La Révolution russe vue par une Française/Texte entier

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LA


RÉVOLUTION RUSSE


VUE PAR UNE FRANÇAISE
DU MÊME AUTEUR


Les Cloches du Passé. Poésies. 1 volume in-18.
Lemerre (Grand Prix Femina 1906). 3 fr. »

La Vie harmonieuse. Poésies. 1 volume in-18.
Lemerre 3 fr. »

Pièces à jouer et à dire. 1er recueil. Cornély.

Pièces à jouer et à dire. 2e recueil. Cornély.

MARYLIE MARKOVITCH
(Mme AMÉLIE DE NÉRY)

LA
RÉVOLUTION RUSSE
VUE PAR UNE FRANÇAISE







PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35
1918


Tous droits de reproduction et de traduction
réservés pour tous pays.


IL A ÉTÉ IMPRIMÉ
 
10 exemplaires numérotés sur papier vergé pur fil
des Papeteries Lafuma.












Copyright by Perrin et Cie, 1917.
LA
RÉVOLUTION RUSSE
VUE PAR UNE FRANÇAISE


PRÉLUDE



Pétrograd, 17 mars 1917.


La Révolution vient d’éclater à Pétrograd et dans plusieurs autres grandes villes russes. Tous les esprits clairvoyants l’attendaient. Mais on ne la croyait pas si proche.

Depuis des mois, on avait l’impression, — comme ce fut le cas en 1789, — de « danser sur un volcan ». Malgré les morts accumulés, malgré les inquiétudes de la guerre, malgré les cruelles insuffisances du ravitaillement de la ville, malgré même les rigueurs d’un terrible hiver, une folie de plaisir s’était emparée des habitants de Pétrograd. Des fortunes scandaleuses s’édifiaient en quelques semaines[1]. Peu sûrs de la valeur du « papier » après la guerre, les « nouveaux riches » se hâtaient de le monnayer en jouissances immédiates. Ils éclaboussaient le peuple de leur luxe insolent et parfois criminel. Jamais on n’avait vu tant d’autos circuler dans les rues, de diamants scintiller sur les épaules des femmes. Les théâtres regorgeaient de spectateurs. Dans les restaurants à la mode s’étalait une orgie incessante. Une bouteille de champagne se payait 100 roubles (200 fr.) et on s’amusait à le faire couler à flots. Afin de parer aux inconvénients de la loi contre l’usage de l’alcool, les grands restaurateurs avaient des « hommes de paille », chargés de subir à leur place les mois de prison. Le procès Manassiévitch-Manouilov avait été un scandale public. On vivait dans une atmosphère de lucre et de trahison.

Pendant ce temps, la famine s’annonçait menaçante. Non que la Russie manquât des aliments nécessaires à sa subsistance, mais l’impéritie gouvernementale, le système de la vziatka (pots-de-vin) arrivé à son apogée, l’avidité insatiable des accapareurs et de probables connivences avec l’ennemi entravaient le ravitaillement. Par des froids qui atteignirent 32 degrés Réaumur au-dessous de zéro, les femmes du peuple, les petites bourgeoises, les domestiques des grandes maisons faisaient la queue, de trois heures après minuit à neuf heures du matin, à la porte des boulangeries ou des magasins de sucre et de thé. Les dernières venues s’en retournaient les mains vides. Malgré leurs salaires, très élevés depuis la guerre, il n’était pas rare qu’en rentrant chez eux les ouvriers se trouvassent sans pain. Les denrées les plus indispensables atteignaient des prix exorbitants. La petite mesure courante de pommes de terre qui, avant la guerre, se payait 15 kopeks (0 fr. 35) était vendue 1 rouble 20 k. (2 fr. 10), le beurre 3 r. 20 le fount, soit 16 francs le kilo. Même hausse exorbitante des prix dans les articles d’habillement. Les bottes, si indispensables dans ces pays de neiges profondes, coûtaient de 50 à 100 roubles (100 à 200 fr.), les bottines de femme de 60 à 120 roubles, les souliers des femmes du peuple de 25 à 35 ; le prix des pymi (bottes de feutre que portent les paysans) avait triplé. Et ainsi de tout. Le bois de chauffage manquait, et cela dans un pays qui est le plus riche de l’Europe en forêts avec la Suède. Des gens mouraient de froid dans leur chambre sans feu. Même dans des maisons d’un loyer annuel de 2.500 ou 3.000 roubles, le thermomètre, pendant les grands froids, marquait 5 à 8 degrés seulement. La vie devenait de plus en plus intolérable chaque jour.


Pour ces raisons et d’autres encore, le gouvernement était haï et le mécontentement contre l’Empereur, qui conservait de tels hommes au pouvoir, commençait à sourdre. Chaque ministère semblait prendre à tâche d’aggraver la situation créée par son prédécesseur. À l’incapable Gorémykine, dont l’insuffisance rendit possibles un Miassayédoff et un Soukhomlinoff, avait succédé le germanophile Sturmer, qui faillit réussir à conclure une paix séparée avec l’Allemagne. Protopopoff, le dernier de cette sinistre trilogie, en fut peut-être le pire. Ancien vice-président de la Douma, traître à son parti, suppôt de Raspoutine, il est aujourd’hui accusé d’avoir préparé la révolution, afin d’en profiter pour obliger la Russie à signer une paix séparée. Dans ce dessein, il s’adjugea le portefeuille de l’intérieur. Abandonnant la direction des affaires générales à ses deux acolytes, Bilietsky, ancien chef de police, vilainement compromis, il y a quelques mois, dans le complot du moine Héliodore, et Kourlov un des assassins de l’ancien ministre Stolypine, il s’adonna tout entier à l’organisation de la police. En quelques mois, elle fut presque doublée. On la munit de mitrailleuses dont un certain nombre furent, par avance, disposées sur le toit des maisons situées à l’angle des rues et sur celui des édifices publics. Au moyen de ses agents provocateurs, Protopopoff pensait faire éclater la révolution le 14/27 février, jour de la convocation de la Douma. Il en aurait pris prétexte pour faire signer à l’Empereur la prorogation de cette Assemblée. Le peuple ne se laissa pas prendre à cette manœuvre. La journée du 14/27 février s’écoula dans le plus grand calme. Lorsque la Révolution éclata, le gouvernement ne l’attendait plus.

Malheureusement, l’Empereur s’était solidarisé avec son ministre. Il a été la victime de son aveuglement. Lorsqu’on se reporte par la pensée à l’accueil enthousiaste que lui fit la Douma, le 12/25 février 1916, on se dit qu’il eût fallu bien peu pour qu’il fût adoré. Les avertissements non plus ne lui ont pas manqué. M. Rodzianko, président de la Douma, l’homme qui aura le plus aimé l’Empereur tout en restant fidèle à la cause du peuple, multiplia les avis. Toujours il fut repoussé. L’assassinat de Raspoutine, chez le prince Youssoupof, qui trouva des approbateurs jusque dans la famille impériale, prouvait assez que le mécontentement avait gagné toutes les classes. Le bruit courait d’une révolution de palais prochaine. La noblesse obligerait le souverain à abdiquer en faveur de son fils. J’étais alors à l’hôpital du Grand Palais. Je venais d’y être opérée sur les ordres bienveillants de l’impératrice. Ma convalescence s’achevait. À la veille de retourner à Pétrograd, j’allai rendre visite à l’une des dames d’honneur du Palais. En termes discrets, mais suffisamment, clairs, et en généralisant à dessein, cette femme d’une haute intelligence et d’un grand cœur me laissa deviner le terrible conflit qui se livrait dans son âme. Prévoyant les événements et attachée de par tout son passé à la personne des souverains, elle déplorait que « ceux qui sont placés sur les plus hautes cimes du pouvoir n’admissent pas la nécessité de marcher avec leur temps ».

Celle-là aussi, j’en suis sûre, a fait noblement entendre jusqu’à la dernière heure la voix de la vérité.

Quelques jours avant la Révolution, le grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch, marié à une sœur du Tsar, se rendit chez son beau-frère et lui exposa la situation sous les couleurs les plus sombres. Même le mot d’ « abdication » fut, parait-il, prononcé.

— Et mon devoir ? qu’en fais-tu ? aurait répondu l’Empereur.

Comme le grand-duc insistait, montrant la révolution imminente, l’Empereur prit sa tête à deux mains et pleura.

Larmes de Boabdil ! Manifestation éternelle des faibles ! Toute la conduite du Tsar s’explique par ces larmes[2].

Dans le désarroi universel, la « société » seule travaillait activement et avec méthode. Il faut savoir que ce terme de « société », d’un usage courant parmi les Russes, désignait, hier encore, l’ensemble des éléments éclairés du pays, prenant un intérêt actif à sa vie politique et sociale. C’étaient des hommes ayant su garder leur liberté d’esprit, et leur indépendance, par quoi ils tranchaient sur les familiers de l’administration et de la bureaucratie ; des individus éclairés, — intellectuels pour la plupart, — sachant se faire de l’état des choses une idée puisée à même la réalité. En même temps que les habitudes que l’on contracte par la pratique d’un service actif dans les domaines se rattachant à la vie publique, ces hommes avaient acquis le vif sentiment de responsabilité politique qui s’en dégage. Cette « société » était composée d’éléments tels que la Douma, les Zemtsvos, les rudiments d’organisation municipale, les Universités et les professions libérales. Depuis la guerre et sous l’implacable pression des événements, une évolution s’était produite dans la manière de voir de beaucoup d’hommes, jadis exclusivement attachés à la monarchie et qui s’étaient ralliés à la « société ». C’est la « société » qui, après la terrible révélation qui suivit la chute du ministre Soukhomlinoff, fit appel au peuple russe et organisa les usines et le ravitaillement. Son activité féconde s’étendit à tout. Elle appela à elle, sans distinction de religion ou d’opinion politique, tous les hommes de bonne volonté. Elle fit passer sur eux un grand souffle de patriotisme et, malgré les entraves que ne cessa de lui apporter le pouvoir, elle réussit à englober la Russie dans un solide et puissant réseau. C’est de son sein qu’est sortie la Révolution.




CHAPITRE PREMIER

une semaine d’ouragan révolutionnaire


La grève et la faim. — Vivent les Cosaques ! — L’appel d’alarme de M. Rodzianko. — La chasse aux gardavoïs. — On brûle, on pille, on tue… — La noble attitude de la Douma. — Le maître de l’heure : Kérensky. — Les prisons se vident… et se remplissent. — L’Ordre no 1 et la poursuite des officiers. — Il n’y a plus de monarchie…


Jeudi 23 février/7 mars. — Le soleil brille ; il fait doux : 3 ou 4 degrés à peine au-dessous de zéro. La neige fond sur les appuis des fenêtres et sur les balcons que le soleil touche. Ce n’est pas encore le dégel, mais déjà on peut l’espérer proche. Tout le monde est dehors. Il y a comme une gaieté printanière dans l’air.

Je suis venue en automobile jusqu’aux premières maisons de la Morskaïa (rue de la Mer). Maintenant je longe à pied la Perspective Newsky. Vers quatre heures, un peu lasse d’avoir circulé, je monte dans le premier tramway qui passe, pour me rendre à la Sadovaïa (rue des Jardins) où je trouverai des moyens directs de locomotion. Le tramway est plein. Tout a l’aspect des jours ordinaires. Seule, une foule un peu plus abondante, mais dont la douceur de la température explique et justifie la présence, va et vient le long des grandes artères. Rien ne peut faire prévoir que nous touchons à une révolution presque sans exemple dans les annales de l’humanité.

À la hauteur de Notre-Dame de Kasan, je vois une foule énorme et j’entends des cris. Dans le tramway tout le monde s’agite. On cherche à voir à travers les fenêtres dont un reste de gelée givre les vitres. Je demande :

— Que se passe-t-il ?

— Ce sont les ouvriers de l’usine Poutiloff qui se sont mis en grève et demandent du pain. Ils reviennent de manifester à la Douma.

Sous cette apparence de grève, la Révolution russe commençait.

Presque aussitôt on arrête les tramways ; des cavaliers galopent à droite et à gauche de la ligne ; les Cosaques accourent, le fusil au dos, la pique au poing. Au-dessus de la foule se détache l’aigrette noire des policiers à cheval. Les grévistes passent, sérieux et dignes, accompagnés de la police. Une multitude les suit en poussant des hourrahs.

Je quitte le tramway pour me mêler au peuple. Aucun désordre. On dirait un jour de fête. Nulle inquiétude sur les visages. Des réflexions se croisent, bienveillantes pour les ouvriers :

— Ils ont raison ! On cache la farine ! La vie est trop dure et pourtant la Russie a de tout !… On n’y peut plus tenir.

Hier une députation d’ouvriers de l’usine Poutilov s’est rendue chez Goutchkov, puis a eu une entrevue avec les députés du parti social-démocrate de la Douma. On y a décidé pour aujourd’hui la cessation du travail. Concurremment à celle de Newsky, de grandioses manifestations se déroulent sur la Perspective Samsoniewsky et le long du quai de Viborg. Les ouvrières des fabriques y prennent part. Un souffle révolutionnaire passe déjà sur la cité.

Je continue d’avancer.

Le pont Anitchkoff, l’entrée de toutes les rues transversales qui aboutissent à la Newsky sont gardés par la police qui disperse aussitôt les rassemblements.

À la Perspective Litieny, l’une des plus populeuses de Pétrograd, la foule est si dense qu’il faut renoncer à s’y frayer un passage. Pas de troubles, non plus. On ne sait pas encore ce que veut le Comité de la grève.

On se recueille, on attend. Quelqu’un dit :

— Ils ont voulu manifester pour influencer la Douma ; ils se remettront au travail demain.

Mais une voix répond :

— Comment se mettraient-ils au travail ? Ils n’ont même pas de charbon ! Cela ira loin !…

Très émue par le spectacle de cette foule, par son calme que je sens gros de résolutions, je remonte jusqu’à la Sadovaïa. La nuit va venir. Je suis lasse. J’habite fort loin, près du théâtre de Marie (Marinsky-théâtre), chez une amie française — mariée à un officier de la marine russe, — qui s’inquiétera de mon absence. — Et qui sait si, plus tard, il me serait possible de regagner la maison ?

À la Sadovaïa, même foule. Les tramways ne circulent plus. Impossible de trouver un isvostchik (cocher). Après une longue attente, j’aperçois un traîneau vide. Je m’élance… Mais un monsieur, plus prompt, m’a devancée, a pris place sur le siège étroit. Le traîneau va repartir… Je jette un appel irréfléchi et désespéré : « Pajalousta, vasmittié minia! » (Je vous en prie, emmenez-moi !) L’heureux preneur du traîneau se retourne, fait un geste de consentement. Je saute auprès de lui et le léger véhicule glisse sur la neige aux regards un peu ébahis des spectateurs ! C’est l’enlèvement forcé. Mais quoi ! ne sommes-nous pas au prélude de la révolution ? Tandis que je m’excuse et m’explique, le traîneau nous emporte vers des régions plus calmes. Mon compagnon et moi nous échangeons quelques prévisions. Il croit à une révolution immédiate. On a vraiment trop souffert. Et puis, le peuple est las de la germanophilie de ses gouvernants. La lutte est engagée : mais qui aura le dernier mot ? Il rappelle 1905 : le peuple allant au Palais d’Hiver en portant les icônes et le portrait de l’Empereur ; la Constitution accordée, puis reprise peu à peu… Cette fois, il est à craindre que le peuple n’ait plus confiance qu’en lui-même et, s’il triomphe, qu’il ne s’arrête pas en chemin. Cependant, aucune menace n’a été proférée contre l’Empereur.

Le quartier de Marinsky est si paisible et silencieux que je crois avoir rêvé. À la maison, on s’inquiétait déjà. Je suis la première à y apporter la nouvelle des événements que, le matin encore, rien ne faisait prévoir. Les révolutionnaires ont bien gardé leur secret.


Vendredi. — La nuit a été tranquille. Mon secrétaire, M. Michel Braguinsky vient d’arriver. Le bruit court que 400 ouvriers du faubourg de Narva et 600 de celui de Viborg ont été arrêtés. L’effervescence est à son comble parmi la population ouvrière. Il n’y a plus une seule usine qui ne soit en grève aujourd’hui. Les tramways ont cessé de circuler. M. Michel a pris le dernier qui traversât les ponts, en parlant de Vassiliewsky-Ostrow. Même, il a été témoin d’incidents assez significatifs. Voyant un tramway arrêté, il s’adresse à la receveuse et lui demande si l’on va partir.

— Non, car j’ai peur, répond-elle.

Un colonel qui se trouve là l’apostrophe en plaisantant :

— Peur ? quelle bêtise ! Nous allons partir tout de suite !

Et l’on monte dans le tramway.

Une station plus loin, une nuée de gamins accourt et veut arracher le trolley des fils. Le colonel et M. Michel leur font lâcher prise. Le tramway repart. Les voyageurs ont tiré de l’argent de leurs poches pour leur billet, mais la receveuse refuse de le prendre. Elle invective le wattman :

— Pourquoi es-tu parti ? Est-ce que tu n’as pas été assez battu ? Moi, j’ai déjà reçu des coups et j’ai peur !…

Le pont du Palais traversé, le tram s’arrête, cette fois pour ne plus repartir.

Quelques chocs ont eu lieu ce matin entre la population et les agents. Il y a déjà, dit-on, des victimes des deux côtés.

Nous voici à l’entrée de la Newsky. Le beau temps continue, et la foule est nombreuse, comme la veille. Comme la veille encore, c’est à Notre-Dame de Kazan que l’intérêt, commence. Presque tous les magasins sont ouverts. La foule promeneuse déborde des trottoirs sur la chaussée. Pas de cris : la plus ferme résolution sous le plus grand sang-froid. Quelle différence avec les foules exaltées et mystiques de 1905, vivant une légende, dans une atmosphère de mystère et d’apparat religieux ! Le peuple de 1917 est réaliste. Deux ans de guerre l’ont plus mûri qu’un siècle de tranquillité et de paix.

Je continue à longer la Perspective. Tout à coup un jeune praportchik qui commande un détachement de Cosaques étend le bras d’un geste brusque et un son rauque sort de sa gorge. Les Cosaques obéissent à l’ordre, piquent des deux et chargent pour déblayer la chaussée. La foule s’écarte en courant, puis se reforme derrière le passage des chevaux et crie : « Hourrah ! » On s’étonne de la modération des Cosaques, d’ordinaire si farouches dans la répression. Leur charge exécutée, ils continuent tranquillement à longer la Perspective, au pas, le visage souriant et regardant avec satisfaction la foule qui les acclame. Un ouvrier s’approche d’un officier à cheval :

— Votre Haute Noblesse, rappelez-vous que nous sommes des affamés !…

Les vivres ont encore renchéri pendant ces deux jours de troubles : une petite mesure de pommes de terre qui valait 25 kopeks (0 fr. 60) avant la guerre, se vend aujourd’hui 5 roubles (10 francs) ! Impossible de trouver des œufs. Il y a des gens qui sont absolument sans pain !…


Samedi. — Les événements s’aggravent. Les journaux ne paraissent plus. Les ponts de la Néva sont gardés par des patrouilles ; les divers quartiers de la ville ne communiquent plus entre eux. On oblige tous les tramways à s’arrêter ; la foule en a jeté un dans la Néva, d’ailleurs encore recouverte d’une épaisse couche de glace. Des troubles sanglants ont eu lieu dans les quartiers populeux de la ville : à Petrogradskaïa-Stérana et à Vassiliewsky-Ostrow. Dans ce dernier, un praportchik a pénétré dans une usine dont les ouvriers avaient décrété la « grève italienne » (les bras croisés devant les machines) et a commandé une salve. Ses soldats se sont refusés à lui obéir. Alors, l’officier a tiré trois coups de revolver qui ont fait trois victimes : deux femmes et un ouvrier. La foule voulut le lyncher, mais il réussit à lui échapper… Un fait analogue s’est produit à la fabrique de tabac, Laferme. Il n’y a eu qu’une victime, mais les ouvriers ont exposé le mort dans la cour de l’usine et invité la foule à défiler devant lui. La surexcitation augmente : des magasins ont été pillés et saccagés. Un de nos amis raconte qu’il a assisté au pillage d’une petite boutique juive. Tandis que la foule se ruait à l’intérieur, un soldat passait, indifférent. Soudain, il avise des casquettes d’uniforme qui avaient encore échappé à la convoitise des pillards. Il s’arrête, quitte la sienne, en essaie tranquillement une autre, puis, comme elle s’adapte parfaitement a son crâne, il jette sa vieille casquette dans la boutique et repart de son même pas tranquille et indifférent !… En pleine Perspective Litieny, un gamin de quatorze ans offrait aux passants, pour un rouble les six douzaines, des boutons de nacre, produit de son vol. Insignifiants en eux-mêmes, ces menus faits prouvent que déjà le moral du peuple s’oblitère : on ne distingue plus le « tien » du « mien », le vol s’étale sans crainte de la punition ; demain, peut-être, tous les instincts vont se déchaîner.

Chaque heure nous rapproche de l’inévitable : l’armée commence à prendre parti pour le peuple. Il n’y a plus que les gendarmes et la police dont le loyalisme soit assuré.

Partout la foule s’amasse en criant : Du pain ! du pain !

Des scènes d’un pathétisme grandiose se déroulent presque à chaque pas. Un bataillon du régiment de la garde Sémionowsky a reçu l’ordre de déblayer la Perspective Newsky. Il accourt et se heurte à un bataillon du régiment de Volhynski qui a embrassé la cause du peuple. Les deux régiments s’affrontent… un grand frisson agite la foule. Que va-t-il se passer ? Et tout à coup l’on assiste à cette chose extraordinaire : le vieil officier qui commandait les soldats de la Garde se dresse sur ses étriers et s’adressant à ses hommes : « Soldats, je ne puis vous ordonner de tirer sur vos frères, mais je suis trop vieux pour manquer à mon serment ! » Et, tirant son revolver il se tue. On a enveloppé son corps dans un drapeau et ses soldats se sont rangés du côté de la foule…


Pas un cri n’a été proféré contre la guerre ni contre l’Empereur. On peut encore espérer que le ministère seul et les germanophiles subiront le contre-coup de la situation qu’ils ont créée.


Dimanche. — Tous les ministres, sauf Protopopoff, ont donné leur démission. La Russie est sans gouvernement ! Pourquoi n’avertit-on pas l’Empereur de ce qui se passe ? Une Constitution mieux garantie que celle de 1905, un Cabinet Milioukov avec un ministère responsable suffiraient encore, à calmer le peuple. Demain, sans doute, il sera trop tard.

Enfin !… Le téléphone nous apporte la nouvelle que M. Rodzianko, président de la Douma, vient d’adresser un télégramme au Tsar, actuellement à l’État-major général de l’armée, à Mohilef. En voici la teneur :


« La situation est grave. L’anarchie règne dans la capitale. Le gouvernement est paralysé. Désordre complet dans les transports, le ravitaillement et le chauffage. Le mécontentement général s’accroît. Tir désordonné dans les rues. Des troupes tirent les unes sur les autres. Il est nécessaire de confier la tâche de former un nouveau gouvernement à un homme jouissant de la confiance du pays. Urgent d’agir. Tout retard est pareil à la mort. Je demande à Dieu que la responsabilité de cette heure ne retombe pas sur le Porte-couronne.

« Rodzianko. »


En même temps, le président de la Douma expédiait ce télégramme à tous les chefs d’armée, en les priant de soutenir sa demande auprès du Tsar.

Je suis invitée à déjeuner chez des amis à la Kamenny-Ostrowski, de l’autre côté de la Néva. Impossible de traverser les ponts. Il faut retourner en arrière ou passer la Néva sur la glace, ce que beaucoup de personnes font, malgré les barrages qu’on y a établis. On entend dans le lointain le tir des mitrailleuses. Les isvostchiks sont rares et ne marchent qu’à prix d’or. Le temps continue à être doux, sans dégel. Le peuple paraît déjà plus agité. Des soldats passent avec la baïonnette au canon.

Notre quartier, où je me hâte de revenir, reste calme. Le théâtre de Marie, très voisin de chez nous, affiche pour ce soir un ballet : La Source. Le lieutenant S. et sa femme, qui ont des billets pour cette représentation, décident d’y assister. Nous essayons en vain de les retenir.

Pendant leur absence, nous préparons les lampes, nous remplissons d’eau tous les récipients disponibles, dans la prévision que bientôt l’électricité et les conduites d’eau seront coupées.

Tard dans la soirée, coup de téléphone. C’est mon secrétaire qui, pendant tout le temps qu’il ne passe pas auprès de moi, ne cesse de courir la ville et me tient, presque heure par heure, au courant des événements. Les désordres graves ont commencé. Les mitrailleuses balaient les rues. La surexcitation croît de minute en minute. Le peuple réclame la déchéance de l’Empereur. Les Cosaques sympathisent de plus en plus avec la foule. « Nous avons, disent-ils, à nous faire pardonner 1905 ! »

Plusieurs régiments dont le loyalisme est douteux ont été consignés dans leurs casernes.

Un formidable choc a eu lieu sur la place Znamenskaïa entre le peuple et la police. Le grand-maître de la police a été tué ; plus de quarante cadavres gisent sur la place. On tire des fenêtres et des toits de l’Hôtel du Nord. En face de l’Hôtel, la gare Nicolas est en feu !

Le bruit court que le général Aléxéieff est attendu à Pétrograd et que l’Empereur l’a nommé dictateur. M. Rodzianko a envoyé un second télégramme au Tsar : « La situation empire. Il faut prendre des mesures immédiates ; demain il serait trop tard. L’heure suprême est arrivée où vont se résoudre les destinées du pays et de la dynastie. »

Le lieutenant S. et sa femme rentrent du théâtre, avec deux amis, — deux voisins — qu’ils y ont rencontrés. Il est minuit ; nous prenons le thé en commentant les événements.

La représentation du ballet a eu lieu sans incidents. Toutefois, on remarquait des vides dans la salle ordinairement archi-comble. Beaucoup d’automobiles de maîtres stationnaient devant la porte. Cela prouve que, de ce côté au moins de la Néva, la circulation est encore possible. En dehors des autos ou des équipages privés il ne reste plus aucun moyen de locomotion. Des traîneaux, montés et conduits par des révolutionnaires, parcourent les rues et obligent les isvostchiks à la grève. Nos amis, qui en avaient décidé un à les reconduire à leur domicile, ont été contraints de l’abandonner à mi-chemin sous la pression de la foule.

Si l’Empereur n’intervient pas immédiatement en donnant satisfaction au peuple, rien n’arrêtera la révolution.


Lundi, 21 février/11 mars. — Des gardavoïs (agents de police) passent dans les maisons pour avertir les habitants paisibles de ne pas se montrer dans les rues aujourd’hui. De tous côtés, des amis inquiets nous téléphonent le même avis. Comme Rodzianko le télégraphiait hier à l’Empereur, c’est aujourd’hui que va se jouer le sort du peuple et de la dynastie !…

Le Tsar n’a pas répondu[3]. Les télégrammes, des généraux Broussilov et Roussky annonçant, chacun avec des termes un peu différents, qu’ils ont fait leur « devoir envers l’Empereur et la Patrie » ne suffisent pas à calmer l’effervescence. Des grandes résolutions, le peuple va passer aux faits.

Un ami, bien placé pour avoir les nouvelles les plus rapides et les plus sûres, me téléphone de la Douma. Les événements décisifs ont commencé. À huit heures du matin, les députés ont eu connaissance d’un oukase du Tsar prorogeant l’Assemblée. Aussitôt la nouvelle connue, un sentiment de consternation et d’abattement s’est emparé de toutes les âmes. La Douma renvoyée, c’est le pays livré à Protopopoff et aux germanophiles, la guerre perdue et la Russie trahie. C’est aussi le peuple, sans chefs pour le guider et le retenir, abandonné à ses instincts de colère et de vengeance et, après, ce seront les horreurs d’une implacable répression.

Un certain nombre de députés, très abattus par la décision impériale, parlaient d’obéir ; d’autres affirmaient que l’on aurait l’armée avec soi, qu’il fallait jouer le tout pour le tout. L’hésitation dominait. Quelques-uns désiraient conférer avec leur groupe avant de prendre une décision. Un des leaders les plus hardis et les plus écoutés de la gauche, M. Kérensky, prenait, dit-on, son chapeau et s’apprêtait à sortir… À ce moment une chose inouïe se produisit : une femme, Mme Sonia Morozova, entre au palais de Tauride en criant : « J’amène l’armée ! » Le régiment de Volhynski, compté parmi les plus fidèles, se rangeait devant la grille de la Douma…

Aussitôt tout change ! Les députés qui allaient partir se ravisent, l’enthousiasme un instant ralenti se ravive…

Voici ce qui s’était passé. Le régiment de Volhynski ayant pris des armes et forcé les portes de sa caserne était sorti dans la rue, sans but bien précis. Il rencontra des détachements des Préobrajensky qui se joignirent à lui. Quelqu’un proposa d’aller libérer les prisonniers de la rue de Tauride. Beaucoup s’y rendirent. Les autres se consultaient, indécis. Sonia Morozova vit ces hommes, eut la prescience rapide du rôle qu’elle pouvait jouer parmi eux et les entraîna en criant : « À la Douma ! » Ils y arrivèrent sans rencontrer d’opposition[4].

Rassurée par ce secours inattendu, la Douma a repris ses travaux. M. Rodzianko, nommé chef du gouvernement provisoire, est chargé de rédiger une Constitution. C’est 1789 et le serment du Jeu de Paume qui recommencent. Nul ne peut plus prévoir où les événements s’arrêteront…

Matinée anxieuse. Guiorgui, le matelot, est allé plusieurs fois aux informations. Notre quartier est encore tranquille. Combien d’heures cela durera-t-il ?

Le drame commence, déjà terrible et sanglant. L’Arsenal est pris. Le gouverneur, général Matoussoff, a été tué. Le Palais de Justice est en flammes.

Sur la Perspective Litiény, un praportchik ayant donné l’ordre de tirer contre la foule a été tué à coups de sabre, par ses propres soldats, sur l’escalier d’une maison où il cherchait un refuge. Des troubles sanglants ont lieu à Viborskaïa et à Pétrogradskaïa-Stérana, deux des quartiers les plus populeux de Pétrograd. Des batailles incessantes se livrent entre la police et la foule qui a trouvé des armes à l’Arsenal. Un général a été assassiné devant l’hôtel de l’Europe. On dit que le général Roussky est attendu à la Douma, porteur de propositions de la part de l’Empereur. Je crains bien qu’il ne soit trop tard.


M. Michel arrive, alors que déjà je ne l’attendais plus. Les révolutionnaires assiègent le Palais d’Hiver. Il a, en passant, pris part à l’attaque.

— Je suis sorti de chez moi, dit-il, à une heure de l’après-midi. La 11e ligne de Wassiliewsky-Ostrow est calme. Les magasins ont mis leurs volets ou baissé leur rideau de fer. L’ordre est maintenu par des patrouilles du 108e régiment d’infanterie resté fidèle. Grâce à mon uniforme, on me laisse traverser les ponts.

« Sur la rive gauche de la Néva, le jardin Alexandre est fermé ; l’Amirauté est gardée par des troupes fidèles. Vers la Morskaïa, cris et coups de feu. Ils partent du fond des rues qui avoisinent la Newsky. En face du théâtre Alexandre, alerte. Les Cosaques arrivent. Aussitôt on entend le tac-tac des mitrailleuses. C’est la police qui tire des toits contre les Cosaques insurgés. Tous s’enfuient, sauf un, abominablement ivre. Il menace de son fusil des groupes qui stationnent sur le pont Anitchkoff, tire quelques coups en l’air, puis part au galop pour ne s’arrêter que devant le théâtre. Là, il met pied à terre et court embrasser ceux qu’il menaçait tout à l’heure !…

« Quelques pas plus loin, cinq officiers me conseillent de me joindre à eux et de revenir sur mes pas, car la foule désarme et malmène tous les officiers. À nous six, nous formons un groupe assez imposant. Comme nous ne voulons ni rendre nos armes à la foule ni nous en servir contre elle, nous décidons de les confier à quelqu’un. La porte à laquelle nous frappons s’ouvre craintivement ; mais, dès les premiers mots d’explication, on nous accueille avec joie. Nous quittons nos sabres, nos revolvers… et nous repartons, désarmés.

« Je voulais absolument aller jusqu’à la Litiény où les scènes les plus terribles se déroulaient. De nouveau, au pont Anitchkoff une fusillade éclate et j’entends siffler les balles. Un homme s’affaisse à quelques pas. Je traverse le pont en courant et m’aplatis contre les maisons que je longe avec précaution… Le tir cesse tout à coup, comme il a commencé.

« La foule et les troupes révoltées emplissaient la Perspective Litiény. Un combat s’y livrait. On entendait des cris, des ordres, des coups de feu. Les balles claquaient contre les murs en ricochant ou éclataient contre les fenêtres. Les vitres volaient en éclats… Jurements d’hommes, cris de femmes, fuite brusque de gens qui s’affolent, blessés qui tombent et qu’on piétine : une mêlée épique et sanglante ! Vraiment, cela est pire que sur le front ! Là-bas, on sait du moins de quel côté il faut attendre les coups ! Ici, c’est le chaos, la mort à droite, à gauche, devant, derrière, en haut, partout !… En face de l’Arsenal, le Palais de Justice brûle comme une torche. Les gerbes de flammes incendient le ciel, jettent des lueurs inattendues et magnifiques sur les glaces et les neiges accumulées de la Néva. Les canons de bronze, splendidement ouvrés et verdis par le temps, qui s’allongent sur la plate-forme de l’Arsenal, léchés par l’incendie, ont l’air de monstres accroupis et glorieux assistant à leur apothéose. Des débris de papiers brûlés tourbillonnent dans l’air… Des clameurs éperdues montent de la foule…

« Soudain, je me heurte à un officier de mes amis. Il a l’air égaré ; il pâlit et rougit tour à tour. Sa nervosité se traduit en phrases saccadées, en gestes incohérents. Son régiment (Litowsky) s’est réuni aux insurgés. Beaucoup d’officiers ont été tués ; lui-même ne sait comment rejoindre ses hommes. Il me quitte comme un fou et se perd dans la foule.

« Il commence à faire nuit ; je reviens vers la Newsky déserte. Les globes électriques brûlent à peine. Une terreur froide plane. Des ombres hâtives glissent le long des murs… Je suis fatigué et m’en vais d’un pas découragé et nonchalant. Près de la Morskaïa, je rejoins un petit groupe et j’entends des coups de feu. Un soldat et deux ouvriers, abrités par les poteaux du tram et des globes électriques, prenaient la Morskaïa en enfilade. Dans le groupe des passants que j’ai rejoints, il y a une femme en larmes. En très mauvais russe, elle me demande : Voyennaïa Gostinitza (l’hôtel militaire, ancien hôtel Astoria). C’est une Roumaine, mariée à un Français. Habitant l’hôtel de l’Europe, elle a eu la fâcheuse inspiration d’accepter à dîner, ce soir, à l’hôtel Astoria. Elle en revient et n’ose plus avancer, ni reculer. Je la prends sous ma protection, mais la situation est telle dans les parages de l’hôtel de l’Europe que je trouve plus sage de me diriger vers Astoria où j’ai pu la ramener.

« J’étais terriblement las. Je sentais mon état moral empirer de minute en minute. Je pensais à la guerre, que nous perdrions si la révolution se prolongeait ; à la France que j’aime, où j’ai vécu six ans et que nous risquions d’entraîner dans notre débâcle ; à la révolution, que mon patriotisme avait souhaitée, mais dont le triomphe était encore moins que certain ; aux horreurs de la répression qui la suivrait en cas d’échec. Je pensais à mon père et à ma mère, jadis emprisonnés pour leurs idées libérales, mêlés à la sanglante tragédie de Yakout, traînés dans les bagnes de Sibérie ; à tous ceux qui, depuis de longues années, travaillent, souffrent, meurent pour que se lève enfin sur la Russie une aurore de justice et de liberté. Cette aurore, elle luirait peut-être demain, mais, aussi, comme il en faudrait peu pour que nous retombassions dans des ténèbres pires !… Jamais je n’avais autant espéré, autant souffert. L’abattement et l’exaltation se succédaient dans mon âme avec une extraordinaire rapidité. Ma sensibilité était portée au paroxysme. Je comprenais pour la première fois ce que durent éprouver les grands martyrs de la liberté russe. Je brûlais de me dévouer comme eux.

« J’arrivai à la hauteur du Palais d’Hiver. Tout de suite j’eus l’impression d’être sur le front. Les coups partaient par salves, comme en exécution d’un ordre donné. Les troupes insurgées tiraient sous l’arc de la Morskaïa et les défenseurs du palais leur répondaient. Je cherchai une troupe organisée pour me joindre à elle. Près du Musée de l’Ermitage, il y avait une masse de soldats, conduits par trois officiers. Je traversai la place à grandes enjambées, sous une pluie de balles. Les officiers m’accueillirent avec plaisir. On me donna une soixantaine d’hommes, un revolver et… carte blanche. Il faisait déjà nuit. Je donnai à mes hommes l’ordre de rallier à volonté la colonne Alexandre, qui occupe le milieu de la place, juste en face du palais. J’aurais voulu en prendre la grande porte et y pénétrer le premier. Mais elle était trop solide et trop bien défendue pour céder à des hommes armés seulement de fusils. Après une dizaine de minutes, nous dûmes nous retirer faute de munitions. »

Les révolutionnaires réquisitionnent les autos dans les maisons et s’emparent de tous ceux qui passent. Dans la journée, trois automobiles de l’Amirauté ont été pris ainsi. Autour de l’un d’eux s’est livrée une bataille qui a fait, en morts ou en blessés, soixante victimes !…

À huit heures du soir, dans notre quartier jusque-là resté calme, une fusillade crépite, sous nos fenêtres, dirait-on. Vite nous éteignons l’électricité, afin de ne pas offrir une cible facile. Toutes les lumières voisines se sont éteintes. Nous ignorons tout ce qui se passe au dehors. D’où tire-t-on ? et contre quoi ? Nous attendons dans l’angoisse, poussés malgré tout vers les fenêtres d’où l’on peut voir à travers les vitres, les maisons russes n’ayant pas de volets.

La fusillade se précipite ; des cris percent la nuit ; des gens, des femmes surtout, fuient à toutes jambes. Une des sœurs de mon amie, Mlle Reine, debout sur le rebord intérieur de la fenêtre du salon, a ouvert la fortitchka[5], passe la tête et regarde : les révolutionnaires attaquent la Caserne des Équipages de la Garde marine, située en angle sur le canal Catherine, à cent mètres à peine de notre maison. Une immense foule grouille sur le pont, le long du canal et dans les rues avoisinantes… Pendant un moment la fusillade redouble et, tout à coup, un hourrah formidable retentit…

Presque au même moment, un matelot, ami de Guiorgui, fait irruption dans la cuisine. Il est pâle, sans souffle. Il raconte la scène à laquelle il vient d’assister. Vers sept heures, les révolutionnaires se sont massés devant la caserne et ont parlementé avec les matelots. « Frères, rendez-vous, afin qu’il n’y ait pas de sang versé. » Ayant essuyé un refus, les révolutionnaires ont ouvert le feu. La résistance a été courte. Le hourrah ! que nous avons entendu est celui dont le peuple a salué la reddition. Trois officiers ont été tués. Maintenant, les révolutionnaires, suivis d’une foule qui s’accroît à chaque pas, vont attaquer la caserne du 2e Équipage de la Baltique, située à notre gauche, sur le canal de la Moïka…

Cette fois, nous avons le tir à droite et à gauche. En même temps que la lutte commence sur la Moïka, on continue à se battre au canal Catherine. Les policiers ont installé leurs mitrailleuses sur le toit d’un établissement de bains, en face de la caserne, et dans les clochetons d’une église voisine. La Perspective Lermontowskaïa est prise entre deux feux !

Nuit horrible. Le 2e Équipage de la Baltique résiste ; les révolutionnaires y ont amené les autos blindés. Le tir est tout proche et incessant. On tire dans la rue des coups de feu isolés.

À deux heures du matin, nous sommes encore debout, allant du petit salon où nous nous sommes réfugiés et qui donne sur la cour, aux fenêtres de la salle à manger ou du grand salon qui prennent vue sur la Perspective. La mère de mon amie, Mme de la Croix, veuve d’un consul de France en Russie, qui a déjà vu trois révolutions, prie à genoux et récite son chapelet. Bébé, — que par tendresse nous appelons Béboussy — et qui a cinq ans, dort comme un ange dans son petit lit. De crainte qu’une balle égarée ne pénétrât à travers les vitres, on l’a abrité derrière une grande armoire pleine de linge et de vêtements.

Il est près de trois heures du matin lorsque nous regagnons nos chambres pour y prendre un repos anxieux que les coups de feu entrecoupent de brusques réveils.


Mardi 28. février/12 mars. — Lever matinal. Nous avons le visage pâle, les traits tirés. Nos âmes sont brisées d’émotion et nos corps de fatigue. À peine si l’on goûte au déjeuner auquel on s’attarde si agréablement d’habitude.

La rue est pleine de soldats et de matelots portant le fusil avec la baïonnette au canon.

Des attroupements se forment sur le seuil des portes. Au premier coup de feu, hommes, femmes et enfants s’engouffrent sous les porches, se ruent sur les portails, se précipitent au fond des cours !

Malgré le froid qui recommence à sévir, les sœurs de charité d’un hôpital de la ville, situé juste en face de nous, stationnent en voile blanc devant leur porte, sous un drapeau de la Croix-Rouge dont la couleur, jadis blanche, accuse non pas vingt-neuf mois, mais vingt-neuf ans de guerre !… Elles ont l’air d’assister à une fête ou, mieux encore, de jouer à « coucou ! » ou à « cache-cache ». À chaque coup de fusil ou de revolver elles s’égaillent en riant, le voile flottant, puis réapparaissent. Elles attendent les autos révolutionnaires, leur font des signes au passage, et les voici qui se tassent dans l’un d’eux un instant arrêté devant l’hôpital ; puis, rieuses et folles, elles partent avec les soldats… Les malades se soigneront comme ils pourront aujourd’hui. Ce n’est pas tous les jours la révolution !…

L’aspect de la rue, le tir désordonné autour de nous, tout fait prévoir une journée plus terrible encore que la veille.


La caserne du 2e Équipage de la Baltique n’a pu résister aux autos blindés et s’est rendue ce matin. Il y a une cinquantaine de morts. Maintenant les rues sont pleines de matelots armés. On poursuit ou on recherche les policiers qui essayent de trouver un abri dans les maisons. C’est à eux, surtout, que le peuple en veut. Il n’y a pas, en Russie, d’institution plus haïe que celle de la police.

« Vous ne trouverez qu’une chose parfaitement organisée chez nous, me dit une journaliste libérale, à mon arrivée en Russie : c’est la police. La police est l’agent indispensable de notre gouvernement. Par elle s’exerce l’espionnage intérieur. Ses dénonciations incessantes, ses provocations odieuses ont rempli les prisons, peuplé les bagnes sibériens, fait exiler des milliers d’hommes, sans compter ceux qu’elle a réussi à supprimer tout à fait. Rappelez-vous ce conspirateur romain qui, voulant dicter une ligne de conduite à l’envoyé de ses complices, le conduisit dans son jardin et abattit devant lui, sans mot dire, les plus hautes têtes de pavots. La police politique russe a profité de cet enseignement hautain. Elle a émasculé la Russie en la privant de ses plus nobles intelligences. Si nous avons perdu la Galicie, si nous sommes en train de perdre la Pologne, si nos arsenaux sont vides, nos services désorganisés, n’en cherchez pas la raison ailleurs[6]. »

Et maintenant, le peuple se venge. Sur tous les points de Pétrograd, toutes les prisons, tous les postes de police sont en feu. Si l’on a brûlé le Palais de Justice, c’est qu’aux yeux du peuple russe il représentait la forteresse policière comme, pour le peuple de Paris, la Bastille était celle de la tyrannie.

Après les monuments, les individus ! La chasse est commencée, terrible. Elle ne s’arrêtera que lorsque le dernier gardavoï aura été tué ou mis hors d’état de nuire désormais. Malheureusement, ces vengeances collectives, ces exécutions sommaires ne vont pas sans de regrettables excès. Si le tir de la rue, répondant à celui des toits, est une joute sanglante où les risques sont égaux, la poursuite des misérables fuyards, traqués jusque dans les maisons, révolte. En cette heure où la surexcitation a atteint son apogée, des scènes tragiques se déroulent à quelques pas de nous. Sur le petit pont qui traverse le canal, douze cadavres de gardavoïs, dépouillés de leurs vêtements, ont été exposés, nus ! On perquisitionne dans les maisons qui avoisinent la caserne, on parle d’incendier l’établissement de bains où quelques policiers résistent encore. Une femme affolée, qui a traversé la rue sous les balles et vu les cadavres des agents, nous assure qu’on tue même ceux qui se rendent.


Un sentiment d’horreur mêlé de curiosité nous ramène aux fenêtres. Et, tout à coup, nous voyons cette chose effroyable : une troupe de soldats avec le sabre au clair, d’ouvriers et de moujiks armés de revolvers, de matelots portant des fusils et de femmes exaltées, désigne le portail de notre cour. Le dwornik (portier) qui veut essayer d’en défendre l’entrée est injurié, malmené, écharpé à demi… Quelqu’un a prétendu que des policiers se sont réfugiés dans la maison, et cette centaine d’hommes armés, et dont quelques-uns sont pris d’alcool, s’arroge le droit d’y faire une perquisition brutale. Nous nous rejetons dans une chambre dont les fenêtres, voilées de stores, donnent sur la cour. La foule s’y presse, surexcitée, gesticulante. Un brouhaha menaçant monte jusqu’à nous. Les sabres brandis luisent, trois coups de fusil partent ; les femmes, dont le froid ne diminue pas l’exaltation, montrent nos fenêtres du doigt. Aussitôt la cohue turbulente se rue dans l’escalier de service en tirant de nouveaux coups de feu. Pas de doute, c’est à nous qu’ils en veulent ! Pourtant nous ne cachons personne. Qui donc leur a fait un faux rapport ? Mon amie épouvantée saisit son enfant dans ses bras, le cache dans la salle de bains… Pauvre cachette où l’on aurait vite fait de le découvrir. Puis elle court à son mari, que l’on vient assassiner peut-être !… Minute pathétique. Mme de la Croix prie à voix haute : « Seigneur, ayez pitié de nous ! » Yvonne de la Croix et moi nous enfilons à la hâte nos manteaux, nos bottikis[7], afin de fuir dans la rue par le grand escalier.

Pendant ce temps, la troupe armée frappe à la porte de la cuisine, à coups de crosses de fusils. Des voix menaçantes crient : « Ouvrez ! » Guiorgui, le matelot, obéit. De ses bras étendus, il maintient les premiers arrivants et leur parle.

— Que voulez-vous ? Nous ne cachons personne. Je suis un des vôtres. S’il y avait quelqu’un de suspect ici, je vous le dirais…

Paulia, la femme de chambre, les harangue à son tour. Peu à peu, la troupe se calme. Seul gesticule et menace encore un homme aviné. Cela même finit par provoquer une diversion. Les soldats, dont l’esprit est heureusement resté lucide, le prennent par le bras, l’entraînent. Les sabres, les baïonnettes retraversent la cour : nous sommes sauvés ! Béboussy, curieux, point effrayé, sort de sa cachette, tandis que nous nous affaissons sur des chaises, pâles et les jambes rompues. Recevoir une balle sur le front, ou même dans la rue, dans le feu de l’action, passe encore ! mais tomber, par surprise, sous les coups de sabre d’une multitude inconsciente !… La chair se révolte et s’effare. C’est après de telles émotions que l’on perce jusqu’au fond l’odieux des vengeances anonymes, l’injustice des arrêts immédiats et sommaires, des répressions spontanées dont rien ne modère l’arbitraire et ne tempère la rigueur !

De plus en plus, la rue prend un aspect révolutionnaire et guerrier. Les automobiles arborent le drapeau rouge. Tous sont armés d’une mitrailleuse et chargés à l’excès de soldats avant des bandes de mitrailleuses autour de la ceinture et en travers des reins. Des autos-canons, à la couleur révolutionnaire, transportent d’un point à l’autre des soldats armés, au milieu des ovations de la foule.

Cette foule n’est nullement effrayée. Ce n’est pas contre elle, mais pour elle que se fait la révolution. Elle n’a qu’une balle égarée à craindre. Aussi elle vague par les rues, stationne devant les cours, l’air heureux et confiant. Dispersée par le tir d’un fusil ou le tac-tac d’une mitrailleuse, elle revient vite à ses postes d’observation.

— Si la révolution ne nous coûte que deux ou trois mille victimes, elle ne sera pas trop payée ! disait hier le lieutenant S., libéral comme la majorité des officiers de terre et de mer.

On peut espérer que le nombre des victimes sera moindre encore grâce à la modération, même à l’espèce de bonhomie dont les soldats font preuve pour tout ce qui est civil. Visiblement, l’armée et le peuple fraternisent ; on n’en veut qu’à la police et aux défenseurs avérés, et peu nombreux, de l’autocratie.


3 heures. — Une étrange procession se déroule sous nos yeux. Des femmes, coiffées de fichus de laine beige, enveloppées dans de grands châles sombres ; des moujiks en touloupe de peau, d’humbles gens en casquette de fourrure, des soldats et jusqu’à des enfants, transportent un matériel d’église où reluisent les métaux et les ors. Voici les icônes où les visages, les pieds et les mains seuls apparaissent peints entre la riche sertissure de métal en relief qui représente les habits et dessine les corps. Images d’un art archaïque et sacerdotal, peintes au fond des monastères et telles qu’on en vit traîner dans les rues de Byzance, au temps des empereurs iconoclastes ! Mais, alors, la foule irritée les brisait comme une imitation sacrilège, renouvelée du paganisme, tandis que celle-ci les transporte avec des soins touchants. Et voici encore, dans un désordre d’arrangement qui paraît le fruit d’un déménagement hâtif, les ornements liturgiques brodés d’or et d’argent : chasubles, dalmatiques, linge consacré, parures d’autel. Puis viennent les ciboires, les vases précieux, les portes sculptées et dorées d’un iconostase, les lourds chandeliers de cuivre et d’argent… Religieusement soutenu par des mains nombreuses, s’avance, allongé et la face au ciel, le corps d’un grand Christ en croix. Étrange et pénible impression dans cette ville hurlante, parmi ce cortège sans ordre, sous ce ciel hivernal ! Les yeux du divin crucifié regardent en haut, douloureusement. Ses bras étendus semblent s’ouvrir sous le coup d’une tragique stupéfaction…

Et, tout à coup, le ciel s’embrase : l’énorme prison de Litowsky-Zamok brûle ! Flanquée de quatre tours rondes, elle forme à elle seule un îlot, en face des casernes baltiques, de l’autre côté du pont. Les révolutionnaires y ont mis le feu après en avoir ouvert les portes aux prisonniers. Le Christ qui s’en va, là-bas, porté par les femmes en châle sombre, comme pour une mise au tombeau, est celui de la prison. La phrase évangélique me revient en mémoire : « Le voile du temple se déchira, la terre trembla, les pierres se fendirent, des morts sortirent de leur tombeau ! » Alors, comme aujourd’hui, un monde nouveau naissait de l’ancien. Les clameurs, le bouleversement, l’épouvante n’étaient pas moindres dans Jérusalem !

5 heures. — Mon ami, M. Jacques Kaplan, téléphone. À la Serguiewskaïa (rue Serge), qu’il habite, la police a placé des mitrailleuses sur l’église, on tire de la rue et des toits, on perquisitionne dans les maisons. Les révolutionnaires ont pillé plusieurs caves et s’enivrent à qui mieux mieux. Heureusement ces pillages sont peu nombreux par rapport au nombre total des révolutionnaires et à l’immense étendue de la ville. Combien nous devons de remerciements au Tsar pour l’abolition de l’alcool !… De quels excès n’eût pas été capable cette multitude enivrée de vodka !…

Au coin de Litiény et de Serguiewskaïa on édifie hâtivement un abri pour deux canons et un mortier, tirés de l’Arsenal. Les gueules en ont été tournées dans la direction de la gare de Tsarskoïé-Sélo d’où l’on s’attend à un débarquement de troupes impérialistes.

L’hôtel Astoria (Hôtel militaire) a été pris ce matin, les troupes de Péterhoff sont arrivées à Pétrograd pour se joindre au peuple. Le succès de la Révolution paraît déjà certain.


5 heures et demie. — Mon secrétaire arrive. Il vient de traverser le pont Nicolas et la place de l’Annonciation. Ce ne sont plus les troupes fidèles, mais celles de la Révolution qui gardent les ponts sur la Néva. Tous les soldats sont hors des casernes, et armés. Comme M. Michel passait devant le 2e Équipage de la Baltique, le tir d’une mitrailleuse installée sur le toit de l’église luthérienne éclate au bout de la Morskaïa. Les matelots répondent. Un feu désordonné s’ouvre dans trois directions à la fois. Tout le monde se couche, sauf lui, — vaguement abrité contre le mur de la caserne, — et un ouvrier qui invective les matelots en les traitant de poltrons ! Lhomme porte un bras en écharpe et de l’autre, resté libre, il accompagne ses paroles de gestes indignés !

— Il fallait absolument mettre un peu d’ordre dans ce chaos, explique M. Michel. Je me plaçai au milieu de la chaussée et, agitant largement les bras, je criai de toutes mes forces : « Prikratitié ognogne !  » (Cessez le feu).

Le commandement se propagea de distance en distance. La fusillade s’arrêta sur un point. Encouragé par le succès, je répétai la même manœuvre du côté du théâtre Marinsky. Elle obtint le même résultat. Seuls continuèrent à tirer les marins qui luttaient contre les policiers et leurs mitrailleuses. Je me joignis à eux jusqu’à ce que les policiers eussent arrêté leur tir.

6 heures. — La rue est un peu tranquille. Des gens de bonne volonté se mêlent à la foule pour l’inviter au calme. Ils désarment les tout jeunes gens qui ont dérobé çà et là des fusils, des revolvers ou des sabres et qui présentent un réel danger pour la population paisible. Deux ont été désarmés sous nos fenêtres, à la satisfaction générale et malgré une assez forte résistance.

Curieuse à noter vraiment, cette espèce d’apostolat, bien conforme à l’étrange tempérament russe et qui s’exerce jusque sous les balles. De véritables compagnies de « modérateurs » parcourent les rues, désarmant les très jeunes gens, apaisant les exaltés, tâchant d’arrêter le pillage des maisons et des caves, ou de mettre un frein à l’orgie après.

Accompagnée de mon secrétaire, je me risque jusqu’à la prison. Elle brûle en crépitant. Les passeports, si haïs en temps de paix, les ordres d’écrou, toute la paperasse criminaliste ou politique s’envole en papillons noirs striés de fils d’or, et retombe en une pincée de cendre… Formidable puissance d’un peuple révolté qui peut anéantir en une heure le travail avéré ou secret de plusieurs siècles de recherches et de délations !…

À la hâte et sans discernement, le peuple, après avoir sauvé le matériel de l’église, essaye d’arracher à l’incendie le pauvre mobilier de la prison. Une literie misérable s’étale le long de la chaussée, pêle-mêle avec les piquets pour tentes militaires que fabriquaient les prisonniers. On jette buffets et armoires par les fenêtres, sans en retirer la vaisselle qui se brise avec fracas sur le pavé ! Hilarité de la foule dont tout ce bruit accentue le triomphe !…

— Comme c’est gai, là-bas ! tout brûle… disait tout à l’heure un matelot.

Pour moi, l’impression est sinistre, mais grandiose. Un énorme triangle de feu se dessine sur la nuit : à gauche, la prison brûle, à droite le poste de police brûle, et là-bas, formant le sommet du triangle, rougeoie et s’embrase le palais d’un Allemand, le comte Frédéricks, ministre de la Cour, que le peuple incendie après l’avoir pillé. Encadrés dans ce triangle fulgurant, les ponts sur les canaux se détachent avec une intensité fantastique. La neige rosit, comme sous les reflets d’une aurore boréale ; l’immense caserne de la Baltique, en briques roses, semble un brasier où brûlent des rubis…

À l’arrivée des pompiers, un tir éclate du côté du théâtre, dont la police armée occupe les toits. Un auto blindé s’y dirige à une folle allure. La foule, qui stationnait devant la prison, se sauve épouvantée. Je juge prudent de la suivre. Nous avons vu tout ce que nous voulions voir. À quoi bon risquer un coup de feu ?

Dans la rue, les soldats ne saluent plus les officiers.

L’amiral Grégorovitch a envoyé à la Douma M. Kititzine, « le héros de la Mer Noire ». Ce brave marin, que son costume d’officier exposait à toutes les insultes et à tous les coups, était porteur d’une lettre à M. Rodzianko. « En temps de guerre et sous quelque gouvernement que ce soit, l’État-major de la Marine et tous les services de l’Amirauté doivent pouvoir fonctionner sans trouble. Je vous prie donc d’envoyer des troupes de la Douma, afin d’assurer la sécurité et la continuité de nos travaux. »

Ainsi fut fait. Cette intelligente initiative a préservé l’Amirauté.

Nous rentrons à la nuit tombante. En face de la maison, devant la cour du lazaret, deux petits traîneaux s’arrêtent, traînés à bras. Un drap blanc en recouvre la charge. Des soldats les accompagnent… Deux moujiks plantés devant le portail chuchotent, les bras ballants, les mains immobilisées par leurs moufles… Le dvornik paraît ; puis viennent les sœurs de charité… L’une d’elles se penche, soulève un coin du drap… Aux vêtements bruns, vaguement aperçus, nous devinons la nature de la charge sinistre. Le portail s’ouvre, les petits traîneaux, suivis des sœurs et accompagnés des soldats et des moujiks s’engouffrent sous le porche sombre, silencieusement…

9 heures. — Toute la ville est entre les mains des révolutionnaires. Les troupes de la Douma occupent le Palais d’Hiver. Le peuple exige l’abdication de l’Empereur. Des cris de : « À bas la guerre ! » ont été poussés ; mais ils émanent de quelques socialistes turbulents que le gros de la nation ne consent pas à suivre, — et surtout de provocateurs.

Tous les jours, de nouveaux espions allemands franchissent la frontière, actuellement ouverte par l’absence de police : ce sont eux qui tâchent d’exciter le peuple, afin d’augmenter et surtout de prolonger les désordres… La Russie se laissera-t-elle prendre à leur manœuvre grossière ?…

Visite d’un jeune israélite, Alexandre Bournsteïn. Trois croix de Saint-Georges, une d’or et deux d’argent, plus une médaille ornent sa poitrine. Ces décorations témoignent d’un courage d’autant plus incontestable que le gouvernement russe n’a toujours accordé qu’à son corps défendant de telles marques d’honneur aux Juifs. Après avoir combattu deux ans environ, sur presque tous les fronts, successivement, Alexandre Bournsteïn, pourvu des meilleurs témoignages de ses chefs directs, demanda à suivre la carrière d’officier. Comme Juif, on le lui refusa. Découragé, il quitta le front. Il est aujourd’hui voyenni tchinovnik (fonctionnaire militaire) dans une usine de Pétrograd, avec le titre de praportchik[8] qui est le premier grade d’officier.

Avant-hier, lundi, chargé d’une mission secrète, le jeune homme se rendait à l’Arsenal. Arrivé à la Chpalernaïa[9], il se heurte aux révolutionnaires qui faisaient le siège du grand établissement militaire. Son costume le rend suspect. Déjà les massacres d’officiers commençaient. On tire Bournsteïn de son automobile, on l’insulte ; enfin, on décide de le fusiller immédiatement. Le jeune homme, face à la foule, se croise les bras. Mais comme les fusils sont déjà braqués sur lui, un ouvrier crie :

— Tout de même, on ne peut pas fusiller un jeune brave qui a trois croix et une médaille de Saint-Georges sur la poitrine. Camarades, baissez les fusils !

Et on lui rend sa liberté.

Il n’en profite que pour continuer de remplir sa mission.

Sur la Newsky, près de Notre-Dame de Kazan, l’officier qui conduisait l’automobile est tué à son côté : lui-même est insulté par la foule.

— J’étais écœuré, dit-il. Je me rendis à l’hôtel Astoria. On y attendait les révolutionnaires. Les salles du bas étaient bondées de voyageurs alarmés, de femmes en pleurs. Quelques-unes, affolées, voulaient fuir. On les en dissuada. La maison était entourée. Deux soldats, sortis de l’hôtel quelques instants auparavant, avaient été tués avant d’avoir fait dix pas. Le désordre, la démoralisation régnaient parmi les habitants de l’hôtel. Tout à coup, un général de cavalerie se met à les haranguer. Il invite les officiers à prendre leurs armes, les dames à aller attendre dans leurs chambres l’issue de la lutte.

« Alors des scènes poignantes se déroulèrent. Des femmes sanglotaient en s’attachant à leur mari quelles refusaient de quitter. D’autres demandaient courageusement à combattre avec les hommes. Les plus timides se précipitaient vers l’escalier pour chercher un refuge aux étages supérieurs. Le luxe des toilettes et des bijoux ajoutait, par contraste, au tragique des visages blêmis ou gonflés de larmes.


« Longtemps on attendit : les révolutionnaires ne vinrent pas. Vers minuit, je me hasardai au dehors. Les abords immédiats de l’hôtel me parurent libres. Je gagnai les quais. J’y étais seul. Une fusillade, venue de loin, les prenait par moments en enfilade. Je marchais en rasant les murs. Tout à coup, une femme et un enfant débouchent d’une rue. Ils n’avaient pas fait trois pas sur le quai qu’un coup de feu les abattit. L’enfant tomba, les bras écartés comme un oiseau qui choit, les ailes ouvertes.

« Sur la rive droite de la Néva, une foule énorme grouillait autour de la forteresse que les révolutionnaires assiégeaient et jusque sur la glace du fleuve où l’on avait amené les canons. Je devais traverser les ponts pour rentrer chez moi. Je m’y dirigeai sous les balles. Par miracle, aucune ne m’atteignit. J’arrivai à mon domicile vers deux heures du matin. Soixante-treize officiers avaient été tués à Pétrograd ce jour-là. »


C’est le lendemain, 28 février, à huit heures, que l’hôtel Astoria fut attaqué… et pris. Qu’on imagine ce réveil épouvanté après une nuit d’angoisse ! Le malheureux général de cavalerie qui avait ordonné la résistance fut tué à coups de baïonnettes et de crosses de fusils. On pilla les caves, on s’enivra ; trois cents officiers furent emmenés comme prisonniers à la Douma et les voyageurs durent chercher un asile dans une ville déjà bondée et où, en ces jours d’épouvante, les portes ne s’ouvrent qu’avec terreur aux inconnus, aux étrangers ou aux suspects… L’ambassade d’Italie en abrita quelques-uns.

La nuit est venue. On n’a pas éclairé les rues. La neige tombe. La foule, peu à peu, s’écoule. Les ivrognes cuvent leur boisson. Il y a comme un commencement d’apaisement dans l’air. Serait-ce déjà la détente ? On entend encore quelques coups de feu dans la nuit… Un grand voile de neige sous lequel s’agitent vaguement des ombres s’étend peu à peu sur la cité…


Mercredi 29 février/13 mars. — Nous nous réveillons dans de la blancheur immaculée. Une molle fourrure, de douze à quinze centimètres d’épaisseur, capitonne toutes les fenêtres. Les pas sont plus silencieux et les appels plus discrets. Un froid très vif a succédé à la neige nocturne. On s’en aperçoit à l’engoncement des gens qui passent. Les cols de fourrure sont remontés jusqu’aux oreilles, la respiration pend en glaçons sur les barbes, les moufles emprisonnent les mains. Cela nous fait espérer plus de tranquillité pour aujourd’hui. Des soldats passent, transportant de grands sacs de pain sur l’épaule. Et voici qu’arrivent les traîneaux qui vont emporter la neige déjà amoncelée en trapèzes le long des trottoirs par une équipe de travailleurs matineux. La rue reprend un peu de son aspect coutumier. De grandes affiches blanches tachent les murs. Guiorgui, qui est allé ce matin à la recherche d’un peu de lait, nous apprend qu’il s’agit d’un appel du gouvernement, invitant les « citoyens » à l’ordre, au calme, au respect des personnes et des propriétés. C’est la première fois que le mot de « citoyen » paraît sur les murs d’une ville russe !

M. Michel et moi nous partons pour la Douma : une dizaine de verstes aller et retour, à faire à pied, faute de moyens de locomotion.

La ville n’est pas aussi calme qu’elle le paraissait de notre fenêtre au petit matin. De menaçants autos la parcourent encore. Des fusillades crépitent au fond des rues que nous évitons soigneusement. La recherche des policiers continue dans les greniers, dans les cours, et jusque dans les appartements privés. Tout à coup, sinistre rencontre : un traîneau plat sur lequel a été jeté un corps nu, recouvert d’un drap blanc. Les jambes dépassent un peu et les pieds nus traînent sur la neige. Un renflement du drap sur la poitrine permet de supposer qu’il y a là-dessous une tête coupée. Des taches de sang maculent la misérable enveloppe. C’est, sans doute, la dépouille de quelque policier que l’on emporte vers je ne sais quel dépôt funèbre…

À certains carrefours, où des combats plus acharnés se livrèrent, les murs sont criblés de traces de balles ; une fermeture en planches hâtivement posée remplace les glaces brisées des devantures ; les vitres, étoilées par le passage d’un projectile, sont consolidées tant bien que mal avec des ronds en papier. Pas un vitrier ne consentirait à les remplacer aujourd’hui, et qui sait si l’on n’achèvera pas de les briser demain ?

Près de la caserne de la Baltique nous avons trouvé de larges traînées de sang.

Le nombre des soldats, l’affluence du peuple augmentent, à mesure que nous approchons de la Douma. Autour du Palais, ce n’est plus une cohue, c’est une multitude : têtes de Christ à barbes blondes ou rousses des moujiks, figures rasées des soldats, crasseuses touloupes de peau, pelisses de fourrures, bonnets à longs poils, ou casquettes d’étudiants, tout cela ondule, houle ou tangue, comme une mer ! Le jardin est envahi, on piétine dans la neige durcie et salie ; les propos les plus divers se croisent ; un soldat crie : « À bas Nicolas ! » Un autre : « Vive la République ! Qu’on nous donne un autre empereur ! » Et, assurément le brave soldat-paysan ne s’aperçoit pas de la contradiction !…


Alexandre Féodorovitch Kérensky est l’homme du jour. Il appartient au parti des troudoviki (travaillistes) dont il est le chef incontesté. C’est un homme jeune, svelte. Sa figure rasée lui donne un air vaguement américain. Orateur éloquent, il est en outre doué d’une grande activité et d’une étonnante puissance de travail. Mais il a beaucoup abusé de ses forces et le surmenage auquel il s’est contraint a déjà mis une fois sa vie en péril. L’année dernière, après une opération suivie d’un assez long repos en Finlande, les médecins s’accordèrent à lui recommander les plus grands ménagements. La propagation de ses idées socialistes et ce qu’il considérait comme le seul moyen de sauver son pays, la révolution, lui ont fait négliger de si précieux avis. Depuis le 23 février, il passe une partie de ses jours et de ses nuits à la Douma, le reste du temps à haranguer le peuple. Il a eu l’autre jour, à la Douma, un long évanouissement causé par la faiblesse et l’insomnie. Chose extraordinaire : tous les libéraux de Pétrograd, à quelque nuance qu’ils appartiennent, ont mis aujourd’hui leur confiance en lui ; les uns parce qu’il est un merveilleux entraîneur d’hommes, les autres parce qu’ils ont foi en sa sagesse et en sa modération. Il sait, au moyen d’habiles concessions, céder aux nécessités du moment, sans transiger avec ses principes. Il est à la fois un grand socialiste et un patriote convaincu.

Je vis pour la première fois M. Kérensky, il y a vingt mois, lors de mon arrivée en Russie. On était à la veille de la convocation de la Douma (12 juillet 1915). La trahison du ministre de la Guerre, général Soukhomlinov, venait d’être démasquée ; l’armée russe, sans cartouches, sans obus, exécutait sur le Sann une héroïque mais sanglante retraite. J’allai demander son avis au grand leader socialiste. Il répondit lui-même à mon coup de sonnette et m’introduisit dans son vaste cabinet de travail, meublé de fauteuils à haut dossier de cuir. Je trouvai un homme offrant cette apparente contradiction : une âme bouillante et tumultueuse, sous un aspect un peu froid. Il ne me cacha pas le fond de sa pensée en ce qui concernait la guerre.

— Le peuple russe, me dit-il, est fatigué de mourir pour un gouvernement qui ne fait rien pour lui. Il a conscience de l’insuffisance de préparation militaire. Jusqu’à présent, on n’a rien fait, ou on n’a fait rien… que des promesses. À moins que la Douma ne mette ordre à cet état de choses, les Allemands seront victorieux, car si la Russie n’est pas à bout d’hommes, elle est à bout de forces…

Puis, après un instant de grave silence :

— Rappelez-vous ce que je vous dis aujourd’hui : la Russie marche vers la défaite ou vers la Révolution. Nous n’ignorons pas combien une révolution serait dangereuse en temps de guerre. Cependant cela seul peut nous sauver !

Tragique duel qui, de la trahison de Soukhomlinov au 23 février 1917, fut celui de tant d’âmes russes !

Je pensais à ces paroles prophétiques en pénétrant dans l’immense vestibule de la Douma. J’y rencontrai le docteur Séguel, de la Croix-Rouge russe. Il me mit au courant des événements qui s’étaient déroulés dans l’enceinte du palais.

Hier mardi, 28 mars, à dix heures du soir, le ministre de l’intérieur, Protopopov, s’est présenté à la Douma. Il était pâle ; sa lèvre pendait. Ses épaules, subitement voûtées, témoignaient d’un immense accablement. Il semblait porter sur lui le lourd fardeau de ses fautes. Il accosta un milicien.

— Je suis Protopopov. En citoyen fidèle à sa patrie, je viens me présenter au gouvernement provisoire. Conduisez-moi.

Kérensky prévenu arriva et, au nom du gouvernement, arrêta l’ancien président du Conseil. Puis il le fit entrer dans le cabinet des ministres. Sur le seuil, Protopopov dit quelques mots à l’oreille du leader socialiste, qui renvoya aussitôt les soldats de garde. Les deux hommes eurent ensuite une longue conversation dont rien n’a transpiré jusqu’ici.

Le nouveau Cabinet est constitué. Les membres du gouvernement provisoire se sont mis d’accord sur les noms à cinq heures du matin ; mais ce n’est que vers midi que le bureau de la presse en a donné communication.

Presque tous les grands corps de l’État sont venus ou viennent apporter leur adhésion à la Douma. Le grand-duc Cyrille Vladimirovitch s’est présenté le premier, comme commandant en chef des équipages de la Garde marine. Puis vinrent le corps des Cadets, le corps des Pages, l’École de cavalerie… L’Escorte impériale, composée de Cosaques, est arrivée hier de Tsarskoïé-Sélo, accompagnée d’une partie de ses officiers. C’était une troupe d’élite et dont on croyait la fidélité inébranlable. Elle a fait sensation à la Douma. La cause du Tsar est perdue : tout le monde l’abandonne peu à peu !…

Les arrestations ont commencé. Le vieux Gorémykine est amené à la Douma sur un camion automobile. Il paraît plongé dans la stupéfaction de l’hébétude. C’est, malgré tout, un spectacle lamentable. Ses longs favoris blancs volent au vent et, à chaque cahot, sa tête branle comme un battant de cloche. Dabravolsky, ancien ministre de la Justice, Chiglavitov, président du Conseil d’Empire, Reïn, ministre de la Santé publique, tant d’autres encore ont été arrêtés. Le plus haï, Soukhomlinov, arrive au milieu des huées de la multitude qui le reconnaît. Le bruit court que les anciens ministres ont été arrêtés à l’Amirauté, sauf l’amiral Grégorovitch qui n’a pas quitté son appartement.

M. Milioukov, leader du parti Cadet (constitutionnel-démocrate), monté sur une chaise, a prononcé, dans la salle Catherine, un magnifique discours, plein de modération.


Les troupes d’Orianenbaum, de Tsarskoïé-Sélo se sont jointes aux troupes révolutionnaires. Tsarskoïé-Sélo est livré à des bandes de pillards. La terreur y règne. Le gouverneur de la ville a demandé des troupes à la Douma pour protéger le palais et les habitants.

Le tsésarévitch, — grand-duc Alexis, — est alité. Sa température est de 39°. Il a la rougeole, mais d’une espèce maligne, et son état est très grave. D’après les bruits qui courent aujourd’hui, l’impératrice aurait écrit à M. Rodzianko en lui demandant de la recueillir au Palais de Tauride avec ses enfants.

M. Rodzianko s’est adressé à tous les commandants de corps d’armée pour leur annoncer le changement de gouvernement et les prier de haranguer leurs troupes.

M. Karaoulov, membre du gouvernement provisoire, a fait publier qu’ « il est défendu à qui que ce soit d’arrêter, de perquisitionner ou de réquisitionner sans mandat ».

Nouvelle émotion : deux marins se sont présentés chez mon amie, revolver au poing, pour demander les armes. Il n’y avait dans la maison qu’un revolver qu’on leur a donné. Nous étions si troublées par cette perquisition inattendue que nous n’avons pas eu la présence d’esprit de demander aux marins de nous montrer leur ordre de perquisition estampillé du cachet de la Douma. Peut-être, après tout, cela est-il mieux ainsi !…


Nous vivons dans des transes continuelles. tous les matins le lieutenant S. sort pour se rendre à son service. Ses absences jettent sa femme dans de cruelles alarmes. Elle ne se rassure un peu que lorsque le téléphone lui apprend que le lieutenant est arrivé à son poste sans incident fâcheux. Malgré son énergie de Française, ma pauvre petite amie pâlit et s’amenuise un peu plus chaque jour. Sauf Bébé, que la révolution intéresse décidément beaucoup et qui à chaque instant échappe à notre surveillance pour courir aux fenêtres, nous participons toutes à ces inquiétudes. Hier soir, à ma grande confusion et pour la première fois de ma vie, je me suis évanouie. Courte faiblesse due à un surmenage nerveux et au manque de sommeil.

Car nous ne dormons guère. Une partie de nos nuits se passe dans le petit salon, clos de toutes parts, à écouter la fusillade, ou bien nous recevons deux de nos amis — des voisins — qui profitent du calme relatif pour traverser la rue et venir échanger avec nous quelques propos. C’est aussi l’heure où nous ravitaillons le garde-manger. Grâce à une longue et sage prévoyance, nous avons pu amasser quelques provisions. Elles sont enfermées dans une espèce de cellule placée sous l’escalier et qui prend jour sur la cour. Mlle Reine, particulièrement préposée à sa surveillance, en perd le repos. À chaque intrusion de foule ou de soldats dans la cour, elle tremble que la malencontreuse fenêtre ne trahisse tout ! Aussi l’a-t-elle soigneusement aveuglée avec des bouts de planche et des débris de journaux. Que deviendrions-nous, en cas de pillage, avec cinq femmes malades ou anémiées et un enfant dans la maison !…

Lorsque minuit, a sonné son dernier coup ; lorsque toutes portes sont closes et toutes lumières éteintes à tous les étages de la maison, le grand et difficile travail du ravitaillement commence. Vêtues comme si nous nous disposions à sortir — en prévision d’une rencontre inopinée dans l’escalier — ; munies d’un sac à provisions dissimulé sous le manteau, et sans lumière, nous nous dirigeons, à deux, vers la cachette mystérieuse. Une troisième fait le guet devant la porte de l’appartement. Ah ! le bruit effrayant de la clé qui grince dans la serrure ! de la porte qui tourne sur ses gonds ! Un temps d’arrêt… Tout retombe au silence… Mlle Reine entre… À tâtons, — et il semble qu’elle ait des yeux au bout des doigts ! — elle prend, ici de la farine ; là, du beurre fondu ; ailleurs le riz, la semoule ou les haricots… Nous recevons le tout de ses mains que les nôtres cherchent dans l’obscurité… Hier soir grand effroi !… La porte de la rue s’ouvre livrant passage à une femme et à deux soldats… Vite, nous disparaissons dans l’ombre propice de la cellule, en tirant la porte après nous… Nos genoux tremblent… notre cœur bat à grands coups… Des voix, puis des pas se font entendre sur l’escalier, juste au-dessus de nos têtes… et de nouveau, le silence… Le danger passé nous repoussons la porte avec précaution et remontons vers l’appartement… Mais ces expéditions nocturnes sont plus lassantes qu’une longue course : nous nous en souviendrons longtemps !…


Jeudi 1er/14 mars. — Les arrestations continuent. D’après les on-dit, les membres des trois Cabinets qui se sont succédé depuis la guerre seraient déjà sous les verrous. Les prisonniers sont d’abord conduits à la Douma et mis en présence d’une autorité qualifiée pour établir leur identité. Toutes les formalités remplies, on les transfère à la forteresse Pierre-et-Paul que le peuple a vidée de ses détenus politiques, — et même de 300 espions allemands qui y étaient enfermés !… Comme les prisons incendiées ont été aussi débarrassées à la hâte et sans discernement, 5.000 prisonniers de droit commun : voleurs, assassins et autre graine de bandits, sont lâchés à travers les rues de Pétrograd !…

La police ayant été anéantie ou contrainte de se terrer, les étudiants ont pris l’initiative de créer une milice communale pour le rétablissement de l’ordre. Un de ces jeunes gens vient de me raconter que déjà 40 prisonniers, libérés lundi, sont venus à la milice demander qu’on les réintègre en prison. Ils ne savent, où coucher et n’ont rien mangé depuis trois jours.

La Douma délivre aux officiers des permis de circulation, afin de les mettre à l’abri des tentatives criminelles dirigées contre eux pendant ces derniers jours.

Les pires nouvelles arrivent de Cronstadt. Les matelots révoltés y ont fait un effroyable massacre d’officiers… Les mêmes épouvantables faits se seraient produits à Réval et à Helsingfors. Explosion de vengeance, expliquent les révolutionnaires, contre une impitoyable discipline et contre ceux qui l’appliquaient en l’aggravant… S’il est vrai que parmi les officiers quelques-uns furent durs et hautains envers leurs hommes, cela excuse-t-il la justice expéditive et sommaire des matelots ?

L’Impératrice, consignée au Palais Alexandre à Tsarskoïé-Sélo, y est gardée, par deux députés de la Douma. Trois des jeunes grandes-duchesses ont pris la rougeole. L’état du tsésarévitch a empiré. On redoute un dénouement fatal.

La déchéance de l’Empereur est décidée. Comme il revenait à Tsarskoïé-Sélo, son train a été arrêté à Bologoïé et on l’a contraint de changer de route. L’Empereur a demandé à se rendre à Pskov auprès du général Roussky. La Douma exige l’abdication de Nicolas II en faveur du grand-duc Alexis, avec la régence de son oncle, le grand-duc Michel Alexandrovitch, frère du Tsar. Une Assemblée nationale constituante, formée de délégués de toutes les provinces de l’Empire et convoquée, selon toute prévision, après la guerre, élaborerait la nouvelle constitution.

De graves dissentiments commencent à s’élever entre le parti modéré de Rodzianko et le groupe des travaillistes, qui a l’armée derrière lui et a pris le nom de Conseil des délégués ouvriers et soldats. Ce Conseil a enjoint aux soldats de n’obéir aux officiers qu’à condition que leurs ordres ne soient pas en contradiction avec les siens. On assure que c’est à la suite de l’ordre no 1 publié par le Conseil qu’ont eu lieu les massacres d’officiers. L’ordre no 2 invitant le peuple à la modération est malheureusement arrivé trop tard. Le Conseil vient aussi d’élaborer le nouveau modus vivendi des troupes de Pétrograd, qui s’étendra bientôt à toute la Russie : « Tous les soldats sont libres après les exercices et égaux à tous les citoyens. Le tutoiement des officiers aux soldats est supprimé, ainsi que les titres donnés par les soldats à leurs officiers. Les soldats sont autorisés à fumer dans la rue. Le salut militaire n’est pas de rigueur. »

Déjà il arrive que les ordres du parti Rodzianko et du groupe socialiste soient contradictoires, par exemple en ce qui concerne la paix et la forme du gouvernement. La Révolution, commencée en haine du parti germanophile, menace de devenir sous la pression socialiste un acheminement vers une paix immédiate et forcément au profit de l’Allemagne. Le peuple russe n’acceptera jamais cette humiliation. De même le « Conseil des délégués ouvriers et soldats » veut une république sociale à laquelle la Russie n’est pas préparée. Heureusement, le parti travailliste a pour leader Kérensky et le parti socialiste Tcheidzé, qui sont l’un et l’autre des hommes de bon sens et de réflexion. Ils se sont attachés à trouver un terrain d’entente. Finalement, le groupe travailliste a consenti à publier une déclaration constatant que « ce n’est pas le moment de se lancer dans des querelles de partis, mais qu’il faut marcher épaule contre épaule ». Comme conséquence M. Kérensky s’est vu offrir le portefeuille de la Justice et a été reçu à la Douma avec des acclamations.

On annonce que MM. Choulguine et Goutchkov seront chargés d’aller à Pskov demander à l’Empereur de signer l’acte d’abdication.


Vendredi 2/15 mars. La neige tombe de nouveau, apaisante. La rue est calme ; les laitiers passent, tirant après eux les traîneaux chargés de grands pots de lait. Des soldats convoient du pain et de la farine vers les postes de ravitaillement. Les ménagères passent avec leur cabas au bras. Les boutiques sont ouvertes ; la poste fonctionne ; les journaux anciens vont reparaître. Soldats et marins réintègrent leurs casernes. Des patrouilles de miliciens parcourent la ville et rétablissent l’ordre. Les isvostchiks sortent un à un, timidement. Le travail des usines recommence demain. Dans la cour de la caserne des Équipages de la Baltique, la musique joue la Marseillaise, que les soldats et le peuple soulignent de leurs applaudissements.

Est-ce la fin ? Cette foule, hier encore hurlante, sera-t-elle assez sage pour se contenter de l’abdication de l’Empereur ? Si oui, la Russie peut espérer en l’avenir. Une ère de travail et de liberté s’ouvre pour elle. Mais si la discipline perdue ne se retrouve pas, si la force de production n’est pas doublée par la bonne volonté des travailleurs, si un patriotisme éclairé ne se manifeste dans toutes les âmes, c’est la défaite sur les champs de bataille, la patrie envahie, la liberté compromise dès sa naissance : c’est la Russie livrée pour des années au désordre, aux dissensions intestines et, peut-être, à toutes les horreurs de la réaction.





CHAPITRE II

lendemains de révolution


La liberté dans la cité. — À la caserne. — Le Conseil des délégués ouvriers et soldats. — À l’ombre des drapeaux rouges : de la gloire et du deuil. — La fête révolutionnaire. — Chez le ministre des Affaires étrangères. — Les oscillations du pendule. — Devant le palais de la Danseuse.


5/18 mars. — La crise a pris fin, — du moins dans sa phase aiguë. Plus de cris ; plus de coups de feu. On s’éveille… D’un cauchemar ou d’un rêve ?… On ne sait plus. On a vécu d’une vie si intense, tantôt épouvantée, tantôt enthousiaste !… On en est encore comme étourdi… On se tâte, on se compte : oui, oui, nous sommes tous là quoique un peu pâlis, les nerfs brisés, et hésitants. Vite un coup d’œil à la fenêtre, un tour dans la rue pour dissiper les dernières brumes du cerveau et prendre contact avec la vie nouvelle…

Nous voici dehors. Le drapeau si terni, si fripé de l’hôpital, a été remplacé par un autre où la croix-rouge flamboie dans de la blancheur neuve. Et cela émeut comme un symbole… Un ouvrier, grimpé sur une échelle, est occupé à ficher un grand drapeau rouge dans des crampons de fer nouvellement posés. L’air matinal est frais, un peu piquant, tchisti (propre), comme disent les Russes, débarrassé des impuretés qui le rendaient lourd.

La vie normale reprend. Les ménagères, cabas au bras, attendent leur tour pour le pain devant les boutiques. Elles causent entre elles ou échangent avec les passants des réflexions rapides.

— Eh bien ! est-ce qu’il y aura du pain, maintenant ?

Bôudiet ! Bôudiet ! (Il y en aura ! il y en aura !) Et bien meilleur : du pain de la révolution !

Car tout le monde a confiance et attend du gouvernement plus peut-être que les circonstances ne lui permettront de donner. Quelques isvostchiks sont venus prendre l’air de la rue, avec des chevaux ragaillardis par une semaine de paresse. Un traîneau villageois passe, conduit par un paysan. Les planches du fond disparaissent sous une couche de paille. La douga bariolée, rouge, jaune, verte et bleue, à dessins barbares, arrondit son arc au-dessus du cou du cheval. Comme tant d’autres, il a dû arriver à Pétrograd, retentissant de grelots et pavoisé de rubans, pour la « semaine du beurre[10] ». Attardé, il s’est trouvé pris par la révolution. Maintenant, il s’en retourne au village, et j’imagine l’accueil que les paysans avides de nouvelles lui feront au retour !

Comme la rue est vive, animée ! Les promeneurs débordent des trottoirs pour se répandre sur la chaussée où le charroi est encore peu intense. Les fripiers tatares, leur enveloppe de toile ou de lustrine sous le bras, se remettent à errer, l’oreille tendue au moindre appel ; les jeunes garçons de boutique traînent par une ficelle passée sur leur épaule le petit traîneau familier ; des employés, — des tchinovniks, — reprennent le chemin délaissé de leur bureau ; des juifs, logés dans les environs de la synagogue toute proche, aspirent avec plaisir l’air nouveau, beaucoup plus favorable pour eux que l’ancien ; des femmes, des jeunes filles trottinent dans la neige, haut bottées de feutre sous la jupe courte, regardées en dessous de marins ou de soldats qui flânent, la cigarette au bec, plaisir si nouveau qu’il garde presque la saveur du fruit défendu !

Béboussy nous accompagne, si drôlet sous son bonnet de peau de renne ! C’est sa première sortie depuis la révolution. Il marche à mon côté, gravement, ayant promis de ne pas sauter à pieds joints, selon son habitude, au beau milieu des tas de neige pour en mesurer la profondeur. Ses grands yeux bleus, ombrés de longs cils, errent curieusement sur toutes choses, puis se lèvent vers moi, calculable portée des événements auxquels son enfance est mêlée.

Près du pont, un orchestre de cuivre fait retentir la première phrase musicale de la Marseillaise. Les sons partent de la caserne des Équipages de la Garde, à l’angle du canal. Et tout le monde d’y courir… Au dernier accord, applaudissements, hourrahs, tout l’enthousiasme d’une foule ivre de sa jeune liberté !

Nous sommes en pleine lune de miel du Peuple et de la Révolution…

La joie de vivre, éparse dans l’air nouveau, nous entraîne. Nous longeons le canal Krionkov pour atteindre celui de la Moïka. Des curieux stationnent autour de la prison incendiée. L’église, dont nous avons vu évacuer les ornements précieux, est l’objet d’un véritable pèlerinage. Dans la cour d’une maison voisine, des soldats passent en revue un tas de couvertures brunes qu’on a jetées là. Les gamins du quartier jouent autour des piquets de tente, confectionnés par les prisonniers et qu’on a sauvés, puis amoncelés aux abords de la prison. Plus loin, devant les Archives de la police, les papiers brûlés, d’où quelques petites flammes et de la fumée s’échappent encore, forment un rempart calciné dans lequel des moujiks portent sans se presser la pioche et la pelle. Des fils de fer arrachés pendent lamentablement le long des poteaux télégraphiques. À l’angle de deux rues, dans une tchaïnaya à la devanture peinturlurée de couleurs éclatantes, mais délavées par les pluies, on sert gratuitement aux soldats du thé et du pain. Nous déposons notre offrande dans une petite caisse gardée par deux jeunes filles et je monte délibérément les quatre marches de pierre qui conduisent à la tchaïnaya.

Fumée, bruit et poussière… À travers l’atmosphère lourde, empuantie de tabac, de relent humain et de cuir de bottes, je distingue une salle, peut-être vaste, mais coupée en compartiments par de massifs piliers carres qui se rejoignent en cintre, a la manière des églises romanes, — avec l’art, en moins… Derrière un comptoir, où le samovar en resplendissante robe de cuivre a l’air d’une princesse fourvoyée dans un mauvais lieu, des matrones étalent leur rotondité. Les petites servantes, plus agiles, le torchon noué autour de la taille, portent de place en place le thé fumant et les assiettées de pain noir. Autour des tables sans nappes, le fusil posé entre leurs jambes ou à côte deux, des soldats boivent, et mangent, bavardent et fument. Malgré mes efforts je ne puis établir de rapprochement entre ces hommes aux uniformes ternes, maculés et déjetés mais sans pittoresque, et les « Ça ira » déchirés, en lambeaux, chemises ouvertes et poitrines au vent de la Révolution française. Je m’imagine plutôt être transportée dans une de ces tavernes du quartier de Suburre où, après une dure campagne, les soldats des légions venaient boire et se divertir en liberté. La révolution russe manque de ce romantisme qui a jailli de la nôtre comme d’une source retrouvée de l’âme française !

Tout l’intérêt qu’offre cette troupe attablée se concentre dans l’expression des visages. Elle révèle une brusque transformation intérieure, une déviation inattendue de l’axe autour duquel gravitait la sensibilité de ces êtres encore primitifs. Ces soldats, ou leurs pareils, je les ai vus, il y a quelques mois, sur le front, mais combien différents ! Moujiks arrachés à leur glèbe, ils gardaient au fond de leurs yeux, soudain traversés par de rapides éclairs de vaillance, un peu de cette rêverie sans but que dépose dans l’âme de certains paysans, comme dans celle des nomades du désert, le spectacle continu des vastes espaces, associé à un labeur solitaire et silencieux. Maintenant y éclate l’orgueil de leur victoire civique. Quelque chose d’inquiétant s’y mêle : ce je ne sais quoi de l’homme qui se sent maître des destinées d’autrui. Cela, je l’avoue, m’épouvante. Après nous avoir libérés, l’armée va-t-elle nous imposer sa dictature ?

Près de la Moïka, des autos filent, rapides, occupés par des miliciens et des soldats. Ils ont remplacé les fusils et les mitrailleuses de ces derniers jours par des paquets d’imprimés qu’ils distribuent au vol, à travers la ville. Les blancs messagers tournoient, un moment au-dessus des têtes. Les bras se tendent pour les saisir ou, lorsqu’ils viennent s’échouer sur le sol comme des oiseaux blessés, la foule se jette en bousculade sur la neige et les couvre de son corps, tant elle en est avide. C’est qu’ils sont, ces imprimés, les seuls porteurs de nouvelles, les grands journaux n’ayant pas encore repris leur publication. Celui-ci, dont nous avons réussi à nous emparer, est le n° 9 d’Isvestia (Les Nouvelles), organe du parti des ouvriers dont le dévouement de typographes bénévoles assure la quotidienne apparition. Entre autres choses, il publie la renonciation de Michel Alexandrovitch au trône de Nicolas II, son frère. La nouvelle en était déjà connue, mais on lit le texte et on le commente avec une satisfaction visible. À peine né à la liberté, le peuple russe va d’un bond jusqu’au point extrême de ses exigences. Il est pareil à ces gaz dont la violence d’explosion est en proportion de leur degré de compressibilité. Une bonne et durable constitution lui paraissait, il y a quinze jours à peine, un idéal inespéré. En une semaine, la révolution a projeté ses désirs bien au delà. Il se délecte, il s’enivre aux syllabes, nouvelles pour lui, du mot respoublika, et c’est déjà la république sociale qu’il lui faut.

— La Révolution française ? disent avec une moue un peu dédaigneuse ceux qui la connaissent mal. Il en est sorti une nation de bourgeois. Nous ferons plus vite et mieux !

D’autres, qui n’ont retenu du grand mouvement libérateur émané de la France que le côté sanglant, comme des enfants dont le cerveau reste fermé aux idées, mais dont les sens et l’imagination perçoivent le choc d’une image tragique, vont répétant avec un naïf orgueil :

— Chez nous, ce n’est pas comme en France ; nous avons fait notre révolution sans presque verser de sang !

Et quelqu’un d’ajouter, conciliant :

— Vous savez… la Révolution française… il y a déjà plus d’un siècle… Les gens sont plus civilisés à présent.

Mais, en faisant entrer en jeu la civilisation actuelle, aucun de ces hommes ne songe à tourner ses regards vers l’Allemagne assassine obligeant, le progrès humain à se faire le complice du meurtre et de la ruine, à ramener sa pensée sur les ruines de Liège, d’Ypres, de Louvain ou de Reims, la deux fois sacrée, — par l’histoire et par le malheur !

Il n’est pas rare d’entendre au coin d’une rue, dans un magasin, quelque Russe plus instruit ou quelque Français blessé dans sa fierté nationale, exposer avec calme ou développer avec des gestes véhéments ce que fut la Révolution française, génératrice de toutes celles du présent et de l’avenir. Et, pendant ce temps, plus éloquent que toutes les paroles, dominant toutes les controverses, l’air sublime de la Marseillaise, traverse l’espace, pareil à la personnification grandiose que Rude en plaça sur l’un des piliers de l’Arc de Triomphe, et entraîne toutes les âmes au vent de son fougueux élan !

Une foule, plus avide que curieuse, se presse autour d’une façade en angle sur la rue de la Poste et la ruelle de la Garde-à-Cheval. Cette façade est tout, ce qui reste du somptueux hôtel du comte Frédériks, ministre de la Cour. J’ai connu le comte Frédériks[11] lors de mon séjour à Livadia, où il se reposait avec sa famille. C’est, un de ces Russes d’origine allemande lettrés, cultivés et courtois, comme il s’en rencontre entre Libau et Narva, dans les provinces russes de la Baltique, parfois très sincèrement attachés à la Russie et dont le mélange du sang, l’effet de l’éducation et des habitudes ont fait un type tout à fait spécial. Quant au comte Frédériks, son titre de ministre de la Cour, au moins autant que son origine allemande, a fait que la haine du peuple s’est abattue sur lui dès la première heure. Son hôtel, où s’étaient peu à peu accumulés les objets les plus précieux et les pièces de collection les plus rares, a été envahi, pillé, puis incendié. On prétend cependant, que bon nombre des trésors artistiques qu’il renfermait ont été sauvés. Maintenant, des yeux et des mains avides fouillent entre les pierres calcinées, cherchant s’il ne reste pas quelques précieux débris à recueillir. Le comte, actuellement arrêté, se trouvait auprès de l’Empereur au moment du désastre. Sa femme, âgée et malade, put être secrètement transportée dans un hôpital où on la cache sous un nom d’emprunt ; sa fille, atteinte de scoliose, réussit à se sauver, non sans avoir subi des injures et des coups. Le comte est accusé d’avoir comploté contre la Russie en faveur de l’Allemagne. Il est difficile de démêler avant le procès ce qu’il peut, y avoir de vrai ou de faux dans ces accusations. Le fait certain, c’est que la Russie, empoisonnée du venin allemand depuis Pierre le Grand, n’a pas su s’en délivrer au moment de la guerre. Le peuple de la révolution fera-t-il ce que n’a pu ou voulu accomplir la monarchie tsariste ? Jusqu’à présent, et sauf le comte Frédériks, il ne paraît pas qu’aucun Allemand de Pétrograd ou d’ailleurs ait été molesté en rien.

— Comment se fait-il, demandais-je il y a quelques jours, en citant le nom d’un des marchands de fleurs les plus courus de la Capitale, que cet homme dont nul n’ignore l’origine allemande, puisse continuer ostensiblement son commerce ?

— Mais, c’est le fournisseur du comte Frédériks, me répondit mon interlocuteur, comme si cela coupait court à toutes les objections !…


Nous avons ramené Béboussy à la maison et, après le déjeuner, je reprends ma promenade en compagnie de M. Michel.

Sur la place d’Isaac, grande affluence autour d’Astoria, hier encore le plus luxueux, le plus bruyant, le plus select hôtel de Pétrograd, réduit maintenant au silence et à la désolation. Sa façade plate, sa lourde architecture germanique, ses glaces extérieures brisées, forment un sinistre pendant aux fenêtres aveuglées de planches, au fronton découronné de l’ambassade d’Allemagne qui lui fait face et dont il fut, avant la guerre, un des centres d’espionnage les plus actifs.

Le long de la riche Morskaïa (rue de la Mer), bordée des plus beaux magasins de la ville, et de la Perspective Newsky, les autos particuliers qui ont pu échapper à la réquisition commencent à se risquer hors de leur garage, et les gens timides à sortir des maisons où une semaine de terreur les confina. Les portraits de la famille impériale, jusqu’à celui de la grande-duchesse Tatiana, qui lut la préférée du peuple russe, ont disparu des vitrines. Sur les monuments d’où on n a pu le retirer encore, le monogramme de l’Empereur est recouvert d’un lambeau d’étoffe rouge. C’est ainsi que la grille du Palais d’Hiver, sur laquelle ce monogramme, enfermé dans un médaillon, se répète de distance en distance, semble de loin porter des stigmates de sang. L’impression vous hante à la longue de ces drapeaux rouges, de ces revêtements d’étoffe rouge, de ces cocardes rouges attachées aux manteaux ou piquées aux bonnets de fourrure, de ces affiches rouges plaquées aux murs, — lambeaux arrachés par la colère du peuple à la pourpre impériale du dernier des Romanov.

Sur quelques maisons on lit encore, tracé à la machine à écrire, l’Appel des soldats conscients, affiché le 1er mars, et invitant la force armée à maintenir l’ordre dans la rue pendant les jours qui vont suivre. L’Appel constate que, malheureusement, des magasins ont été pillés, des maisons et des domiciles particuliers violés et dévastés, et il ajoute : « Ces désordres ne servent qu’à discréditer dans l’opinion publique le grand mouvement révolutionnaire du peuple russe, et il est de notre devoir de les rendre impossibles ».

Nous voici arrivés à la hauteur de Gostiny-Dvor. C’est un vaste bâtiment blanchi à la chaux, composé d’un rez-de-chaussée surmonté d’un étage en cintre et entouré d’un promenoir à colonnes. Il n’est pas de ville russe tant, soit peu importante qui ne possède son Gostiny-Dvor. Cela tient le milieu entre le bazar oriental, — si amusant avec ses ruelles étroites et couvertes, ses boutiques où l’artisan travaille sous les yeux de l’acheteur — et nos grands magasins d’Occident.

Le Gostiny-Dvor de la Perspective Newsky mesure environ une verste de tour[12], et contient près de 200 boutiques, ayant chacune sa spécialité. Par tous les temps et dans toutes les saisons, la circulation est intense sous le promenoir. On y entend toutes les langues d’Europe ou d’Asie, on y rencontre tous les types humains, on y croise tous les costumes, depuis le cafetan du Sarte, bordé d’un liséré de fourrure et ouvert sur une longue tunique de couleur tendre, jusqu’aux derniers modèles de la mode parisienne. C’est un lieu de rendez-vous et de caquetages autant que de négoce. Quelques semaines avant la Révolution, on s’y pressait encore autour de la petite boutique du marchand grec, d’où s’échappait une alléchante odeur de sucre brûlé. On trouvait là toute la bonbonnerie chère à l’Orient… et à la gourmandise des Russes. Le sucre, devenu rare, a terriblement renchéri ; la boutique du marchand grec et ses noix caramelées, son halvatt et ses figues confites s’en ressentent.

Aujourd’hui, une étrange scène se déroule à Gostiny-Dvor. Un jeune homme en costume d’étudiant, juché sur une estrade improvisée, crie et gesticule. Nous approchons. On entend :

— Le numéro d’hier du journal de Moscou Rannïé outro (La première heure), cinq kopeks !… Qui donne plus ?…

— Deux roubles ! crie une voix.

Et aussitôt, l’enchère monte : 10 roubles ! 15 roubles ! 18 ! 28 !… Enfin, le numéro est adjugé à 50 roubles.

Les journaux de Pétrograd ayant cessé de paraître depuis une semaine et l’arrivée de ceux de Moscou ayant été interrompue pendant trois jours, les étudiants ont eu, dès la reprise de service des chemins de fer, l’ingénieuse idée de vendre aux enchères, et au profit des postes de ravitaillement pour les soldats, les premiers numéros parus. La criée a été productive à Gostiny-Dvor ; elle ne l’est pas moins au coin de la rue Troïtskaïa où la même scène se renouvelle. Un numéro du Rouskoyé Slovo a été adjugé à 100 roubles ; 100 roubles encore, un Rousky Viédémosti. Et la foule d’applaudir et d’accompagner les acheteurs avec des ovations frénétiques ! On dit, — mais je n’ai pas assisté aux enchères, — que sur un autre point de la Newsky un numéro de ce même journal a atteint le prix fantastique de 10.000 roubles (plus de 20.000 francs).

Un trafic original se fait sur les ponts où l’on vend à vil prix des revolvers, des fusils, des sabres, des kortiks (épée courte) de marins, volés aux officiers, pris à l’Arsenal ou réquisitionnés sans droit dans les maisons.

Bien que les tramways ne fonctionnent pas encore, que les isvostchiks soient rares et d’un prix inabordable et que l’on commence à trouver bien long le chemin, nous poussons jusqu’à la place Znamenskaïa où eut lieu le choc sanglant du 26 février, entre l’armée et la police. La statue équestre de l’empereur Alexandre III, lourde et sans majesté d’ordinaire, et qui fut témoin de l’effroyable combat, se dresse, invisible et tragique, sous un revêtement d’étoffe rouge, comme si avait passé sur elle toute la vague de sang.

À Pétrogradskaïa-Stérana, à Viborskaïa-Stérana, où retentissent les sinistres clameurs de la faim, à Vassiliewsky-Ostrow et dans tous les quartiers ouvriers, l’effervescence n’est, paraît-il, pas calmée encore. Le chômage continue dans les usines. Des ivrognes traînent par les rues. On continue à traquer les derniers représentants, à poursuivre la police. Quelques coups de feu ont été échangés… derniers effets d’un orage qui va s’apaisant.


8/21 mars. — Guiorgui, le matelot, est revenu tout triste de la caserne. Certains de ses « camarades » lui ont reproché d’être un « lécheur d’assiettes » parce que, malgré la suppression des « ordonnances », il continue à demeurer dans la famille de son lieutenant à laquelle il s’est attaché peu à peu. Lorsqu’il entra comme matelot au service du lieutenant de marine, S…, Guiorgui était un garçon pâle et délicat. On lui épargna les travaux pénibles, les courses par les grands froids ; sa santé se fortifia. Mais il lui en faudrait peu pour retomber à ses anciens malaises. Le régime de la caserne n’est pas pour lui convenir.

— Ne jugez pas du service des ordonnances et des matelots en Russie par ce que vous avez sous les yeux, me dit quelqu’un. Chez le lieutenant S… les subalternes sont traités « à la française » ; mais la façon dont se comportent avec eux la plupart des officiers, et surtout leurs femmes, n’explique que trop leur animosité et leur révolte. Du haut en bas de la hiérarchie, tout ce qui porte un uniforme en Russie se croit en droit d’être hautain, arrogant, voire brutal.

Même après la Révolution de 1905 les punitions corporelles n’ont pas disparu du code militaire russe. Un jeune docteur militaire m’a assuré qu’avant la révolution il arrivait encore qu’un soldat fût passé par les verges, même sur le front.

— Il est vrai, m’a-t-il dit, que c’était presque toujours dans des cas où les sévérités de la discipline eussent exigé la peine de mort.

Un autre officier m’a raconté ceci :

— Un jour de la fin de l’hiver 1916, j’arrive à N… et je me rends tout droit à la caserne. La ville regorgeait de soldats. N… est un des centres militaires les plus importants du Nord-Ouest. Elle reçoit surtout les paysans des gouvernements du Nord, qui sont les plus arriérés de la Russie. Aussi est-elle renommée pour l’ignorance de ses recrues. Ce sont de braves gens, mais qu’aucun facteur de civilisation n’a touchés. Leurs villages restent isolés les uns des autres pendant la plus grande partie de l’année : les hommes n’y ont de contact entre eux qu’à l’époque des foires où l’on s’en va vendre les peaux des animaux tués pendant l’hiver. Imaginez ces gens transportés tout à coup à la ville, à la caserne. Tout leur est un sujet d’étonnement, d’admiration ou de terreur. Le dernier des gradés leur apparaît comme une espèce de Dieu, omnipotent et omniscient. Ils ne manquent pas d’intelligence, mais tout concourt à les paralyser : leur vocabulaire, qui les sert mal, leurs gestes que la timidité rend gauches. Ils comprennent à peine les ordres qu’on leur donne, et Dieu sait comment ils les exécutent ! Une parole ou un geste de colère les terrorise et il faudrait être un ange pour n’avoir jamais ce geste avec eux. Le sentiment de terreur dompté, ils sont, comme les autres, capables de faire d’excellents soldats, mais aussi de se livrer aux pires fantaisies.

« Donc, j’arrive à la caserne. J’entre au poste de la compagnie. Plusieurs gradés y sont réunis autour d’un praportchik. Une botte gît sur le plancher, la tige fendue du haut en bas, avec un couteau. Le praportchik, furieux, gesticule et crie :

« — En voilà une brute ! Fendre sa botte pour couper à l’exercice ! Et, en temps de guerre, encore ! Ah ! il va voir ! Il va voir !

« Presque au même moment, on introduit le soldat.

« — Te voilà ! brute ! triple brute ! crie l’officier.

« Et, saisissant la botte par la tige, il en soufflette l’homme à droite, à gauche, encore et encore, jusqu’à ce que, fatigué, il jette la botte dans un coin :

« — À présent, file !

« Le soldat ne se fait pas répéter le commandement ; mais il n’a pas plutôt fait demi-tour qu’il reçoit dans le bas de son dos un coup de pied si solidement appliqué qu’il l’envoie buter du nez contre la porte par laquelle il allait sortir.

« J’avais assisté, muet, à toute la scène.

« — Je vous demande pardon, mon cher, dit alors le jeune officier se tournant vers moi ; mais que faire avec ces brutes ? Ma correction lui épargne quelque chose de pis. »

— Peut-être, en effet, dis-je, si on avait demandé son avis au soldat, aurait-il choisi de lui-même la punition imaginée par son officier, plutôt que le jugement militaire encouru ; mais qu’est-ce que cela eût prouvé, sinon que la dignité, d’homme n’avait, été ni éveillée, ni cultivée en lui ?

— C’est précisément à cette conclusion que j’en voulais venir. Toute la supériorité de la discipline française sur la nôtre est là.

Quel terrible cercle : le subordonné abruti par la peur ; l’abrutissement, du subordonné provoquant dans le chef la colère qui crée la peur ! Aucune des questions russes n’est facile à résoudre, et à toutes il faut la lente et sage collaboration du temps. Cependant ne généralisons pas outre mesure. Il est, dans tel régiment, tels officiers qui surent concilier la dignité humaine et la discipline.

— Je me revois à la caserne de notre régiment avant la guerre, me dit le capitaine V… C’est le moment de la conscription. Les jeunes conscrits vont venir. Chaque officier les attend dans sa compagnie. Ils arrivent Ce sont de beaux gars, triés sur le volet, bien musclés, intelligents. Mais ce sont des paysans, un peu troublés par tout ce que leur situation comporte de nouveau et d’inattendu. L’officier les reçoit, les inscrit, leur montre les tableaux qui rappellent les gloires du régiment auquel ils vont avoir l’honneur d’appartenir, et dont ils auront à continuer les traditions, puis il les conduit devant l’icône. Ainsi la première personne avec laquelle le soldat entre en contact, c’est l’officier appelé à le commander.

« Maintenant, imaginez les rapports qui vont s’établir entre ces deux hommes de milieu, d’éducation, de mentalité si différents. Le plus souvent, le moujik n’a fréquenté aucune école ; il ne peut s’exprimer qu’en un langage primitif comme sa pensée même. Du grand pays qu’il habite, il ne connaît que son village, perdu dans l’immensité des plaines, entre l’étang et la forêt. En fait d’édifice, il n’a vu que son église ou celle du bourg voisin. Arraché à ces spectacles familiers, il se sent faible, isolé, perdu. À côté de lui vit un autre homme, à la démarche aisée, à la parole facile, et cet homme est son chef. Il en a d’abord eu la crainte ; puis il s’est aperçu que ce chef était bon. Or, de tous les sentiments, celui auquel le paysan russe est le plus accessible, c’est la bonté. Le voilà rassuré ; à la crainte succède le respect. Les jours passent ; l’accoutumance se fait. Il ne tarde pas à s’apercevoir que tout ce qui lui arrive d’agréable ou d’utile à la caserne lui vient par son officier. Il y esl entré illettré ; son officier l’instruit ; il assiste aux cérémonies du culte, et son officier y assiste avec lui. Est-il aux prises avec une difficulté, il lui suffit d’en faire part à son officier pour qu’elle s’aplanisse. Ainsi naissent en lui la confiance et cet attachement qui, sur le champ de bataille, le rendra obéissant et dévoué jusqu’à la mort. »

Ainsi parla le capitaine V… Étrange contraste entre ce tableau idyllique et la scène peinte par le jeune officier de N… La Russie est faite de ces contradictions…

Quoi qu’il en soit, Guiorgui souffre de quitter un milieu qui convenait à son âme exempte de vulgarité. Assis sur une chaise de la cuisine, dans une pose affaissée, il se lamente :

— Qu’est-ce j’irai faire avec eux ? Bog snaït ! (Dieu le sait !) On ne dirait plus des hommes. Ils disent qu’il ne doit plus y avoir d’officiers et que, s’il y en a, c’est eux qui les choisiront. À la caserne, ils m’ont chargé des travaux les plus durs !… Et voilà, ajoute-t-il non sans logique, ils appellent cela la liberté !… La leur, peut-être… Mais la mienne, qu’en font-ils ?…

Il faut bien le dire, car cela est désormais de l’histoire, c’est le pricaz (ordre) n° 1 publié par le Conseil des délégués ouvriers et soldats qui a fait tout le mal. Ce Conseil, aujourd’hui tout-puissant, est sorti du groupe des députés troudoviki ou travaillistes. Il existait déjà lors de la révolution de 1905 et joua un grand rôle pendant les terribles journées de janvier, sous la présidence de Kroustalov-Nassar. À son nom ancien, il a ajouté les mots « et soldats », afin de comprendre dans son sein l’énorme masse des travailleurs actuellement sous les drapeaux. Deux de ses membres, MM. Kérensky et Tchéidzé siègent à la fois dans le Gouvernement et dans le Conseil. Il tient ses séances au Palais de Tauride, dans la salle même où siégeait la Douma. Socialiste, il a refusé de suivre M. Rodzianko et le Gouvernement provisoire, qui se seraient contentés d’une monarchie constitutionnelle, au moins jusqu’à la convocation de l’Assemblée nationale constituante. Il a insisté pour l’établissement d’une république démocratique et c’est lui qui l’a emporté. Néanmoins, la création d’un gouvernement définitif reste l’œuvre attendue de la grande Assemblée.

À plusieurs reprises, la situation a été très tendue entre le Gouvernement et le Conseil[13], leurs ordres étant parallèles et contradictoires. Grâce à une première intervention du député Kérensky, le Conseil consentit à renoncer à des querelles de partis, et A.-F. Kérensky entra au Ministère avec le portefeuille de la Justice. Malgré ses promesses et en maintes occasions, le Conseil a mis le ministère en échec et l’on peut prévoir le jour où il en provoquera la chute. Son rôle tend sans cesse à grandir, étant donné qu’il a aussi pour lui la formidable masse paysanne, à laquelle il a promis la terre, et dont le Congrès se réunira dans quelques semaines à Pétrograd.

Dès sa formation, le Conseil, par le pricaz n° 1, intima l’ordre aux soldats de terre et de mer de n’obéir à leurs officiers qu’à la condition que leurs ordres seraient en conformité avec les siens. Il supprima le tutoiement ; les officiers, jadis gratifiés d’un titre, durent être désignés désormais par leur grade. Il déclara que les soldats étaient libres après leurs exercices et égaux à tous les citoyens, — ce qui leur ouvrait le vaste et dangereux champ des controverses politiques. Ce faisant, le Conseil a tué dans l’armée la discipline. La liberté est un vin fort qu’il ne convient pas de boire d’un seul trait[14].

Le même pricaz subordonnait les officiers aux soldats en les soumettant à leur élection. Voici comment la scène se passe. Le feldwebel donne le nom d’un officier qui commandait la section ou la compagnie et le met aux voix. À mains levées, les soldats acceptent ou rejettent. Cela a donné lieu à des scènes qui seraient comiques dans un autre temps et pour un autre objet. La plupart des soldats ne connaissent, pas le nom de leurs officiers, qu’ils désignent ordinairement entre eux par une particularité quelconque. Les votes se font donc au hasard et engendrent toutes sortes de méprises : on voulait celui-ci, et c’est précisément cet autre qu’on a nommé… Regrets, criailleries, discussions… Mais c’est ici comme aux enchères : une fois que le marteau a frappé sur la table et que la voix du commissaire a crié : « Adjugé ! » on n’y revient plus.

Le Conseil a institué en outre des comités de soldats, pour veiller à l’ordre du régiment et réviser les punitions infligées par les officiers. Ces comités, d’abord à Pétrograd, se sont peu à peu établis sur le front. Rien que la formation des comités de compagnies a retiré de la zone active de guerre plus de 30.000 hommes qui ont passé à l’arrière du front avec les états-majors, les réserves et les auxiliaires.

Les officiers ont eu beaucoup à souffrir du fait de cette dernière institution. Chargés de toute la responsabilité et privés des droits correspondants, ils n’osent donner un ordre dans la crainte de le voir discuté ou enfreint. Tous ceux d’entre eux qui le peuvent, passent dans les cadres de la réserve et, sans la guerre, ils donneraient en masse leur démission. Au début de la Révolution, se montrer dans la rue constituait, pour un officier de terre ou de mer, un acte de courage : « Nous préférerions être tués par les balles allemandes ! » disaient-ils. Ce danger a disparu, mais un officier risque à chaque instant d’être blessé dans sa dignité d’homme ou de soldat.

La plus grande confusion règne dans les casernes : des mitrailleurs se sont trouvés, on ne sait comment, chez les fantassins ; des cavaliers de Krasnoïé-Sélo ont échoué dans une des milices, où ils vivent pêle-mêle avec les miliciens ; le 2e mitrailleurs d’Oranienbaum a pris possession de l’École des Ingénieurs où il a fallu établir pour lui un poste de ravitaillement.

Les résultats désastreux et foudroyants de l’ordre n°1 ne tardèrent pas à épouvanter même le Conseil. Par le pricaz n°2, il rappela les soldats à l’ordre, à la tenue et à la discipline. Mais le mal était déjà profond. Après des jours de complète licence, de promenades et de flâneries désordonnées à travers la ville, quelques patrouilles commencent à sortir. La foule s’arrête et regarde, étonnée. Le contraste est si grand, entre les uniformes soigneusement ajustés, l’allure martiale d’autrefois et le laisser aller, la démarche paresseuse d’aujourd’hui !… Sont-ce là les armées héroïques des champs de la Prusse orientale, des campagnes de Pologne et de Galicie ? Sont-ce là les soldats de la Révolution ?


10/23 mars. — Un jeune homme monte la garde dans notre rue. Il est vêtu d’un uniforme d’étudiant noir à pattes bleues et à boutons de cuivre, et il porte un brassard avec les lettres GM peintes en rouge sur fond blanc. Cela signifie Gorodskoïa Militri, Milice de la Ville. C’est un de ces miliciens qui ont été appelés à remplacer la police après sa disparition.

La milice, aujourd’hui notre unique sauvegarde contre les excès d’une cohue lâchée et sans frein, s’est d’abord organisée automatiquement. Dès les premiers jours de la Révolution, les étudiants prirent sur eux de maintenir un ordre relatif dans les rues où l’armée ne pensait qu’à combattre et où se répandaient les prisonniers de droit commun, libérés par l’incendie des prisons. Dés le 27 février, l’inscription des jeunes volontaires était reçue à la Douma de la Ville ; le 1er mars, le Comité provisoire exécutif de la Douma confiait à M. Krijanowska la mission d’organiser la milice de Pétrograd. Elle s’installa au petit bonheur, dans quelques ovitchastoks qui avaient échappé à l’incendie ou dans des locaux provisoires.

Les nouveaux enrôlés, dont quelques-uns, dans les débuts, avaient à peine seize ans, organisèrent des patrouilles, se mirent de faction à l’angle des rues, tandis que d’autres se tenaient en permanence au commissariat. prêts à accourir au premier appel téléphonique parti d’une des maisons de leur quartier. C’est qu’on n’était guère rassuré dans les demeures particulières !… Des bandits, profitant du trouble, y pénétraient sous prétexte de perquisition, volant et terrorisant. La Douma avait, il est vrai, recommandé à la population d’exiger pour n’importe quelle visite domiciliaire un ordre scellé de son sceau, mais la crainte et l’affolement étaient tels que l’on cédait à la moindre pression. Dès que l’on sut qu’il suffisait d’un appel téléphonique pour être secouru, on se rassura.

Peu à peu l’ordre se rétablit. On organisa une véritable police privée : commandants de quartiers, commandants de rues et commandants de maisons. Tous ces emplois furent assumés par des hommes de bonne volonté. Le commandant de maisons dut établir l’ordre de garde pour tous les locataires (une heure par jour) avec un roulement régulier. Les locataires ayant des raisons valables pour se dispenser de cette garde purent, moyennant rétribution, se faire remplacer par un milicien. Ces locataires de garde, ou l’homme qui tenait leur emploi, étaient les « assesseurs » du starché-dvornik ou portier-chef.

Il convient de dire que les maisons de Pétrograd ne ressemblent en rien à nos demeures parisiennes. Ce sont pour la plupart des espèces de cités à plusieurs cours et a deux ou trois entrées. Un seul homme n’en peut assurer la surveillance. Chacune d’elles possède son starché-dvornik, ses « suisses », son gérant, sa « chancellerie ». À Pétrograd, l’espace, les rues, les places, les monuments, les maisons et jusqu’aux appartements, tout est immense et souvent hors de proportions.

Le bienfait de l’institution nouvelle n’a pas tardé à se faire sentir. Le calme, la confiance, la sécurité sont revenus peu à peu. Les fauteurs de troubles n’osent plus se risquer à des attaques désormais difficiles et dangereuses ou, s’ils s’y hasardent, comme à la tentative de pillage faite au grand magasin des Gourmets, ils sont arrêtés aussitôt.

— Certes, la besogne ne manque pas aux miliciens, répond le jeune étudiant au brassard blanc orné de lettres rouges que je viens d’interpeller. Que n’avons-nous pas fait pendant la révolution ? Chasse aux malfaiteurs, aux agents de police, aux ivrognes ; perquisitions sur ordre ; patrouilles de jour et de nuit ; poursuite des « autos noirs » qui nous tuaient à coups de fusil dans la nuit : nous avons vraiment goûté de tout ! Ma journée ?… Cela vous intéresse ? C’est à peu près celle de tous mes camarades, vous savez…

— Racontez tout de même.

— Eh bien, voilà. Il y a une semaine, à peine que je suis milicien. J’ai choisi le service extérieur comme plus actif. J’arrive vers dix heures du matin à la milice et j’en pars… quand je peux. Avant-hier, l’aide-commissaire me dit : « Ne vous en allez pas, il y a une affaire intéressante. Je vais faire un tour à Ja chancellerie. » Avez-vous vu notre commissariat ? Non ? C’est un ancien poste de police ; mais comme il est changé ! Au lieu de l’uniforme des gardavoïs, à la vérité assez élégant, mais qui gardait malgré tout un aspect servile très spécial aux yeux d’un Russe, voici maintenant l’uniforme noir et bleu à boutons d’or des étudiants, la tunique grise des militaires, le vêtement noir des civils. Plus de silences solennels, de conversations mystérieuses et à voix basse ; les gens ne se signent plus de peur en entrant. Ce lieu terrible, cet antre gardé par des cerbères avides de gâteaux de miel, mais qui les acceptaient sans en être apaisés, est devenu un asile accueillant. On aime à s’y attarder pour causer des affaires générales ou particulières, et la vieille icône paraît toute réjouie du babillage et de l’activité joyeuse de cette jeunesse.

« Le commissaire me fait appeler dans son cabinet : il venait de recevoir par téléphono-gramme l’ordre d’arrêter le général G… C’est un partisan de l’ancien régime, mais ses antécédents seuls suffiraient à justifier la mesure prise contre lui. Commandant du rayon militaire de V…, le général s’y fit la réputation d’un terrible justicier. Il pendait les gens comme à plaisir et s’était fait, une règle de ne jamais signer une grâce ni une commutation de peine. On s’attendait à de la résistance ; aussi décida-t-on de faire un choix parmi les plus forts. Je fus désigné, avec l’adjoint, deux autres miliciens et huit soldats.

« Arrivés à la maison indiquée, nous plaçons un soldat en sentinelle à chaque porte. Ordre de ne laisser entrer ni sortir personne. Nous entrons dans la cour, revolver au poing. Le dvornik, stupéfait de voir un canon de revolver à deux pouces de son visage, se lève d’un bond, le dos arqué, les bras collés au corps et tremblant de peur. J’avais un peu envie de rire… Mais il faut soutenir la dignité de son rôle : ce n’est, pas un acte d’opérette que nous jouons. Nous montons à l’appartement suspect. Le dvornik nous suit. La maîtresse de maison est absente. La bonne n’a pas les clés. Une seconde d’hésitation, puis nous faisons sauter les serrures des armoires, nous retournons les lits, nous vidons les grands coffres : bref tout ce qui peut donner asile à un homme, passe par nos mains. La bobonne pleurait et s’essuyait les yeux avec son tablier blanc.

« La crainte est, dit-on, le commencement de la sagesse : nous l’avons bien vu. Le dvornik sur qui la menace du revolver, compliquée de sa responsabilité personnelle, continue d’agir, s’avise soudain de nous donner une adresse où il se pourrait bien que notre gibier se cachât… Et nous voilà dégringolant l’escalier, non sans avoir placé une sentinelle à côté du téléphone, afin d’éviter les risques d’un avertissement officieux.

« Une foule de curieux s’était amassée devant la porte. On est déçu de nous voir redescendre seuls ! Songez donc, quel plaisir d annoncer au dîner, en servant le borchtch : « Vous savez, on a arrêté le général G… J’étais là ! » Une locataire à qui on avait refusé l’entrée de la maison s’était tranquillement installée dans notre auto pour se réchauffer et lisait le journal. Il y avait à peu prés 20° de froid !

« Au commissariat du rayon où nous devons prendre un nouvel ordre de perquisition, nous laissons partir nos camarades et nous ne restons que deux, l’adjoint du commissaire et moi. Mon compagnon monte à l’appartement, tandis que je me tiens debout près de la porte d’entrée, avec un revolver de dame à la main, un vrai joujou nacré… Tout à coup, doucement, doucement, une tête passe dans l’entre-bâillement de la porte, je reconnais le général. La souris est prise ! Je braque mon revolver entre les deux yeux de l’homme. Il tressaille, s’arrête. J’étais décidé à tirer au moindre mouvement. Il n’en fit aucun, et se rendit. En plus ou moins de temps, c’est ainsi qu’ils se sont laissé prendre, tous. »

15/28 mars. — Les tramways recommencent à circuler. Mais heureux qui peut les prendre ! Non seulement ils sont bondés à l’intérieur au point qu’une fois entré on n’en peut plus sortir, mais les voyageurs, les militaires surtout, obstruent l’entrée et la sortie, pendent en grappes le long des appuis-main de cuivre, s’accrochent aux moindres saillies, se suspendent les uns aux autres comme de monstrueux essaims !… Jadis les soldats n’avaient accès que sur la plate-forme de devant. ; la révolution leur ayant donné tous les droits, ils en usent ! On ne voit plus qu’eux dans les trains ! Comment lutter d’agilité ou de force avec ces gaillards aux muscles puissants, capables de vous envoyer d’un coup de pouce rouler au milieu de la chaussée ? Parfois, cependant, ils mettent une certaine bonhomie à vous aider dans vos tentatives d’escalade. Vous tendez une main confiante, le tramway démarre et… vous restez, jusqu’au prochain arrêt, suspendu à une poigne aussi solide qu’un crampon de fer.

Dès cinq heures les premiers jours, à six heures maintenant, la circulation s’interrompt, les usines se ferment, les magasins mettent leurs volets. Ne faut-il pas que conducteurs, ouvriers, employés prennent part aux réunions du soir ?… Car la fête révolutionnaire a commencé. On a beau crier : « Et la guerre ! Et la reprise du travail ! » Nul n’écoute. « Un pied dans l’usine, un pied dans la rue, » telle est la devise.

La boutique ou le bureau fermés, on se précipite au dehors, à pied dans la boue du dégel. Il n’est pas de quartier qui n’ait ses salles de réunion et ses orateurs. Le plus souvent, Le meeting est agrémenté d’un concert. Tous les artistes se font un honneur de prêter leur concours à ces fêtes révolutionnaires. Aussi, sous le lourd manteau qui n’épargne ni les ruches ni les volants, les citoyennes ont fait un brin de toilette. On s’engouffre entre les globes électriques, on quitte les pelisses et les caoutchoucs, on ajuste son vêtement ou ses cheveux en passant et, de l’entrée au vestiaire, le pavé où tant de « galoches » boueuses ont traîné n’est plus qu’un bourbier affreux.

Une atmosphère ardente règne dans la salle, — l’atmosphère d’un camp les soirs de victoire !… Libre ! Libre ! on est libre !… De toutes parts résonne ce mot : Svobodia (liberté) ou cet autre : tavarishtch (camarade) ! J’avoue entendre ce dernier sans plaisir depuis l’odieuse profanation que les Allemands en ont faite. En Russie, il y a quelques semaines encore, on s’abordait avec une tendre appellation : bratt (frère) ou sistra (sœur). Combien cela était plus doux ! Le terme de « camarade, » plus socialiste, a remplacé l’ancien et c’est grand dommage.

Il n’est pas une de ces réunions où quelques-uns des grands orateurs de la révolution ne prennent la parole : Rodzianko, Kérensky, Goutchkov… Mais le moment le plus émouvant, celui qui soulève des tempêtes d’applaudissements, c’est lorsque apparaît sur la scène, ou monte sur l’estrade, un des vieux combattants de la révolution russe, de 1905 ou d’avant, un Tchaïkowsky, un Lopatine, une Véra Figner, blanchi dans l’exil ou dans les prisons…

Le printemps est arrivé, brusque, brillant et chaud. Les canaux commencent à faire craquer leur armature de glace ; les rues ressemblent à des lits de torrents gonflés par les pluies d’hiver. On passe sur des planches, on piétine dans la boue, on s’enfonce dans un cloaque, mais on a du bleu sur la tête et de l’espérance dans le cœur. Pourquoi donc une telle espérance ? Les Allemands ont-ils évacué la frontière, de Libau à la Bessarabie ? Les usines débordent-elles à ce point d’obus que nous puissions escompter une définitive victoire ? Pétrograd regorge-t-il de vivres ? et n’y mourra-t-on plus de froid l’hiver prochain ? Les millions de réfugiés qui font craquer les ceintures de nos villes vont-ils rentrer dans leurs foyers ?

— Non, en vérité, non ; mais ne savez-vous pas que c’est la révolution ?

— Oui, oui, je sais, c’est la révolution ; mais à quoi bon l’avoir faite, si c’est pour tomber demain sous la servitude allemande ?

Déjà, heureusement, un mouvement se dessine en faveur d’une reprise active de la guerre. Des soldats venus du front ont jeté le cri d’alarme : les provisions d’obus diminuent, l’élan héroïque des troupes menace de se ralentir… Et de toutes parts des manifestations militaires s’organisent : les soldats reprennent leurs promenades rythmées par les chants nationaux ; on passe des revues de troupes sur la grande place du Palais d’Hiver. Tout le long de la Perspective Newsky, les Cosaques ont défilé avec leurs drapeaux et leurs lances… Puis ce fut le tour des Écoles militaires : l’infanterie (École Vladimir et Paul), l’artillerie (École Michel et Constantin) traînant ses canons et ses caissons. D’éloquentes inscriptions en lettres d’or éclatent sur le rouge des oriflammes : Oroudi soldatam (Des canons pour les soldats). Et la Marseillaise enroule tout dans sa frémissante volute !

Tant de courants se croisent et se contrarient en ce moment dans la capitale bouillonnante que la pensée y perd, à chaque instant, son fil directeur. Tandis que soldats ou officiers du front, élèves-officiers des Écoles cherchent à canaliser vers eux l’attention et l’enthousiasme, mille autres sujets les sollicitent. Un cortège de femmes passe avec ses drapeaux, ramenant tous les esprits vers la conquête des conquêtes : le suffrage universel !… Ailleurs, les ouvriers manifestent pour la journée de huit heures ; les femmes des soldats, pour l’augmentation de l’indemnité. La réunion de l’Assemblée constituante, le partage de la terre, la question des nationalités, que de sujets dangereux et passionnants !…

L’appel à la liberté, jeté aux quatre coins de la Russie et du monde par les clairons de la révolution russe, a retenti parmi les nationalités si diverses, et pareillement opprimées, de l’ancien empire des tsars. Mazeppa en a tressailli dans les steppes de l’Ukraine et, d’entre ses rochers de granit, la Finlande se dresse, attentive. Les tronçons de la Pologne ont frémi à l’espoir d’une jonction prochaine ; l’Arménie pantelante s’est soulevée sur son lit de douleurs, la Géorgie a lancé son cri de guerre et frappé sur son bouclier !… Dans toutes les rues de la capitale, à certains jours, les étendards enfin déroulés ont claqué au vent, mêlés à la bannière révolutionnaire : le blason de Finlande, au lion jaune sur fond rouge ; le drapeau blanc, noir et azur des Esthoniens et jusqu’au bouclier de David des Israélites, — les seuls d’ailleurs dont les revendications ne constituent pas un danger pour l’intégrité de la Russie. Car on n’ose se demander jusqu’à quel point il convient d’apporter ici l’approbation ou le blâme. Que serait dans le concert futur des peuples la nouvelle Russie, diminuée de la Finlande, de la Pologne, de l’Ukraine, de l’Esthonie, de la Livonie, de la Courlande, du Caucase et de l’Arménie ? Ainsi mutilée, elle reculerait, par de la Pierre le Grand, jusqu’à l’époque du grand-duché de Moscou. Mais allez donc parler raisons pratiques et économiques à d’incorrigibles idéologues ! Ceux qui le tentent en ce moment, comme Milioukoff, y jouent leur popularité. D’ailleurs, c’est, une façon de voir courante parmi les Russes que tous les anciens États dépendants, auxquels ils offrent le choix entre l’indépendance et l’autonomie, adopteront ce dernier modus vivendi pour former avec eux la grande république des États-Unis de Russie. Rêve voisin de l’utopie. Toutes, ou presque, les individualités consultées affirment que leur pays veut l’indépendance. De savoir s’il est capable d’en jouir d’abord et de la conserver ensuite, ce n’est pas la question, et l’avenir le montrera ; mais chacun d’eux entend soutenir son droit. Le problème n’est pas nouveau, il était tout entier en germe dans la Russie d’avant la Révolution. N’en avoir pas tenu assez compte sera peut-être, pour ceux qui ont préparé et déclenché le mouvement d’aujourd’hui, une impardonnable faute devant l’Histoire.

Tout de même, avant qu’on en arrive aux difficiles et dangereuses procédures, ces drapeaux flottants, ces enthousiasmes exhalés en chants patriotiques, ces orchestres de cuivre jetant à tous les vents l’hymne français, symbole éternel de la liberté des peuples, ajoutent à l’éclat de la fête révolutionnaire. Pétrograd est vraiment une ville en joie, frémissante de vie, de mouvement et de bruit. Les menaces de l’étranger viennent battre ses murs sans l’émouvoir, les inquiétudes du ravitaillement se perdent dans l’ivresse de la liberté, toutes les difficultés à résoudre sont rejetées dans un avenir dont l’imprécision satisfait le tempérament temporisateur des Slaves.

Pendant que le peuple fête la liberté, le Gouvernement provisoire travaille pour lui. Bureaux et commissions siègent alternativement et sans interruption au Palais de Tauride. Tout est à réorganiser dans ce vaste empire, et à réorganiser en pleine invasion, avec une population mâle terriblement amoindrie. La tâche est rude. Seuls des Titans en pourraient assumer la responsabilité sans trembler. Les ministres de la jeune révolution russe sont, heureusement, ce que la nation compte de meilleur, de plus actif, de plus désintéressé et aussi de plus sage. Pendant les trois années de guerre qui rendirent si ardente leur lutte contre l’incapacité du gouvernement aujourd’hui déchu, ils ont pris, en même temps que l’habitude des affaires et du pouvoir, un contact intime avec le peuple et acquis une exacte connaissance de ses tendances et de ses besoins. Si les partis extrêmes ne l’emportent pas sur eux, on peut attendre beaucoup de l’avenir du peuple russe.

Coup de téléphone. Le secrétaire du ministre des Affaires étrangères me fait savoir que le ministre, de qui j’ai sollicité une interview, me recevra ce jour même, a une heure et demie. Un coup d’œil à la pendule, midi 45. Je n’ai que le temps ! Vite ma toque, mon manteau, mes bottikis… Je hèle un isvostchik et en route pour la Place du Palais.

Qui ne connaît le ministre actuel, M. Milioukov ? S’il fut, sous le tsarisme ce qu’on appelait un « homme européen » par l’étendue de ses connaissances, par la largeur de ses vues et l’indépendance de ses idées, il l’est aujourd’hui par sa réputation. C’est un des hommes qui ont le plus fait pour la Révolution russe. Exilé pour son libéralisme, puis revenu dans son pays avec un bagage intellectuel accru, M. Milioukov joua un rôle important comme publiciste pendant l’époque qui précéda immédiatement la Révolution de 1905. Il fut l’un des principaux organisateurs du parti Konstitutional-Democratt ou Cadet. Depuis, il a suivi une ligne politique continue. Il a représenté son parti à la troisième et à la quatrième Douma avec maîtrise et éloquence, et s’est trouvé y être sans cesse l’un des principaux leaders. Après la prorogation de la Chambre, en juillet 1915, il commença l’organisation du Bloc, coalition de tous les libéraux à quelque parti qu’ils appartinssent, et qui fit la force de la quatrième Douma. Son discours, a l’ouverture de l’avant-dernière session 1er/14 novembre 1916, fit en Russie et à l’étranger une très grande impression.

C’est un homme intègre, modéré, mais profondément libéral, et très au courant des nécessités vitales de son pays.

Dans le vaste salon ministériel, je retrouve le même accueil aimable et simple que M. Milioukov me faisait en 1915, lors de mon arrivée en Russie, dans son cabinet de travail de la rue Bassenaïa. Seulement, alors, un sourire de tristesse errait sur sa bouche ; maintenant ce sourire est d’espérance…

Après avoir fait allusion, pour les réfuter, aux craintes de paix séparée qui ont percé dans le public en ces derniers temps, le ministre déclare :

« La guerre que nous menons et à laquelle l’Allemagne nous a contraints est une guerre libératrice et, comme telle, en concordance avec les idées généreuses de la démocratie. » Puis, après avoir exposé, avec la clarté qui lui est coutumière, les raisons déterminantes de la Révolution russe : germanophilie des hautes sphères, mésentente entre le gouvernement et le peuple, M. Milioukov ajoute : « Le militarisme prussien, l’autocratisme prussien sont en opposition flagrante avec les principes de la démocratie russe. L’Allemagne est la dernière forteresse de l’autocratie en Europe. La victoire des Alliés sur l’Allemagne prussianisée sera donc le triomphe de l’idée démocratique. La démocratie russe veut ce triomphe.

« Il est vrai qu’il peut y avoir des doutes chez nos Alliés, des craintes même d’un affaiblissement possible de nos forces à cause des conséquences immédiates et inévitables de la révolution : la grève, l’indiscipline, la diminution momentanée de la production. Tout cela n’est que temporaire. Je puis même dire que ce sont des inconvénients qui appartiennent déjà au passé. Dans les usines, le travail reprend ; dans les casernes, la discipline se rétablit peu à peu. Après ce trouble passager, ces nouvelles forces créatrices se montreront dans leur pleine lumière avec la totalité de leur pouvoir créateur. »

Paroles réconfortantes si l’avenir les justifie ! Certes, la Russie est incapable de trahir ses engagements. Ce qui est à craindre, c’est, un affaiblissement de ses forces militaires, une trop complète absorption de son énergie par le mouvement révolutionnaire, un désintéressement dangereux de la guerre qui est, en réalité, sa plus grande affaire du moment, celle dont le succès peut seul consolider sa jeune liberté.


23 mars/4 avril. — Jour d’apothéose et de recueillement ; de triomphe et de deuil.

Un million d’hommes et de femmes, de bourgeois et d’ouvriers, de soldats et de paysans, de citadins et de ruraux, se pressent dans les rues de Pétrograd, apportant leur suprême hommage à ceux qui sont morts pour assurer aux vivants le plus précieux de tous les biens ; la liberté.

Aucun sentiment de haine, de jalousie et de discorde. Justice est faite ; le tsarisme n’est plus ; on n’en veut à personne : un souffle fraternel passe sur les âmes et les vivifie. Une émouvante atmosphère de liberté, d’amour, de sincérité enveloppe la ville. Cette fête du deuil est par excellence la communion de tous les cœurs russes dans un même sentiment de délivrance et de foi en l’avenir.

Pourtant on n’était, pas sans inquiétude, hier soir. On redoutait des provocations. Or la police n’existe plus et les miliciens sont encore bien novices dans l’exercice de leurs délicates fonctions… Le service des tramways et la circulation des véhicules de toute espèce ont été suspendus pour tout le jour. Au petit matin, l’aspect de la Newsky déserte, longée ou traversée par des miliciens portant le fusil sur l’épaule, rappelle celui des premiers jours de la révolution. Même terreur froide ; même attente anxieuse !…

Et, tout à coup, les sons lointains d’un orchestre jouant une marche funèbre retentissent… Un cortège arrive… Lentement, à pas rythmés et graves, il s’avance, de plus en plus distinct… En tête viennent les miliciens, puis les cercueils, drapés de rouge, portés sur tes épaules des ouvriers… C’est, celui de Wassiliewsky-Ostrow, suivi de la musique des Équipages de la Garde… Puis viennent, en ordre parfait et recueillis, les organisations ouvrières, les étudiants et étudiantes, la foule des parents, des amis, des inconnus, marchant presque au pas, en une longue file calme, religieuse sans prêtres, car c’est aujourd’hui le premier enterrement civil dans la Russie orthodoxe.

La marche funèbre révolutionnaire déroule ses phrases musicales dont, en son âme, chacun redit les mots avec une émotion intense quoique exempte de larmes.


Vous êtes tombés, victimes, dans la lutte fatale,
Par amour du peuple.
Vous avez tout sacrifié pour lui,
Pour sa vie, son honneur et sa liberté.
Parfois vous languissiez dans les prisons humides ;
Les juges, vos bourreaux,
Avaient porté sur vous leur impitoyable sentence
Et vous marchiez en faisant tinter les chaînes !
Adieu, frères ; vous avez accompli
Votre honorable et glorieuse route !


Dans les groupes qui passent éclatent des hymnes révolutionnaires : la Varsovienne, l’internationale, la Marseillaise de la révolution… Une angoisse poignante plane avec ces chants qui évoquent les jours les plus sanglants de la vie révolutionnaire de la Russie ; les attentats, les révoltes, puis la répression cosaque, la chaîne des prisonniers qu’on dirige vers les prisons… Des drapeaux rouges flottent, frangés d’or, laissant lire entre leurs plis des inscriptions ultra-révolutionnaires : Zimlia i volia (La terre et la liberté), Da sdravstvoniett demokratitcheskaïa respoublika (Vive la République démocratique !) à côté d’autres, rappelant la grande lutte pour la libération des peuples : « La guerre jusqu’à la complète victoire sur Guillaume ! » Voici, sur une large banderole rouge portée par des ouvriers, le mot d’ordre internationaliste : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » suivi de l’hommage aux morts : « Mémoire éternelle à ceux qui sont tombés pour la liberté ! »

Mais ce qui est plus émouvant que tous les drapeaux, les inscriptions, les chants ou les marches funèbres, c’est le déroulement ininterrompu de cette foule recueillie sans mot d’ordre extérieur ; silencieuse par respect ; ordonnée sans la menace du gendarme, ayant conscience de sa propre dignité dans cet hommage qu’elle rend à ses morts !

Chaque groupement a élu des surveillants qui règlent au moyen d’un drapeau blanc la marche du cortège. À chaque mouvement d’arrêt ou de remise en marche, les drapeaux s’abaissent ou s’élèvent, s’inclinent à droite ou à gauche, pareils sur l’océan des têtes à des vols blancs de mouettes au-dessus des vagues de la mer. L’ordre est si grand, les mouvements de la foule ont une telle précision mathématique qu’au tournant des rues le cercle décrit paraît tracé au compas.

Six cortèges défilent ainsi jusqu’à Gostiny-Dvor qui a été désigné comme point de concentration et où la foule stationne, paisible, de midi à six heures du soir… Le quartier de Narva a envoyé le drapeau rouge de 1905, relique sacrée, loque sublime déchirée par les balles et que l’ori salue avec respect.

Cependant les anarchistes firent sensation. À leur tête marchait un squelette d’anarchiste, barbe hérissée et longue, chevelure pendante, lunettes bleues, pistolet Colt à la main. Le drapeau noir portait en lettres rouges l’inscription fameuse : « Vive la Révolution sociale ! Vive l’anarchie ! » Mais le petit groupe, isolé et froid, se sentait gêné, à cause des réflexions un peu ironiques de la foule…

Pendant des heures et des heures, le cortège de la mort roula sans cris, à travers l’immense ville. Lorsqu’il atteignit enfin la place du Champ de Mars, la nuit tombait déjà. Une barrière, ornée de drapeaux blancs et noirs, entourait le vaste emplacement. De hautes torchères secouaient au vent du soir leurs flammes fuligineuses. 184 cercueils descendirent dans la fosse, sans croix ni prêtres, salués seulement par 184 coups de canon. C’était le premier enterrement civil dans la Sainte-Russie…

Silencieusement, à travers les rues déjà sombres, s’écoula de nouveau l’énorme foule. Derrière elle, la lumière, rougeoyante des torches s’enfonçait de plus en plus dans la nuit…

Bien des changements se sont opérés en peu de jours. La révolution russe évolue avec une rapidité inouïe vers le socialisme. Au 20 mars, l’horizon politique russe peut se limiter ainsi. À l’extrême droite M. Milioukov, partisan et continuateur, — avec des nuances, bien entendu, — des idées de M. Sazonov : continuation de la guerre et pour cela accroissement progressif et continu de la force militaire ; responsabilité dans les affaires balkaniques ; annexion de Constantinople et des Détroits après la victoire. À l’extrême gauche se dresse la dangereuse fraction des socialistes bolché-wiki. Ce terme appelle une explication. Il y a une dizaine d’années, des conférences du parti social-démocrate russe se tinrent à Paris et en Suisse. Deux courants s’y sont affirmés et combattus : l’un, extrême, s’étendant jusqu’aux limites les plus reculées du programme maximiste, touchant même par certains points à l’anarchisme, reconnaissant les procédés d’action les plus énergiques et les plus violents dans la guerre sociale et la lutte des classes ; l’autre, plus modéré, vers lequel gravitaient davantage les associations professionnelles. À l’époque dont il s’agit, et sous la haute pression d’une réaction brutale, c’est le parti extrême qui eut la majorité parmi les représentants des principaux groupes socialistes. Leurs chefs ont pour la plupart partagé leur séjour entre l’étranger et la Sibérie. Ces deux courants s’intitulèrent les bolché-wiki et les menché-wiki, que l’on pourrait rendre par : les gros et les petits ou encore les majoritaires et les minoritaires. Deux hommes surtout acquirent parmi eux une énorme réputation de leader : M. Lénine pour les bolché-wiki, M. Plékhanov pour les menché-wiki.

Dans la politique actuelle, le point de vue de M. Milioukov réunit la droite et les modérés jusqu’à l’aile gauche du parti Cadet. D’autre part, les bolché-wiki comptent dans leur suite toutes sortes d’éléments anarchiques, tâchent de mettre constamment en échec la politique du gouvernement, menacent de ruiner la force militaire de la Russie et, ainsi, d’ouvrir la porte aux Allemands.

Entre ces deux points extrêmes, les sentiments confus qui flottaient dans la nouvelle atmosphère se sont cristallisés autour de deux positions intermédiaires qui se sont nettement dessinées en ces derniers jours. L’une, celle des menché-wiki, a prévalu dans le sein du « Conseil des délégués ouvriers et soldats, » et a trouvé son expression dans le document historique de l’Appel à tous les peuples ; l’autre, celle des socialistes agrariens et des troudovikis (travaillistes) insiste pour que soient publiées des déclarations affirmant l’extrême modération des buts de la guerre, en harmonie complète avec les principes proclamés par les Alliés pendant la première période de la guerre.

C’est entre ces deux positions nouvelles, mais déjà fortes, d’une part, et le gouvernement d’autre part, que va s’engager la lutte. Elle se livrera, vraisemblablement, autour de la question des « buts de guerre ». Elle est à peine engagée encore que déjà on parle de la nécessite pour M. Milioukov de « se soumettre ou se démettre ». Cette exigence des partis de l’opposition pourrait bien être le point de départ d’une terrible crise pour la politique intérieure et extérieure de la Russie.


Nous passons par de terribles alternatives d’espoir et de découragement. Des journées comme celle du 27 mars où un million de citoyens traversèrent, sans police et dans le plus grand ordre, les principales artères de la capitale, en portant sur les épaules ou en accompagnant, avec des hymnes et des chants, les cercueils des victimes de leur révolution, donnent le droit de tout espérer ; celles où un peuple enthousiaste s’en va, musique en tête, recevoir à la gare un Lénine qui s’intitula, au début de la guerre, « partisan de la défaite » et qui rentre en Russie après avoir obtenu du Kaiser la permission de traverser l’Allemagne, font tout craindre. Certes, le calme règne dans la capitale. En apparence, tout semble rentré dans l’ordre. Il n’est pas un discours dans lequel on n’affirme hautement la volonté de continuer la guerre. Les socialistes allemands ont répondu par une fin de non-recevoir à l’invite lancée par leurs « camarades » russes dans l’Appel à tous les peuples, de se débarrasser du Kaiser, comme eux-mêmes ont fait de leur tsar. Cette douche brutale a rabattu les illusions un peu naïves des internationalistes russes. Tout de même on peut noter d’inquiétants symptômes. Le ministre de la Guerre. M. Goutchkov, vient de déclarer que : seront considérés comme déserteurs tous les hommes qui n’auront pas regagné leur régiment le 15 avril. Cet ordre a eu surtout pour effet d’encourager les timides à se donner quelques jours de congé : « Nous reviendrons le 14 avril ! » disent-ils. Pendant ce temps, l’Allemagne, beaucoup moins persuadée que nous de « l’enthousiasme irrésistible des armées révolutionnaires, » retire ses divisions du front russe pour les jeter sur le front occidental et arrêter la magnifique offensive franco-anglaise !…


28 mars/10 avril. — Je vis parmi des officiers de marine. Il n’est pas de jour où il ne vienne s’en asseoir un ou deux à la table de mon amie. Quelques-uns sont de Pétrograd ; d’autres arrivent de Cronstadt, de Réval, d’Helsingfors. Leur tristesse et leur découragement sont profonds. La marine russe, faible au début des hostilités, a travaillé à se constituer pendant la guerre. Elle pouvait s’estimer fière des résultats. Deux jours de désordre ont presque réduit tant d’efforts à néant… Vite, on s’est mis à l’œuvre pour réparer de si irréparables dommages. Les ministres, MM. Goutchkov et Kérensky, multipliant les visites et les démarches, font appel au patriotisme des marins, à l’activité de tous les chantiers. Les dégâts matériels seront réparés, mais que de temps avant que l’impression morale s’atténue ! On prête aux Allemands l’intention de tenter un débarquement sur les côtes baltiques. Les glaces du golfe de Finlande craquent de toutes parts. Bientôt entre l’ennemi et la capitale il ne restera d’autre barrière que le courage et le patriotisme des marins. C’est à cette épreuve que la Russie les attend. Que ne pardonnerait pas la patrie sauvée ?…


8/21 avril. — Les socialistes anglais et français sont arrivés. On espère beaucoup de leur influence sur les socialistes russes. J’ai assisté à la réception qui leur a été faite, hier, au Congrès des Troudoviki (7 avril). J’étais dans la salle bien avant eux. Je tenais à m’imprégner de l’atmosphère ambiante, à voir ce que leur présence y ajouterait. En arrivant, je croise deux députés paysans de la Douma, exilés en Sibérie au début de la guerre. L’un porte la chemise russe, la roubachka, serrée à la taille par une ceinture et retombant de quelques centimètres au-dessous. L’autre est vêtu d’un armiak gris. Ses cheveux plats, grisonnants, relevés sur le front et coupés à la manière russe, rejoignent le col de l’armiak qu’aucun linge blanc ne souligne. Tous deux ont les pantalons enfermés dans de hautes bottes. Ils prennent place dans la salle où sont déjà des personnalités connues. Voici M. Tchaïkovvsky, qui vécut en Angleterre ses longues années d’exil, M. Lopatine, vingt-cinq ans prisonnier dans la forteresse de Schlusselbourg…

La discussion porte sur le système de la représentation proportionnelle. L’un après l’autre, les orateurs se lèvent, débitent leurs arguments pour ou contre, tantôt approuvés, tantôt contredits, puis ils s’asseyent, remplacés par d’autres… M. Vodovozov, membre du parti des paysans, petit, maigre, pâle, échevelé et barbu, publiciste de valeur, politique apprécié, mais qu’une surdité précoce écarta de la Douma, va d’un orateur à l’autre, la main évasée en cornet à l’oreille.

La représentation proportionnelle ?… Est-ce que je rêve, grand Dieu ?… La représentation proportionnelle ?… À voir l’ardeur que l’on met à l’attaquer et à la défendre ; à voir l’attention qu’elle suscite et les a parte qu’elle provoque ; à voir la célérité, l’empressement que M. Vodovozov met à se déplacer d’un orateur à l’autre, il semble que les destinées de la Russie y soient suspendues ! La repré- sentation proportionnelle, messieurs ? Mais l’Allemand est à vos portes ! Que dis-je, il est chez vous ! il vit dans vos villes, il se nourrit du blé de vos champs, il se chauffe avec le bois de vos forêts !… La représentation proportionnelle ! Mais que l’ennemi fasse encore un pas, et c’en sera peut-être fini pour vous de l’Assemblée Constituante, de la Chambre qui la suivra, des élections en vue desquelles vous discutez et de cette représentation proportionnelle en quoi se concentrent actuellement toutes vos énergies pensantes et dont le nom sonne à mes oreilles comme le symbole des inutiles discussions de Byzance pendant que les coups de Mahomet II font crouler les murs de la cité !

Écrit le surlendemain. — Les socialistes anglais et français ont fait leur entrée dans la salle, au moment fixé. Ils ont parlé, on les a applaudis. Malheureusement, cela ne prouve rien, — qu’une politesse un peu chaude. Je n’ai rien entendu, ou presque. La représentation proportionnelle sonnait à mes oreilles comme un glas. Aujourd’hui, je suis venue à l’Hôtel de l’Europe voir un des socialistes que je connais. Il me reçoit gentiment, en camarade. Je lui fais part de mes craintes : la Révolution russe déviant de sa véritable voie, passant de l’élan libéral et démocratique au socialisme révolutionnaire, puis à l’internationalisme et enfin risquant de verser dans l’anarchie ; je montre la capitale menacée, insuffisamment protégée par des troupes en qui le souffle révolutionnaire semble avoir éteint la flamme patriotique qu’il aurait dû aviver.

Une avalanche de reproches fond aussitôt sur ma tête : — On voit bien que depuis près de deux ans je « respire le souffle empoisonné du pessimisme de Pétrograd ! » Les Allemands vont venir ? Eh bien ! qu’ils viennent ! On les recevra. Savez-vous, oui ou non, de quoi une armée révolutionnaire est capable pour sauver la patrie en danger ?

Hélas ! encore la classique formule, née de l’admirable héroïsme de nos « sans-culottes » de 89 ! Oui, ceux-là, oui ! Ils avaient l’amour du sol natal chevillé à l’âme. Sans pain, sans souliers, armés de faux et de bâtons, pareils à des Titans, ils faisaient trembler les canons de Brunswick. Qui refera après eux l’assaut de Valmy ? Cette sublime indifférence devant le danger, ce consentement joyeux au devoir héroïque, ce dévouement fleuri de toute une jeunesse à une cause idéale et sacrée, — ah ! saluez ! c’est la France qui passe : qui la suivra dans ses rudes chemins ?

Les socialistes partent pour le front russe. Je les attends au retour.

Lénine, le zimmerwaldien, le partisan de la défaite, le propagateur de la paix à tout prix, a fait, en arrivant dans son pays, œuvre de parfaite indépendance en s’installant dans le palais de Mme Kchétinskaïa, la célèbre danseuse qui fut lamie du Tsar, encore grand-duc. C’est ainsi qu’à l’instar de leurs bons amis les Allemands, les bolché-wiki comprennent la propriété. Le site ne manque pas de majesté. Quant au palais, s’il est sans grâce, on ne peut cependant prétendre qu’il soit sans beauté. Construit dans le style encore innomé de cette architecture que les Finnois disent avoir inventée, mais qui paraît plutôt dériver des lourdes innovations allemandes, il se dresse derrière les arbres du Jardin Alexandre, à l’angle de Kamenny-Ostro et d’un des quais de la Néva. Tout près, le minaret bleu et la coupole cannelée de la mosquée, — copie réduite de celle de Samarcande — ajoutent, au tableau une note d’exotisme, précieuse pour une princesse de la Danse, chargée d’interpréter les multiples manifestations de son Art.

Tous les jours, la foule s’amasse autour du balcon désormais célèbre et populaire où Lénine, l’illustre, daigne apparaître quelques instants ! Comment ne pas s’offrir au moins une fois ce spectacle nouveau, — et sans doute éphémère ?

Traversons le fleuve. C’est le soir ; un soir lent qui s’accroche à la robe lumineuse du jour. Nous entrerons bientôt dans la période des nuits blanches. Le ciel est une opale laiteuse, teintée de bleu. Du lointain Ladoga, des îles de glace descendent au fil des eaux désenchaînées de la Néva. L’air est si frais qu’on serre ses fourrures contre soi, d’un geste instinctif. Des mâts de navire, des coupoles d’églises, des flèches dorées, des groupes de maisons inégales, pointillées de lueurs et séparées par de grands espaces de ciel, des girandoles de lumières répétant la courbe des ponts, des flocons de nuages, blancs et légers comme des toisons récemment passées au lavoir, se renversent dans le miroir liquide du fleuve. C’est un coin de Venise, élargi, amplifié jusqu’à l’évanouissement insaisissable des détails. De l’autre côté, on distingue une foule, ou plutôt des groupes, nombreux, comme des îlots sur une mer. Le bruit des voix, pareil à celui des vagues, complète l’illusion. Les larges baies du rez-de-chaussée sont illuminées ; à travers les glaces sans tain on aperçoit les tentures rouges, les lustres de cristal.

— Dieu merci, dit quelqu’un, il n’est pas passé par mer. On l’aurait noyé !

L’imprécision de ce on me laisse rêveuse, Qui représente-t-il ? Pas Guillaume. Le retour de Lénine en Russie lui était bien trop précieux, ainsi qu’il l’a montré en lui accordant le passage… Il avait fondé trop d’espérances sur ce retour. Je préfère ne pas pousser ma recherche.

On bavarde beaucoup dans les groupes, on discute… Pourtant on n’en est pas encore arrivé aux coups.

— Camarades, je suis bolché-wiki, crie un grand diable à casquette et sans linge, et voilà je dis : Tous les travailleurs doivent être avec Lénine et penser comme lui.

Puis il s’éloigne et va porter plus loin sa profession de foi.

Sur le trottoir, un soldat très entouré déclare :

Et alors quoi ? Vous voulez, vous voulez que nous, les soldats, nous cessions comme ça de faire la guerre. Mais, camarades, est-ce que vous y avez pensé ? Si nous signons la paix, je vous le demande, sur qui retombera la honte ? Sur nous, camarades, sur nous seuls. Nous serons déshonorés, non seulement devant les Alliés, mais devant tous les peuples. Quand vous direz : « Je suis Russe, » on crachera sur vous (il se détourne et crache) et personne ne voudra vous donner la main…

Deux personnages assez équivoques circulent bras dessus, bras dessous, et se frappent la poitrine en criant : « Nous sommes anarchistes ! » Et je crois qu’ils sont un peu aussi dans les vignes du Seigneur…

Et, tout à coup, tableau : Lénine paraît au balcon ! Toutes les têtes se lèvent… On applaudit. La moitié des gens qui composent cette foule sont venus là en curieux, comme au spectacle. Ils témoignent leur satisfaction de ce que le rideau se lève. Au moins en auront-ils eu pour leur peine !

M. Lénine est un petit homme sans majesté. Même juché sur son balcon, il n’en impose guère. Il a un visage pâle, terminé par une barbe noire, en pointe. Des boutons en brillants ornent ses manchettes. C’est un révolutionnaire élégant.

Élégante, sa femme l’est encore plus que lui. On la voit passer dans les rues de la capitale, dans un confortable automobile, — sorti peut-être du garage de la danseuse, — portant des toilettes signées, semble-t-il, de quelque grand couturier de Paris… ou de Berlin.

Des quelques paroles jetées par M. Lénine du haut de sa tribune aérienne, il ressort qu’il faut terminer la guerre au plus vite et procéder au partage des terres sans attendre l’Assemblée Constituante. On voit que ses actes sont en plein accord avec ses théories. Mme Kchétinskaïa lui ayant fait intimer l’ordre de sortir de son palais, l’illustre zimmerwaldien a répondu qu’il en sortirait. « lorsqu’on lui donnerait le palais Marie ! »… l’ancien palais du Conseil d’Empire n’étant pas, à beaucoup près, au-dessus des mérites de ce « partageux ».

L’orateur a disparu ; aussitôt le public de se précipiter vers la grande porte. Quelques personnes entrent, jalousement regardées par tous ceux qui restent. À partir de huit heures, l’entrée est libre pour les militaires ; pour les civils on exige l’inscription dans le parti.

J’aurais voulu voir de près cet oiseau rare, et, j’exprime le regret de ne me sentir aucune disposition pour l’anarchisme. Un jeune officier venu avec nous me propose de profiter des droits que lui confère son costume pour aller interviewer Lénine en mon lieu et place.

— Je vous en prie !

Et il franchit aussitôt le seuil gardé par deux sentinelles, baïonnette au fusil. Son absence dure à peine quelques minutes.

— Je vous avoue que j’ai fait une assez mauvaise impression, me dit-il. Après avoir salué Lénine, je lui ai posé tout de go la question : Comment avez-vous pu traverser l’Allemagne ?

« — Pour me poser une pareille question, a gravement déclaré le leader bolché-wiki, il faut que vous soyez un provocateur !… »

Car c’est certainement là que le bât le blesse. Mais vous pensez bien qu’ainsi étiqueté, j’ai dû aussitôt me séparer du troupeau !…

— À la vérité, reprend le jeune homme, il y avait peu de monde dans le fameux salon qui entendit des propos plus amènes, au temps où y fréquentaient les grands-ducs. Nous avons grand tort de faire de la popularité à ce moderne Érostrate qui mettrait la Russie en feu pour se faire un nom. Il fallait le tuer par le silence.

… Maintenant, il faudrait connaître la répercussion des événements de la Révolution dans les campagnes.

Comment vont se comporter les villages au moment des élections de l’Assemblée Constituante ? On n’en peut rien savoir encore, et cela fait frémir. En attendant, un fait en dira long. L’alcool, dont la suppression avait amené un véritable bien-être dans les campagnes, l’alcool est en train de faire sa réapparition. L’avenir, — et, pour la Russie, l’avenir c’est demain, — se révélé gros d’inquiétudes et de complications.



CHAPITRE III

la russie au bord de l’abîme


L’ivresse magnifique et dangereuse. — La note aux Alliés. — Chez M. Vodovozov. — Une scène de pronunciamento au Palais Marie. — La Garde rouge. — On déserte, on fraternise. — Avec le Conseil des délégués ouvriers et soldats. — De démissions en démissions. — Ceux qui ne veulent plus de la guerre !… — Anarchie dans les villes. — Jacquerie dans les campagnes.


Vie frémissante, pleine de passion et d’éclat : c’est la nôtre depuis la grande semaine révolutionnaire. Toute demeure est une hôtellerie où l’on mange à la hâte, où l’on dort la moitié de son sommeil. La pensée, l’action, le mouvement sont dans la rue et l’âme s’y précipite à leur suite. Notre vie spirituelle est si intense qu’à peine songe-t-on à assurer l’autre. Si le pain du corps manque parfois, en revanche celui de l’esprit surabonde. Pareil aux cinq pains de l’Évangile, il se multiplie jusqu’à rassasier une multitude toujours croissante et toujours renouvelée. On en a plein les mains, on le foule aux pieds, il vole au-dessus de nos têtes sous la forme des innombrables feuilles politiques qu’a fait naître la Révolution. Voici les Isvestia (les Nouvelles), organe du Conseil des délégués ouvriers et soldats ; le Diélo Naroda (la Cause du peuple), où paraissent les articles enflammés, mais parfois inquiétants, de Tchernoff ; l’Edinstvo (l’Union), du socialiste patriote Plékhanoff ; la Novaïa jizna (la Vie nouvelle), de Gorki… Tout cela brûle comme du feu, enivre l’âme et le cerveau, exalte l’imagination. La Pravda (la Vérité), organe de Lénine et des bolchévistes, devient un contre-poison, par ses exagérations même ! À chaque pas dans la rue, on se heurte à des distributeurs d’Appels, de Déclarations, de Manifestes, expression de toutes les tendances, propagande pour toutes les causes !… Et, comme si ce n’était, pas encore assez, la manne spirituelle tombe du haut de tout escalier extérieur, public ou privé, de toute borne, de toute saillie pouvant offrir une tribune d’où dominer la foule ardente, prête à la riposte, aux applaudissements ou à la désapprobation.

Pétrograd bouillonne comme une cuve après la vendange, et c’est nous qui sommes le raison noir ! Les grands jours de 89 sont revenus et nous les vivons ! Ivresse magnifique et dangereuse !… La Russie géante, la Russie chaotique cherche sa norme, et elle la cherche dans la révolution. Les images manquent pour dépeindre ce formidable creuset où toutes les institutions, toutes les croyances, toutes les habitudes, toutes les traditions ont été jetées pêle-mêle et d’où la Russie nouvelle aspire à se dégager. Y réussira-t-elle ?… Nous sommes encore trop près pour juger la Révolution russe, mais elle apparaît comme le plus extraordinaire mouvement didées, comme le plus ardent foyer de propagande universelle que le monde ait vu depuis la Révolution française.


19 avril/2 mai. — Le 1er mai que nous venons de vivre entrera dans l’Histoire sous un déploiement somptueux de drapeaux rouges, de cocardes, de rubans, de fleurs et de palmes ; au son des chants, des hymnes de l’éclat des cuivres jetant au vent de la Néva les strophes ardentes de la Marseillaise ; dans l’ivresse joyeuse des farandoles enfantines déroulées sous les pas ; au milieu de l’enthousiasme sacré des foules, des applaudissements qui répondent aux discours tombant des soixante tribunes dressées dans la capitale et où des orateurs improvisés remuent à plein cerveau les plus hautes, les plus nobles, mais les plus dangereuses idées !…

Il faut le reconnaître, cette sorte de mysticisme révolutionnaire où se complaisent les âmes russes risquerait, s’il se cristallisait, de devenir néfaste au succès même de l’établissement de la liberté. À force d’entendre : « Vive la paix ! Vive la fraternité des Peuples ! » on finit par oublier que, derrière ses abris bétonnés, par delà ses infranchissables réseaux de fils de fer barbelés, le tigre allemand guette, pareil au fauve dans la jungle, et se réjouit de cette foi naïve en l’universelle fraternité qui est le piège où il nous attend.

La splendide folie de désintéressement qui s’est emparée de la Russie et qui, en cette journée du 1er mai, a reçu la consécration des foules, était en germe dans l’Appel à tous les peuples et a trouvé sa forme définitive dans l’Appel aux socialistes de tous les pays, publié le 2 avril par le « Conseil des délégués ouvriers et soldats » de Pétrograd. Après avoir déclaré que la Révolution russe est une révolution non seulement contre le tsarisme, mais contre l’entr’égorgement universel, l’Appel ajoute : « La démocratie révolutionnaire russe ne veut pas d’une paix séparée, qui serait de nature à délier les mains de l’Empire germanique. Elle sait qu’une telle paix constituerait une trahison envers la démocratie, et la livrerait pieds et poings liés à l’impérialisme. Elle sait qu’une telle paix ne pourrait conduire qu’à un désastre militaire de tous les autres pays, et ainsi affermir pour de longues années le triomphe du chauvinisme et de la revanche ; laisser l’Europe, après 1870, comme un camp en armes et préparer dans un avenir prochain un nouveau et sanglant corps à corps. La démocratie révolutionnaire russe veut une paix universelle sur une hase acceptable pour tous les travailleurs de tous les pays qui ne veulent pas de conquêtes, qui ne cherchent à dépouiller personne, qui sont tous également intéressés à la libre expression de la volonté de tous les peuples, et au renversement de l’impérialisme international. Une paix sans annexions ni contributions, sur la base du libre développement de tous les peuples, cette formule, comprise et accueillie sans arrière-pensée par l’intelligence et par le cœur du prolétariat, donnerait la base sur laquelle pourront et devront s’entendre les travailleurs de tous les pays, belligérants et neutres, pour établir une paix durable et pour guérir dans des efforts communs les plaies causées par la lutte sanglante.

« Le Gouvernement provisoire de la Russie révolutionnaire a fait sienne cette manière de voir fondamentale, et la démocratie révolutionnaire s’adresse avant tout à vous, socialistes des Puissances alliées. Vous ne devez pas permettre que la voix du Gouvernement provisoire russe reste isolée dans le concert des Puissances alliées. Vous devez amener vos gouvernements à déclarer d’une façon nette et décisive que la formule de la paix sans annexions ni contributions, sur la base du libre développement des peuples, est aussi leur formule. Par là, vous donnerez le poids et la force d’impulsion nécessaire au geste du Gouvernement russe, vous donnerez à notre armée révolutionnaire, qui a inscrit sur sa bannière : la paix entre les peuples, la certitude que ses sacrifices sanglants ne seront pas abusivement utilisés pour le mal. Vous lui donnerez la possibilité de remplir avec toute la ferveur de l’enthousiasme révolutionnaire les sacrifices militaires qui incombent. Vous la fortifierez dans sa foi en ce que, luttant pour défendre les conquêtes de la révolution et notre liberté, elle combat en même temps pour les intérêts de la démocratie internationale, et, par cela, contribue au plus rapide établissement de la paix désirée par tous. Vous mettrez les gouvernements des pays ennemis en présence du dilemme inéluctable de renoncer avec la même fermeté à la politique de conquêtes, de dépouillement et de violence, ou bien d’avouer ouvertement leurs crimes et, par là, déchaîner sur leur propre tête la juste colère de leurs peuples.

« La démocratie révolutionnaire russe s’adresse à vous aussi, socialistes de l’AustroAllemagne. Vous ne sauriez admettre que vos gouvernements deviennent, les bourreaux de la liberté russe ; vous ne pouvez souffrir que, profitant de l’ivresse joyeuse de la liberté et de la fraternité qui s’est emparée de l’âme russe révolutionnaire, vos gouvernements rejettent leurs armées sur le front occidental pour détruire d’abord la France et ensuite se précipiter sur la Russie et, finalement, vous étouffer vous-mêmes et tout le prolétariat international dans l’étau de l’impérialisme universel[15]. »

Quinze jours se sont passés. Ce second Appel, pas plus que celui du 14/27 mars, n’a encore reçu aucune réponse des socialistes austro-allemands. La grande erreur des révolutionnaires russes, c’est de prêter à leurs ennemis la noblesse d’âme et la sincérité dont ils sont eux-mêmes animés.


20 avril/3 mai. — Les journaux de ce matin publient la note du gouvernement russe aux diplomaties alliées. La plupart reprochent à M. Milioukov la forme, qu’ils jugent timide et ambiguë, par laquelle il convie les Alliés à s’associer à la Russie dans sa politique de renonciation à toute annexion et contribution de guerre. Il est à prévoir que les partis vont en tirer occasion pour s’affirmer davantage et aussi hélas ! pour se ruer les uns contre les autres et risquer, au nom de la paix universelle, de nous faire choir dans la plus inexpiable de toutes les guerres : la guerre civile !

Déjà les colères bouillonnent ; la rue s’agite ; on y déclare le gouvernement traître à la démocratie. Hâtivement je téléphone à l’un des membres du parti travailliste : M. Vodovozov.

Le distingué publiciste revient d’un Congrès de paysans, tenu dans le gouvernement de Novgorod.

— Eh bien, dis-je en l’abordant : la situation est grave !

— C’est la faute de Milioukov. Sa note est d’un doctrinaire qui ne comprend rien à l’évolution. Elle marque un recul sur la déclaration du 27 mars, qui a posé nettement et fait connaître au monde les buts de la révolution russe. Nous ne voulons ni des Dardanelles, ni de Constantinople, et l’erreur de M. Milioukov a été de rester, notamment sur ce point, fidèle à la politique tsariste. Partisans de la politique ouverte, nous demandons que les contrats entre la Russie et ses Alliés soient rendus publics. Nous remplaçons le mot d’ordre impérialiste : « Jusqu’à la victoire complète » par la formule : « Jusqu’à la libération de tous les peuples », — sans en excepter l’Allemagne. La victoire que nous voulons, c’est celle des démocraties sur leurs oppresseurs. Nous ne la rechercherons par les armes qu’après avoir acquis la douloureuse certitude qu’elle ne peut être obtenue autrement. Cela non plus, M. Milioukov ne paraît pas l’avoir compris… Dans ce conflit, comme dans tous les autres, le dernier mot appartient au peuple !

Ce dernier mot, c’est en effet à la rue que je vais le demander. Elle présente l’aspect fiévreux des jours de grande lutte. Tout le peuple y est déjà descendu. Des attroupements se forment. À certains carrefours, l’engorgement est tel qu’il faut louvoyer pour se frayer un passage. Pourtant, la première parole entendue est un appel à la sagesse et à la modération. Un soldat crie :

— Camarades, au nom de l’avenir de la Russie, restons fidèles au gouvernement provisoire. Provisoire ; il est provisoire, comprenez-vous ? Attendez l’Assemblée Constituante, c’est elle qui décidera de tout.

Non loin, une jeune fille en cheveux courts déclare :

— Écoutez Lénine ; c’est lui seul qui a raison !

Le reste de ses paroles se perd dans les protestations de la foule. Mais un homme se détache du groupe, gesticulant et indigné :

— Ne la croyez pas ! Ne la croyez pas ! Elle ment ! Elle dit que Lénine sauvera notre Russie ; Nacha Roussiia !

Et il met dans ce mot une expression de si profond amour que les larmes m’en viennent aux yeux !

Vers trois heures, nous arrivons sur la place d’Isaac. Au delà du square, dans l’immense espace quadrangulaire dont le Palais Marie occupe le fond, on ne distingue qu’une masse grouillante et un rouge frissonnement de drapeaux au-dessus de l’éclair luisant des baïonnettes. Ce sont les régiments de Finlande, de Pawlowsk, de Kexgolm et les marins du 2e Équipage de la Baltique, sortis de leurs casernes sous l’impulsion d’un soldat arrivé d’Helsingfors, qui manifestent sous les fenêtres du palais où siège le Comité exécutif du gouvernement provisoire. Commencée par l’armée, la révolution se continue sous la menace des baïonnettes ! Cela est assez conforme aux traditions russes. De la révolte des Strélitz à celle des régiments qu’eut à dompter Nicolas 1er au moment de son avènement, l’histoire de la Russie abonde en mouvements militaires.

Celui du 27 février n’est devenu une révolution que par l’ampleur que lui a donnée la guerre. Il ne peut en être autrement dans un pays qui, depuis Pierre le Grand, reposait sur une organisation militaire dont le tsar était le chef suprême. L’armée est pour ou contre ce chef. Si elle est pour lui, le peuple tremble et obéit ; si elle est contre lui, la foule suit l’armée, — ce qui est encore une forme d’obéissance. L’essai de révolution populaire de 1905 a été une illustration de cette loi.

Fidèle, l’armée a maté le peuple et l’a rendu impuissant. En 89, c’est, au contraire, la grande vague populaire qui a submergé l’armée. Depuis sa formation, le gouvernement provisoire n’a eu d’un gouvernement que le nom. En réalité, le pouvoir appartient au « Conseil des délégués ouvriers et soldats ». Faut-il voir dans la manifestation d’aujourd’hui la lutte ouverte entre les deux pouvoirs ?… La sagesse serait de mettre un terme à leur antagonisme et de les réunir.

Avec des cris et des huées, cette masse en armes exige la démission du ministre des Affaires étrangères. Les inscriptions agressives des drapeaux soulignent leurs démonstrations verbales d’une menace sanglante : « Doloï Milioukov ! » « À bas le gouvernement provisoire ! »

Un soldat a harangué les troupes. La foule s’agite et manifeste. Le tumulte est à son comble. Nous nous sentons jetés, pantelants, au bord d’un abîme d’angoisses. Le gouvernement provisoire se soumettra-t il à la brutale injonction de l’armée ? Le Conseil des ouvriers et soldats acceptera-t-il le lourd fardeau du pouvoir à l’heure où la menace de la guerre civile passe en tourbillon sur nos tètes ?… Le tragique de la grande crise révolutionnaire n’est pas encore épuisé !…

Mais voici que pareils au Deus ex machina des anciens, Skobelev, un des leaders du parti socialiste, accourt, prononce des paroles de concorde et d’apaisement ; Kornilov, héros jadis adoré des soldats, fait à la sagesse de l’armée un émouvant appel : « Soldats, citoyens, entre la flotte allemande et nous, il n’y a plus qu’une barrière chaque jour diminuée : les glaces de la Baltique. Ne nous divisons pas, je vous en conjure, au moment où nous allons avoir peut-être à fournir le plus prodigieux effort de cette guerre pour sauver la patrie en danger. Soldats, rentrez paisiblement dans vos casernes et attendez-y les ordres du Conseil des délégués ouvriers et soldats et les miens ! » On y applaudit ; des casquettes et des bonnets de fourrure s agitent, les drapeaux frissonnent au-dessus des têtes, on crie : « Vive Kornilov ! »

Une autre scène se jouait sur la Perspective Newsky. Des bureaux de la Rouska Volya un homme était sorti, élevant à bout de bras un drapeau modeste. À la hâte, sur létoffe rouge, on avait écrit : « Vive Milioukov ! Confiance au gouvernement provisoire ! » Par les allées du jardin qui s’arrondit devant Notre-Dame de Kazan, le porte-drapeau va se placer au sommet des escaliers qui occupent le centre de la colonnade berninienne[16].

Une foule de gens le suivent. Officiers, soldats, marchands qui ont fermé à la hâte leurs boutiques, ouvriers en rupture d’usine, bateliers de la Néva, étudiants et étudiantes, tout ce qui passe, circule, ondoie à toute heure du jour et presque de la nuit sur cette Newsky, frémissante et passionnée comme un être vivant.

L’obligatoire discours entendu, la foule se forme en cortège, arrêtée de temps à autre sur son parcours par un orateur juché sur une voiture de place ou qui a escaladé les marches d’un padiezde[17]… On traverse le canal de la Moïka, après s’être donné comme objectif le ministère des Affaires étrangères, sur la place du Palais d’Hiver.

Mais voici qu’à l’intersection de la Newsky et de la Morskaïa, les deux manifestations, — pour et contre le gouvernement provisoire, — se rencontrent. Une bousculade rapide se produit. Le drapeau de la manifestation promilioukovienne est enlevé au bout des baïonnettes et lacéré. Un autre le remplace, bientôt lacéré à son tour. Cris dans la foule. Fuite dans toutes les directions… La milice paraît… Des citoyens de bonne volonté s’appliquent à rétablir l’ordre. On se donne rendez-vous, le soir, à la place du Palais Marie.

Et, dans la clarté prolongée des nuits blanches commençantes, puis plus tard, à la lueur indécise des globes électriques, devant les fenêtres éclairées du palais où le gouvernement provisoire a repris ses séances, la grandiose manifestation recommence. Mais les régiments ne sont pas revenus. Du Palais Marie à la cathédrale d’Isaac, majestueusement silhouettée sur le ciel, l’immense place retentit des cris, des appels, des hourrahs échappés à plus de cent mille poitrines. Plus de manifestations de haine ou de colère : rien qu’une attente anxieuse et une vibrante espérance. Des fenêtres de l’Hôtel Astoria orientées vers le Palais Marie, le spectacle est extraordinaire. Le décor, la foule, la montée des voix, les effluves émanés de ces masses en ébullition, sont plus grisants que les fumées de l’alcool. On croit assister à quelque formidable poussée du peuple dans les soirs tumultueux de Ninive ou de Babylone !…

L’un après l’autre, afin de calmer cette attente qui s’angoisse, les ministres paraissent au balcon. Goutchkov, malade, la main appuyée sur son cœur pour en comprimer les battements, jette en paroles ardentes son âme à la multitude… Et tout à coup, un hourrah formidable retentit, pareil à une tempête qui passe sur les grands chênes ; dans la foule un mouvement se produit, analogue à celui des vagues au temps des grandes marées : c’est Milioukov que la foule acclame et veut voir, et veut entendre. Le ministre proteste de la bonne foi du gouvernement provisoire, de sa propre fidélité à la-cause de la Révolution…

Le poids tombe qui oppressait encore les poitrines ; l’apaisement se fait. On éprouve l’impression d’avoir échappé par miracle à un terrible danger. Longtemps encore, même lorsque le silence s’est fait sur les balcons, la foule s attarde, allégée et murmurante, heureuse de prolonger en elle le sentiment des heures inoubliables qu’elle a vécues.


22 avril/4 mai. — Malgré la rectification à la note du 20 avril, publiée par le ministre des Affaires étrangères et transmise aux gouvernements alliés, les ouvriers restent dans un grand état d’effervescence. Les usines de la Baltique, les quartiers populeux de Pétrogradskaïa-Stérana et de Viborg fermentent comme aux premières heures de la révolution.

Les « camarades » se montrent mécontents non seulement du gouvernement provisoire, dont ils traitent les membres de « droitiers » et de « bourgeois, » mais même du Conseil, qu’ils ne trouvent pas assez disposé à les suivre dans leurs exagérations. Pourvus des fusils volés à l’Arsenal, reconnaissables à leur brassard à la couleur révolutionnaire, ils se sont constitués en Garde rouge, moins pour protéger la population que pour la terroriser. En vain le Conseil a décliné leurs offres d’assistance, et répondu que la milice suffisait au maintien de l’ordre dans la cité ; en vain leur a-t-il enjoint de venir déposer leurs armes, ils continuent à se dresser, menaçants. Des armes, et surtout des grenades à mains, disparaissent presque journellement de l’Arsenal ou des autres usines de munitions. Récemment, les 20 000 hommes de la Garde rouge ont défilé en armes dans plusieurs quartiers de Pétrograd, afin d’en imposer à la ville par un déploiement inattendu de leurs forces. Le bruit court qu’ils se sont fabriqué une auto blindée avec un camion automobile. On a peur d’eux. De vagues rumeurs annoncent qu’ils feront une démonstration aujourd’hui.

Journée enfiévrée. La réconfortante impression produite par la déclaration des ministres au Palais Marie s’efface déjà. Je reçois quelques visites. Presque toutes sont porteuses de nouvelles alarmantes : un général a été assassiné ; des coups de feu ont été tirés ce matin à Pétrogradskaïa-Stérana ; le Conseil même n’est plus écouté ; la Garde rouge parcourt les quartiers qui avoisinent la Sadovaïa… Plusieurs personnes auraient été tuées…

Je n’ai garde de tomber dans le piège de ce pessimisme. La Russie révolutionnaire traverse une crise : elle en sortira. Milioukov saura se retirer s’il le faut…

Vers quatre heures M. Michel arrive. Je n’attendais que lui pour me mêler à la foule qui, malgré les menaces de fusillade, s’est remise à parcourir les rues. J’ai quitté le lointain quartier où j’ai vécu les premiers jours de la révolution, pour m’établir dans une rue perpendiculaire à la Newsky et où je sens battre de plus près le cœur de la grande et orageuse cité. En trois minutes, nous atteignons la Perspective. Moins les drapeaux, elle présente le même spectacle que la veille. Les orateurs y continuent leur propagande. Et je songe à ce qu’écrivait le marquis de Custine dans son livre, trop peu lu, La Russie en 1839 : « Les nations ne sont muettes qu’un temps ; tôt ou tard le jour de la discussion se lève : la religion, la politique, tout parle, tout s’explique à la fin. Or, sitôt que la parole sera rendue à ce peuple muselé, on entendra tant de disputes que le monde étonné se croira revenu à la confusion de Babel. » Paroles prophétiques ! Dès qu’il a touché le pavé de la rue, tout homme, ici, se mue en orateur. Ce qui me surprend, c’est que la masse sait écouter. Point d’interruption brusque, de controverses désordonnées où chacun n’entend et n’écoute que soi. Ces meetings improvisés sont à la fois ardents et calmes, comme le caractère même de ce peuple façonné depuis des siècles par la double influence du climat et de l’obéissance.

De groupe en groupe, nous atteignons Gostiny-Dvor. Soudain, aussi inattendue qu’un coup de tonnerre dans un beau ciel d’été, une fusillade éclate : la Garde rouge débouche de la Sadovaïa ; la Garde rouge est devant nous !… La détonation a été si proche que nous avons vu briller l’éclair ! À côté de M. Michel, un soldat tombe, foudroyé. Débandade folle. Avant que j’aie eu le temps de me reconnaître, je suis prise sous le bras, emportée presque… Conscient du danger que nous courons, M. Michel m’a saisie, et m’entraîne, et m’emporte hors de cette fournaise avec toute la force de ses robustes vingt ans ! La seconde salve me trouve à l’abri, dans un cinéma tout proche. Mon secrétaire est reparti. Mais je ne suis pas seule. En un instant, le hall est rempli. Les grandes glaces des murs reflètent des visages épouvantés d’hommes, de femmes et d’enfants. On entend :

— Tirer sur une foule paisible et sans armes ! Quel crime !…

En effet, depuis les perquisitions de la Grande Semaine, rares sont ceux qui possèdent encore un revolver.

Une petite fille que la foule bousculante a séparée de sa mère pleure dans un coin.

Deux, trois salves encore, puis le silence… Silence gros d’inquiétude… La porte se rouvre : on apporte les blessés et les morts. M. Michel est parmi les porteurs. Il tient à pleins bras le corps abandonné d’un soldat. Les cheveux grisonnent sur les tempes, les bras pendent lamentablement… Un peu de sang macule la joue… Cinq, six, puis sept corps ont été apportés ainsi… Est-ce le bilan de la journée ? Y a-t-il ailleurs d’autres victimes ?

— Rentrez chez vous, madame, exige M. Michel. La Garde rouge est encore là et l’on dit qu’un régiment accourt à sa rencontre. Dieu sait ce qui va se passer ici ce soir !

— Savez-vous, lui dis-je, que vous venez peut-être de me sauver la vie ?…

Michel hausse les épaules et : — Peuh ! dit-il, n’exagérez pas mon mérite… ni le vôtre !

Puis, tandis qu’il m’emmène, très vite, il raconte :

— Ce sont ceux de Poutilov, de Lessner et de Troubatchni qui ont fait le coup. Lorsque je vous ai quittée, j’étais comme fou ; j’y voyais rouge ; j’aurais voulu tuer ces brutes…, et j’étais sans armes. Revenu à mon point de départ, j’ai essuyé une seconde salve, et tout à coup je vois ceci : un soldat, revolver au poing, s’élance sous le feu vers les plus proches assaillants et crie : « Vous êtes des brutes, des brutes ! On ne tire pas sur une foule sans armes ! » Autant que j’ai pu en juger, il en a blessé deux et en a fait reculer un grand nombre. On l’a entouré et décoré sur place de la croix de Saint-Georges. Alors j’ai ramassé un malheureux soldat mort, et je suis venu vous rejoindre.

Et, comme nous arrivons devant ma porte :

— Ne sortez pas, madame, je reviendrai ou je vous téléphonerai selon les événements. Ça va chauffer, tout à l’heure…

En vain j’insiste pour le retenir :

— Non, non ma place est là-bas. Je suis milicien ; je dois aider au rétablissement de l’ordre. D’ailleurs, vous savez bien que les balles ne peuvent pas m’atteindre…

Car, outre qu’il est courageux, Michel a loi en son étoile !…


27 avril/7 mai. — Les pires nouvelles nous arrivent du front. Pendant les premières semaines de la Révolution, les officiers ou soldats qui en venaient, délégués par leurs camarades, vantaient le patriotisme, la fermeté de résolution des troupes. Ils faisaient entendre des paroles de sagesse, des appels à l’ordre et au travail Les divergences politiques, les querelles des partis les remplissaient de crainte et d’étonnement. Peu à peu, de la capitale, la désagrégation s’est infiltrée dans les villes de l’arrière et a gagné le front. Certains journaux, comme la dangereuse Pravda, répandus dans l’armée par centaines de mille, y ont semé des ferments de révolte et de dissolution. La discipline s’est relâchée ; on a commencé à organiser des meetings, a parler politique, à discuter les ordres des chefs… Puis est venue la question du partage des terres. Se faire tuer, c’est perdre sa part ! Alors, la nuit, en tapinois, on sort de sa tranchée pour se reporter un peu à l’arrière, de crainte d’une surprise. Au matin, si la tranchée est libre, on la réoccupe, tranquillement.

Les Allemands ont habilement profité de cet état d’esprit. Après leur attaque sur le Stokhod, ils ont compris que mieux valait laisser les Russes en paix. La Pravda et le Diélo Naroda travaillaient pour eux. Aussitôt les désertions ont commencé. Pendant quelques semaines les trains revenaient chaque jour bondés de soldats qui s’en retournaient au village. Les toits des wagons s’effondraient sous le poids de ceux qui n’avaient pu trouver place à l’intérieur. Des hommes ont été tués ou projetés sur la voie au passage des ponts. À l’heure actuelle, la moyenne des soldats présents sur le front varie entre 2 et 30 p. 100 !… Le nombre des déserteurs s’élève à plusieurs millions.

Puis les fraternisations sont venues. Après l’Appel à tous les socialistes, les soldats russes ont cru à la pacification universelle. Et, certes, ils ne demandaient qu’à y croire ! Ils étaient las de la guerre, las comme des enfants auxquels on a imposé un trop grand effort. Depuis trois ans, c’est par millions qu’on les jetait dans la gueule du Moloch allemand ! Certains d’entre eux, venus de quelque tranquille province de la Russie centrale, poussés sur les champs de bataille, ignorants et étonnés, ont fait successivement tous les fronts. Ils n’ont quitté les neiges des Karpathes où l’on enfonce jusqu’aux épaules que pour aller patauger dans les marais du Pinsk et de Riga, ou pour gravir, le ventre vide, les infranchissables montagnes d’Erzeroum. Qui dira les imméritées souffrances du soldat russe ? C’est à pleurer de pitié et à s’agenouiller de douleur ! Pendant la retraite de Galicie, faute de cartouches et d’obus, ils répondaient au tonnerre formidable des canons par des attaques à la baïonnette ; pendant celle de Pologne, n’ayant même plus de fusils, ils ramassaient des pierres pour les jeter aux Allemands. Lors de la brillante offensive de Radko Dmitrielf (décembre 1916), des compagnies entières se sont noyées, la nuit, dans la boue glacée des marécages. Il y a quelques mois encore, en Russie, le soldat n’était pas un homme, mais un matériel de guerre. À l’assaut des positions fortifiées on le jetait par masses sur les fils de fer barbelés : le terrain nivelé, les armées suivantes passaient sur les corps ! O sainte et héroïque soumission des armées russes !… Mourir avec de telles aggravations de douleurs, n’est-ce pas mourir plusieurs fois ?…

Et voici que tout à coup, à ces hommes, à ces grands enfants qui ont tant souffert, — et sans savoir pourquoi, — on annonce la liberté et la paix !…, D’abord, c’est la surprise, le doute ; puis une sorte de délire s’empare d’eux ; ils oublient les maux passés, leur cœur déborde d’amour et de mansuétude. Subjectifs, ils prêtent leurs propres sentiments à leurs ennemis. « Comme nous, sans doute, ils se battaient à contre-cœur et par obéissance. Allégeons-les vite de ce fardeau ; déclarons-leur que désormais tous les hommes sont frères !… » Hélas ! c’est, retournée, la fable du Coq et du Renard.

Les Allemands n’ont eu garde de laisser tomber cette avance naïve. En hâte ils constituent des régiments de fraternisation, formés d’hommes parlant plus ou moins le russe. On se visite de tranchée à tranchée ; on se promène au milieu des réserves de l’arrière : « Entrez, messieurs, vous êtes chez vous ! » On échange de l’eau-de-vie contre du pain, de la viande ou du savon. L’Allemand ou l’Autrichien arrive, pourvu de petits couteaux, de chaînes de montre, toute une bimbeloterie semblable à celle dont nos explorateurs se servent pour s’attirer l’amour et la confiance des peuplades nègres du Centre africain ! Mais, tout en offrant ses petits cadeaux, le bon Teuton jette autour de lui des regards attentifs.

« Pendant que les régiments russes fraternisent sur le front avec les Allemands, écrit un artilleur à un journal de Pétrograd, ceux-ci s’avancent jusqu’à 25 et 30 verstes en arrière, relèvent les plans de nos fortifications et l’emplacement, de notre artillerie. Au cours d’une bataille récente, toutes les batteries du secteur, si bien dissimulées que les avions allemands n’avaient jamais réussi à les repérer, ont été atteintes par les canons ennemis. Tel est le résultat de ces hypocrites embrassades. »

— En effet, raconte un soldat de Galicie, sur notre front on fraternise. Le soir, nous nous rencontrons avec les Autrichiens et nous causons en buvant le thé.

— On ne tire donc plus là-bas ?

— Mais si ! tous les jours. Comment ne pas tirer lorsqu’on est deux armées, face à face ?

— Alors, pendant la journée vous vous tuez de part et d’autre une dizaine d’hommes, puis, le soir, vous vous embrassez et vous buvez le thé ?

— Des hommes ? Non, non, nous n’en tuons pas ! Nous tirons contre une montagne, les Autrichiens contre une autre, et, le soir, on boit le thé ensemble… Mais comment ne pas tirer quand on est là pour ça ?

Une sœur de charité sort de chez moi. Elle arrive des environs de Cernowicz.

— Eh bien ! lui ai-je demandé, que se passe-t-il dans ce secteur que j’ai vu jadis si actif ?

— Comme ailleurs, on déserte, on fraternise. il y a quelques jours, j’ai demandé à un soldat : « Est-ce vrai que, toi aussi, tu veux retourner au village ? — Pourquoi ne pas y retourner puisqu’on ne se battra plus ? — Mais il faut se battre, sans quoi les Allemands prendront toutes nos terres. — Oh ! pas les nôtres, elles sont trop loin : je suis du gouvernement de Riazan. — Tu penses à toi… lais les autres… Ceux qui sont des gouvernements voisins, des Kitchinev, de la Petite-Russie ?… — Ah ! ceux-là, a répondu le soldat, je ne les empêche pas de se battre ! »

Altruiste et fraternel, le soldat russe n’a cependant pas la notion de la solidarité patriotique. Sous la férule du tsarisme, les idées simples et claires que tout homme normal porte en soi se sont atrophiées dans l’âme russe. En considérant comme un délit politique toute tentative de groupement des masses populaires, dans un pays où le climat, la constitution géologique, l’énormité des distances, font de l’éparpillement et de l’isolement de l’individu comme les conditions naturelles de la vie, les gouvernants ont réduit le peuple à une sorte de poussière humaine, à un système mécanique d’individus juxtaposés mais sans cohésion. Il est plus facile de critiquer le peuple russe que de le comprendre. Qui le comprend l’excuse… Pour un paysan russe d’avant la guerre, la patrie ce n était pas l’ensemble de ces villes lointaines, paradis inaccessibles dont souvent il ne connaissait pas même les noms, — de ces beautés ou de ces richesses du sol dont sa vie entière suffisait à peine à lui faire découvrir une parcelle, de ce trésor de productions intellectuelles, de traditions dont il ignorait jusqu’à l’existence, la patrie, c’était son isba, son mir (commune) et par delà, son tsar. Le tsar tombé, la Russie apparaît comme un grand corps sans âme prêt pour la décomposition. Si la Révolution ne lui rend pas cette âme dont le tsarisme l’a dépossédée peu à peu, s’il ne se rencontre pas un être assez puissant, assez inspiré pour lui insuffler le sentiment du devoir commun, pour lui forger une âme collective, rien ne peut plus la sauver désormais. Vouée à l’anarchie et à l’incohérence, elle complétera de ses propres mains, par le morcellement géographique, l’émiettement moral réalisé par ses tsars. C’est le cas pour elle de faire sienne l’invocation passionnée de notre Musset :

Qui de nous, qui de nous va devenir un Dieu ?

Milioukov a donné sa démission. Le gouvernement ne tardera pas à le suivre. Les journaux publient une lettre du ministre de la justice, Kérensky, et une déclaration du gouvernement provisoire. Les uns et les autres demandent au peuple de se prononcer, décidés qu’ils sont à se retirer s’ils n’ont pas toute sa confiance.

La situation politique extérieure, qui a commencé à être inquiétante il y a quelques jours, avec les articles de Tchernov dans le Diélo Naroda (18 avril/1er mai et suivants) s’assombrit encore. La question de la divulgation des traités passionne l’opinion publique. Les journaux de l’extrême gauche russe impriment que les socialistes anglais et français sont venus apporter en Russie la formule impérialiste : « La guerre jusqu’à la victoire » La proposition du Conseil des ouvriers et soldats d’une conférence internationale à Stockholm prend de plus en plus corps et, pour ou contre, passionne tous les esprits. On suit avec une émotion fébrile tout ce que les journaux français ou allemands publient à ce sujet.

Le mercredi 26 avril/8 mai, j’ai une entrevue à l’Hôtel de l’Europe avec un de nos socialistes, M. Lafont, qui revient de visiter les troupes du front. Je le trouve fort attristé. Cependant, il espère que la démocratie russe se reprendra. Tout ce qui pense ou agit à Pétrograd doit aider le peuple à surmonter la crise.


27 avril/10 mai. — Séance solennelle au Palais de Tauride. Sur la proposition de M. Rodzianko, les membres vivants des quatre Doumas ont commémoré le onzième anniversaire de leur réunion en Assemblée législative. Tous les représentants des Alliés étaient présents dans la loge diplomatique. MM. Kérensky, Tsérételli, d’autres encore ont prononcé de vibrants et patriotiques discours. M. Skobelev a déclaré que la Douma « a fait son devoir » et M. Goutchkov, après avoir tracé un sombre tableau de la situation actuelle, jette cette inquiétante apostrophe : « La Russie est au bord de l’abîme et en péril de mort ! »

Cette séance, la seule tenue par la Douma depuis la Révolution, sera probablement la dernière avant la réunion de l’Assemblée Constituante.

La ferme attitude de la Douma devant l’oukase impérial du lundi 27 février (vieux style) a fait place à une fâcheuse inactivité. La grande Assemblée parlementaire abdique devant la Révolution qui lui doit cependant d’avoir pu s’accomplir. Ainsi elle a laissé le champ libre à l’initiative souvent débordante et impétueuse du Conseil des délégués ouvriers et soldats. C’est une lourde responsabilité devant l’avenir.

Jeudi, vendredi et samedi on agite la question du changement de ministère. Le Conseil des délégués ouvriers et soldats ainsi que les extrêmes gauches s’oppose à la formation d un ministère coalisé. La tension extérieure augmente, à propos du torpillage du Zara, qui transportait les socialistes russes. Les Isvestia, organe du Conseil, écrivent qu’il faut exiger des explications de l’Angleterre… L’anarchie règne dans les provinces ; on pille, on tue ; le partage des terres a commencé sur plusieurs points…

Le 29 avril/13 mai, la Rouskia-Volya publie en vitrine un télégramme de son correspondant de Paris, sur un article paru dans un grand journal du soir à propos du Congrès des officiers et soldats du front : « Que penseraient les Russes, si 2000 officiers et soldats réunis à Paris y discutaient la cessation ou la continuation de la guerre ? » Grande émotion qui, des abords de la Rouskia-Volya, se répand aussitôt dans la ville : « La France ne veut pas nous comprendre ! Elle en est encore à cette crainte de paix séparée dont nous n’avons jamais eu l’idée. Ce n’est pas la cessation de la guerre que l’on discute à Pétrograd : c’est la possibilité d’une paix juste et équitable pour tous, faute de quoi nous continuerons la guerre. Comment les journaux français sont-ils si mal renseignés ou si peu compréhensifs ? » Tels sont les propos que l’on entend jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Le lendemain, je me rends au Congrès des officiers et soldats du front, qui siège au Palais de Tauride, dans la salle des séances de la Douma.

Comme le palais s’est démocratisé ! Quelle ne serait pas la surprise de son ancien possesseur, le prince Potemkine, favori de Catherine II, s’il y revenait ! Les tableaux qui ornaient le grand vestibule, le portrait du tsar, bref tout ce qui rappelait l’ancien régime a disparu. Sous la rotonde, où trône encore le buste du prince, sont placées des tables, d’apparence très démocratique. Derrière, un soldat siège et vend au public les prospectus, les brochures, les journaux de propagande dont elles sont chargées. Des affiches collées aux colonnes, des pancartes plaquées aux murs, rompent très peu harmonieusement l’ordonnance des lignes architecturales. Pourquoi le souci de l’art et de la beauté meurt-il toujours avec l’avènement des démocraties ? Oui, je sais, les démocraties sont houleuses, mouvantes comme la vie, et pour qui sait voir, cela est de l’art aussi ; mais c’est de l’art incohérent, de l’art inachevé, sans forme, sans ordre, sans harmonie, c’est moins de l’art que de la matière d’art. Pour que cet art s’organise il faut une longue initiation. L’initiation achevée, la démocratie bouillante de jadis s’est assagie, est devenue une bourgeoisie forcément conservatrice… et tout est à recommencer !…

J’entre dans la salle des séances au moment précis où le ministre de la Guerre et de la Marine, Goutchkov, annonce sa démission : « Camarades, officiers et soldats, ce n’est plus en ministre que je viens à vous ! » Minute pathétique ! La vaste érudition militaire de M. Goutchkov, ses efforts persévérants pour moderniser l’armée, son activité parlementaire, consacrée dès le début de la guerre aux besoins de la défense nationale, sont bien connus. Son départ apparaît comme une catastrophe à la majorité des citoyens. Le déjà ex-ministre de la Guerre parle, le visage un peu pâle sous la barbe grisonnante. Il parle de son œuvre et de ce qu’il croit être le devoir actuel de l’armée. De la tribune des journalistes où je suis, on entend fort mal. Je sors de la salle pour aller occuper une place au haut de l’hémicycle. Déjà la nouvelle de la démission de Goutchkov s’est répandue dans les couloirs. Des soldats groupés la commentent d’un air consterné. Un « poilu » dont les bottes et les habits sont encore maculés de la boue des tranchées et qui porte sous le bras un énorme paquet de feuilles de propagande en faveur de l’action patriotique, hoche tristement la tête en gémissant :

— Quel malheur ! Quel malheur !

Un gradé, entouré d’une dizaine de soldats, donne des témoignages d’une violente colère. Je m’approche. Les soldats s’écartent. Je me trouve face à face avec le gradé. À quelques mots que j’ai prononcés, il a reconnu ma nationalité.

— Vous êtes Française, madame ? Eh bien ! vous pouvez dire en France que nous sommes rudement malheureux… Notre ministre de la Guerre ! Comprenez-vous ? Ils l’ont obligé à partir. C’est du propre ! Dieu sait où nous allons !… Douraki ! Douraki ! Douraki ! (Imbéciles)… Et voilà les Léninistes à présent.

Le partisan et ami de Lénine, Zinoviev, qui a traversé l’Allemagne avec lui, dans le fameux wagon plombé, vient d’entrer au Palais de Tauride. Il doit y prendre la parole au lieu et place de son chef de file, retenu ailleurs. Je me hâte de regagner l’hémicycle, suivie par mon « poilu » qui fixe sur moi de pauvres bons yeux de chien battu et continue à porter sous le bras son énorme paquet de « proclamations ».

Goutchkov a quitté la salle, qui est encore tout émue de son départ. Visage rasé, cheveux noirs en boucles, un homme s’agite à la tribune, cette mémorable tribune de la Douma où les voix de Radzianko, de Milioukov, de Choulguine, de Kérensky ont fait entendre, du début de la guerre à la Révolution, de si terribles vérités et ont jeté de si vibrants appels.

Pendant près d’une heure, aux applaudissements nourris de l’assistance, Zinoviev tonne contre le capitalisme, le militarisme, l’impérialisme… des Alliés. Ce sont toujours les mêmes sophismes, cent fois entendus et habilement mêlés à quelques vérités fondamentales destinées à les faire accepter. Seuls les Allemands sortent blancs comme neige de ce terrible réquisitoire.

— Comment pouvez-vous applaudir ce faux pacifiste ? ai-je demandé à un officier assis près de moi.

— Parce qu’il parle bien, mais on retient de son discours ce que l’on veut !

Et ils le croient ! Ils s’illusionnent assez pour se croire capables d’échapper à ces pernicieuses influences, eux si faibles au fond, si malléables, nés pour devenir la proie du premier homme qui se sentirait de taille à leur imposer sa volonté !…

Brisée d’émotions je n’ai pas le courage de rentrer chez moi. Je monte chez une amie, la princesse Guévolanié, — veuve du député géorgien mort récemment sur le front du Caucase. Les fenêtres de son appartement, tout proche, s’ouvrent sur les jardins encore dépouillés du Palais de Tauride. La neige tombe en rafales, tandis que chez nous, dans les jardins de France, tous les lilas doivent être en fleurs !…

Un des neveux de la princesse, élève d’une école militaire de Pskov, annonce que les Russes évacuent cette ville et transportent tout à Novgorod. Les mêmes mesures ont déjà été prises pour Réval. Allons-nous voir se lever les jours annoncés par le général Kornilov ?

La princesse, qui fut avec son mari une révolutionnaire d’avant la Révolution, m’exprime ses craintes sur la situation intérieure et extérieure. Et surtout elle me parle de son pays. Placée par la confiance de ses compatriotes à la tête du Comité géorgien, elle est en communication constante avec tout ce qu’il y a d’actif dans ce pays d’ancienne civilisation en qui la politique tsariste de russification à outrance n’a pas réussi à étouffer le patriotisme et l’amour de la liberté.

— Jamais la situation n’a été pire pour la Géorgie, me dit la princesse. La censure, supprimée dans les autres villes de la Russie, sévit encore plus sévèrement qu’autrefois à Tiflis. Jamais la vie n’y a été aussi pénible et la répression du moindre délit aussi rude. Le gouvernement, qui s’est appuyé sur nous jadis, redoute maintenant nos tendances séparatistes…

Ne m’a-t-on pas cité quelque part ces paroles attribuées au député géorgien Tchéidzé, président du Conseil des ouvriers et soldats : « Qu’ai-je à faire de la Géorgie ? Je suis citoyen du monde ! » Car déjà l’Europe ne lui suffit plus !


1er/14 mai. — La démission de Goutchkov est officiellement confirmée. Kérensky y faisant allusion, dans une réunion tenue au « Comité exécutif des ouvriers et soldats », a dit que « M. Goutchkov joue dans le gouvernement le rôle du premier rat qui, au moment du naufrage, abandonne le navire ! »

Les démissions se succèdent : après celle de Goutchkov, voici celle du général Kornilov ; d’autres, dit-on, aussi graves, se préparent.

Le Conseil des ouvriers et soldats, épouvanté par la rapidité avec laquelle les tendances extrémistes se propagent, dans le peuple, semble revenir à plus de sagesse. Après une entente avec le gouvernement provisoire, il vient d’adresser un appel aux officiers et aux soldats du front en leur enjoignant de prendre l’offensive. Mais cet ordre vient trop tard ; le mal est fait. Les soldats refusent l’obéissance, même au Conseil !


2/15 mai. — La situation s’aggrave d’heure en heure. Les généraux Rouszky, Broussilov et Gourko ont démissionné à cause de l’indiscipline des troupes. Un drapeau sur lequel on pouvait lire « Vive l’Allemagne » a osé faire son apparition dans la rue. Le ministère n’est pas formé : Goutcbkov continue à expédier les affaires courantes. Kérensky, dans un discours prononcé au Congrès des officiers et soldats du front, a fait cet aveu navrant : « Que ne suis-je mort pendant les belles journées du début de la Révolution ! Au moins j’aurais emporté l’illusion de laisser après moi « un peuple libre », tandis que je me trouve en face « d’un troupeau d’esclaves révoltés ». Cette impression du grand tribun révolutionnaire est commune à beaucoup d’autres. Tout ce qui a du bon sens, même parmi le simple peuple, proteste contre les tendances extrémistes. Des révolutionnaires, des intellectuels, des gens qui ont souffert pour le triomphe des idées libérales en sont aujourd’hui à dire :

— Que ne sommes-nous morts en exil ou au bagne ! Au moins nous aurions pu croire jusqu’au bout que notre sacrilice avait servi la cause de la liberté. Or voici que la liberté est venue, mais elle n’a abouti qu’à l’anarchie annonciatrice de la réaction.

Depuis deux ou trois semaines, on n’écoute plus la voix de ceux qui furent les grands apôtres de l’idée révolutionnaire. Impérialistes Rodzianko, Milioukov, Maklakov, les libéraux de la première heure qui forment aujourd’hui l’extrême droite de la Révolution ! Bourgeois, Plékhanov, Kropotkine, tous ceux qui ayant passé leur exil dans les pays libres comme la Suisse, la France ou l’Angleterre, en ont rapporté une saine conception de la liberté !

Le ministre socialiste belge M. Vandervelde, arrivé depuis quelques jours à Pétrograd, a prononcé dans la grande salle de la Douma de la ville un éloquent et émouvant discours qui fait le contrepoids aux dangereuses paroles du léniniste Zinoviev. Le surlendemain, suivi des Belges résidant à Pétrograd, il est allé au Champ de Mars rendre hommage aux victimes de la Révolution russe. D’autres manifestants avec leurs drapeaux se sont joints à lui.

Comme à l’ordinaire, des meetings isolés se forment autour des tombes, des conversations s’engagent. Un officier et un voyenni-tchinovik (fonctionnaire militaire) s’appliquent à faire comprendre à des soldats la nécessité d’une offensive :

— Au nom du ciel, frères, comprenez : si vous faites maintenant une offensive, avant trois mois la guerre sera finie ; avant trois mois, certainement.

Et ils reprennent les arguments connus : disette allemande, manque de soldats, actuellement si peu nombreux sur le front russe, et que grâce à l’offensive franco-anglaise on ne peut faire revenir du front occidental.

— Une offensive ? Pourquoi faire ? répondent les soldats, puisque nous aurons la paix quand même. Si les Allemands nous attaquent, nous ne les laisserons pas entrer, mais nous ne pouvons pas prendre l’initiative, après avoir déclaré que nous ne consentirions à aucune annexion. Non, non, nous ne le pouvons pas.

Ailleurs un ouvrier s’épuise en reproches sur les fraternisations.

— Eh ! comment ne pas fraterniser avec les Allemands quand ils nous crient : « Plus de guerre, Russes, plus de guerre ! »

Ailleurs un soldat proclame :

— Maintenant que nous avons la révolution, ce n’est plus le moment de s’occuper de la guerre. Les affaires intérieures, voilà ce qui est intéressant pour nous, camarades. Pourquoi marcherions-nous contre le militarisme allemand et pas contre l’impérialisme anglais et français ?

Quelqu’un n’a-t-il pas répondu l’autre jour à un marin de la Mer Noire :

— Pourquoi prendre l’offensive sur le front allemand, au lieu de la prendre sur notre propre sol ?

Car de plus en plus s’affirme l’antagonisme entre le travail et le capital.


Las d’avoir parlé sans convaincre, les anarchistes commencent à agir. Revenus d’exil, légers d’argent et de scrupules, ils ont jugé que le plus pressant pour eux était de s’assurer un gîte. Lénine leur a donné l’exemple, en s’emparant, comme l’on sait, du palais de Mme Ktchétinskaïa. En vain la célèbre danseuse a fait appel à la justice. J’ignore s’il y a encore « des juges à Berlin, » mais, à voir ce qui se passe, on se sent disposé à croire que la race en est disparue à Pétrograd.

Encouragés par ce résultat, messieurs les anarchistes, auxquels se sont joints quelques bandits avérés, ont pris possession du palais du comte de Leuchtenberg. Je tiens de la bouche d’une des proches parentes du comte le récit de ce glorieux fait d’armes.

— Cela fut si rapide, qu’à peine avons-nous eu le temps de nous rendre compte de ce qui arrivait. Les anarchistes envahissaient toutes les pièces et aussitôt chacun s’emparait de ce qui flattait le plus son regard, et en estimait le prix. Nous n’avons pas cherché à opposer une résistance inutile. Nous avons seulement supplié quelques-uns de nos aimables visiteurs de nous revendre ceux des souvenirs auxquels nous tenions le plus. Ils refusèrent. Peut-être notre probité leur a-t-elle paru suspecte, et nous ont-ils jugés capables d’évaluer ces objets au-dessous de leur valeur… Tout ce qu’il nous a été permis d’emporter, c’est un petit sac à main… Encore nous sommes-nous estimés heureux de nous en tirer ainsi !…

M. Kharitonov, commissaire du rayon de Kholomensky où se trouve le palais, est un bolchéviste, ami de Lénine. Lorsqu’on lui annonça que les anarchistes avaient pris possession du palais Leuchtenberg, il se hâta d’aller se réfugier auprès du chef de son parti alin de n’avoir pas à sévir contre eux.

il y a quelques jours, à Lesnoï[18], j’ai assisté à un étrange spectacle. Dans le jardin d’une villa, des sièges du plus pur Louis XV, recouverts de Beauvais ou d’Aubusson, étaient dispersés à travers les allées ou dans les massifs encore encombrés de neige. Sur l’un des fauteuils, — habitué à de plus délicats contacts, — un tonneau était placé. Debout sur ce tonneau, un homme en haranguait d’autres !… Cette scène de vandalisme se passait dans le jardin de la villa Dournovo que les anarchistes avaient daigné trouver à leur convenance. Quelques jours plus tard, la villa du général Dournovo ainsi occupée est devenue un second « fort Chabrol » autour duquel se sont livrés de véritables combats.

M. Sakhanowsky, chef avéré du parti anarchiste, possède deux villas en Finlande. J’ignore s’il se les est acquises par les mêmes procédés délicats…

Le district de Schlusselbourg, avec sa forteresse, dans une île du Ladoga, a essayé de se constituer en république. La tentative a heureusement été réprimée. À Orianenbaüm, les pillages succèdent aux incendies ; l’autorité locale est impuissante à rétablir l’ordre. À Nijni-Novgorod, des bandes attaquent les hôpitaux de guerre, brisent les vitres des maisons, détériorent les cheminées. Elles exigent la fermeture des cinémas ouverts pour l’instruction du peuple. « Nous n’avons pas besoin d’instruction, disent ces forcenés, nous vivrons bien sans cela ! » À Kitchineff des troubles agraires ont éclaté. Les paysans se sont emparés de deux plantations de tabac et ont blessé les gardiens à coups de pied. De Sibérie on signale des troubles sur plusieurs points. Les propriétaires de Krasnoïarsk, par exemple, reçoivent de nombreuses lettres anonymes où on les menace de brûler leurs maisons. Les pillages provoquent la panique. La population n’ose pas dormir la nuit dans la crainte des incendies.

« Les derniers moments sont arrivés ! » disent les paysans.

Partout des incendies s’allument, l’anarchie règne… Les rumeurs les plus invraisemblables trouvent des oreilles pour les accueillir… La campagne est littéralement « assommée » par la soudaineté et l’importance démesurée de cette révolution qui dépasse son entendement. On est terrifié… Là-bas, dans la capitale dont bien peu se font une idée exacte, quelque chose d’effroyable s’est passé qui a balayé les fondements séculaires de la vie russe. On en veut à cette force et on la redoute. Elle apparaît comme une puissance ténébreuse contre laquelle on est désarmé. Même l’arrivée possible de l’Allemand n’effraie plus. On va jusqu’à dire que « peut-être ce sera mieux avec lui parce qu’il mettra de l’ordre ». Les soupçons se développent jusqu’à en être maladifs…

Un beau matin, un village s’agite, comme une ruche inquiète. Le peuple court vers les granges, on entend des voix animées, des cris… Que se passe-t-il ?… Ceci : Derrière les granges il y a un groupe d’individus. Personne ne les connaît. Ils interrogent les femmes ; ils demandent à chacun compte de ce qu’il possède. Ils ne ressemblent pas à des Russes… Certainement ce sont des étrangers venus pour s’approprier le blé… Des voix crient : « Où sont donc les moujiks ?… Vite ! qu’ils prennent des haches et des bâtons ! » Et voilà le village en rumeur. Or, le plus souvent, les malheureux contre lesquels le paysan s’ameute sont ou des ouvriers chargés de quelque mission technique, ou des envoyés du gouvernement pour négocier l’achat du blé ! Il est vrai que certains accapareurs sans scrupules ont d’une fois spéculé sur l’ignorance ou sur la timidité native du paysan !… Et maintenant l’on se méfie.

Le paysan refuse de vendre son blé, car il a peur de manquer de pain. La grange lourde lui fait l’âme légère. Plus à l’aise depuis qu’il a cessé de boire de l’alcool, il consomme volontiers ses produits au lieu de les vendre. Il y gagne de ne pas fatiguer son cheval et de ne pas perdre lui-même deux ou trois journées pour porter son blé à telle ou telle gare, distante parfois de 60 à 100 verstes. Il ne tient pas à recevoir de l’argent dont il ne sait que faire. Depuis la guerre, il ne trouve à acheter aucun des objets qui lui sont le plus indispensables tels que des clous, des fers à cheval, des ustensiles de ménage, des instruments agricoles… Jadis, c’était surtout l’Allemagne qui les lui envoyait… Un matin, on voyait arriver dans le village une britchka attelée d’un vigoureux cheval. Un homme en descendait, lourd, affable et loquace. C’était le commis voyageur allemand ! Il avait de tout dans sa britchka : des vis et des essieux pour les charrettes ; des fils, des aiguilles, de la poterie ou de la ferblanterie pour les ménagères ; des foulards et des rubans pour les jeunes filles, et jusqu’à des journaux de Pétrograd ou de Moscou pour le staroste (l’ancien du village). Et tout le monde d’accourir !… L’Allemand n’était pas aimé, mais on avait besoin de lui… L’arrivée de la britchka, que rien n’a remplacée, manque au village. — Cela est une des mille leçons de la guerre dont nous devrons savoir profiter aussi.

Dans certaines contrées éloignées de la Russie, la guerre a fait rétrograder de cent ans la civilisation. Ne trouvant plus d’étoffes à un prix raisonnable, les paysannes se sont remises à filer la toile et à tisser les habits. Les vieux métiers ont revu le jour et l’on entend de nouveau au fond des isbas leur ronronnement monotone. Faute de pétrole, dont l’expédition dans les villages est presque arrêtée par suite de la crise des transports, on est revenu au mode d’éclairage contemporain d’Ivan le Terrible : un bout de bois, fiché entre deux des rondins qui forment les murs de la chaumière et que l’on remplace toutes les cinq minutes. Ne pouvant plus se procurer de souliers confectionnés, on s’est remis aux chaussures à semelles de bois que l’on fabrique soi-même, et l’on revient aux « laptis » en écorce de bouleau tressée, dont l’usage commençait à se perdre dans de nombreux villages. La difficulté qu’il éprouve à se procurer du sucre fait aussi que le paysan refuse de vendre son miel dont il a besoin pour sa boisson indispensable : le thé.

Le niveau moral qui commençait à s’élever parmi les paysans depuis la suppression de l’alcool[19], subit de nouveau de terribles fluctuations. On délaisse le travail ; la jeunesse villageoise s’adonne au jeu, chante des chansons obscènes et emploie toutes les ruses pour se procurer de l’alcool. Les déserteurs qui rentrent au village y apportent des ferments de désordre et de, démoralisation. La « houliganerie » qui avait presque disparu refleurit sous le prétexte de « partage des terres ». On saccage les foins, on brûle les jeunes pousses, parfois les habitants de deux villages voisins se jettent sur le même morceau de terre et finissent par en venir aux mains.

Près de Mtsensk, dans la Russie centrale, des soldats accompagnés de sous-officiers se présentèrent à la propriété de Mme Chéréméliev sous prétexte de rechercher les armes. Le personnel du domaine n’osa pas leur opposer de résistance et ils visitèrent la maison de fond on comble. Ayant trouvé du vin dans les caves, ils s’enivrèrent, et aussitôt le pillage commença. Les paysans des villages les plus proches accoururent pour se joindre à eux. La garnison de Mtsensk arriva aussi à la rescousse et prit part à la curée. L’ensemble des vols ou des dégâts s’éleva à 7 millions et demi de roubles (15 millions de francs).

Son œuvre achevée, la troupe avinée se rendit, à la distillerie de Selesniev, située à trois verstes de Mtsensk. Une foule de 5.000 personnes composée de soldats, de bandits et de paysans s’y trouvait déjà et se préparait à en faire le siège. Voyant que tout était perdu, quelqu’un dont on n’a pas su le nom, mais qui appartenait sans doute à la distillerie, mit le feu à l’alcool. Cette mesure farouche, à la Kostopchine, sauva en partie la propriété. Soldats et paysans se jetèrent alors sur une autre distillerie des environs. Il fallut un régiment d’artillerie à cheval venu de la ville d’Orel pour limiter ces redoutables troubles agraires.

De véritables scènes de sauvagerie se sont déroulées dans les environs de Moscou. Une troupe de « houligans » ayant envahi un village pendant la nuit et voulant s’emparer d’une maison, les moujiks s’assemblèrent et il y eut un échange de coups de feu. La milice de Moscou, arrivée en hâte, poursuivit les malfaiteurs et réussit à en arrêter quatre. La foule surexcitée demanda qu’on lui livrât les prisonniers. Le commissaire essaya vainement de calmer l’effervescence. Entouré, presque menacé à son tour, il ne put obtenir qu’un vote à main levée pour décider si les prisonniers devaient être livrés à la foule ou laissés entre ses mains. Le premier parti l’emporta. Aussitôt les paysans, froidement féroces, se jetèrent sur les prisonniers et les battirent jusqu’à ce que, couverts de sang, étendus par terre, ils ne donnassent plus signe de vie.

Puis on prit les corps et on les jeta sous un hangar. Un de ces malheureux ayant repris ses sens, la foule s’empara d’eux de nouveau, les battit et les piétina. Enfin, un soldat s’élança vers le groupe des misérables aux trois quarts assommés et, debout sur le tas de chairs tuméfiées, se mit à le larder de coups de baïonnette.

L’esprit s’arrête, confondu, devant de telles horreurs. Et cependant le peuple russe est bon. Mais une fois l’ère des violences et des représailles ouverte, qui pourra en fixer les limites ? Et, jusque dans les campagnes, c’est presque toujours l’armée qui entraîne le peuple.

Les vols sont devenus si fréquents qu’on n’éprouve plus aucun étonnement à lire des annonces dans le genre de celle-ci, cueillie dans le journal La Reitch, du 14 mai 1917 : « Je prie la personne ayant volé, le 11 mai, à la gare Nicolas, — dans un compartiment de wagons-lits, un sac de voyage contenant des choses précieuses, de renvoyer les papiers indispensables à l’adresse suivante : Hôtel de l’Europe, n° 27 ». Le cas de retour des papiers, même sans avis dans les journaux, est assez fréquent lorsque l’adresse du volé tombe sous les yeux du voleur !…

L’esprit de désordre et d’insubordination a franchi même les murs des cloîtres. Dans certains couvents de femmes, les religieuses se sont révoltées contre les règlements et ont demandé une modification profonde des statuts. Les popes, mal payés, en contact journalier avec le peuple, se sont, en général, montrés favorables à la Révolution. Il n’en va pas de même dans les monastères pourvus de riches prébendes par le gouvernement impérial. À Novgorod, par exemple, les religieuses ont excité la population contre une institutrice envoyée par les zemstvos pour expliquer la Révolution aux paysans.

Celles de Kazan, qui étaient jadis sous la protection de la grande-duchesse Élisabeth, sœur de la tsarine, ont écrit au Comité exécutif du Conseil des ouvriers et soldats pour lui faire savoir qu’elles étaient affreusement mal nourries et dans la plus grande misère.

Chez les hommes, même désarroi, compliqué parfois d’une fâcheuse démoralisation. Au monastère Danilov, qui dépend de l’archevêché de Moscou, le supérieur a refusé de lire le texte de l’abdication du tsar. Les moines se sont révoltés et ont invité les étudiants et les ouvriers à organiser chez eux un meeting. On y a accusé le supérieur d’avoir été l’homme de Raspoutine, et l’assemblée a voté son remplacement. Mais le nouveau supérieur nommé, les moines ont refusé de reconnaître son autorité.

Meetings également au couvent de Daniel, de Moscou, et pour des raisons analogues.

Tumulte au grand couvent de Troïtska, à la suite d’une perquisition entreprise contre la littérature excitatrice des pogroms (meurtres de juifs en masse).

Il convient de ne pas généraliser. Comme les popes, les couvents ont donné leur adhésion à la Révolution et au gouvernement provisoire, et il est encore trop tôt pour affirmer ou infirmer leur sincérité. Malheureusement, l’alcool joue actuellement son rôle dans ces monastères russes qui ne furent pas toujours l’asile de la piété et du travail !…


Le député libéral de la droite, M. Pourishkiévitch, vient de publier, sous la forme du fameux j’accuse de Zola, une lettre ouverte « aux bolchéwiki du Conseil des délégués ouvriers et soldats de Pétrograd ». Aucun journal n’en a donné la reproduction. Elle circule secrètement, sous forme de feuilles imprimées à la machine à écrire, et, vite devenue rare, certains de ses exemplaires ont été payés jusqu’à cent roubles. J’ai eu la rare bonne fortune d’en avoir un pour quelques heures entre les mains. Cette lettre, ou plutôt ce réquisitoire, a pour titre : « Sans visière ! » Entre autres chefs d’accusation, on y relève ceux-ci :

« Je vous accuse, dit le libelle, de ce que vous osez ruiner le prestige du gouvernement provisoire aux yeux du peuple. Ayant établi une surveillance et un contrôle par des membres de votre milieu qui ne sont reconnus par personne et qui n’ont pas reçu des pouvoirs de tout le peuple, vous créez l’anarchie en Russie en faisant germer dans une foule ignorante l’idée que notre patrie est gouvernée par deux pouvoirs dont l’un, le gouvernement provisoire, doit être soupçonné quant à la pureté de ses intentions et la sincérité de ses projets, et dont l’autre, serviteur désintéressé du peuple, le conduira vers des fleuves de lait, ayant des rives de kissel[20], — et que ce pouvoir c’est le vôtre…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Je vous accuse de ce que, n’étant rien autre que les plénipotentiaires d’un groupe d’ouvriers de Pétrograd, vous vous permettez de parler au nom de la Russie…

« Je vous accuse de pervertir coupablement l’armée à l’heure où, animée par la conscience de la grandeur du fait accompli, elle pourrait, si vous n’aviez pas ébranlé sa discipline, offrir au monde le spectacle d’une grandeur d’âme inouïe et de la valeur militaire du peuple russe, — ce qui aurait accéléré la fin de la guerre par la victoire du peuple russe…

« Je vous accuse de saper la confiance que les Alliés ont en nous par vos discours malintentionnés et d’appeler le peuple à une paix prématurée au nom des idéaux abstraits et de l’union universelle du prolétariat, provoquant ainsi une réponse ironique de nos ennemis d’outre-frontière, qui vivent avec la seule pensée qu’ils sont d’abord une nation et seulement ensuite les membres de la grande famille du prolétariat international…

« Je vous accuse de ce que, poursuivant ces buts, vous diminuez la force combative de l’armée russe en donnant à chacun de ses membres le droit de s’ériger en juge compétent dans les problèmes de la lutte historique du peuple russe, et d’accentuer ainsi la diversité d’opinions dans les rangs de l’armée qui ne doit avoir qu’un but : la victoire, laquelle ne peut être obtenue au milieu des tentatives des diverses unités militaires de discussion des ordres venus d’en haut ou du degré de leur opportunité au point de vue de l’offensive ou de la défensive. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une détente commence à se faire. Sous l’impression du spectre du danger, il y a partout réveil. Il semble que l’ivresse commence un peu à se dissiper. Les comités de régiments et toutes sortes de réunions de soldats adoptent des ordres du jour blâmant les fraternisations sur le front et appelant les soldats à la discipline. Les pourparlers pour la reconstitution du gouvernement sont sur le point d’aboutir. Les entrevues entre le Comité exécutif des ouvriers et soldats ont amené un accord sur la question de principe. Même l’entente s’est faite sur les noms.

M. Albert Thomas suit de très près ce qui se passe et prend part aux pourparlers. Il s’est concilié beaucoup de sympathies à Pétrograd et y jouit d’une grande autorité morale.

Le projet de conférence de Stockholm vient d’entrer dans une phase nouvelle plus apaisante. M. Tchéidzé, président du Conseil des ouvriers et soldats, a reçu une lettre de M. Mœring, un des vieux chefs du socialisme allemand. L’ancien leader déclare qu’il ne participera pas au Congrès. Il croit pouvoir faire la même déclaration au nom de l’aile gauche internationaliste des socialistes allemands et pense que ses amis incarcérés, Liebknecht et Rosa Luxembourg, se seraient abstenus également s’ils avaient été libres. M. Mœring considère M. Scheidemann, qui doit se trouver à la tête de la délégation allemande, et son groupe comme des agents du gouvernement allemand, et cela justifie et motive son abstention.

Cette lettre, reçue quelques jours plus tôt à Pétrograd, y aurait fait sensation et aurait probablement déterminé les socialistes russes à s’abstenir. Mais elle arrive en même temps que l’annonce d’un changement de programme qui doit, paraît-il, modifier considérablement l’aspect du Congrès : cette nouvelle orientation de la conférence n’est pas encore connue.

M. Moutet revient du front et se prépare à rentrer à Paris. Je vais le voir. MM. Cachin, Claude Anet, Soldatenko sont auprès de lui. Tout en disposant chemises et faux-cols dans sa valise, le député socialiste nous fait part de ses dernières impressions. « Politiquement, elles sont plutôt bonnes. La délégation française a eu de longs entretiens avec le Conseil et doit se rencontrer de nouveau avec lui cette nuit. Déjà on est d’accord sur presque tous les points… La Russie n’est pas si profondément atteinte que les apparences le font craindre. Elle possède des hommes qui ont une compréhension profonde de la situation. Il faut espérer en eux. »

On attend pour demain la solution de la crise gouvernementale. Nous saluons avec un grand élan d’espérance cette éclaircie dans le ciel si sombre de ces derniers jours.




CHAPITRE IV

VERS L’OFFENSIVE


Une heure solennelle au Palais Marie. — Le ministère coalisé. — Pour la discipline et le patriotisme. — Lettres du front. — Les marins de la mer Noire. — La terre et les paysans. — Panem nostrum quotidianum. — En Finlande. — La république de Cronstadt. — Beaucoup de folies, un grain de sagesse. — À la veille des élections. — Kérensky et Lénine face à face. — Aidons la démocratie russe !…


4/17 mai. — Une sorte de calme solennel règne aujourd’hui dans les rues de la ville. Plus de meetings, de groupes gesticulants, d’individus au visage ravagé par la discussion. La détente s’est faite ; l’électricité latente dans l’air en ces derniers jours s’est dissipée ; une sorte de lassitude marque les pas et souligne les traits de ce peuple si facilement porté à redevenir passif : le Conseil des délégués ouvriers et soldats adhère enfin à la formation d’un ministère coalisé et chacun en attend la réalisation. Les membres du gouvernement provisoire, le Comité exécutif du gouvernement et celui du Conseil sont réunis au Palais Marie pour s’entendre sur les noms.

Le Palais Marie ! Quels cadres fastueux la ville de Pierre le Grand offre à ces inoubliables scènes de la révolution russe : le Palais de Tauride, avec sa rotonde à coupole, son immense jardin, moutonnement de neige ou de verdure, suivant les saisons ; la place du Palais d’Hiver, — entourée de palais peints en ocre rouge comme du sang coagulé, — si vaste que 100 000 hommes suffisent à peine à remplir sa coupe arrondie ; le Champ de Mars où l’on pourrait bâtir une ville ; la Perspective Newsky, pareille à un fleuve rectiligne entre deux lacs, où coule incessamment, de la place de la gare Nicolas à celle de l’Amirauté, une foule plus houleuse que les vagues de la mer ; les quais de granit de la Néva, les plus beaux de l’Europe, au bord desquels s’accroupit la forteresse Pierre-et-Paul éternellement retentissante du hurlement de ses canons ou des gémissements de ses prisonniers !…

Du haut des marches du Palais Marie que je viens de gravir, mon regard embrasse l’espace désormais célèbre où se déroulèrent les scènes fameuses du 21 avril/3 mai. En face de moi, au delà de la statue de Nicolas 1er et du square qui lui fait suite, l’imposante masse de granit qu’est la cathédrale d’Isaac limite une partie de l’horizon. Avec ses degrés somptueux, ses anges monumentaux, porteurs de torches, sa coupole à colonnes, elle éveille une idée de puissance lourde et oppressive, mais aussi stable, aussi définitive que celle qu’évoquent, dans les sables d’Égypte, les ruines des temples de Rhamsès. Malgré les outrages des siècles, les temples de Rhamsès sont encore debout et la dynastie des Rhamséides n’est plus, au fond des nécropoles, qu’une inerte assemblée de momies ; les peintures de la cathédrale d’Isaac ont à peine eu le temps de sécher sous les cintres imposants de la nef et voici que, déjà, la malheureuse dynastie des Romanov semble condamnée à périr !… Éternels recommencements de l’histoire ; néant tragique de toutes les grandeurs !…

À droite de la monumentale cathédrale, et prolongeant la Perspective presque jusqu’à la Néva, s’étend le jardin Alexandre, limité par l’Amirauté que domine une svelte flèche d’or ; à gauche, s’allonge la ligne majestueuse du palais du Saint-Synode, faisant face à la partie du jardin où, debout sur son roc de granit, se cabre le cheval de bronze monté par Pierre le Grand. Si quelque chose peut émouvoir encore l’immortel cavalier, ce sont bien les clameurs dont, en ces tragiques jours, ce paysage de gloire a retenti. En traçant les plans de sa majestueuse capitale, en y ménageant ces vastes espaces, destinés aux déroulements des cortèges impériaux, le grand Romanov ne se doutait guère qu’il travaillait pour une révolution, que son génie même ne pouvait prévoir.

Sur la place du Palais, des soldats font l’exercice. Comment ne pas noter l’opposition entre cette scène de discipline militaire et la scène de révolte impérieuse qui s’y déroula, il y a trois jours ? Suprême avertissement de l’armée à ceux qui délibèrent : « Vous êtes la pensée de la révolution, mais nous en sommes, nous, la force agissante. Rien de ce que vous êtes en train de décider là-haut ne se pourra exécuter que par le consentement de nos baïonnettes ! » Là est l’erreur initiale de la révolution russe. Ce n’est pas sous la pression d’une pareille dictature que s’accomplissent les justes réformes, que s’élaborent les lois qui assurent la stabilité de l’avenir.

Une atmosphère de solennité presque religieuse règne dans le palais. On parle bas, on marche sur la pointe des pieds, comme si le moindre bruit extérieur devait troubler le travail de gestation qui s’accomplit derrière cette porte, strictement close, celle de la salle où siègent les Conseils. Cependant quelques nouvelles filtrent : Broussilov et Alexéielf sont là. Le premier a retiré sa démission ; le second recevra des pouvoirs plus étendus… Kérensky prend le portefeuille de la Guerre ; Tchernov, le fougueux publiciste du Diélo Naroda et Tsérételli — deux socialistes — acceptent de faire partie du gouvernement. On respire. Le ministère coalisé est en voie de réalisation. La crise redoutable est conjurée…

— Pour combien de temps ? demande un philosophe désabusé. Dans trois semaines ils en auront assez. Comme les ministres, aux prises avec les réalités, auront été contraints de faire quelques concessions, de s’adapter aux nécessités de la politique mondiale, on les traitera de bourgeois, de traîtres à la révolution… et tout sera à recommencer. La race slave n’est constante que dans l’obéissance, car elle a derrière elle un trop long passé d’asservissement. Actuellement, et pour ne pas verser dans l’anarchie, elle aurait besoin d’un dictateur. Mais qui saura s’imposer à elle ? Kérensky ? Peut-être, s’il avait une santé plus ferme, car ce qu’il nous faut à cette heure c’est un homme d’action.

Ces boutades, sous lesquelles il y a une grande part de vérité, me rappellent un article récemment paru dans le Dienn sous ce titre : Lui ! Or, Lui, c’est le dictateur ; celui dont la Russie a besoin pour le rétablissement de l’ordre. Naturellement, le Russe passif, sans ténacité dans ses élans d’énergie, ne voit pas en Lui un homme de sa race. « Ce sera un homme du Sud, aux traits énergiques, au poil noir. Il aura toutes les audaces et toutes les sublimités. Il surgira de la foule, à l’improviste. Ce sera un inconnu et, soudain, il s’emparera de tous les esprits, il subjuguera toutes les âmes… »

Elles sont, en effet, mûres pour son joug.

— J’ai marché ardemment pour la révolution, me disait un soldat ce matin même, mais je me sens si las du désordre et de l’incohérence que je suis prêt à suivre le premier qui se dresserait pour y mettre un frein !…


C’est fait : Kérensky est ministre de la Guerre ; deux autres socialistes, Skobelev et Piéchekhonov, sont entrés dans la combinaison… Pourquoi cette mélancolie qui m’étreint ?… Je quitte le Palais Marie avec la décevante question sur les lèvres : « Combien de temps cela durera-t-il ? »

Les soldats qui faisaient l’exercice sont rentrés dans leurs casernes. Sur le Pont Bleu, un doyen parmi les fils d’Israël passe et, songeant à la situation récente de ses coreligionnaires, à celle que le Russe, antisémite jusqu’aux moelles, lui fera peut-être demain, je redis malgré moi le verset biblique : « Vos pères vous ont frappés avec la verge et moi je vous châtierai avec le fouet ! » Je hèle un isvoslchik qui me traite de « bourgeoise » pour je ne sais quelle raison et me rappelle assez brutalement que « nous ne sommes plus sous l’ancien régime… » Le moujik voit dans sa grossièreté la preuve de son affranchissement…

À la Morskaïa, on déménage le Café de Paris qui fut un des rendez-vous les plus élégants du Pétrograd impérial… Nous passons devant le ministère de la Guerre où la peu respectable, mais toute belle Mme Soukhomlinov, recevait en souveraine les présents asiatiques du Khan de Boukhara et où, demain, s’installera Kérensky : Sic transit gloria mundi !

La nomination de Kérensky au ministère de la Guerre a été accueillie avec enthousiasme. Cependant, on relève çà et là quelques timides critiques ou des protestations intéressées. À l’institut technologique où j’accompagne une amie chargée de distribuer le pain aux soldats, des sous-officiers commentent entre eux l’événement. Ils parlent sans contrainte, ne se doutant pas que nous sommes à portée de les entendre.

— Comment peut-il y comprendre quelque chose ? dit l’un d’eux : il n’a jamais été militaire…

Et ils ne voient pas, hélas ! qu’en la circonstance, c’est eux « qui n’y comprennent rien ! »

Les protestations partent des maximalistes partisans de Lénine. Ces pêcheurs en eau trouble, ces partisans déguisés de l’Allemagne, ces « défaitistes » flairent en ce patriote leur plus redoutable ennemi. La lutte entre eux est désormais ouverte, tragique, sans merci. Tandis que le ministre de la Guerre se lance bravement dans l’arène, poitrine découverte, on les sent se préparer dans l’ombre… De quel côté sera la victoire ?… Question angoissante, lorsqu’on sait que du triomphe de Kérensky dépendent l’avenir de la Révolution et le bonheur de la Russie…

La Déclaration du gouvernement provisoire rénové rejette toute idée de paix séparée, reconnaît que la défaite de la Russie et de ses alliés serait un désastre pour la démocratie et rendrait impossible la conclusion d’une paix basée sur les principes de la déclaration du 27 mars.

Kérensky publie en même temps un ordre du jour à l’armée et à la flotte : « La patrie est en danger ! » En conséquence, le nouveau ministre de la Guerre n’acceptera : 1° aucune demande de démission émanant du haut commandement en vue de se soustraire à des responsabilités ; 2° ordonne à ceux qui ont quitté les rangs de l’armée et des équipages de la flotte d’avoir à les regagner avant le 15 mai ; 3° déclare que ceux qui n’obéiront pas à cet ordre seront, punis avec toute la rigueur des lois.

La Russie répudiera-t-elle enfin ses illusions révolutionnaires touchant l’Allemagne, et se résignera-t-elle à remporter avec nous la victoire ? Comprendra-t-elle que l’impérialisme auquel elle a déclaré la guerre, c’est parmi les Empires centraux qu’il se trouve ? Socialistes ou non, les Allemands n’ont pas répondu à ses appels à la liberté. Le kaiser et ses alliés s’affermissent chaque jour plus dans leurs projets d’oppression et de rapines. Du plus lettré des représentants de la « société » au plus ignorant des moujiks, il faut qu’il ne reste pas en Russie un individu, homme ou femme, qui ne comprenne cette vérité devenue banale, mais qu’on ne répétera jamais trop : « La Force est la garantie indispensable du Droit. »

Cet état de choses reconnu et ce principe admis, il ne reste qu’un moyen d’action : l’offensive. Tout l’effort futur de Kérensky est dans ce mot. Mais il faut d’abord, et pour en assurer l’effet, restaurer la discipline militaire, remonter le dangereux courant créé par la publication de l’Ordre n° 1 et de la Déclaration des droits du soldat[21] et développer dans l’armée le patriotisme. C’est, à quoi le nouveau ministre s’emploie avec toute la chaleur de son âme et l’ardeur de sa conviction.

— Il y a quelques mois, me dit le praportchik Nikitine S…, qui porte un des noms les

plus connus de Pétrograd et que je suis allée voir à sa caserne, les bâtiments étaient bien tenus, les cours balayées avec soin. Aujourd’hui, nous vivons dans une saleté et un désordre révoltants. Si quelque chose « clochait », je n’avais qu’à dire : « L’homme de service ! » Immédiatement, un homme se présentait, prêt à exécuter l’ordre donné. Maintenant, j’ai beau appeler, personne ne bouge ; c’est à peine si l’un des soldats présents se lève et s’avance d’un air de mauvaise humeur en me voyant prendre moi-même un balai et me mettre à nettoyer la cour… »

Soit que leur impuissance à se faire obéir les ait conduits au découragement, soit qu’ils glissent aussi et peu à peu à une coupable indifférence, les officiers font souvent preuve d’un fâcheux relâchement dans l’accomplissement de leur devoir. « Le 9 mai, dit le lieutenant Kosmine, j’ai assisté aux exercices militaires du matin au bataillon du régiment de Finlande, à Pétrograd. Pas de sentinelle à la grande porte. Personne n’a annoncé mon arrivée à l’officier de service. Dans certaines compagnies, aucun officier n’assistait aux exercices. Là, comme presque partout, la propreté était insuffisante, les lits mal entretenus, les fusils mal fourbis…

« Le 14 mai, j’ai accompagné à Tsarskoïé- Sélo la 3e compagnie de batteries blindées contre avions qui partait pour le front. J’ai vérifié le service de garde autour du Palais Alexandre où sont internés l’ex-tsar et famille, visité un détachement de réserve de la brigade des tirailleurs de la Garde… La batterie blindée défilait allègrement et en bon ordre ; les hommes paraissaient heureux d’aller porter aide et secours à leurs frères. Par contre, les hommes de service autour du palais ne se montraient guère conscients de leur devoir : ils fumaient, s’asseyaient, causant avec les passants et relevant le poste sans la présence d’un des sous-officiers de service. »

Révolutionnaire connu, exilé en Sibérie à la suite des événements de 1905, le lieutenant Kosmine a été appelé par le nouveau ministre de la Guerre au commandement des troupes de l’arrondissement militaire de Pétrograd. Il possède un haut sentiment de ses responsabilités. On attend beaucoup de, lui.

« J’exige, écrit-il dans son ordre du jour, que tous les officiers soient toujours à leur poste ; que les exercices soient dirigés par le commandant de bataillon en personne et que les soldats les considèrent non comme une plaisanterie, mais comme un sérieux devoir.

« Il est temps de recommencer le travail d’ensemble et de réorganisation qui, seul, peut sauver la Russie et nous conserver la liberté si durement conquise ! »

Aussitôt son ordre du jour publié, le ministre Kérensky est allé porter sur le front sa parole convaincante et y exercer son apostolat patriotique. M. Albert Thomas l’accompagne. Notre ministre des munitions se dépense ici sans compter : discours à Pétrograd, discours à Moscou, discours sur le front — souvent même plusieurs dans la même journée ! — Quelques jours se sont à peine écoulés et déjà les résultats de cette œuvre bénéfique se font sentir. Les nouvelles du front arrivent meilleures.

« Je suis dans la tranchée, nous écrit un officier du front ; eux sont à quatre-vingts pas. Dans la journée on est assez tranquille ; mais, le plus souvent, ils nous envoient de « petits cadeaux » avec des crapaudines et les lance-mines. Chaque jour mon abri est régulièrement détruit. La nuit est plus calme. En attendant nous retroussons nos manches ! (nous nous préparons à l’offensive.) Je ne vous ai pas dit que je fais partie d’un détachement de « frappeurs » qui, vous le savez sans doute, correspond à la phalange de Mackensen. Nous n’y sommes que deux de notre régiment. Nous avons vu les fraternisations ; mais peu de notre côté. Actuellement, c’est fini, Dieu merci !… Nous avons reçu enfin des renforts. Il était temps, c’était un vrai cauchemar. J’espère que vous ne tarderez pas à entendre parler de nous !… »

Kérensky a reçu cette lettre, vibrante qui montre mieux que toutes les paroles la valeur de son effort :

Citoyen-Ministre !

De grâce, n’allez pas annuler le miracle que vous effectuez actuellement. Ne quittez pas le front où, en ce moment, vous êtes tout, et où on a besoin de vous jusqu’à la douleur, jusqu’au cauchemar.

Vous l’avez avoué vous-même, vous n’êtes point militaire : laissez donc à vos valeureux adjoints le côté spécial de votre travail militaire, tout en le guidant de loin, ce qui, venant du front même, sera encore plus précieux.

Votre rôle à vous est tout indiqué : c’est d’allumer de vos ardentes paroles le cœur et le courage des hommes. Toute la Russie a les yeux braqués sur vous.

Restez dans l’armée, et le miracle, que nous implorons, que nous rêvons tous, deviendra réalité : la Russie aura la Victoire et la Paix.

Un Officier du front.


De partout arrivent des appels à l’offensive. Il semble qu’un sang nouveau commence à circuler dans les veines du peuple russe. Nos cœurs battent d’un grand espoir. Des meetings, des congrès s’ouvrent presque chaque jour et de toutes ces tribunes montent des accents patriotiques qui doivent réjouir le ministre de la Guerre et le payer de ses peines et de ses fatigues. Il se livre à une navette incessante entre le front et la capitale. On le voudrait partout et à la fois. Je ne sais comment il y résiste. Il semble doué d’ubiquité et son amour pour la patrie, son entier dévouement à la Révolution lui confèrent une force, une résistance physique que l’on n’osait pas attendre de lui. Il est, en ce moment, la pierre d’angle de la nation russe, celle sur laquelle, reposent ses destinées futures.

Connaissez-vous Tchernomore ? C’est un petit karlik (nain) à barbe de fleuve, des contes populaires russes. Il est fort audacieux et aime à prendre les belles femmes le jour de leurs noces. Il a un chapeau qui le rend invisible et, partant, redoutable. Son nom est formé de deux mots russes : tchorné (noir) et moré (mer). Pour les conteurs, Tchernomore représente la mer Noire. Chemin de Byzance la grecque, — de Byzance convoitée des Russes dès le temps de sainte Olga qui y alla chercher le baptême, — la mer Noire a toujours été en Russie l’objet de mille récits merveilleux. Le grand poète Pouchkine a symbolisé dans un de ses contes la capitale de l’ancien empire romain d’Orient, devenue grecque, sous le nom de Loubmila qui signifie Chère-aux-peuples.

Or deux cents marins de la mer Noire, et des délégués de la mer Baltique, viennent de tenir à Pétrograd, en présence des missions militaires alliées, de la mission américaine et de nombreuses délégations, un meeting qui fut une splendide manifestation en faveur de l’œuvre patriotique si noblement entreprise par Kérensky. Les matelots de la mer Noire ont des titres à l’admiration et à la sympathie de la Russie révolutionnaire. En 1905, sous la conduite du lieutenant Schmidt, surnommé l’Amiral rouge, trois vaisseaux se révoltèrent : le Potemkine, le Tavritchiski et l’Otchakoff. On n’a pas oublié les événements : la révolution réprimée à Pétrograd (alors Saint-Pétersbourg), les navires révoltés obligés de faire leur soumission, tandis que le Potemkine, irréductible, continuait à promener dans la mer Noire le drapeau de la liberté. Ce qui est moins connu, c’est la fin de cette odyssée révolutionnaire. J’en ai recueilli le récit, il y a deux jours, de la bouche même d’un des matelots du Potemkine, à la gare Nicolas où nous étions venues, une amie et moi, attendre le retour des déportés.

« Huit cents d’entre nous débarquèrent en Roumanie, nous dit le marin. J’étais de ce nombre. Comment vivre là-bas ? Ce fut d’abord très dur. On ignorait la langue ; on avait sur soi très peu d’argent… Heureusement j’avais un métier. Mécanicien à bord du Potemkine, je me présentai dans plusieurs usines. Enfin, je fus embauché. Entre mes heures de travail, je voyais souvent mes camarades. La révolution ayant échoué en Russie, il ne fallait pas songer au retour. Je me croyais en Roumanie pour toute ma vie. Un jour, mes compagnons m’annoncèrent qu’un très riche Russe, dont j’ai oublié le nom et qui habite l’Amérique, leur proposait de venir dans ce pays et leur en fournissait les moyens. Presque la moitié d’entre eux acceptèrent. Je sus plus tard que notre riche compatriote leur avait distribué des terres et qu’ils étaient devenus colons. Je pense qu’ils ont renoncé à toute idée de retour dans leur patrie. Lorsque la guerre éclata, j’étais dans une usine de moteurs et j’ai suivi d’assez près le sentiment des Roumains en faveur des Alliés. Enfin, quand la Roumanie entra dans la coalition contre l’Allemagne, je m’engageai dans l’armée roumaine. Mais, dès que la Révolution eut éclaté en Russie, je demandai et obtins l’autorisation de quitter l’armée pour revenir dans mon pays. »

Depuis longtemps on se demandait aussi où avait été enterré l’Amiral rouge exécuté après la révolte avec quelques-uns de ses compagnons. L’endroit était tenu soigneusement secret dans la crainte que les libéraux n’en fissent un but caché de pèlerinage. Même après la Révolution et malgré les recherches entreprises, il était difficile de le découvrir. Enfin, grâce à des indications fournies par des agents de l’ancien régime, on apprit que l’inhumation de l’Amiral rouge et de ses marins avait eu lieu dans une petite île déserte de la mer Noire, non loin, dit-on, de la ville d’Otchakoff. Les corps ont été exhumés et transportés en grande pompe à Sébastopol. Le fils de l’Amiral a reçu à cette occasion un télégramme du gouvernement provisoire.

Sur la proposition de M. Feldmann, un des marins du Potemkine, condamné à mort et qui vient de rentrer en Russie après un long exil en France, toute l’assemblée réunie au meeting de Tchernomore se lève afin d’honorer par cet acte la flotte rouge de la mer Noire, l’Amiral et les marins morts avec lui.

« La flotte de la mer Noire, déclarent tour à tour les orateurs, a toujours été avec le peuple et a dès longtemps exprimé ses exigences : la terre et la liberté ; la Constituante et la République. Les Tchernomore ont juré de donner leur vie pour la liberté. Volontairement, la flotte s’est, soumise à une forte discipline. Elle veut la paix, mais non pas une paix qui laisserait les peuples asservis et humiliés. Le peuple russe, en lutte pour la liberté de l’humanité, ne doit ni rester en arrière de ses alliés, ni leur laisser porter seuls le poids de cette terrible lutte.

« Le paysan a droit à la terre, mais il doit la recevoir de l’Assemblée Constituante et non pas procéder lui-même à la distribution. Le devoir des ouvriers exige qu’ils remettent après la guerre leurs projets de lutte des classes, car la Russie a besoin de la collaboration du capital.

« Il ne faut pas admettre que l’ennemi viole et occupe le territoire russe : pas d’annexions, mais non plus pas d’abandons.

« L’armée sans discipline, s’écrie le matelot président Batkine, n’est qu’une foule armée peu redoutable pour l’ennemi. Les Tchernomore réclament une discipline nouvelle, mais forte, basée sur la confiance réciproque et sur l’amour de la liberté ! »


7/20 mai. — Trois cents délégués paysans viennent d’arriver à Pétrograd, et l’on compte qu’ils seront quinze cents dans quelques jours.

« Venus de tous les points de la Russie, m’a dit l’un d’eux, interrogé au hasard d’une rencontre, les Délégués paysans forment une masse très hétérogène, mais animée d’une pensée unique : l’intérêt de la Russie. Dans les heures graves que notre pays traverse, il est indispensable que cette pensée se manifeste. Certains d’entre nous sont très intellectuels et même étrangers au milieu paysan, mais ils connaissent à fond la question agraire, si compliquée chez nous. Il y a aussi parmi nous des bolchéwiki, mais là comme ailleurs, ils ne formeront qu’une minorité. Peu à peu, un Conseil des Paysans va se constituer qui aura une grande importance et jouera, je l’espère, dans le bouleversement actuel, un rôle de poids équilibrant. Nous constituerons la première assemblée représentant vraiment toute la Russie. Notre groupement à Pétrograd a une importance extrême au point de vue de la mise en action des rapports avec les villages lointains, d’où nous devons extraire les approvisionnements nécessaires au ravitaillement du front et des grandes villes.

« Une nouvelle répartition de la terre est indispensable. Le partage fait en 1861, lors de la libération des serfs, n’a pas prévu l’accroissement possible de la population, de sorte qu’il se produit aujourd’hui dans nos campagnes cette intolérable anomalie : plus un village est riche en population et plus la part de la terre dont le mir (commune) dispose pour chaque individu, « pour chaque âme, » comme on dit chez nous, est petite. C’est à la Constituante et non aux organisations particulières — quelle que soit leur ampleur — qu’il appartient de déterminer le mode nouveau de répartition de la terre. »

Il n’y a aucun rapport entre la question agraire, telle qu’elle se pose actuellement en Russie, et celle que souleva, en France, la Révolution. En Russie, la terre appartient à la commune ou mir, et c’est le mir qui la répartit entre ses membres. L’idée que la terre est à Dieu est ancrée dans l’âme du paysan russe, d’où son attachement pour le communisme agraire. Il n’est plus le serf du seigneur, mais il reste volontairement le serf de la terre.

— Dans ton pays, combien a-t-on de terre par âme ? se demandent entre eux deux soldats-paysans dès qu’ils se rencontrent.

Or, il est des villages russes où le paysan ne possède plus, par suite de l’accroissement de la population, qu’un cinquième ou un sixième d’âme, c’est-à-dire la cinquième ou la sixième partie de ce qui lui fut attribué en 1861.

Le paysan russe est un amoureux passionné de la terre. « L’homme est comme l’abeille, dit-il, il doit aimer et admirer la terre. » Lorsque les paysans russes, sous la capote grise du soldat, eurent franchi les Garpathes et descendirent vers les plaines hongroises, on en vit plusieurs se baisser, prendre un peu de cette terre dans le creux de la main, la soupeser, l’écraser doucement entre leurs doigts : « Ça, dirent-ils après un minutieux examen, c’est une bonne terre et qui vaut bien qu’on se batte pour elle ! »

— Comment travaille-t-on la terre chez toi ? se demandent-ils encore. À la charrue ou à la sakha ? (charrue plus profonde).

C’est que les procédés de culture sont restés très rudimentaires dans la majeure partie de l’empire russe. En ces dernières années cependant, sous la bienfaisante influence des Zemstvos (organisations communales), quelques améliorations y ont été apportées ; mais le paysan, routinier et ignorant, se montre rétif dans l’adoption de tout ce qui va à l’encontre de ses traditions et de ses habitudes. Aussi les terres russes rendent cinq fois moins que les terres occidentales, d’où la pauvreté du paysan. Il appartiendra, après la guerre, aux Conseils des paysans de s’unir aux Zemstvos pour 1 intensification des procédés de culture dans tous les gouvernements russes.

De l’autre côté de la Néva, en face du palais désormais célèbre de la Danseuse, entre les arbres du parc Alexandre aux branches encore dénudées, s’élève un vaste édifice d’aspect ultra-moderne, le Narodné Dom ou Maison du Peuple, qui portait le nom de Nicolas II avant la révolution. Édifiée en vue d’arracher le peuple à l’alcool en lui offrant un lieu de réunion agréable, la Maison du Peuple de Pétrograd n’a, en réalité, jamais rempli son but. L’hiver, les artistes les plus réputés s’y faisaient entendre et les places y étaient chères ; l’été, une foule spéciale, plus avide de plaisir que de morale et qui ne constituait guère un exemple à offrir au peuple, se pressait dans ses jardins.

Pour la première fois, le Narodné Dom va véritablement servir à ceux pour qui il fut construit : le Congrès des paysans y tient sa séance d’inauguration sous la présidence d’un ancien déporté politique, M. Avxentiev.

Jamais le parc Alexandre n’a présenté un aussi pittoresque spectacle. Sur les degrés de la Maison du Peuple les soldats, baïonnette au canon, font le service d’ordre, difficile à cause de l’affluence inusitée qu’attire cette séance, l’une des plus mémorables de la Révolution. Voici les députés paysans que la foule salue de ses hourrahs : ceux des Cosaques, dont plusieurs ont revêtu la tcherkesha traditionnelle ; les paysans grands-russiens à barbes d’apôtres et aux yeux bleus ; les steppiens plus secs, au visage hâlé par le vent. Beaucoup sont en costume militaire et arborent des croix sur leur poitrine. Au-dessus des têtes coiffées de bonnets, de chapeaux, de casquettes ou de papakhs (bonnets de fourrure) flottent, plus joyeux et frémissants que jamais, les drapeaux de la Révolution. Mais on regrette de ne pas voir un seul drapeau national mêler ses trois couleurs au rouge éclat des emblèmes révolutionnaires dans cette manifestation qui est, par excellence, la fête de toute la Russie.

Dans la salle d’opéra, le spectacle est extraordinaire : les drapeaux à hampes et franges d’or, à inscriptions blanches sur fond rouge, à peintures symboliques, émergent de l’océan moutonnant des têtes. Sur les balcons une foule s’entasse, se presse autour des principaux personnages du jour : la Babouchka révolouzi (la grand’mère de la Révolution), exilée pendant vingt-cinq ans dans les plaines glacées de la Sibérie ; Véra Figner, la prisonnière de Schlusselbourg ; Tchernov, ministre de l’Agriculture récemment revenu d’exil, apôtre inquiétant de la nationalisation de la terre ; d’autres encore que le public se montre et dont il redit les noms.

Les discours, et particulièrement celui de Kérensky, « venu avec une émotion jamais éprouvée devant ces hommes de la terre qui ont supporté les lourdes tâches et accompli ce qu’il y a en Russie de meilleur et de plus beau, » atteignent un pathétisme digne d’une chrestomatie des grands discours politiques de l’humanité contemporaine. On ne peut, sans en avoir été témoin, se faire une idée des flots d’éloquence qu’a fait couler cette révolution.

Mais l’éloquence ne serait qu’un vain bruit si elle ne déterminait les actes. C’est ce qu’a compris le Congrès qui se propose de faire avec le gouvernement, avec les ouvriers et les soldats, tout le nécessaire pour sauver les conquêtes de la Révolution et « garder devant le monde la dignité de la Russie ».


Le journal Isviesta, organe du Conseil des ouvriers et soldats, a porté en manchette, le jour de l’ouverture du Congrès des paysans, cet émouvant appel : « La Révolution a besoin de pain, ne l’oubliez pas, frères paysans ! »

Le manque de pain ! C’est, en effet, le mal dont nous souffrons le plus, depuis quelques jours. Au début de la Révolution, un régiment a été employé à désencombrer cette inattaquable forteresse qu’était la gare Nicolas. Les sacs de farine, la viande gelée se répandirent à pleines télègues dans les rues de Pétrograd et de là chez les marchands. Pendant quelques jours, ce fut presque l’abondance. On fêta la Pâque avec les gâteaux monumentaux de jadis ! Les journaux publièrent des colonnes de dons volontaires en blé ou en farine faits par les villes des provinces et par les villages aux postes de ravitaillement des soldats. Ce moment de bien-être fut court. De nouveau, et malgré que la bise souffle parfois forte et froide du côté de la Néva, des ménagères, des hommes et parfois des enfants stationnent dès les premières heures du jour devant les boulangeries, pour s’en retourner, hélas ! avec une ration chaque jour diminuée. Il en va de même pour le beurre et le lait que, dans certains quartiers, on réserve exclusivement pour les petits enfants. Et cependant, on assure que ces produits abondent dans les villages et jusqu’en Sibérie. Un ami qui en revient me raconte que dans toutes les gares sibériennes, de Vladivostock a l’Oural, on trouve pour quelques kopeks du bon pain blanc, — régal depuis longtemps oublié à Pétrograd, — des pots de crème et de lait.

Certains dépôts regorgent de farine, et même, selon une version dont je ne puis contrôler l’exactitude, le blé pourrit sur place en maints endroits.

À qui la faute ?

D’abord au paysan qui refuse, par indifférence ou par manque de patriotisme, d’accomplir l’effort nécessaire pour faire parvenir dans les grands centres le surplus de sa consommation. Ensuite et surtout au terrible état de désorganisation générale. M. Maximov, délégué pour une des régions du Volga, affirme « qu’avec le système de voies ferrées, jamais on n’arrivera a tirer la farine ou le blé de ces alvéoles lointaines que sont la plupart des villages russes. Les paysans de certaines régions qui, par patriotisme, ont cédé leur pain à des prix très bas, sont maintenant obligés de l’acheter pour eux à des prix forts ; voilà pourquoi on hésite partout à se défaire de l’excédent de récolte ».

Pour subvenir aux besoins de la population de Pétrograd, il faudrait que la ville reçût journellement de quatre-vingts à cent vingt wagons de farine. Or, on arrive à peine à en transporter quarante, soit le tiers de la quantité indispensable. Pour ce trafic, il n’y a que deux lignes de chemin de fer, celle de Moscou-Pétrograd, celle de Kieff-Pétrograd, sans cesse encombrées par des transports de troupes, de munitions, d’approvisionnements pour l’armée. Comme pour mettre le comble au désordre et à la confusion dans le service des transports, des chefs de gare ont été tués ; des soldats ont arrêté des trains ou en ont fait partir d’autres sans raison ; des gares ont été prises d’assaut par des militaires déserteurs ; on a bouleversé des itinéraires, empêché les employés de remplir leur tâche et volontairement gâché ou détruit du matériel ! L’ancienne vziatka, ou système des pots-de-vin, a poussé en Russie de telles racines qu’elle continue à compliquer et à entraver le service, déjà si difficile, des transports. Les marchandises, au lieu d’être expédiées par catégories, ainsi qu’il conviendrait, c’est-à-dire par ordre de livraison et d’importance économique, le sont en raison directe de la commission versée à des employés infidèles et exempts de scrupules. C’est ainsi qu’en 1915 et 1916, alors que les blés, les bois et autres produits indispensables n’arrivaient que lentement et par quantités insuffisantes, Pétrograd était inondé de wagons d’eau de kouvaka, propriété du général Voyéikov, — aujourd’hui sous les verrous, — ou de melons d’eau venus du Caucase !… La vziatka, officiellement supprimée, continue malheureusement à exercer son influence secrète sur le service des transports.

Bouclerons nous la boucle avec la moisson ? Reverrons-nous les menaçants cortèges de femmes qui, à la veille des journées de février dernier, hurlaient la faim dans les quartiers ouvriers de Pétrograd ? Question angoissante ! Nos lendemains sont gros d’inquiétude.


10/23 mai. — Le ministre Kérensky a porté en Finlande sa propagande en faveur de l’offensive. Il vient d’arriver à Helsingfors. En compagnie du nouvel amiral, Maximov, élu par les marins, il a visité la flotte et les troupes. Kérensky est très populaire dans ce pays dont il a, dès longtemps, demandé et soutenu l’autonomie.

J’ai visité Helsingfors. C’est une grande et belle ville, bien bâtie, mais où, même en pleine guerre, on respire un air allemand. La langue allemande, — interdite depuis août 1914, — y était la plus usitée dans le commerce ; l’architecture, bien que les Finlandais s’en défendent, y est d’inspiration néo-germanique ; les méthodes de l’Université sont allemandes ; enfin, au point de vue économique, les Allemands avaient réussi à faire de la Finlande, avant la guerre, une véritable colonie.

Aujourd’hui, la Finlande veut voler de ses propres ailes. La Russie démocratique et révolutionnaire lui a offert son autonomie ; elle ne s’en contente pas et réclame une complète indépendance. Loin de se ranger à cette conception, le ministre de la Guerre y a fait une opposition très nette dans son discours d’Helsingfors.

Les marins, — qui sont non des Finlandais, mais des Russes — ont juré de défendre jusqu’à la dernière goutte de leur sang la liberté et l’intégrité de la Russie…


12/25 mai. — Points noirs à l’horizon : la crise des vivres augmente ; les tendances séparatistes s’affirment de plus en plus au Caucase, en Finlande et surtout dans l’Ukraine… Schlusselbourg a essayé de constituer une république ; des nouvelles alarmantes arrivent de Gronstadt. On assure que des drapeaux allemands ont flotté dans les rues de Pétrograd, ainsi qu’à Biéléostrov, en Finlande. En ce qui concerne la capitale, un député de la Douma a confirmé le fait dans une réunion tenue à l’hôtel Astoria. Un appel circule parmi les officiers et les soldats pour aller combattre dans les rangs de l’armée française si la Russie venait à manquer à ses engagements. On compte sur 100.000 volontaires. Le difficile serait d’obtenir les permissions des autorités compétentes.

À mesure que s’accentue le mouvement créé sur le front par le ministre de la Guerre, les maximalistes intensifient leur protestation.

Aujourd’hui, un junker, monté sur l’escalier extérieur de la Douma de la ville (mairie), a harangué la foule en notre présence. Il l’appelait au partage des biens, à la lutte des classes, et invitait les soldats à quitter l’armée et à retourner dans leurs maisons. Un officier est monté vers lui et lui a brusquement demandé ses papiers.

— Vous êtes un fou ou un provocateur, a-t-il dit.

C’était tout simplement un bolché-wik, partisan de Lénine, élève-officier à l’École Wladimir. À la venue de l’officier, il a foncé comme un bélier dans la foule qui le huait et l’a poursuivi jusqu’à l’hôtel de l’Europe où il a été arrêté. La convocation d’une conférence internationale à Stockholm provoque d’ardentes polémiques. Nos socialistes majoritaires ont promis au Conseil d’y rallier leur parti. Les journaux français de l’opposition sont âpreinent commentés.


18/31 mai. — De nouveau nous vivons des heures angoissantes. Ces journées peuvent être caractérisées par la lutte entre deux partis : pour et contre l’offensive. Tandis que Kérensky soulève sur le front une tempête d’enthousiasme ; tandis que les soldats, électrisés par son patriotisme communicatif, font pleuvoir sur lui leurs médailles et leurs croix de Saint-Georges ; tandis que Broussilov, Goutor, Kornilov préparent le moral de leurs armées à la perspective d’une prochaine entrée en campagne, le ministre de l’Agriculture, Tchernov, prononce à Pétrograd des discours contre l’offensive ; le ministre Skobelev déclare publiquement que « l’on prendra aux industriels capitalistes le 100 pour 100 de leur bénéfice », ce qui empêche le ministre des Finances de boucler son emprunt… Même antagonisme dans la presse : la Reitch, l’Idintvo, du socialiste patriote Plekhanov, la Volonté du peuple, qui est pourtant une feuille socialiste révolutionnaire, soutiennent ardemment la thèse de l’offensive, combattue par la Pravda de Lénine, le Dielo-Naroda de Tchernov, la Vie nouvelle de Gorki…

Crise économique, crise financière, crise du ravitaillement : toute la lyre !… Mais le pis sera la crise du front. Si elle n’est pas conjurée, si l’armée est incapable de comprendre les problèmes de la guerre et la situation de l’Europe, la Russie aura à redouter plus qu’une défaite : une catastrophe nationale comme l’histoire du monde n’en a jamais enregistré !


18/31 mai. — Les journaux de ce matin nous apportent une effarante nouvelle : par 210 voix contre 40, le Conseil des délégués ouvriers et soldats de Cronstadt a résolu de prendre en mains la direction des affaires de la ville et de la forteresse. Il a renvoyé les représentants du gouvernement et déclaré que pour les relations avec le reste de la Russie, c’est désormais à lui seul qu’il convient de s’adresser !… Il ne reconnaît plus le gouvernement provisoire et traitera sans intermédiaire avec le Conseil des ouvriers et soldats de Pétrograd. La république est proclamée !

Cronstadt indépendante ! Cronstadt en république ! Cronstadt, la forteresse par excellence de la Baltique, la clé de Pétrograd et de la Russie, libre de disposer d’elle-même, fût-ce contre les intérêts de l’État !… Se peut-il qu’il se soit trouvé des hommes assez fous, des patriotes assez peu dignes de ce nom pour décréter une aussi inconcevable mesure ?

Cette nouvelle a causé une sorte de panique dans Pétrograd. On s’aborde : « Où allons-nous ? — C’est le commencement de la fin ! — Le gouvernement provisoire tolérera-t-il une pareille atteinte à son autorité ? — Il faut bloquer la forteresse, la sommer de se rendre et, si elle résiste, la réduire par la famine… »

Comme pour augmenter à dessein le désarroi des esprits, une centaine d’anarchistes, comprenant des ouvriers, des matelots et des femmes, parcourent les rues de la ville, précédés de drapeaux noirs et portant des fusils et des grenades à main…

Un télégramme d’Helsingfors annonce que l’anarchie est complète dans la ville d’Abo. Tous les membres de la municipalité et le Sénat finlandais sont partis pour avoir un entretien avec les ouvriers et essayer de rétablir l’ordre. L’insubordination règne tout le long des rives de la Baltique. Qu’adviendrait-il de nous si les Allemands s’avisaient d’y tenter une descente ? Les promesses, les serments des marins dHelsingfors à Kérensky sont-ils déjà oubliés ?…

Les matelots continuent à se livrer aux scènes les plus révoltantes. La Reitch du 14 mai raconte qu’à Réval, le capitaine de second rang, Véchitsky, ayant été arrêté, fut ramené à terre par des marins. Au moment de la descente et devant une énorme foule rassemblée, les matelots obligèrent l’officier à se chausser de laptis[22] et lui passèrent au cou une paire de ces mêmes sandales. Puis on le promena avec un balai à la main, à travers les rues de la ville, sous les quolibets et les railleries de la populace. L’Union des officiers, à laquelle se sont joints les ingénieurs et toute la population intellectuelle de la ville, a protesté contre un pareil traitement, disant qu’il était indigne d’un pays libre d’obliger un homme, fût-il un inculpé, à des actes qui l’humilient dans sa dignité et font de lui un objet de mépris et de dérision.

20 mai/2 juin. — Les journaux s’occupent longuement de Gronstadt. Le Conseil semble pris de folie. Il demande que Nicolas II soit transféré dans cette ville avec toute sa famille et que l’Assemblée Constituante s’y réunisse. Quatre-vingts officiers languissent dans les cachots humides et remplis de vermine de la forteresse. Ils sont pour la plupart internés là depuis les premiers jours de la Révolution. À chaque instant des soldats grossiers entrent dans leurs cachots pour perquisitionner, les interpellent avec des formules injurieuses. La conduite des marins de la mer Baltique laissera une tache sur les plus beaux souvenirs de la Révolution russe. Ils ont renouvelé sur quelques-uns de leurs officiers des supplices oubliés depuis Jean le Terrible : tel celui des douches glacées, alternant avec l’emploi du feu jusqu’à ce que mort s’ensuive. L’amiral Vérenn qui fut soumis à cette horrible torture était, dit-on, haï des marins pour sa sévérité brutale. D’autres, tels que les amiraux Népenine, Bogdanov, Guirz, auxquels on ne pouvait adresser les mêmes reproches ne furent pas plus épargnés. L’amiral Guirz a cependant fait preuve d’une bravoure qui aurait dû lui concilier l’admiration de ses matelots. Ayant appris qu’ils l’avaient condamné à mort il les réunit :

— On dit que vous voulez me tuer. Je suis prêt à mourir. Ne m’assassinez pas lâchement. Me voici devant vous : tirez. Je veux mourir face au feu, comme un soldat !

Mais tous protestèrent de leur attachement.

L’amiral rentra chez lui plein de confiance. Bien qu’il refusât de prendre des précautions, six matelots qui lui étaient sincèrement dévoués avaient obtenu de se relayer dans sa maison pendant son sommeil. Une nuit ceux qui étaient de garde furent réveillés brusquement.

— Où est l’amiral ? Nous avons besoin de lui. Amenez-le.

Les matelots fidèles refusèrent d’obéir.

— Nous avons des renforts en bas, insistèrent les assassins. Si vous n’obéissez pas nous ferons envahir la maison.

Alors un des marins se décida à prévenir l’amiral. Celui-ci comprit. Il revêtit son plus bel uniforme et suivit les matelots. En bas, devant la porte, il se heurta au corps d’un de ses officiers, assassiné… Où l’emmena-t-on ? Que se passa-t-il ? Le mystère règne encore sur ses derniers moments. Son corps fut retrouvé quelques jours plus tard au bord d’un marais, dans la campagne.

Le beau frère d’une danseuse, qui occupe l’appartement situé au-dessus du nôtre, a été quatorze fois menacé de mort ! Il a perdu la raison et il faut le conduire par la main, comme un enfant. Les matelots s’amusaient à « faire peur » aux officiers en courant après eux, comme s’ils allaient les saisir… D’autres fois, ils les obligeaient à marcher devant eux avec le poignard ou le revolver dans les reins. Plusieurs de ces malheureux sont devenus fous.

Les délégués des ouvriers et soldats se sont rendus à Cronstadt. C’est le jour de la Pentecôte. Il fait beau La navigation est agréable sur la Néva où les brises printanières courent en un frisselis léger. Du ciel bleu, des drapeaux rouges, des chants, quelques bourgeons qui pointent aux branches des arbres… On aurait envie de se sentir heureux, s’il ne s’agissait pas d’un pèlerinage d’exaltés vers une ville en révolte ; si les Allemands ne tenaient pas entre leurs griffes la Pologne et tant d’autres régions dévastées ; si nous n’étions pas à deux doigts de la défaite, de la famine, si… si… ! Comment peuvent-ils oublier tout cela ?

À midi, Tchéidzé arrive, accompagné des ouvriers des usines Oboukov et Poutilov. Couronnes déposées sur les tombes des victimes, discours, tout le cérémonial sur lequel trois mois de révolution nous ont déjà blasés. Partout des marins, avec leurs bérets à rubans flottants, leurs cocardes rouges, et des visages plus hardis encore, plus déterminés, plus inquiétants que ceux des soldats de Pétrograd… Des meetings s’organisent sur les places. On demande à Tchéidzé de prendre la parole. Le président du Conseil des ouvriers et soldats de Pétrograd met les marins en garde contre les décisions irréfléchies, comme celle que l’on a prise à Cronstadt. La ville de Cronstadt ne peut vivre seule, isolée du reste de la Russie et de la capitale ; sa manière d’agir risque d’apporter du désordre dans la révolution.

Une voix crie :

— Pourquoi Kérensky a-t-il ordonné l’offensive ? C’est une trahison !

Une trahison ? Envers qui ? Ne savent-ils pas que seule l’offensive peut sauver les libertés russes déjà menacées ?… Alors ?…

Une autre voix s’élève :

— Pourquoi le gouvernement provisoire ne publie-t-il pas les traités secrets avec les Alliés ? Pourquoi ne signe-t-il pas la paix ?

La paix avec l’Allemagne ! C’est la première fois que j’entends, posée en public, cette exigence d’une paix en dehors des Alliés. Nous sommes à Cronstadt, forteresse du maximalisme : cela seul suffirait à nous le rappeler.

Un orateur qui a succédé à Tchéidzé s’y applique encore. À grands renforts de gestes, il déclare que « les camarades de Cronstadt évoluent de plus en plus du côté des bolcliéwiki ! »

Cela promet pour l’avenir.


Après de longs pourparlers, renouvelés plusieurs fois, MM. Skobelev et Tsérételli ont obtenu que le Comité de Cronstadt reconnaisse que « l’autorité du gouvernement s’étend sur la ville de Cronstadt comme sur toute la Russie ». En vertu de cette déclaration, le gouvernement provisoire a fait procéder à une enquête sur le cas des officiers détenus dans les prisons de la forteresse.

Le résultat est navrant. La plupart des accusations portées contre les officiers reposent sur des témoignages d’inconnus et il a été impossible de les justifier. Plusieurs officiers furent jetés dans les casemates sur cette simple raison qu’ « ils portaient l’uniforme ». D’autres ont été arrêtés et enfermés « par erreur ». Tel est le cas du lieutenant Trétiakov. Lorsque cet officier parut devant la Commission d’enquête on crut d’abord avoir affaire à un vieillard. Il était pâle, avec des traits tirés et des yeux de démence. Or ce vieillard, cet accusé aux regards fous était un homme de vingt-trois ans. Arrêté aux premiers jours de la révolution, jeté en prison, il eut à endurer les pires souffrances sous la menace constante de la mort. Après deux semaines d’un pareil traitement le malheureux sombra dans la folie. Sa libération l’a laissé indifférent et il a dû être dirigé sur une clinique de psychiatrie.

Les cellules où le lieutenant Trétiakov et ses camarades ont vécu plus de trois mois sont des pièces basses, sans meubles. Les prisonniers y étaient entassés sans aucune considération d’hygiène. Les lits consistent en un treillis de fer posé sur pieds, sans matelas ni planche. Les souris, et parfois la vermine y pullulent : l’air y est fétide.

Plus à plaindre encore sont les occupants des casemates. Ces cellules, sans fenêtres, ne recevant de jour que par une petite ouverture pratiquée au-dessus de la porte sont de vraies cages de pierre. Vingt-trois prisonniers, parmi lesquels l’amiral Kourache, y sont incarcérés isolément. L’un d’eux, un capitaine d’origine suédoise, avait été reconnu innocent par une première Commission d’enquête et libéré. Il fallut l’arrêter de nouveau sous les menaces de la foule…

Le général Reïne et un jeune officier furent arrachés de leur cellule pendant les premiers jours de leur détention et fusillés dans la cour sans jugement. Le 28 avril, une foule de soldats et de marins s’introduisit dans la prison et força la porte des cellules sous prétexte d’y vérifier la présence des officiers. Cette horde grossière se conduisit d’une façon révoltante. Chacun interpellait les officiers, les insultait et les obligeait à se retourner vers lui en disant : « Montre-nous ta g… »

Il était temps que le gouvernement provisoire mît fin à ces horreurs.


26 mai/8 juin. — Bien que le Conseil des ouvriers et soldats de Cronstadt ait fait sa soumission, les marins recommencent à faire parler d’eux. Les équipages des cuirassés République, Gangoult et du croiseur Diane ont voté une résolution réclamant le transfert de Nicolas II à Cronstadt, pour y être mis sous la garde de « troupes véritablement révolutionnaires » jusqu’à sa mise en jugement.

« C’est la troisième fois, dit le Gangoutt, que nous affirmons notre volonté et cette mise en demeure n’est pas une plaisanterie. Ceci est notre dernier avis ; après, nous emploierons la force ! »

Quand et comment cela finira-t-il ?

La cérémonie à laquelle les ouvriers de Pétrograd se sont livrés à Cronstadt ne semble pas avoir lénifié leur humeur tapageuse. Une grande agitation règne autour des usines sur la question des salaires et des heures de travail. À Gostiny-Dvor, les commis de magasins font grève. Les employés des tramways exigent, après la journée de huit heures, celle de six ! Là ne se bornent pas leurs prétentions. Ils déclarent que les tramways et tout le matériel leur appartiennent et ne veulent plus reconnaître l’autorité des directeurs et des ingénieurs. Ils se sont emparés de plusieurs de ces derniers, leur ont goudronné le visage, les ont enfermés dans des sacs après les avoir ficelés, puis ils les ont exposés dehors en cet état sur des petites charrettes à bras où ils resteront jusqu’à ce que quelque passant apitoyé vienne les mettre en liberté. Cet acte d’humiliante vengeance, indigne d’un peuple civilisé, s’appelle « la mise en brouette » et a déjà été pratiqué en Russie lors de la révolution de 1905.

Au milieu de ces excès, la Révolution tourne à la mascarade et les amis de la démocratie russe s’en affligent. L’Emprunt de la Liberté ne donnant que de maigres résultats, on a imaginé de faire autour une sorte de réclame carnavalesque. Toute la journée un char rempli d’hommes et de femmes en costumes de boyards, accompagnés de musiciens, a circulé dans les rues de la ville. Une troïka des écuries impériales, montée par un matelot portant un énorme drapeau de Saint-André, appelait aussi le public à la souscription.

Les manifestations se succèdent, ininterrompues : voici celle des femmes des usines, coiffées de foulards rouges et précédées d’un drapeau sur lequel sont inscrites leurs revendications. Où sont les défilés impressionnants, les cérémonies imposantes des premiers jours ?

Un meeting des bolché-wiki a eu lieu dans un quartier de Pétrograd. Le Suisse Rodolf Grimm, initiateur de la conférence de Zimmerwald, y a prononcé un discours en allemand. Une fois encore le ministère est sur le point de se voir débordé : deux cent cinquante usines menacent de se mettre en grève ; de nombreuses fabriques se ferment ; on compte déjà soixante mille ouvriers sans travail… Le ministre du Commerce M. Konovalov vient de donner sa démission… Un de mes amis m’annonce que 28 000 anarchistes, pacifistes et maximalistes, sont attendus à Pétrograd, venant d’Amérique par Vladivostok. Ce n’est pas cela qui va améliorer la situation.

Pour excuser les fautes du peuple, les chefs révolutionnaires ne cessent de nous rappeler « le funeste héritage du tsarisme ». Il se peut que les vices du peuple, son ignorance, son incompréhension des nécessités politiques, sa mauvaise loi dans tout ce qui touche à ses engagements d’honneur soient la conséquence des siècles d’oppression qu’il a subis. Mais les hommes conscients, éclairés, instruits, qui ont été ses guides, devaient savoir qu’on ne jette pas sans transition un peuple de l’absolue soumission à l’absolue liberté. L’exemple de la Révolution française a été le piège dans lequel plus d’un révolutionnaire est tombé. Quel parallèle établir entre la France, héritière des libertés romaines, révolutionnaire presque tout au long de son histoire ; obtenant des chartes avec les communes ; résistant au pouvoir absolu de l’Église, dès le temps de Philippe le Bel ; alliée au roi contre la féodalité ; ayant, depuis l’époque de Jacques Cœur, une bourgeoisie riche, puissante et lettrée, formée d’une population homogène que rien ne divise contre elle-même — et la Russie soumise jusqu’à l’héroïsme, aimant l’oppression qu’elle subit ; la Russie où, dès les origines de son histoire, chaque essai de révolution n’est qu’une révolte contre un chef, ou doit prendre l’aspect d’un loyalisme plus profond en paraissant faite pour rétablir sur son trône un tsar victime d’un usurpateur. Kérensky obtiendra-t-il que le peuple remonte ce terrible courant ? On parle d’un mouvement réactionnaire dans le Sud en faveur du grand-duc Nicolas, et d’un autre en faveur d’un Demidov.

27 mai/8 juin. — J’ai causé ce matin avec une vieille femme, très simple, dont la mise tient le milieu entre la bourgeoise et l’artisane. Comme je lui demandais mon chemin elle a poussé la complaisance jusqu’à vouloir m’accompagner à destination. La conversation a glissé fatalement, et à une rapide allure, vers les difficultés de la vie à Pétrograd.

— Voyez-vous, me dit la bonne vieille, c’est leur faute. Nous n’étions pas prêts. Nous ne sommes que de pauvres gens, sachant à peine lire et écrire. C’est notre président de la Douma, notre Rodzianko, qui avait raison. Mikhaïl Alexandrovitch nous a fait bien du tort[23] et Nicolas II aussi[24]. Une bonne et solide constitution, voilà ce qu’il nous fallait. Ou nas tiomnéi narod ! (Chez nous le peuple est obscur.)

Et quand je lui eus décliné ma qualité de Française :

— Nou ! Vot ! (Et voilà !) Maintenant ils disent que les Français sont des impérialistes parce qu’ils veulent reprendre aux Allemands une province qui leur appartient. Des bêtises ! Des bêtises ! Je ne suis pas bien au courant de ces choses, malgré que quelqu’un de savant me les ait expliquées ; mais je sais que les Français sont en République, qu’ils n’ont pas voulu la guerre et aussi qu’ils sont plus intelligents et plus heureux que nous. S’ils demandent cette province, je veux bien parier qu’ils ont raison…

Cette façon simpliste de juger la question d’Alsace-Lorraine n’a pas été sans m’émouvoir. Le peuple russe a un grand bon sens naturel. C’est sur les idéologues des partis outranciers que retombe la responsabilité des actes coupables et le plus souvent inconscients qu’il accomplit. Le nombre est trop restreint pour cette énorme masse ignorante, de ceux qui parlent de sagesse, de responsabilité, de devoir à remplir…

— Pourquoi laissez-vous entrer en Russie tant de gens porteurs d’idées en tout temps dangereuses, mais particulièrement nuisibles à l’heure actuelle ? ai-je demandé à l’un des membres de la commission chargée de recevoir les 28 000 anarchistes russes d’Amérique, à leur arrivée à Pétrograd.

— Y pensez-vous ? Nous sommes en pays libre. Comment interdire à ces hommes leur retour dans la patrie, parce qu’ils ne professent pas les mêmes idées que nous ?… Cela est impossible… impossible…

— En temps de paix, soit ; mais aujourd’hui… Il y a des nécessités inéluctables.

Mon interlocuteur secoue négativement la tête, un peu choqué au fond de ce qu’il prend peut-être chez moi pour de l’intolérance. À quoi bon discuter avec ces amants aveuglés de la liberté à tout prix ? Ils en reviendront. Dieu veuille que ce ne soit pas trop tard pour le salut de la Russie… et de la vraie liberté !

Les élections municipales, sous le régime de la répartition proportionnelle, vont avoir lieu pour la première fois à Pétrograd. C’est une grande épreuve. Tout ce qu’il y a dans la ville de gens éclairés, et pouvant disposer de leur temps, s’emploie à y préparer le peuple. La tâche sera dure. C’est dans les casernes et dans les usines que s’exerce la plus active propagande. Un de mes amis, un travailliste, M. Jacques Kaplan, s’y efforce de tout son pouvoir. Aussitôt son bureau fermé, il court à la caserne du régiment de Volhynski qui lui a été attribuée. Le régiment de Volhynski est, avec celui des Preobrajenski, le premier qui vint à la Douma pour la défendre, au matin du 27 février où parut l’oukase de prorogation.

— Lorsque j’arrive, me dit M. Kaplan, je suis aussitôt entouré. Chacun s’applique à comprendre cette chose nouvelle pour lui : la responsabilité d’un vote ; et le plus grand nombre y réussit assez bien. Les soldats discutent entre eux, devant moi, la valeur des listes, et je suis souvent frappé de la justesse de leurs réflexions.

Cet apostolat d’un nouveau genre, suscité par les élections, s’exerce parfois jusque dans la rue. Le même ami, se rendant un de ces derniers soirs à la Douma de la ville pour la préparation des listes, m’emmène avec lui. En route, nous voyons s’avancer vers nous un soldat, casquette sur l’oreille, et décrivant sur le trottoir d’invraisemblables festons. Le spectacle ici est plutôt rare : cependant depuis la Révolution et le pillage des caves, il se rencontre quelquefois.

— Eh bien ! camarade, s’écrie mon compagnon, en ces grands jours où chaque citoyen a besoin de se sentir le cerveau clair, est-ce que vous ne trouvez pas honteux de vous être mis en cet état ?

Le soldat s’arrête et paraît chercher à réunir ses idées en fuite.

— Oui, oui, c’est vrai ; c’est bien vrai, camarade. Mais voilà : nous étions là-bas quelques amis, on a fêté la liberté ensemble, on a bu de bonnes choses… alors, vous comprenez !

Puis, pris d’une inspiration subite : — Je ne sais plus où je suis ; non, vrai, je ne sais plus ! Est-ce que vous ne pourriez pas me conduire quelque part ?

À côté de la mairie où nous nous rendons se trouve un ancien outchastok. Le nouveau commissariat de police s’y est installé. Mon ami a pris le soldat sous le bras. Très en confiance, il se laisse conduire tranquillement. Le commissariat de la Révolution ne lui fait pas peur. On n’y est pas, comme à l’outchastok d’autrefois, accueilli par des injures et des coups.

— Allons, mon brave, nous voici arrivés, dit mon ami en installant sur un banc « le camarade » déjà à moitié endormi. Tâchez d’être à l’appel demain matin à la caserne et de vous garder l’esprit libre pour les élections…

La Révolution a changé du tout au tout la physionomie du quartier de Spassky où je me suis rendue hier. On dirait que tout le monde s’y est réveillé d’un long sommeil. La question des élections s’y débat dans toutes les boutiques. Les partis sont entrés en pourparlers afin d’établir un bulletin commun où chacun d’eux aura ses représentants. Au meeting du soir, la salle est comble : gros marchands en vêtements cossus, étudiants en uniformes, petits marchands à la bricole et aussi quelques bourgeois. On est ici partisan de l’ordre, de la constitution, de l’offensive, et M. Milioukov, paraissant tout à coup derrière la table au tapis vert, y a recueilli un grand succès.

Comment ne pas aller voir, malgré son nom rébarbatif, le quartier de Rojdiestwensky où se présente la très illustre Mme Kollontay, membre du comité exécutif du Conseil des ouvriers et soldats, partisan de Lénine, féministe, socialiste et bolchiviste ? Après cette énumération, quoi d’étonnant si j’ajoute que le quartier est composé de gens d’une grande intolérance politique ? N’ayant pu se mettre d’accord, ils ont dû établir quatre listes différentes, ce qui fait prévoir un beau grabuge pour les élections.

Bien d’intéressant, de significatif, comme ces enquêtes électorales. On glisse un œil dans les boutiques, on entame çà et là et au hasard, une conversation ; on saisit au vol des propos échangés… Tout le caractère du quartier se révèle : qualités, défauts, ambitions… Et les coutumes, et les habitudes, et les traditions !… On n’imagine pas quelle diversité peuvent présenter les quartiers d’une même ville. Vassiliewsky-Ostrov, par exemple, est plein de choses imprévues. Le quartier s’étend sur un vaste territoire en partant des quais de la Néva. Il y a là une population variée. Beaucoup d’ouvriers, mais non pas des spécialistes ni des techniciens. Ce sont pour la plupart des petits artisans, et aussi des petits fonctionnaires. On y vit décemment mais chichement. Néanmoins, parmi ce simple peuple qui n’a rien du bourgeois, c’est le parti des Cadets qui l’emporte. Personne en France n’ignore plus que le parti des Cadets est à Pétrograd celui de l’ordre et qu’il a pour chef l’ancien ministre des Affaires étrangères, M. Milioukov. La sagesse est d’en souhaiter le triomphe dans les élections prochaines.


C’est au Congrès des députés des travailleurs. Kérensky doit aujourd’hui y prononcer un discours. Longtemps avant l’heure, la salle est comble. Il y règne cette atmosphère de mystérieuse attente, prélude de l’enthousiasme qui soulève, chaque fois, les foules russes à la parole du grand tribun. Des yeux ardents se fixent vers l’entrée comme si, déjà, sa silhouette s’y projetait en fluide de lumière.

Dès le début, la séance prend une allure extraordinaire et passionnée. Le ministre Tsérételli est à la tribune. Il y expose la difficulté d’établir le pouvoir sur des bases durables : « Une lutte ardente, dit-il, se manifeste en Russie pour l’exercice du pouvoir, et, en même temps, il ne se rencontre aucun parti politique qui veuille en assumer la responsabilité.

— Si, il y en a un, crie une voix.

C’est Lénine qui se fait entendre. Il est assis dans les premiers rangs avec sa femme, Kroupskaïa, et quelques leaders du maximalisme.

— Je n’en doute pas ! camarade Lénine, riposte Tsérételli.

Ce bref échange de paroles produit sur le public l’effet des premières banderilles lancées par le toréador. Son attention est surexcitée. Il pressent la lutte prochaine.

— On cherchait à former une majorité, reprend Tsérételli, mais en même temps on faisait tout pour entraver le pouvoir. On reproche au ministère d’être formé de capitalistes. Les bolché-wiki prétendent qu’il n’y a aucune différence entre le gouvernement coalisé et l’ancien ministère Milioukov. Le gouvernement, de son côté, peu sûr de la confiance du pays, insiste pour la formation d’un ministère socialiste. Même Milioukov l’a demandé. La droite pense que si l’on forme un gouvernement avec les partis extrêmes, le pays fatigué reviendra plus vite à la sagesse. De leur côté, les bolché-wiki en pensent autant en ce qui concerne la droite.

Tout à coup, Lénine se lève. Ce simple geste a provoqué une énorme sensation. Toute la salle est debout. On se presse, on se pousse au premier rang.

Est-ce l’émotion ? Lénine, très pâle, se lance dans un discours pâteux où il s’embourbe. Ses phrases décousues, embrouillées sont émaillées de formules démagogiques. Tantôt il ironise à l’adresse du Conseil des délégués ouvriers et soldats, tantôt il remonte à l’histoire de la Révolution française, puis revient au gouvernement provisoire. Et brusquement, il se dévoile : — Il faut passer des paroles aux actes, s’écrie-t-il. Notre parti ne refuse pas le pouvoir ; il est prêt à chaque instant à prendre l’autorité entre ses mains. J’estime qu’aucun parti qui se met en avant ne peut refuser le pouvoir, lorsque les représentants du pouvoir sont menacés de la déportation en Sibérie… Mais nous ne sommes pas encore déportés !

Après cet exorde, le trop célèbre maximaliste expose son programme de réformes économiques et financières. Programme des plus simples, et même tout à fait sommaire : arrêter une ou plusieurs dizaines de capitalistes, les tenir dans les conditions où se trouve actuellement l’ancien tsar, Nicolas Romanov. Ainsi se trouveront mis au jour les filons secrets de leur enrichissement… « Il faut arrêter les capitalistes, reprend Lénine, sans cela toutes nos phrases ne seront que de vaines paroles ! » Puis il déclare inadmissibles les rapports de la démocratie révolutionnaire avec la Finlande et l’Ukraine, affirmant qu’il faut les laisser se séparer complètement de la Russie si tel est leur désir. Enfin il se prononce sur l’offensive. Sa déclaration est brève mais nette : « L’offensive en ce moment est la continuation du carnage impérialiste ! »

Lénine a quitté l’estrade. Et, simplement, Kérensky s’avance. Tous les cœurs battent dans toutes les poitrines. Toutes les pensées convergent vers lui. Il est comme porté à la tribune par les regards admirateurs et passionnés de la foule. Il le sait. Il le sent. Il y a entre lui et l’âme profonde de la démocratie russe une constante et merveilleuse communion. Sous l’apparence calme, sous les dehors presque froids de cet avocat devenu tribun, bouillonnent tous les enthousiasmes, toutes les pitiés, toutes les aspirations d’un peuple enfin libéré. Jamais homme ne trouva si bien les chemins qui mènent au cœur des foules : jamais foule ne rencontra un homme en qui si parfaitement s’incarner. La Russie révolutionnaire, ce n’est pas la poignée léniniste, hurlante et destructive, c’est la multitude que représente celui qui marche à cette tribune avec la ferme attitude d’un lutteur pour la vérité.

— M. Lénine, remarque Kérensky, a oublié qu’un marxiste qui propose de tels remèdes au mal social n’est pas digne d’être appelé socialiste, car les procédés qu’il préconise sont précisément ceux des pires despotes asiatiques. M. Lénine a oublié qu’à notre époque l’arrestation en masse des capitalistes est « le sabotage » des lois du développement économique. (Se tournant du côté des maximalistes :) Quels remèdes vous faut-il encore en dehors de l’arrestation des capitalistes et de la séparation de la Finlande et de l’Ukraine ? La fraternisation ? Il faut le dire à son honneur : la démocratie russe a, en majeure partie, rejeté ce moyen de lutte sociale. Si nous nous engagions dans cette voie, nous devrions convenir que le plus grand lutteur pour les idées démocratiques est Léopold de Bavière, qui soutient dans son manifeste les mêmes principes que certains socialistes russes… Qui donc dispose des armées allemandes ? Sont-ce les camarades du citoyen Lénine ou ces capitalistes que vous proposez d’arrêter, et comment se fait-il que votre politique de fraternisation soit si étrangement d’accord avec la ligne de conduite de l’état-major allemand ?…

« La voie dans laquelle vous voulez entrer est celle de la destruction. Prenez garde ! Du chaos, comme un phénix de ses cendres, sortira un dictateur, — pas moi ! malgré que vous fassiez tout ce qu’il faut pour me pousser à la dictature. Vous ouvrez les portes au véritable dictateur et qui vous montrera comment les capitalistes se comportent avec les socialistes !…

« Vous dites que dans la lutte tous les moyens sont bons…

— Ce n’est pas vrai ! crient les bolché-wiki.

— C’est vrai ! crient les bolché-wiki.

— C’est vrai ! reprend Kérensky avec autorité. Camarades, à vous de dire si les moyens que propose Lénine peuvent assurer le triomphe des idées russes et de la démocratie universelle. Les bolché-wiki prétendent que la restauration de l’activité combattante des armées vient en aide au capital international. Ce n’est pas vrai. L’armée révolutionnaire le sait et, réorganisée sur des bases nouvelles, elle est en plein accord avec mon point de vue, qui est aussi celui du Conseil des délégués ouvriers et soldats.

Puis se tournant vers les maximalistes :

— J’ai maintes fois défendu sur le front votre droit d’exposer vos idées ! s’écrie Kérensky.

— Merci ! réplique ironiquement le groupe des bolché-wiki.

— Je n’ai pas besoin de votre « merci ! » J’ai fait cela afin que vous appreniez à lutter comme les honnêtes gens avec l’arme de la vérité.

Leçon perdue ! On ne peut lutter qu’à l’aide du mensonge, de la vénalité, de la trahison, lorsqu’on défend la cause, désormais perdue, de l’impérialisme prussien.

Le discours du ministre de la Guerre, entrecoupé jusqu’au bout par des interruptions des maximalistes, s’achève dans une tempête de hourrahs et d’applaudissements. Les bolché-wiki se retirent ; mais on sent à leur attitude que rien n’arrêtera désormais leur campagne criminelle.

Des deux côtés et de minute en minute, les événements se précipitent, l’action s’intensifie. Une grande manifestation pacifiste est annoncée. Gronstadt est pleine d’inquiétantes rumeurs… D’autre part, la campagne en faveur de l’offensive se fait plus ardente. Il y a comme des effluves électriques dans l’air… Les premiers Bataillons de la Mort sont en route pour le front… L’air chaque jour répété de la Marseillaise enveloppe les casernes d’une atmosphère patriotique et guerrière. Le bataillon des femmes, formé sous la direction de la veuve d’un colonel, Mme Botchkaréva, a défilé, au milieu d’une foule attendrie et respectueuse, dans les rues de Pétrograd. Mme Kérensky l’accompagnera sur le front en qualité d’infirmière. L’offensive est proche… Une activité intense règne dans les deux partis : et c’est l’unanimité qu’il faudrait pour assurer la victoire !


Je ne l’avais que trop prévu ! Après un long et difficile voyage, de Pétrograd à Bergen ; après six jours et six nuits passés dans la mer du Nord à fuir les sous-marins allemands, qui ont cependant réussi à couler deux navires à notre flottille[25], je rentre dans mon pays, au bout de deux ans d’une dure campagne, pour y apprendre la défaite des armées russes du Sud — suite inévitable de leur défection.

Kérensky, pensée vibrante et agissante de la Russie révolutionnaire ; Broussilov, glorieux initiateur de l’offensive de 1916 ; Kornilov, aussi vaillant général que grand patriote, n’ont pu, en dépit de leurs énergiques efforts, rendre une âme à cette armée émasculée par l’œuvre démoralisatrice des utopistes et des démagogues ! Pourtant, à tout prix, il faut soutenir la démocratie russe. Il faut la sauver de ses ennemis — et d’elle-même !

Il ne faut pas laisser l’Allemagne poursuivre par les plus perfides moyens son œuvre de dissolution et de mort dans ce pays jeune, et qui veut vivre. Passées les heures des folles et dangereuses exagérations, la Russie se retrouvera avec sa nature généreuse et grande, mais munie d’une expérience chèrement acquise, et qu’elle saura utiliser pour le bien général de l’humanité. Que toutes les démocraties alliées s’efforcent donc de l’épauler en ses défaillances et de hâter l’heure où elle marchera librement vers l’accomplissement de ses belles destinées. Ce sera le plus grand coup porté à l’Allemagne impérialiste et la plus belle victoire matérielle et morale remportée par ceux qui, dès le premier jour, méritèrent de s’intituler les champions du Droit, de la Justice et de la Vérité.


P.-S. — Au moment de terminer la correction des épreuves de ce livre, nous ne pouvons pas ne pas rendre hommage à la vaillance des Marins russes dans la dernière bataille de la mer Baltique ; ils ont fait preuve, cette fois, d’un courage admirable, sacrifiant noblement leur vie à la défense de la Patrie.

Pétrograd, 1er mars. — Paris, 20 septembre 1917.




TABLE DES MATIÈRES




CHAPITRE PREMIER

UNE SEMAINE D’OURAGAN RÉVOLUTIONNAIRE


La grève et la faim. — Vivent les Cosaques ! — L’appel d’alarme de M. Rodzianko. — La chasse aux gardavoïs. — On brûle, on pille, on tue. — La noble attitude de la Douma. — Le maître de l’heure : Kérensky. — Les prisons se vident… et se remplissent. — L’ordre n° 1 et la poursuite des officiers. — Il n’y a plus de monarchie 
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CHAPITRE II

LENDEMAINS DE RÉVOLUTION


La liberté dans la cité. — À la caserne. — Le Conseil des délégués ouvriers et soldats. — À l’ombre des drapeaux rouges : de la gloire et du deuil. — La fête révolutionnaire. — Chez le ministre des Affaires étrangères. — Les oscillations du pendule. — Devant le palais de la danseuse 
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CHAPITRE III

LA RUSSIE AU BORD DE L’ABIME


L’ivresse magnifique et dangereuse. — La note aux Alliés. — Chez M. Vodovozov. — Une scène de pronunciamento au Palais Marie. — La Garde rouge. — On déserte, on fraternise. — Avec le Conseil des délégués ouvriers et soldats. — De démissions en démissions. — Ceux qui ne veulent plus la guerre. — Anarchie dans les villes. — Jacquerie dans les campagnes 
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CHAPITRE IV

VERS L’OFFENSIVE


Une heure solennelle au Palais Marie. — Le ministère coalisé. — Pour la discipline et le patriotisme. — Lettres du front. — Les marins de la mer Noire. — La terre et les paysans. — Panem nostrum quotidianum. — En Finlande. — La république de Cronstadt. — Beaucoup de folies, un grain de sagesse. — À la veille des élections. — Kérensky et Lénine face à face. — Aidons la démocratie russe ! 
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  1. En voici un exemple : un banquier bien connu à Pétrograd reçut, peu de temps avant la révolution, un télégramme d’un de ses parents le priant de faire en son nom un important achat d’autos. Il y était spécifié de ne pas regarder à la dépense, le gain réalisé par l’acheteur des autos au cours des deux dernières semaines ayant été de 7 millions de roubles ! (environ 15 millions de francs !)
  2. Je tiens à déclarer hautement que je ne crois pas plus à la trahison du Tsar qu’à celle de l’Impératrice.
  3. Les télégrammes de M. Rodzianko au Tsar ont été retenus plusieurs heures par le comte Frédériks, grand-maître de la Cour.
  4. J’ai connu, depuis, intimement, Mme Sonia Morozova. C’est une femme instruite, distinguée, mais d’une grande simplicité de manières et d’une exquise modestie. Peu avide de réclame elle est rentrée dans l’ombre après sa belle initiative à laquelle on n’a pas donné le retentissement qu’elle méritait.
  5. Petite fenêtre pratiquée dans la grande pour aérer les appartements au temps des grands froids.
  6. La vigilance des censures russe et française sur tout ce qui concerne la situation intérieure de la Russie depuis le commencement de la guerre, a obligé les malheureux journalistes à des silences qui ressemblaient parfois à des compromis de conscience. La Révolution, née du désir des réformes, lève le sceau sur toutes les lèvres et sur toutes les plumes et restaure enfin le droit de chacun à la connaissance de la vérité.
  7. Bottes de feutre, spéciales aux contrées du Nord et que l’on chausse par-dessus les bottines pour se garantir du froid.
  8. Ce titre n’était donné aux Juifs qu’à l’arrière et, sur le front, dans la Croix-Rouge. Ils ne pouvaient entrer dans l’armée active que comme simples soldats.
  9. Rue le long de laquelle s’étend l’Arsenal, en angle avec la Perspective Litiény
  10. Les jours gras, qui se sont termines cette année le 20 février. C’est l’habitude des villageois des environs de Pétrograd, ainsi que des Finnois, de venir à cette époque dans la capitale avec leurs traîneaux pour gagner un peu d’argent en promenant les citadins.
  11. Le baron Frédériks reçut de l’empereur Nicolas II le titre de comte.
  12. Un peu plus d’un kilomètre.
  13. Le « Conseil des Délégués ouvriers et soldats » est composé d’environ 2.000 membres, élus par les masses civiles et militaires sous la présidence de A. F. Kérensky et de Tchéidzé, député du Caucase. C’est une sorte de Conseil révolutionnaire dont les tendances rappellent celles du club des Jacobins dans la Révolution française.
  14. Voici le texte du Pricaz n° 1. Il m’a été apporté par un officier russe qui l’a enlevé au Ministère de la guerre « afin, m’a-t-il dit, de faire œuvre de salubrité publique » et porte la trace du clou qui le retenait :
    1er mars 1917.

    À la garnison de la région militaire de Pétrograd, à tous les soldats de la garde, de l’armée, de l’artillerie, de la flotte pour exécution immédiate et précise, et aux ouvriers de Pétrograd à titre d’information.

    Le Conseil des délégués des ouvriers et des soldats a décidé :

    1° Dans les compagnies, bataillons, régiments, parcs d’artillerie, batteries et sur les navires de la flotte de guerre, élire immédiatement des Comités de représentants choisis parmi les militaires de grade inférieur des corps d’armée précités.

    2° Dans toutes les unités militaires qui n’ont pas encore élu leurs représentants au Conseil des délégués ouvriers, choisir un représentant par chaque compagnie qui doit se présenter avec des certificats écrits, à la Douma d’État, à dix heures du matin, le 2 courant.

    3° Dans toutes les démarches politiques, l’unité militaire se soumet à l’autorité du Conseil des ouvriers et délégués soldats et à leur Comité.

    4° Les ordres de la Commission militaire de la Douma d’État ne doivent être exécutés que dans les cas où ils ne sont pas en contradiction avec les ordres et les décisions

    du Conseil des délégués, ouvriers et soldats.

    5. Toutes sortes d’armes, telles que fusils, mitrailleuses, automobiles blindés, etc., doivent être à la disposition et sous le contrôle des comités de compagnies et de bataillons et, dans aucun cas, ne doivent être remises aux officiers, même sur leurs ordres.

    Dans les rangs et les services commandés, les soldats sont obligés d’observer la plus rigoureuse discipline militaire, mais, hors du rang et du service, les soldats dans leur vie politique civile et privée ne peuvent en rien être amoindris dans l’exercice des droits dont jouissent tous les citoyens. Le « garde à vous, » le salut militaire obligatoire hors du service sont abolis.1.

    7° Également, sont supprimés les titres à l’adresse des officiers : Votre Excellence, Votre Haute Noblesse, etc., qui sont remplacés par l’appellation M. le général, M. le colonel, etc. Tout traitement grossier envers les soldats de la part de n’importe quel gradé, et en particulier le tutoiement, est interdit. En cas de transgression à cet ordre et de malentendu entre officiers et soldats, ces derniers doivent en référer au Comité des compagnies.

    Le Conseil des députés
    des ouvriers et des soldats de Pétrograd.

    1. Souligné dans le texte.

  15. Suit un appel aux socialistes neutres et une invitation à une Conférence internationale à laquelle prendraient part tous les travailleurs des pays belligérants et neutres.
  16. Notre-Dame de Kazan est une copie de Saint-Pierre de Rome dont la double colonnade est due au Bernin.
  17. Escalier extérieur, souvent protégé par une sorte de véranda.
  18. Faubourg de Pétrograd.
  19. Voyez Revue des Deux Mondes, 1er janvier 1917.
  20. Mets favori du peuple russe.
  21. Voici le texte de ce document :
    Déclaration des droits du soldat.




    11/24 mai 1917.


    ORDRE DU JOUR À l’ARMÉE ET À LA FLOTTE

    «J’ordonne de mettre en vigueur dans l’Armée et la Flotte les prescriptions suivantes en rapport avec le paragraphe 2 de la Déclaration du gouvernement provisoire (7 mars 1917).

    Art. I. — Tous les militaires profitent de tous les droits du citoyen ; mais, en même temps, chaque militaire est obligé de conformer strictement sa conduite avec les exigences du service et de la discipline militaire.

    Art. II. — Chaque militaire a le droit d’être membre de n’importe quelle organisation, société ou association politique, économique, nationale, religieuse ou professionnelle.

    Art. III. — Tout militaire, hors de son service, a le droit d’exposer ouvertement et librement, d’exprimer ou de confesser en paroles, par écrit ou par imprimé ses idées politiques, religieuses et sociales.

    Art. IV. — Tous les militaires ont le droit à la liberté de conscience. Nul ne peut être persécuté pour ses croyances religieuses : l’assistance aux offices religieux ne peut lui être imposée (quel que soit le culte), non plus que l’assistance à la prière commune.

    Art. V. — Tous les militaires, pour ce qui concerne leur correspondance, sont soumis aux règles communes

    à tous les citoyens.

    Art. VI. — Tous imprimés, périodiques ou non, doivent être transmis à leur destinataire.

    Art. VII. — Tous les militaires ont droit au port de l’habit civil hors du service. La tenue est de rigueur pour tous les militaires de l’armée en campagne et pour tous les arrondissements compris dans la zone de guerre. Le port de l’habit civil dans certaines grandes villes se trouvant dans la zone des opérations est soumis à l’autorisation des commandants de l’Armée ou de la Flotte. Il est défendu de porter un costume civil et militaire combiné.

    Art. VIII. — Les rapports des militaires entre eux doivent être basés sur une observation stricte de la discipline, sur le sentiment du respect dû à tout citoyen de la libre Russie, sur la confiance, la politesse et le respect mutuel.

    Art. IX. — Les expressions spéciales (en usage en Russie) sont remplacées par les formules du langage courant.

    Art. X. — Est supprimée la nomination des soldats au service d’ordonnances des officiers. Par exception, dans l’Armée en campagne et dans la Flotte, dans les régions de forteresse, dans les camps, à bord des vaisseaux et pendant les manœuvres, ainsi que dans les pays de confins où il est impossible de se procurer des domestiques (cette impossibilité devra être déterminée par le Comité de régiment) les officiers, les docteurs militaires, les fonctionnaires et le clergé sont autorisés a avoir un ordonnance pour leur service personnel, nommé par une entente mutuelle entre l’ordonnance et la personne qui en a fait la demande et moyennant une rémunération convenue entre eux, — mais un seul.

    Pour les soins à donner aux chevaux appartenant aux officiers, mais exigés par le service, la nomination des ordonnances se fera dans les mêmes conditions. Cette autorisation est aussi donnée dans l’intérieur de la Russie. Art. XI. — Les ordonnances ne sont pas libérés du service de combat. Le salut militaire obligatoire pour eux et pour les hommes isolés ou par échelons est supprimé. Pour tous les militaires, au lieu et place du salut obligatoire, est institué un salut mutuel et de bonne volonté.

    Remarque : Les honneurs militaires rendus par compagnies, régiments ou corps d’armée sont conservés : L’ordre : Smirno ! reste, dans tous les cas prévus par le règlement du service dans les rangs.

    Art. XII. — Dans les régions militaires, hors de la zone de guerre, tous les militaires, pendant les loisirs du service et en dehors des corvées, peuvent recevoir de la caserne ou du vaisseau, mais seulement en ayant prévenu les autorités correspondantes, des certificats d’identité. Dans chaque unité une compagnie ou un service de quart doit toujours être présent pour le service.

    Art. XIII. — Nul ne peut être soumis à une punition ou à une amende sans jugement. Au combat, et sous sa propre responsabilité, le supérieur a le droit de prendre des mesures, jusqu’à l’emploi de la force armée, inclusivement, contre les subordonnés qui ne remplissent pas ses ordres. Ces mesures ne sont pas considérées comme disciplinaires. Art. XIV. — Les punitions offensantes pour l’honneur ou la dignité du soldat, martyrisantes ou malsaines sont interdites.

    Remarque : Est supprimée la mise sous le fusil, une des punitions spécifiées dans les règlements disciplinaires.

    Art. XV. — L’emploi des punitions non prévues par le règlement disciplinaire constitue une infraction aux lois et sera jugée par le tribunal. De même doit être appelé devant un tribunal tout supérieur ayant frappé un subordonné dans les rangs ou ailleurs. Art. XVI. — Nul militaire ne peut être soumis à une punition corporelle, même dans les prisons militaires.

    Art. XVII. — Le droit de nomination aux fonctions et de suppression temporaire prévues par la loi dans tous les grades est réservé exclusivement aux officiers supérieurs. Eux seuls ont droit de donner des ordres concernant la préparation et l’action de combat, les travaux spéciaux, etc…

    Le droit de contrôle, le régime intérieur de punitions pour les cas strictement prévus par les ordres ministériels, appartient aux Comités et tribunaux choisis par les organisations militaires. »

    Notons en passant que c’est ce droit de contrôle (des ordres donnés par les officiers — même des ordres militaires) qui a fait à l’armée le plus grand mal.

  22. Sandales de toile.
  23. En refusant d’accepter la régence qui lui fut offerte par la Douma.
  24. En abdiquant pour son fils en même temps que pour lui.
  25. Celui sur lequel je me trouvais, un cargo-boat anglais, visé par une torpille n’a dû son salut qu’à une rapide et habile manœuvre du capitaine Hall qui le commandait.