j’espère ; parce que malgré les écarts de nos philosophes, malgré le cynisme de notre langage, et malgré notre habitude de nous calomnier nous-mêmes, nous sommes une nation essentiellement religieuse… Certes, ceci n’est pas un paradoxe ; nous nous dévouons aux idées avec plus de générosité qu’aucun peuple du monde ; et les idées ne sont-elles pas les idoles des populations chrétiennes ?

Malheureusement nous manquons de discernement et d’indépendance dans nos choix ; nous ne distinguons pas entre l’idole de la veille, devenue méprisable aujourd’hui, et celle qui mérite tous nos sacrifices. J’espère vivre assez longtemps pour voir briser chez nous cette sanglante idole de la guerre, la force brutale. On est toujours une nation assez puissante, on a toujours un assez grand territoire, lorsqu’on a le courage de vivre et de mourir pour la vérité, lorsqu’on poursuit l’erreur à outrance, lorsqu’on verse son sang pour exterminer le mensonge et l’injustice, et qu’on jouit à juste titre du renom de tant et de si hautes vertus ! Athènes était un point sur la terre : ce point est devenu le soleil de la civilisation antique ; et tandis qu’il brillait de tout son éclat, combien de nations, puissantes par leur nombre et par l’étendue de leur territoire, vivaient, guerroyaient, conquéraient et mouraient, épuisées, inutiles et obscures !! le fumier des générations humaines n’est bon que lorsqu’il engraisse un terrain cultivé par la civilisation. Où en serait l’Allemagne dans le système arriéré de la politique conquérante ! Pourtant, malgré ses divisions, malgré la faiblesse matérielle des petits États qui la composent, l’Allemagne avec ses poëtes, ses penseurs, ses érudits, ses souverainetés diverses, ses républiques et ses princes, non rivaux en puissance, mais émules en culture d’esprit, en élévation de sentiments, en sagacité de pensée, est au moins au niveau de la civilisation des pays les plus avancés du monde[2].

Ce n’est pas à regarder au dehors avec convoitise que les peuples acquièrent des droits à la reconnaissance du genre humain, c’est en tournant leurs forces sur eux-mêmes et en devenant tout ce qu’ils peuvent devenir sous le double rapport de la civilisation spirituelle et de la civilisation matérielle. Ce genre de mérite est aussi supérieur à la propagande de l’épée que la vertu est préférable à la gloire…..

Cette expression surannée : puissance du premier ordre, appliquée à la politique, fera longtemps encore le malheur du monde. L’amour-propre est ce qu’il y a de plus routinier dans l’homme ; aussi le Dieu qui a fondé sa doctrine sur l’humilité est-il le seul Dieu véritable, considéré même du point de vue d’une saine politique, car seul il a connu la route du progrès indéfini ; progrès tout spirituel, c’est-à-dire tout intérieur ; pourtant, voilà dix-huit cents ans que le monde doute de sa parole ; mais toute contestée, toute discutée qu’est cette parole, elle le fait vivre ; que ferait-elle donc pour ce monde ingrat si elle était universellement reçue avec foi ? La morale de l’Évangile appliquée à la politique des nations, tel est le problème de l’avenir ! L’Europe, avec ses vieilles nations profondément civilisées, est le sanctuaire d’où la lumière religieuse se répandra de nouveau sur l’univers.

Les murs épais du Kremlin de Nijni serpentent sur une côte bien autrement élevée et bien plus âpre que la colline de Moscou. Les remparts en gradins, les créneaux, les rampes, les voûtes de cette forteresse produisent des points de vue pittoresques ; mais malgré la beauté du site, on serait trompé si l’on s’attendait ici à éprouver le saisissement que produit le Kremlin de Moscou ; là l’histoire est écrite en morceaux de rochers. Le Kremlin de Moscou est une chose unique en Russie et dans le monde.

À ce propos je veux insérer ici un détail que j’ai négligé de vous marquer dans mes lettres précédentes.

Vous vous rappelez l’ancien palais des Czars au Kremlin, vous savez qu’avec ses étages en retraite, ses ornements en relief, ses peintures asiatiques, il fait l’effet d’une pyramide de l’Inde. Les meubles de ce palais étaient sales et usés : on a envoyé à Moscou des ébénistes et des tapissiers habiles qui ont fait de ces vieux meubles des copies exactement pareilles. Ainsi le mobilier, toujours le même, quoique renouvelé de fond en comble, est devenu l’ornement du palais restauré, recrépi, repeint, quoique toujours antique ; c’est un miracle. Mais depuis que les nouveaux vieux meubles parent le palais rebâti, replâtré, les débris authentiques des anciens ont été vendus à l’encan dans Moscou même, sous les yeux de tout le monde. En ce pays, où le respect pour la souveraineté est une religion, il ne s’est trouvé personne qui voulût sauver les dépouilles royales du sort des meubles les plus vulgaires, ni protester contre une impiété révoltante. Ce qu’on appelle ici entretenir les vieilles choses, c’est baptiser des nouveautés sous des noms anciens ; soigner, c’est refaire des œuvres modernes avec des débris, espèce de soin qui équivaut, ce me semble, à de la barbarie.

Nous avons visité un joli couvent de femmes ; elles sont pauvres, mais leur maison est d’une propreté tout à fait édifiante. En sortant de cette pieuse retraite le gouverneur m’a mené voir son camp ; la manie des manœuvres, des revues, des bivouacs est ici générale. Les gouverneurs de provinces passent leur vie comme l’Empereur, à jouer au soldat, à commander l’exercice à des régiments ; et plus ces rassemblements sont nombreux, plus les gouverneurs sont fiers de se sentir semblables au maître. Les régiments qui forment le camp de Nijni sont composés d’enfants de soldats ; c’est le soir que nous sommes arrivés près de leurs tentes dressées dans une plaine qui est la continuation du plateau de la côte où s’élève le vieux Nijni.

Six cents hommes chantaient la prière, et de loin, en plein air, ce chœur religieux et militaire produisait un effet étonnant ; c’était comme un nuage de parfum montant majestueusement sous un ciel pur et profond ; la prière sortie du cœur de l’homme, de cet abîme de passions et de douleurs, peut être comparée à la colonne de feu et de fumée qui s’élève entre le cratère déchiré du volcan et la voûte du firmament qu’elle atteint. Et qui sait si ce n’est pas là ce que signifiait la colonne des Israélites si longtemps égarés dans le désert ? Les voix des pauvres soldats slaves, adoucies par la distance, semblaient venir d’en haut ; lorsque les premiers accords frappèrent nos oreilles, un pli de la plaine nous cachait encore la vue des tentes. Les échos affaiblis de la terre répondaient à ces voix célestes ; et la musique était interrompue par de lointaines décharges de mousqueterie, orchestre belliqueux, qui ne me semblait guère plus bruyant que les grosses caisses de l’Opéra et qui me paraissait mieux à sa place. Quand les cases d’où sortaient tant de sons harmonieux se découvrirent à nos regards, le soleil couchant qui reluisait sur la toile des tentes déployées, vint joindre la magie des couleurs à celle des sons pour nous enchanter.

Le gouverneur, qui voyait le plaisir que je prenais à écouter cette musique en plein air, m’en laissa jouir, et il en jouit lui-même assez longtemps, car rien ne cause plus de joie à cet homme vraiment hospitalier que les divertissements qu’il procure à ses hôtes. Le meilleur moyen de lui témoigner votre reconnaissance, c’est de lui laisser voir que vous êtes satisfait.

Nous avons achevé notre tournée au crépuscule, et revenus à la ville basse nous nous sommes arrêtés devant une église qui n’a cessé d’attirer mes yeux depuis que je suis à Nijni. C’est un vrai modèle d’architecture russe ; ce n’est ni grec antique, ni grec du Bas-Empire, mais c’est un joujou de faïence dans le style du Kremlin ou de l’église de Vassili Blagennoï, avec moins de variété dans les couleurs et dans les formes. La plus belle rue de Nijni, la rue d’en bas, est embellie par cet édifice moitié de briques, moitié de plâtre ; il faut dire que ce plâtre est moulé d’après des dessins si bizarres et qu’il forme tant de colonnettes, de fleurons, de rosaces, qu’on ne peut s’empêcher, devant une église aussi chargée de ciselures, de penser à un surtout de dessert en porcelaine de Saxe. Ce petit chef d’œuvre du genre capricieux n’est pas ancien, il est dû à la magnificence de la famille des Strogonoff, grands seigneurs descendants des premiers négociants au profit desquels se fit la conquête de la Sibérie sous Ivan IV. Les frères Strogonoff de ce temps-là levèrent eux-mêmes l’aventureuse armée qui conquit un royaume pour la Russie. Leurs soldats étaient des flibustiers de terre ferme.

L’intérieur de l’église des Strogonoff ne répond pas à l’extérieur, mais tel qu’il est je préfère de beaucoup dans son ensemble ce bizarre monument aux maladroites copies des temples romains dont Pétersbourg et Moscou sont encombrés.

Pour compléter la journée, nous avons été entendre un vaudeville en russe à l’Opéra de la foire. Ces vaudevilles sont encore des traductions du français. Les gens du pays me paraissent très-fiers de ce nouveau moyen de civilisation importé chez eux. Je n’ai pu juger de l’efficacité de ce spectacle sur l’esprit de l’assemblée, attendu que la salle était vide à la lettre. Outre l’ennui et la pitié qu’on éprouve en présence de pauvres comédiens sans public, j’ai retrouvé à ce spectacle l’impression désagréable que m’a toujours causée sur nos théâtres le mélange des scènes parlées et des scènes chantées ; figurez-vous cette barbarie, moins le sel et le piquant de l’esprit français ! Sans la présence du gouverneur, j’aurais fui dès le premier acte ; il m’a fallu tenir bon jusqu’à la fin du spectacle.

Je viens de passer la nuit à vous écrire pour dissiper mon ennui ; mais cet effort m’a rendu malade. J’ai la fièvre, et je vais me coucher.


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MANIFESTE DE S. M. L’EMPEREUR.
Par la grâce de Dieu, NOUS, NICOLAS PREMIER,
Empereur et Autocrate de toutes les Russies, etc.

« Les diverses modifications que le temps et la force des circonstances ont apportées à notre système monétaire, ont eu pour conséquence, non-seulement de faire accorder aux assignations de banque, contrairement à leur destination primitive, la préférence sur la monnaie d’argent qui forme la base du système monétaire de notre Empire, mais encore de donner naissance à un agio très-variable, et dont le taux diffère presque dans chaque localité.

« Convaincu de l’indispensable nécessité de mettre sans retard un terme à ces fluctuations qui détruisent l’unité comme l’harmonie de notre système monétaire, et qui occasionnent à toutes les classes de la population de notre Empire des pertes et des embarras divers, nous avons jugé convenable, dans notre constante sollicitude pour le bien-être de nos fidèles sujets, de prendre des mesures décisives pour faire cesser les inconvénients provenant de cet état de choses, et en prévenir le retour à l’avenir.

« En conséquence, après l’examen approfondi dans le conseil de l’Empire des différentes questions qui se rattachent à cet objet, nous ordonnons ce qui suit :

« 1o. Remettant en vigueur les dispositions du manifeste de feu l’Empereur Alexandre Ier, de glorieuse mémoire, du 20 juin 1810, la monnaie d’argent de Russie sera dorénavant considérée comme principale monnaie courante de l’Empire, et le rouble d’argent au titre actuellement existant, ainsi que ses divisions actuelles, comme l’unité légale et invariable du numéraire ayant cours dans l’Empire ; en conséquence, tous les impôts, redevances et droits quelconques dus à l’État, ainsi que les dépenses et paiements du trésor, devront à l’avenir être évalués en argent.

« 2o. Le rouble d’argent devenant ainsi la principale monnaie courante, les assignations de banque resteront, conformément à leur destination primitive, comme signe représentatif auxiliaire ; à partir de ce jour, il leur est assigné une fois pour toutes un cours constant et invariable, fixé à trois roubles et cinquante copecs en assignations pour un rouble d’argent, tant en pièces d’un rouble et au-dessus qu’en petite monnaie.

« 3o. Il sera loisible à chacun d’acquitter, d’après ce cours constant et invariable, soit en monnaie d’argent, soit en assignations (a), tous les impôts et redevances dus à l’État, les prestations locales, et en général tous les prélèvements imposés par la Couronne, et dont la perception lui appartient (b) ; tous les droits réglés par des taxes spéciales, tels que le port des lettres et paquets par la poste, la taxe des chevaux de poste, l’accise sur le sel, les fermes des boissons, le papier timbré, les passe-ports, les banderoles (pour le tabac), etc. (c) ; tous les paiements dus aux établissements de crédit, aux directions des établissements publics de charité, et aux banques particulières sanctionnées par le gouvernement.

« 4o. De même aussi, toutes les dépenses de l’État, et en général tous les paiements des établissements de crédit, ainsi que des intérêts des billets du trésor et des fonds publics, calculés en assignations, seront effectués au même cours invariable, soit en argent, soit en assignations, suivant la nature de l’effectif qui se trouvera dans les caisses.

« 5o. Tous les paiements énoncés ci-dessus doivent être effectués, d’après le cours fixé plus haut, à partir du jour de la promulgation du présent manifeste. Mais le cours fixé pour la perception des impôts, qui, dans l’attente de mesures définitives sur cette matière avait été laissé pour cette année à 360 copecs, étant déjà confirmé, conservera ce taux jusqu’à l’année 1840 pour la perception des impôts, redevances et droits mentionnés en l’article 3, sub litt. a et b, de même que pour le paiement de toutes les dépenses réglées de l’État et autres paiements analogues. Le cours fixé pour la perception des droits de douane reste également le même jusqu’à l’année 1840, en considération des embarras qu’un changement introduit au milieu de l’année occasionnerait au commerce.

« 6o. Tous les comptes, contrats et en général les transactions pécuniaires de tout genre qui peuvent intervenir entre la Couronne et les particuliers, et généralement toutes les affaires des particuliers entre eux, devront avoir lieu uniquement en monnaie d’argent. Considérant toutefois qu’en raison de l’étendue de l’Empire, cette mesure ne peut y être mise simultanément en vigueur dans tout le territoire, l’époque où elle sera obligatoire est fixée au 1er janvier 1840 ; et à partir de cette date, aucun tribunal ou administration publique, nul courtier, agent de change ou notaire ne pourra passer, ni légaliser aucune transaction quelconque en assignations, sous peine d’encourir la responsabilité de cette infraction. Mais les paiements convenus par toutes les obligations, conventions et transactions, soit antérieures, conclues en assignations, soit nouvelles et conclues seulement en argent, pourront être indifféremment effectués en argent ou en assignations au cours fixé par l’article 2 ci-dessus, et personne ne pourra refuser de recevoir, d’après ce cours, l’une ou l’autre espèce de valeur sans distinction.

« 7o. La quotité des emprunts (sur hypothèque de terres seigneuriales) aux établissements de crédit est également fixée en argent, à raison de soixante et dix, soixante et quarante-cinq roubles d’argent pour chaque individu mâle porté au recensement général.

« 8o. Afin de faciliter de toute manière le libre échange des monnaies, les caisses de district seront tenues, autant que leur effectif le leur permettra, de changer à bureau ouvert, au même cours de 3 roubles 50 copecs, les assignations contre de l’argent, et vice versa l’argent contre les assignations, jusqu’à concurrence de cent roubles d’argent ou d’une somme proportionnelle en assignations pour chaque personne qui présentera l’une ou l’autre monnaie à l’échange.

« 9o. En conséquence de ce qui précède, il est très-sévèrement défendu de donner aux assignations un cours autre que celui fixé ci-dessus, de même que d’ajouter un agio quelconque à l’argent ou aux assignations, comme aussi d’employer dans les nouvelles transactions ce que l’on appelle communément le compte en monnaie. À partir de ce jour, le cours du change et toute autre cote portée dans les bordereaux, prix courants, etc., des bourses de commerce, seront énoncés en argent, et le cours des assignations cessera entièrement d’être coté aux bourses.

« 10o. La monnaie d’or sera reçue et payée par les caisses de la Couronne et les établissements de crédit à 3 p. 100 au dessus de sa valeur nominale, et nommément, l’impériale pour 10 roubles 30 copecs d’argent, et la demi-impériale pour 5 roubles 15 copecs.

« 11o. Afin d’écarter tout prétexte de vexations, il est positivement défendu aux caisses publiques, ainsi qu’aux établissements de crédit, de refuser les monnaies russes tant anciennes que nouvelles qui leur seront présentées, par le seul motif qu’elles ne seraient pas suffisamment marquées ou que leur poids serait trop léger, pourvu toutefois qu’il soit possible d’en reconnaître l’empreinte, et il ne sera permis de refuser que les monnaies rognées ou percées.

« 12o. En attendant que la monnaie de cuivre actuellement en circulation soit refondue dans une proportion directe avec celle d’argent, le cours en est fixé ainsi qu’il suit : (a) relativement à l’argent on comptera trois copecs et demi de cuivre (au titre de 36 comme de 24 roubles au poud), pour un copec d’argent ; (b) cette monnaie sera reçue par la Couronne en toute quantité, pour les impôts, redevances et autres perceptions, sauf les cas où la quotité des paiements à effectuer en monnaie de cuivre aurait été fixée par les contrats ; pour les établissements de crédit cette quotité ne devra point dépasser dix copecs d’argent, et quant aux paiements de particuliers à particuliers, elle dépendra des conventions réciproquement conclues entre eux à ce sujet.

« Donné à Saint-Pétersbourg, le premier jour du mois de juillet de l’an de grâce mil huit cent trente-neuf, et de notre règne le quatorzième.

« Signé, NICOLAS. »


Le même jour, S. M. l’Empereur a daigné adresser l’ukase suivant au Sénat dirigeant :

« Sur la proposition du ministre des finances, examinée dans le conseil de l’Empire, nous ordonnons ce qui suit : Afin d’accroître le nombre des signes représentatifs de l’argent, faciles à transporter, il sera établi, à dater du 1er janvier 1840, près la banque Impériale de commerce, une caisse particulière de dépôt des monnaies d’argent, conformément aux dispositions ci-après :

« 1o. Cette caisse recevra en dépôt les sommes en monnaie d’argent de Russie qui lui seront présentées.

« 2o. Le numéraire qui entrera dans la caisse de dépôt sera conservé intact, et à part des fonds de la banque de commerce, sous la responsabilité de ladite banque, et sous la surveillance de directeurs spéciaux, choisis parmi les membres du conseil des établissements de crédit ; ce numéraire ne sera employé à aucun usage autre que le remboursement des dépôts.

« 3o. En échange des sommes déposées, la caisse de dépôt délivrera des billets qui porteront le nom de Billets de la caisse de dépôt, et qui seront, jusqu’à nouvel ordre, de la valeur de trois, cinq, dix et vingt-cinq roubles d’argent ; si le besoin s’en fait sentir, il pourra ultérieurement, après mûr examen, être émis des billets d’un, de cinquante et de cent roubles d’argent.

« 4o. Ces billets seront préparés d’après un modèle spécial, revêtus des signatures de l’adjoint du gouverneur de la banque de commerce, d’un directeur et du caissier, et porteront sur le revers un extrait des règles concernant les dépôts de numéraire métallique. Le ministre des finances fera préparer des modèles de ces billets, et les transmettra ensuite au Sénat dirigeant, ainsi qu’à tous les ministères, les directions générales et les chambres des finances. Ces modèles devront être affichés dans toutes les bourses de commerce.

« 5o. Les billets de la caisse de dépôt auront cours dans tout l’Empire, à l’égal de la monnaie d’argent et sans aucun agio, dans tous les paiements et transactions, tant des particuliers avec la Couronne et les établissements de crédit, que réciproquement de la Couronne et des établissements de crédit avec les particuliers, et de ces derniers entre eux.

« 6o. À la présentation des billets à la caisse de dépôt, la quotité correspondante de monnaie d’argent sera remise au porteur sans délai, comme sans retenue aucune pour change et conservation.

« 7o. Les billets remboursés seront conservés à part, et dans le cas où ils seraient encore propres au service, seront émis de nouveau contre dépôt de numéraire, ou en échange de vieux billets hors de service présentés à la caisse.

« 8o. L’envoi des billets de la caisse de dépôt par la poste s’effectuera contre acquittement du droit d’assurance sur le montant de la somme transmise et du droit de port du paquet qui la contient.

« 9o. En cas de contrefaçon desdits billets, on se conformera aux lois en vigueur sur la contrefaçon des papiers de l’État.

Observation. Il n’est fait aucun changement aux règles concernant l’acceptation des métaux précieux en lingots ou vaisselle, présentés à la banque de commerce pour y être gardés en dépôt.

« 10o. Pour la gestion des affaires de la caisse de dépôt, comme de celles concernant le dépôt des métaux précieux en lingots ou en vaisselle (art. 9), il est créé près la banque de commerce une expédition de la caisse de dépôt, dont l’état du personnel et des dépenses est annexé au présent ; cette expédition spéciale, placée sous la surveillance du gouverneur de la banque, et sous la direction plus immédiate de son adjoint, se composera d’un premier et d’un second directeur, de deux directeurs élus par le commerce, avec le nombre fixé d’employés ; les dépenses de cette expédition seront imputées sur les bénéfices de la banque.

« 11o. Le ministre des finances est chargé de dresser des règlements détaillés pour l’ordre intérieur des écritures et de la comptabilité, comme pour la conservation des fonds, et en général pour toutes les opérations de la caisse de dépôt et de son expédition, le ministre prendra pour modèle de ces règlements ceux en vigueur dans les établissements de crédit, en se concertant au préalable avec le contrôleur de l’Empire, et communiquera ultérieurement au conseil des établissements de crédit les dispositions arrêtées à ce sujet.

« 12o. Pour la vérification des opérations de la caisse de dépôt, il est établi, en sus de son contrôle intérieur, un contrôle supérieur de la part du conseil des établissements de crédit, et pour la surveillance de la conservation intacte des dépôts, ce conseil choisira chaque année dans son sein un député de la noblesse et un député du commerce, qui devront prendre part aux révisions mensuelles des fonds et revirements, et procéder à des révisions inopinées. Les opérations de la caisse de dépôt feront partie du compte rendu de la banque du commerce.

« Le Sénat dirigeant fera les dispositions nécessaires pour la mise à exécution du présent.

« Saint-Pétersbourg, le 1er juillet 1839.

Signé, NICOLAS.

« (Suit l’état du personnel et des dépenses de la caisse de dépôt). »


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  1. Lire l’ukase sur les monnaies, extrait du Journal de Pétersbourg du 23 juillet 1839, à la fin de cette lettre.
  2. Malheureusement depuis quelques années les Princes allemands se sont faits les vassaux de l’Empereur de Russie.