La Satyre Ménippée/Discours de l’imprimeur

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Satyre Menippee
Garnier frères (p. 323-344).

DISCOURS DE L’IMPRIMEUR[modifier]

SUR

L’EXPLICATION DU MOT DE HIGUIERO D’INFIERNO

ET D’AUTRES CHOSES

QU’IL A APPRISES DE L’AUTHEUR[1]


Messieurs, le profict que j’ay faict, à l’impression et au debit de ce Discours m’a rendu plus desireux de sçavoir qui en estoit l’autheur. Car, depuis que la copie françoise m’en fut premierement donnée à Chartres, au sacre du Roy[2], par le gentil-homme duquel j’ay cy-devant faict mention, j’ay veu plusieurs doctes hommes, et moy-mesme ay bien aysement jugé, par le style et le langage du livre, qu’un italien ne peut avoir faict un ouvrage si françois et si poly, qui montre une parfaicte connoissance de toutes les affaires et du naturel de toutes les personnes plus signalées de France. Tellement qu’il faut par necessité que ce soit un François qui l’a faict, bien entendu et rompu à la Cour, et que le Florentin qui l’emportoit en son pays, auquel son valet le desroba avec la valize, l’eust tourné de françois en italien pour le faire veoir en Italie. C’est pourquoy je me suis travaillé avec un soin merveilleux pour descouvrir celuy à qui nous estions redevables de cest ouvrage, qui a donné tant de plaisir et de contentement à tous les gens de bien. Mais, quelque perquisition que j’en aye peu faire, je n’ay trouvé personne qui m’en ait dict de bien certaines et asseurées nouvelles, ne parlants que par indices, soub-çons et conjectures ; jusques à ce qu’un de ces jours, comme j’estois presque desesperé d’en rien sçavoir, se vint, de fortune, adressera moy par la rue un grand vieil homme fort maigre et pasle, que j’ai depuis ouy nommer maistre Paul Ypragmon[3], qui me demanda d’abordée si c’estoit pas moy qui avoit imprimé le Catholicon. Je lis difficulté, du commencement, de le luy confesser, craignant que ce fust quelqu’un qui y fust nommé dedans, et s’en sentist offensé, comme aucuns ont laict. — Non, non, dit-il, ne me celez point ce que tout le monde sçait. J’estois à Tours quand vous l’imprimastes premierement, et sçay bien le nom de ceux qui vous en donnerent la copie originale, mais peut-estre que ny vous, ny ceux qui vous l’ont donnée, ne sçavez pas qui en est l’autheur. Alors, voyant qu’il en sçavoit tant, je ne peus luy nier qu’à la vérité je l’avois imprimé à Tours, mais que je ne l’avois peu achever qu’au temps qu’il fallut plier bagage pour s’en venir en ceste ville, aprés que les Parisiens furent retournez à leur bon sens, et reduicts en l’obeissance du Roy. — Cela vous a bien succedé[4] dit-il ; car, auparavant que l’eussiez mis en vente, on en avoit desja veu plusieurs copies imparfaictes et barbouillées, qui avoient donné plus d’envie de veoir le reste bien limé et mis au net. Mais vous vous estes trompé, en vostre Epistre liminaire, d’avoir dict que ce fust un Italien qui le fist aux Estats de Paris ; car je sçay fort bien le nom de celuy qui l’a faict, et qui ne se tient pas loin d’icy.

Alors je fus tout rejouy de ceste rencontre, et le priay instamment de me le nommer, au moins s’il m’estoit permis de le sçavoir, parce que j’avois beaucoup de choses d’importance à luy dire pour son bien et honneur. — Je vous diray, dit-il, son nom, et vous enseigneray son logis, à la charge de ne les reveler à personne ; car il est homme qui n’ayme pas estre tant visité. Ceux qui vous ont rapporté qu’il estoit d’Italie se sont abusez d’une lettre seulement : il n’est pas d’Italie, mais d’Alethie[5] (qui est bien loing de l’autre), et est natif d’une petite ville qu’on appelle Eleuthere[6], habitée et bastie par les Parisiens, qui ont guerre continuelle contre les Argyrophiles et Timomanes[7] nation fort puissante et populeuse. Son nom est le seigneur Agnoste[8], de la famille des Misoquenes[9], gentil-homme de bon affaire et point trompeur, qui ayme mieux le concile de vin[10] que de Trente. Vous le reconnoistrez parce qu’il est tousjours habillé d’une façon, et ne change jamais d’accoustrements, comme s’il avoit à penser et gouverner des lyons. C’est un grand petit homme qui a le nez entre les deux yeux, et les dents en la bouche, et la barbe de mesme, et se mouche volontiers à ses manches. Vous le trouverez à present logé en la rue du Bon Temps, à l’enseigne du Riche Laboureur, et va le plus souvent se pourmener aux Carmes, parce qu’il les ayme fort[11]. Et là dessuz me recommande, car j’ay affaire ailleurs pour les pacquets venuz de Rome, qui assurent que nostre absolution ne tient plus qu’à un fil et à ce bout de l’an. Comme il eut dict ces mots tout brutivement, il passe outre, et me laisse encore en suspens, toutesfois aucunement[12] plus satisfaict que je n’estois auparavant, puisque je sçavois le nom et le logis de mon autheur ; et, du mesme pas, m’en vay par tous les quartiers de Paris m’enquerir de la rue et de l’enseigne qu’il m’avoit donnée. Mais point de nouvelles de trouver ny de Bon Temps, ny de Riche Laboureur[13]. J’usay, les jours suyvants, trois paires de souliers, ou environ, à courir les rues sans rien apprendre ; bref, j’y fusse encore, sinon que je ren contray par hazard un honneste homme, que j’avoy ouy dire autrefois estre Parisien, auquel je fy la mesme demande que j’avoy desja faïcte dix mille fois à autant de personnes inutilement. Cestuy-cy me dict avoir ouy parler d’un gentil-homme d’Eleuthere, de la famille des Misoquenes, mais ne sçavoit si c’estoit celuy que je demanday, parce qu’il y en avoit plusieurs de mesme nom en Alethie. Je le priay de me conduire au logis de celuy qu’il cognoissoit : ce qu’il fit. Et enfin, aprés beaucoup de tournées et virées par des ruelles escartées, il me monstra un petit huis bas, où j’entray sans frapper, et trouvay en une petite chambre haute, assez gaye et bien meublée, un homme de belle representation, appuyé, et lisant sur un livre, approchant au plus prés de la taille et façon que ce maistre Paul me l’avoit descrit. Je luy demanday (salut et reverence presupposez) s’il n’estoit pas le seigneur Agnoste Misoquene. — On m’appelle bien Misoquene, dit-il, mais je ne suis pas Agnoste. Celuy que demandez est mon parent proche, et sommes tous deux d’un pays et d’une ville ; mais il sera mal aysé que le puissiez trouver pour le present, car son logis est plus caché que le nid d’une tortue. Toutesfois, si voulez quelque chose de luy, je l’en pourray advertir d’ici à quelque temps. — Monsieur, luy dy-je, je croy que c’est luy qui est autheur de ce petit Discours de la tenue des Estats de Paris et du Catholicon d’Espagne[14], qu’il a intitulé Satyre Menippée. — Je luy en ay, dit-il, ouy parler ainsy. — C’est un œuvre, luy dy-je, qui a. esté moult bien receu, et que j’ay imprimé (je suis typographe, à vostre commandement) sans connoistre sa valeur, parce que je n’en fy, du commencement à Tours, que sept bu huict cents exemplaires. Mais sitost qu’il a esté veu à Paris, où je l’ay apporté avec mes presses et mes meubles, tout le monde l’a trouvé si beau et si bien faict qu’on y a couru comme au feu, et a fallu que je l’aye imprimé en trois semaines quatre fois, et suis prest de l’imprimer pour la cinquiesme, si j’avoy communiqué seulement demy heure avec l’autheur. — J’ay souvent ouy dire à mon cousin, dit alors cest honneste homme, qu’il estoit bien marry que cela avoit esté mis en lumiere sans qu’il Peust reveu, et retranché plusieurs choses qui peut estre se trouvoient passables lorsqu’il le composa, mais, au temps où nous sommes, pourroient engendrer quelque scandale et offenser des personnes de qualité qui y sont nommées ou designées ; car ceux qui ont reconneu et amandé leurs fautes meritent qu’on en supprime et ensevelisse la memoire plustost que la rafraischir et perpetuer par des escrits piquants et facetieux[15]. Aussy ! ’ay-je ouy plaindre d’un libraire qui, par avarice ou jalousie des" autres, a faict imprimer cet œuvre en petits caracteres mal corrects et mal plaisants, et a esté si temeraire d’y oster et d’y adjouster ce qu’il a voulu (ce que la justice ne devroit pas endurer). Toutesfois l’argument est public, où chascun peut faire des additions qui servent à la matiere ; car, au reste, je sçay fort bien que mon cousin n’en veut ny n’en espere honneur ou louange. Alors je luy demanday s’il n’y avoit point moyen que je pusse veoir ledict seigneur Agnoste. Et il me fit response que non pas pour lors, parce que son cousin se renfermoit quelquefois pour nuict jours sans veoir personne ; mais, si je vouloy sçavoir quelque chose de son intention, il pensoit me pouvoir satisfaire tout autant que son cousin mesme, à cause qu’ils avoient souvent devisé ensemble sur le mesme sujet, et sur ce qu’on luy venoit rapporter tous les jours des propos qu’on tenoit au Palais et par la ville touchant son livre. — Je prendray donc la hardiesse, luy dy-je, puisque je ne puis avoir cet heur de le veoir, de vous demander quelques doutes, où je veoy beaucoup de personnes s’ahurter et ne s’en pouvoir pas bien resoudre. Premierement, il a affecté ce tiltre nouveau de Satyre Ménippée que tout le monde n’entend pas, veu qu’aux copies à la main y avoit l’Abregé et l’Ame des Estats. — Ceste question, dit-il, ne peut tomber qu’aux esprits ignorants : car tous ceux qui sont nourris aux lettres sçavent bien que le mot de satyre ne signifie pas seulement un poëme de mesdisance pour reprendre les vices publics ou particuliers de quelqu’un, comme celles de Lucilius, Horace, Juvenal et Perse, mais aussy toute sorte d’escrits remplis de diverses choses et de divers arguments, meslez de proses et de vers entrelardez, comme entremets de langues de bœuf salées. Varron dit qu’on appelloit ainsy anciennement une façon de pastisserie ou de farce où l’on mettoit plusieurs sortes d’herbages et de viandes. Mais j’estime que le nom vient des Grecs, qui introduisoient sur les eschafauts, aux festes publiques, des hommes deguisez en Satyres, qu’on feignoit estre demy-dieux lascifs et folastres par les forests, tels qu’on en presenta un tout vif à Sylla, et que sainct Hierosme raconte en estre apparu un à sainct Anthoine. Et ces hommes ainsy deguisez, nuds et barbouillez, avoient pris une liberté d’attaquer et brocarder tout le monde impunement. On leur faisoit anciennement dire leurs vers injurieux tout seuls, sans autre sujet que pour railler et mesdire d’un chascun. Puis on les mesla avec les comediens, qui les introduisirent parmy leurs actes pour faire rire le peuple. A la fin les Romains, plus graves et plus serieux, les chasserent du tout hors des theastres, et, en leur place, y receurent les mimes et pantomimes. Mais les poëtes ingenieux s’en servirent à contenter leur esprit de medisance, qu’aucuns ont estimé estre le souverain bien, et s’en trouve assez en nostre pays de Parisie qui ayment mieux perdre un bon amy qu’un bon mot et un brocard appliqué bien à propos. Ce n’est donc pas sans raison qu’on a intitulé ce petit discours du nom de Satyre, encore qu’elle soit escrite en prose, mais farcie et remplie d’ironies gaillardes, piquantes toutesfois et mordantes le fond de la conscience de ceux qui s’y sentent attaquez, auxquels on dit leur veritez ; mais, au contraire, faisants esclater de rire ceux qui ont l’ame innocente et asseurée de n’avoir point desvoyé du bon chemin. Quant à l’adjectif de Menippée, il n’est pas nouveau : car il y a plus de seize cents ans que Varron, appelé par Quintilien et par sainct Augustin le plus sçavant des Romains, a faict des Satyres aussy de ce nom, que Macrobe dict avoir esté appelées Cyniques et Menippées, auxquelles il donna ce nom à cause de Menippus, philosophe cynique, qui en avoit faict de pareilles auparavant luy, toutes pleines de brocards salez et de gausseries saulpoudrées de bons mots pour rire et pour mettre aux champs les hommes vitieux de son temps. Et Varron, à son imitation, en fit de mesme en prose, comme depuis fit Petronius Arbiter, et Lucien en la langue grecque, et aprés luy Apulée ; et, de nostre temps, le bon Rabelais, qui a passé tous les autres en rencontres et belles robineries, si on veut en retrancher les quolibets de taverne et les saletez de cabarets. Je ne sçay donc qui sont ces delicats qui trouvent mauvais si, à l’exemple de ces grands personnages, on a voulu donner à un ouvrage semblable un tiltre semblable au leur, qui s’est faict commun et appellatif, au lieu qu’il estoit auparavant propre et particulier ; comme, n’a pas long temps, en a usé un docte Flamand antiquaire[16]. Voyla ce que je vous puis dire pour ce regard : si vous desirez quelque autre chose, je vous en diray mon advis.

— Je suis, luy dy-je, alors abondamment satisfaict quant à ce tiltre ; mais on est fort en dispute qu’a voulu dire l’autheur par ce mot de Higuiero d’Infierno ; car il y a beaucoup de personnes qui ne sçavent que c’est, et y font des interpretations cornues, auxquelles, à mon advis, il n’a jamais pensé. — Je sçay bien, dit-il, qu’il y en a qui se veulent jouer sur l’affinité des paroles, les uns pour se donner carriere, et les autres pour tirer l’autheur en envie : mais il y a bien loin de huict à dixhuict, et grande difference entre aspirer et siffler. J’ay cent fois ouy dire à mon cousin, et je sçay aussy bien que luy, que Higuiero d’Infierno ne signifie autre chose, en langue castillane, qu’un Figuier d’Enfer : car les Espagnols, comme les Gascons, tournent les F en H : hacer, harina, hijo, hogo, higo ; faire, farine, fils, feu, figue. Cela n’est maintenant que trop commun à Paris, où les femmes ont appris à parler aussy bien qu’à le faire à l’Espagnolle. Ce qu’il dict donc, que la drogue du Charlatan Espagnol s’appelloit Higuiero d’Infierno, est pour plusieurs raisons : premierement, que le Figuier est un arbre mal-heureux et infame, duquel les feuilles (comme il se trouve dans la Bible) servirent jadis à couvrir les parties vergogneuses de nos premiers parents, après qu’ils eurent peché et commis crime de leze-majesté contre leur Dieu, leur pere et createur ; tout ainsy que les Ligueurs, pour couvrir leur desobeissance et ingratitude contre leur Roy et bienfaicteur, ont pris la Religion Catholique, Apostolique et Romaine, dont ils pensent cacher leur honte et leur peché. C’est pourquoy le Catholicon d’Espagne, c’est-à-dire le prétexte que le Roy d’Espagne et les Jesuistes et autres precheurs, gaignez des doublons d’Espagne, ont donné aux Ligueurs seditieux et ambitieux de se rebeller et revolter contre leur Roy naturel et legitime, et faire la guerre plus que civile en leur pays, se peut fort proprement appeller Figuier d’Enfer ; au lieu que celuy dont Adam et Eve couvrirent leur manifeste estoit le Figuier de Paradis. Et, depuis ce temps là, cest arbre a toujours esté maudit et diffamé entre les hommes, ne portant ny fleurs ny embel lissement quelconque, et le fruit mesmes en a esté traduit à nommer la plus deshonneste partie de la femme [17] et la plus sale maladie qui naisse aux endroits qu’on ne peut nommer[18]. Vous n’ignorez pas aussy que les anciens tenoient cest arbre entre les gibets : comme quand Timon Athenien voulut eu arracher un qui luy faisoit nuisance en son jardin, auquel plusieurs s’estoient desja penduz, il fit crier au trompette que si quelqu’un s’y vouloit pendre, il se depeschast d’y venir, parce qu’il le vouloit faire arracher. Pline nous apprend que cest arbre n’a aucune odeur, non plus que la Ligue ; qu’il perd aysement son fruict, comme a faict la Ligue ; qu’il reçoit toutes sortes d’antures[19], comme la Ligue a receu toutes sortes de gens ; et qu’il ne dure gueres en vie, non plus qu’a faict la Ligue ; et que la plus grande partie du fruict qui paroist du commencement ne parvient point à maturité, non plus que celuy de la Ligue. Mais ce qui luy convient encore mieux, et qui a des conformitez avec la Ligue plus que sainct François n’en a avec Nostre Seigneur4, c’est le Figuier des Indes, que les Espagnols mesmes ont nommé Figuier d’Enfer : duquel Mathiol dit sçavoir pour le vray que qui en coupe seulement une feuille et la plante à demy dedans terre, elle y prend racine ; puis, sur cette feuille croist une autre feuille ; ainsy, feuilles croissantes sur feuilles, ceste plante devient haute comme un arbre, sans tronc, sans tige, sans branches, et quasy sans racines : de façon qu’on peut la mettre entre les miracles de nature[20]. Y a-t-il rien si semblable et rapportant à la Ligue, qui, d’une feuille, c’est à dire d’un petit commencement, est devenue, pièce à pièce, d’une personne à l’autre, en ceste grande hauteur où nous l’avons veue[21], et neantmoins, par faute d’avoir un bon pied et un fort tige pour la soubstenir, s’en est allée à bas au premier vent ? Ce n’est pas tout. Ce Figuier des Indes, appelle Figuier d’Enfer, produit des fruicts semblables aux figues communes, mais bien plus grosses, finissants par le devant en une couronne (ce sont les propres mots de Mathiol), de couleur entre verte et pourprée, Le dedans n’est qu’une poulpe comme en nos figues, mais pleine d’un suc si rouge qu’il teint les mains comme les meures, et faict uriner rouge comme sang : dont beaucoup de gens ont peur. Avez-vous pas veu que la Ligue a eu de mesmes effects ? Ses fruicts ont esté gros, et plus enflez que les communs, et leur fin estoit une couronne : c’est à sçavoir la Couronne de France, à laquelle elle tendoit. La couleur en estoit verte et rouge : verte, pour resjouissance qu’elle eut de la mort du feu Roy, dont elle a long-temps porté l’escharpe ; et rouge, tant pour se marquer aux livrées des Espagnols que pour le sang qu’elle vouloit espandre des bons François. Ce Figuier d’Enfer est si frequent en l’isle espagnolle nouvellement descouverte aux Indes qu’un autheur italien dit que tout en est plein, et qu’il y vient comme par despit jusques aux cours des maisons. Il y a un autre medecin espagnol, nommé Juan Fragoso[22], qui escrit de la proprieté d’une huile qu’on appelle du Figuier d’Enfer, en ces termes : « Algunos modernos que escrivierion cosas de las Indias Occidentales hacen capitulo proprio de un aceyte que Ilaman de la Higuera del Infierno, y dicen venir de Gelisco, provincia en la Nueva, España ; » et un peu aprés il dit : « Siendo el mismo como es con nombre de cherva, o catapucia mayor, que los Italianos Ilaman Palmachristi o Mirasolis. «Qui monstre que ce que les Italiens appellent Fico d’Infierno est appellé par les Espagnols Higuera d’Infierno, ou en castillan Higuiero d’Infierno. Voyla donc les raisons qui l’ont meu de nommer le Catholicon d’Espagne Figuier d’Enfer, parce que les Espagnols appellent ainsy ce Figuier des Indes qui porte son fruict plein de sang, comme a faict la Ligue. Et, si on veut encore passer outre, et dire que ce Figuier est le Palmar, vous y trouverez mille autres conformitez qui seroyent trop longues à discourir ; et entre autres celle qu’un medecin affricain a escrite, que de l’arbre du Palmar seul on peut faire tous les ustensiles et provisions d’un navire, et le navire mesme, et que le fruict s’applique à tous usages, et sert de pain, de vin, de linge, de vaisselle, de table, de couverture de maisons, et bref de tout ce qu’on veut ; comme la Ligue, du commencement, a servy à toutes sortes de gens, de toutes sortes d’esperances, et de moyens pour couvrir toutes sortes de passions, de haine, d’avarice, d’ambition, de vengeance, et d’ingratitude. Il y a bien un autre arbre que Baptiste Ramuse appelle Higuero, et dit qu’il le faut prononcer par quatre syllabes : mais ce n’a point esté l’intention de mon cousin d’en parler, non plus que du Lathyris, ou de l’Helioscopion, que le grammairien Nebrissense appelle aussy Higuera del Infierno, parce que les sorciers et sorcieres en usent ordinairement pour faire leurs charmes et enchantements, comme les Ligueurs se sont servis de la Religion Catholique pour charmer et enchanter le peuple. Mais cela, ce me semble, doit suffire à ceux qui veulent deviner, ou disputer sur ce mot. Quelques-uns ont rapporté à mon cousin qu’on a trouvé mauvais qu’il y ait mis les noms propres d’aucuns seditieux et principaux autheurs de tout le malheur de la France ; mais je luy ay ouy dire qu’il estoit d’un pays où l’on appelloit le pain pain, et les figues figues. Ceux qui avoient livré pour de l’argent leur propre ville au Roy Philippe de Macedoine se plaignoient bien que ses soldats, aprés la reddition, les appelloient traistres, et leur reprochoient leur trahison : Je ne sçauroy, dit le Roy, que vous y faire ; mes soldats sont grossiers et lourdauts, qui appellent les choses par leur nom. Ceux qui, aprés avoir faict revolter les villes contre le Roy et faict la guerre tant qu’ils ont peu tenir, exercé toutes sortes de tyrannies sur le pauvre peuple et ruyne tous leurs voisins, et qui, se voyants ne pouvoir plus subsister et n’y avoir plus rien que prendre, ont vendu cherement les places au Roy, et livré les pauvres habitants à sa mercy, seront bien marris si on les appelle traistres : mais si sera-il mal aysé qu’il n’en eschappe quelque mot aux Parisiens, mesmement contre ceux qui ont pris de l’argent, et qui ont marchandé et barguigné pour parvenir à un certain prix : J’en veux avoir tant ! Car, encore qu’ils ayent faict ce qu’ils doivent, comme les juges qui font la justice qu’ils sont tenuz faire, si est-ce qu’en prenant de l’argent ils ont tout gasté, et ne doivent plus recevoir d’honneur de leur bienfaict. Ils ne peuvent se sauver qu’on ne les appelle traistres, concussionaires, marchands et vendeurs de leur pays, et n’y a que Dieu seul qui puisse faire que les choses faictes ne soyent faictes. Encore ne le peut-il faire que par l’oubly qu’il peut induire en nos esprits, pour ne nous souvenir plus de ce qui s’est passé. Et, sur ce propos, un de nos poëtes, dont nostre ville d’Eleuthere est assez bien fournie, a dict en six petits vers, ces jours passez : Ceux qui vendent au Roy, par ces guerres civilles, A beaux deniers comptants, les places et les villes, Encore, à mon advis, luy font-ils bon marché ; Car, pour un peu d’argent s’exposants aux envies, Ils vendent quant et quant leur honneur et leurs vies : Jamais homme de bien sur ce train n’a marché. Toutesfois il s’en trouve quelques-uns qui, s’estants, du commencement, laissés emporter au torrent de la Ligue (fust-ce pour crainte de perdre leur Religion, fust-ce pour affection particuliere qu’il portoient aux chefs du Party, ou pour quelque indignation et haine qu’ils eussent couceue contre le feu Roy), se sont d’eux-mesmes soubmis à reconnoistre le Roy present, si tost qu’ils l’ont veu Catholique, et ont remis en sa puissance les places qu’ils tenoient, sans marchander ny entrer en composition avec leur Maistre. Et ceux-là sont plus excusables de leur premiere erreur que les autres, voire meritent recommandation et louange, et d’estre mis aux Chroniques pour avoir delivré leur pays de la tyrannie espagnole, comme on y veoit ceux qui delivrerent la France des Anglois : dont sont venuz tant de beaux privileges octroyez aux Familles, aux Villes et Communautez, qui d’elles mesmes secouerent le joug estranger pour se soub-mettre à la douce puissance de leurs Roys naturels. Mais ce qui fasche le plus tous les gens de bien est de veoir ceux qui ne l’ont faict que par force et necessité estre neantmoins caressez, receuz et bien veneuz, et se glorifier qu’ils sont cause que le Roy est converty. Ceux-là me font soubvenir d’une response que fit le grand Fabius à un capitaine Romain, gouverneur de Tarente, qui, aprés avoir laissé perdre la ville par la trahison des citoyens, se vantoit d’avoir esté cause qu’elle fut reprise par Fabius : A la verité, dit Fabius, je ne l’eusse point reprise ny recouvrée si tu ne l’eusses perdue. Aussy se peuvent ces gens icy vanter qu’ils sont cause de tant de trophées et de triomphes que le Roy a acquis en reconquerant son royaume ; car, sans leur trahison et rebellion, il n’eust pas tant gaigné d’honneur à les subjuguer et ranger à raison[23]. J’en veoy d’autres qui n’ont bougé de leurs mai sons et de leur ayses, à deschirer le nom du Roy et des Princes du sang de France tant qu’ils ont peu, et qui, ne pouvants plus resister à la necessité qui les pressoit, pour avoir eu, deux ou trois jours devant la reduction de leur ville, quelque bon souspir et sentiment de mieux faire, sont aujourd’huy neantmoins ceux qui parlent plus haut, et qui ont les. estasts, offices et recompenses, et se vantent d’avoir faict plus de services au Roy et à la France que ceux qui ont quitté leurs maisons et leurs biens et offices pour suyvre leur Prince, et qui ont voulu endurer toutes sortes de necessitez plutost que de conniver à la. tyrannie des Estrangers, tant Lorrains qu’Espagnols. Mais cette plainte merite une autre Menippée. Je ne vous diray plus que deux petits quatrains, que deux de nos compatriotes firent sur le champ, une fois que nous discourions sur ce mesme sujet. Si les mauvais François sont bien recompensez, Si les plus gens de bien sont les moins avancez, Soyons un peu meschants. On guerdonne l’offense : Qui n’a point faict de mal n’a point de récompense. L’autre, tout à l’instant, poursuyvit en autant de vers, non moins à propos que les premiers : Pour estre bien venuz et faire nos affaires, Durant ce temps fascheux, plein d’horribles miseres, Agnoste, mon amy, sçais-tu que nous ferons ? Surprenons quelque place, et puis nous traitterons. bellion, il n’eust pas tant gaigné de batailles, ny pris de villes, ny mérité tant d’honneur par la clémence dont il a usé à leur endroit. » Je sçay bien qu’il y a des gens qui ne prennent pas plaisir qu’on parle et qu’on escrive ainsy librement, et s’offensent au premier mot qu’on ramentoit[24] nos afflictions passées ; comme si, aprés tant de pertes, ils nous vouloient encore oster le sentiment, et la langue, et la parole, et la liberté de nous plaindre. Mais ils feroient pis que Phalaris ne faisoit à ceux qu’il escoufoit dans son veau d’airain : car il ne les empeschoit point de crier, sinon qu’il ne vouloit pas ouïr leurs cris comme d’hommes, de peur d’en avoir pitié, ains comme hurlements de bœufs et de taureaux, pour desguiser le son de la voix humaine. Il est mal aysé que ceux qu’on a pillez, volez, emprisonnez en la Bastille, rançonnez et chassez de leur ville et de leurs charges, ne jettent quelque malediction sur ceux qui en sont cause, quand à leur retour ils trouvent leurs maisons vagues, desertes, ruynées, où il n’y a plus que les murailles, au lieu qu’ils les avoient laissées richement meublées, et accommodées de toutes choses. Qui pourra jamais estouper la bouche à la postérité, et l’empescher de parler du Tiers-party et de ceux qui l’ont enfanté et allaité, et qui le tiennent encore renfermé en chambre, le nourrissent et substantent de bonnes viandes, pour le mettre un jour en lumiere et le faire veoir tout formé et tout grand, quand ils en verront le temps et la commodité ? Jamais ne fut et ne sera (quelques loix et ordonnances qu’on y puisse faire) que la medisance ne soit mieux receue que la louange, mesmement quand elle est tirée de la verité, et qu’il n’y ait cent fois plus de plaisir à mesdire d’un poltron qu’à louer un homme de bien. C’est la punition que les meschants ne peuvent eviter ; et, s’ils ont tous leurs plaisirs d’ailleurs, pour le moins faut-il qu’ils ayent ce desplaisir et ce ver sur le cœur, de sçavoir que le peuple les deschire et les maudit secrette-meiit, et que les escrivains ne les espargneront pas après leur mort. Dieu mercy ! nous ne sommes point soubs un Tibere qui espie les paroles des subjects, ou qui fasse de toutes offenses nouveaux articles de crime de leze-majesté. Il donne aux gens de bien autant de liberté qu’ils en doivent desirer ; il connoist le naturel des François, comme luy, qui ne peuvent souvent souffrir ny toute la servitude, ny toute la liberté. Aussy ne seroit-il pas raisonnable de rafraischir, à toutes heures et à jamais, nos vieilles querelles, et user de façons injurieuses qui empeschassent la réunion de son peuple à une mesme devotion soubs son obeyssance, car il faut plus tascher d’adoucir nos maux que de les aigrir, afin que nous nous rangions tous à l’ancienne fidelité et humilité que devons à nos Roys, sans partialité ny bigarrure. Mais aussy ne peut on trouver mauvais qu’on y pique ceux qui s’y monstrent retifs, et qui semblent quasy se repentir de s’estre repentis. En tout evenement, quand il n’y aura que les notoirement meschants qui s’en scandaliseront, je croy que les Parisiens ne s’en donneront gueres de peine. Je ne doute point que le petit Olivier, et Bouclier, et Dorleans, ne soyent maintenant bien empeschez pour faire un Antica-tholicon et des Apologies contre des Tableaux et Tapisseries, car ils ont loisir à revendre ; mais on les y attend, si leurs lucubrations le meritent. Quant à moy, je conseilleray toujours à mon cousin de s’amuser à autre chose qu’à leur respondre ; mais j’en connoy plus d’une douzaine en nostre ville à qui la peau et la plume demangent, et n’attendent qu’un compulsoire[25] pour faire extraits et vidimus[26] de leurs Menippées, beaucoup plus sanglantes que la premiere. Si en apprenez quelque chose, mon bon amy, je vous prie me le faire sçavoir. Vous voyez comme, pour vous contenter, j’ay extravagué un peu hors de nostre propos, et me suis quasy laissé emporter à l’indignation que j’ay contre ces gens qui bastissent encore sur les fondements de la premiere rebellion, et qui nous menacent de jouer des espées blanches, au lieu qu’ils n’ont joué que des espées rebatues. Et peu s’en a fallu que je n’aye destourné ma colere sur les Jesuistes : mais, à ce que j’entends, ils ne la feront plus gueres longue en ce pays[27], et par ce moyen on ne trouvera plus grand goust aux Espagnols ; car, à ce que disoit un deputé de Bourgongne : Un Espagnol sans un Jesuiste est une perdrix sans orange.

Mais pour retourner d’où nous sommes partis, je vous prie, si réimprimez la Menippée, d’y effacer les noms de ceux qui se sont renduz bons serviteurs du Roy, et qui y continuent avec resolution ; mais il y en a qui branslent encore au manche, et ont besoin d’un an d’approbation

auparavant qu’on s’y doive fier ny qu’on les efface du livre. Toutesfois, ce n’est ni à vous, ni à moy, d’en juger ; le meilleur sera d’oster tous les noms propres, et n’offenser personne de ceux qui peuvent nuire et qui sont parmy nous : c’est ce que je vouloy vous dire pour le dernier, et me lairrez, s’il vous plaist, en repos, car il est heure de souper. Alors je connus bien qu’il me vouloit donner congé de me retirer, et je luy dy qu’il me pardonnast si je l’avoy tant ennuyé, mais que j’avoy pris un si grand plaisir à l’ouyr, que le temps ne m’avoit point duré ; toutesfois qu’auparavant que partir je le vouloy encore advertir que beaucoup de gens disoient que la harangue du sieur d’Aubray estoit trop longue et trop serieuse, au prix des precedentes, qui sont toutes courtes et burlesques, et que je ne sçavoy que leur respondre, ny quelle en estoit la raison de l’autheur. — Je n’en sçay, dit-il, non plus que vous, sinon que j’estime que mon cousin a voulu imiter le naturel dudict sieur d’Aubray, qui est aussy abondant et copieux en raisons, et qui ne trouve jamais fin de son sçavoir ny de ses discours, et mesmement en un tel acte, auquel il a deu representer tout ce qu’il sçavoit avec affection de persuader. Mais en ce qu’on l’a faict parler serieusement, c’est pour lui rendre plus de dignité qu’aux autres precedents, qui sont tous chelmes1, auxquels il n’eust pas esté seant de faire dire rien de bon ; et ne s’est trouvé que luy en la bouche duquel il fust propre de dire verité, et de mettre avant chose qui servist à l’in struction et connoissance serieuse des affaires passées. Voylà toute la finesse qu’on y entend, et la raison dont on doit payer ces delicats, en la puissance desquels il est de la rongner et retrancher, ou de n’en lire que le quart ou la moitié, comme ils voudront, s’ils la trouvent trop longue ; mais je m’en rapporte aux mieux entenduz, s’il y a rien qu’on en puisse oster, et qui n’y soit appliqué fort à propos. Toutesfois à vous est permis la tailler ou rongner comme il vous plaira : je n’en trouveray pas le vin pire, et vous prie pour la fin me laisser en paix. Sur cela je n’osay l’importuner davantage, encore que j’eusse grand desir de sçavoir si luy ou le seigneur Agnoste n’avoient rien faict sur la cause des Jesuistes, mais il me coupa broche, et me dit : On a accoustumé, à la mode de nostre pays, de dire ce qu’on pense. Je vous diray donc que je pense que c’est assez discouru pour ceste fois, et vous prie encore un coup de me laisser en paix. Ce disant, appella son valet, qu’on vinst mettre la nappe, et j’eus honte de demourer plus long temps. M’en vins instruit de ces belles responses, desquelles je vous ay voulu faire part, pour le contentement de ceux qui sont, comme moy, curieux de la verité.

  1. Cette Explication a été insérée pour la première fois à la suite de la Satyre, dans la seconde édition de 1594. Elle se compose d’un extrait de la pièce intitulée Observations notables sur le titre et contenu de la Satyre Ménippée, du tome V des Mémoires de la Ligue, p. 635 ; et d’un autre extrait de l’Abrégé des États de la Ligue.
  2. La ville de Reims étant encore au pouvoir des ligueurs, Henri IV fut sacré à Chartres, en 1594.
  3. Eupragmon, serviable, bienveillant.
  4. Réussi.
  5. Pays de la vérité.
  6. Libre.
  7. Qui aiment l’or et les honneurs.
  8. Inconnu.
  9. Qui méprisent les nouveautés.
  10. Jeu de mot puéril sur vin et vingt.
  11. Carmes pris dans le sons latin qui signifie des vers. Le poète Rapin avait collaboré au Catholicon.
  12. Beaucoup plus.
  13. En effet cette fin du XVIe siècle n’était pas un bon temps, et il n’y avait guère de riche laboureur depuis les guerres de la Ligue.
  14. L’édition de 1593 porte pour titre : Satyre Ménippée. De ta vertu du Catholicon d’Espagne, et de la tenue des Estatz de Paris.
  15. Dans les éditions postérieures on supprima en effet des passages et des noms, parce que ceux auxquels ils s’appliquaient avaient fait leur soumission au roi.
  16. Pierre Cunœus, jurisconsulte et érudit, né à Flessingue, écrivit un livre intitulé : Satira Menippœa in sui sœculi homines inepte eruditos.
  17. ca.
  18. cus. 5. Greffes.
  19. Le livre Dez conformitez de Saint François à Jésus-Christ. Henri Estienne prend ce livre à partie dans son Ajiologie pour Hérodote, ch. XXV.
  20. s’agit ici d’une plante grasse bien connue : l’ Opuntia ou Ficus Indica.
  21. dition de l’édition de 1599 : « Esgale à ung grand estat. »
  22. Juan Fragoso, médecin et chirurgien de Philippe II, auteur de Discorsos de las cosas aromaticas, arboles, frutas, y imedecinas simples de la India.
  23. Variante de l’édition de 1599 : " Car sans trahison et re-
  24. Qu’on rappelle, du verbe ramentevoir.
  25. Lettres de contrainte, provocation.
  26. Revision.
  27. Les Jésuites furent bannis par arrêt du Parlement, après que Jean Châtel, qui avait été élevé chez eux, eut tenté d’assassiner Henri IV, en 1594.