Crainquebille, Putois, Riquet et plusieurs autres récits profitables/La Signora Chiara

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LA SIGNORA CHIARA


À Ugo Ojetti.


Le professeur Giacomo Tedeschi, de Naples, est un praticien renommé dans sa ville. Sa maison, fortement odorante, située proche l’Incoronata, est fréquentée par toutes sortes de personnes et particulièrement par les belles filles qui vendent, à Santa Lucia, les fruits de la mer. Il débite des drogues pour toutes les maladies, ne dédaigne pas de vous tirer de la bouche une dent cariée, excelle à recoudre au lendemain des fêtes, la peau fendue des braves, et sait user du dialecte de la côte, mêlé de latin d’école, pour rassurer ses clientes étendues dans la plus vaste, la plus boiteuse, la plus gémissante et la plus crasseuse chaise longue qui se puisse voir en aucune ville maritime de l’univers. C’est un homme de taille exiguë, au visage plein, avec de petits yeux verts et un long nez descendant sur une bouche sinueuse, et dont les épaules rondes, le ventre pointu et les jambes grêles rappellent l’antique atellane.

Giacomo épousa sur le tard la jeune Chiara Mammi, fille d’un vieux forçat très estimé à Naples qui, s’étant fait boulanger sur le Borgo di Santo, mourut pleuré de toute la ville. Mûrie au soleil qui dore les raisins de Torre et les oranges de Sorrente, la beauté de la signora Chiara s’épanouit dans une florissante splendeur.

Le professeur Giacomo Tedeschi croit décemment que sa femme est aussi vertueuse qu’elle est belle. Il sait d’ailleurs combien est fort le sentiment de l’honneur féminin dans les familles des bandits. Mais il est médecin et n’ignore pas les troubles et les défaillances auxquels la nature des femmes est sujette. Il éprouva quelque inquiétude après qu’Ascanio Ranieri de Milan, établi tailleur pour dames sur la place dei Martiri, eut pris l’habitude de fréquenter sa maison. Ascanio était jeune, beau et toujours souriant. Assurément, la fille de l’héroïque Mammi, le boulanger patriote, était trop bonne Napolitaine pour oublier ses devoirs avec un Milanais. Pourtant Ascanio faisait ses visites proche l’Incoronata de préférence en l’absence du docteur, et la signora le recevait volontiers sans témoins.

Un jour que le professeur rentra au logis plus tôt qu’on ne l’attendait, il surprit Ascanio aux pieds de Chiara. Tandis que la signora s’éloignait de ce pas tranquille qui révèle une déesse, Ascanio se mit debout.

Gincomo Tedeschi s’approcha de lui avec les apparences de la plus vive sollicitude.

« Mon ami, je vois que vous êtes souffrant. Vous avez bien fait de venir me trouver. Je suis médecin et voué au soulagement des misères humaines. Vous êtes souffrant, ne le niez pas. Vous êtes souffrant, très souffrant. Vous avez le visage en feu… Un mal de tête, un grand mal de tête, sans doute. Que vous avez bien fait de venir me voir ! Vous m’attendiez avec impatience, j’en suis sûr. Un terrible mal de tête. »

Et, tout en parlant de la sorte, le vieillard, fort comme un bœuf sabin, poussait Ascanio dans son cabinet de consultation et le forçait de s’asseoir dans cette illustre chaise longue sur laquelle avaient passé quarante années de maladies napolitaines.

Puis l’y tenant enfoncé :

« Je vois ce que c’est, vous avez mal aux dents. C’est cela ! Vous avez très mal aux dents.

Il tira de sa trousse une énorme clé de dentiste, lui ouvrit de force la bouche toute grande et d’un tour de la clé lui arracha une dent.

Ascanio s’enfuit en crachant tout le sang de sa mâchoire et le professeur Giacomo Tedeschi criait avec une joie féroce :

— Une belle dent ! une belle, une très belle dent !…