La Société future/Chapitre 22

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P. V. Stock (p. 321-339).

XXII


LA FEMME, LE MARIAGE


L’idée d’autonomie de l’individu commence à faire son chemin, et comme toutes les idées, elle triomphera, cela ne fait aucun doute, mais il y en a une autre que l’on a séparée d’elle, quoique, au fond, ce soit la même, et nombre d’individus, même parmi les travailleurs, hélas ! réclament contre leur propre asservissement, et continuent à ne voir, dans la femme, qu’un être inférieur, un instrument de plaisir, quand ils n’en font pas une bête de somme.

Que de fois, n’avons-nous pas entendu dire autour de nous : « La femme ! s’occuper de politique ! qu’elle aille donc soigner son pot au feu, et rapetasser les chausses de son mari ». Bien souvent, ce sont des socialistes, des révolutionnaires qui tiennent ce langage ; combien d’autres, qui, sans parler ainsi, sans y réfléchir, agissent, dans la famille, comme de véritables maîtres ! Outre qu’ils laissent ainsi perdre une des plus grandes forces de la révolution, cette conduite prouve aussi qu’ils ne sont pas encore arrivés à une compréhension complète de la solidarité de tous les êtres humains.

De cela, il en est résulté un courant d’opinion parallèle, qui, lui, ne s’occupant pas de la question économique, poursuit, dans la société actuelle, l’affranchissement de la femme, son accession à tous les emplois, sa participation aux choses politiques. Autre façon aveugle d’envisager les choses, autre inconscience de la situation. L’asservissement de la femme est une survivance de l’état de barbarie, qui a été maintenu dans les lois parce que l’homme la considérait, en effet, comme un être inférieur, mais, pour la femme riche, cet asservissement n’a été bientôt que purement nominal, ne s’est maintenu dans toute sa force que pour la femme prolétaire. Cette dernière ne peut s’affranchir efficacement qu’avec son compagnon de misère, son affranchissement politique ne serait qu’un leurre de plus, comme il l’a été pour le travailleur. Ce n’est pas à côté et en dehors de la révolution sociale que la femme doit rechercher sa délivrance, c’est en mêlant ses réclamations à celles de tous les déshérités.


Sans remonter aux Pères de l’Église qui discutaient sérieusement si la femme possédait une âme, que d’âneries n’a-t-on pas débitées là-dessus ! À l’heure actuelle, encore, nombre de savants affirment que la femme est un être inférieur. Pour la plupart, il est vrai, ce sont les mêmes qui parlent des « classes inférieures », quand il est question du travailleur, et soutiennent, mordicus, l’inaptitude de certaines races à pouvoir se hausser à un certain degré d’éducation. Ces savants-là sont toujours prêts à justifier toutes les oppressions, toutes les iniquités, pourvu qu’on leur solde leur complaisance en décorations et en crachats. On croirait, vraiment, qu’à force de rabaisser les autres, ils s’imaginent se hausser d’autant.

Que n’a-t-on pas invoqué pour prouver cette prétendue infériorité de la femme : sa faiblesse musculaire, comparée à celle de l’homme, la moindre capacité de son cerveau, pour ne parler que des choses parfaitement établies, sans parler d’une soi-disant inaptitude aux sciences exactes, et d’une prétendue physiologie qui voudrait prouver que les organes sexuels de la femme ne sont qu’un arrêt de développement des organes de l’homme.

Mais, lorsqu’il fut bien établi que le cerveau était l’organe de la pensée, les partisans de l’infériorité féminine crurent avoir enfin trouvé une base inébranlable pour leur doctrine, et c’est là où ils se sont retranchés. Dans toutes les races humaines, en effet, le cerveau de la femme est, normalement, inférieur en poids à celui de l’homme.

Il est également prouvé que, toutes proportions gardées, le cerveau le plus lourd, a plus de chances d’être mieux doué, cela est hors de contestation. Que répondre à ces faits ?

Une chose bien simple : lorsqu’on fait de la science, réellement de la science, dans le but d’apprendre, d’augmenter ses connaissances, et non en vue de s’en faire une arme de guerre pour justifier une idée conçue a priori, on compare, un à un, les éléments du procès, on fait entrer en ligne de compte tous les rapports accessoires qui complètent la chose en la compliquant, on étudie les modifications que ces rapports peuvent apporter à l’élément principal, et entre eux ; et alors là, seulement, on peut espérer avoir des conclusions à peu près certaines.

Nos savants en question, heureux de trouver un fait qui appuyât leur théorie, n’ont oublié qu’une chose, c’est que si le poids eût été tout, s’il eût été seul à entrer en ligne de compte, la baleine et l’éléphant seraient les êtres les plus intelligents qui existent, leur cerveau dépassant, certainement, celui de l’homme.

Mais le poids n’est pas seul à coopérer à la richesse du cerveau, certains l’ont compris. Il faut tenir compte de ses rapports avec la taille, avec le poids total du corps. Le cerveau est composé de cellules pensantes, mais aussi de cellules nerveuses dont la seule fonction est d’actionner les différents muscles. Plus la masse est pesante à mouvoir, plus ces dernières sont nombreuses et volumineuses, et leur masse n’a rien à voir avec l’intelligence.

Il y a, ensuite, la richesse des circonvolutions qui a autant, sinon plus de valeur que le poids ; la composition chimique est une autre valeur dont il faut | tenir compte. Une différence de structure des cellules peut modifier le fonctionnement du cerveau, et, enfin, il y a, à prendre en considération les conditions de nutrition qui, selon que l’afflux du sang s’opère, plus ou moins régulièrement, d’une façon plus ou moins active, ralentit ou accélère l’activité cérébrale.

Et, dernière raison, il ne suffit pas d’avoir un cerveau bien doué, faut-il encore lui donner de l’exercice par l’éducation. Or, pour la femme, comme pour le travailleur, on les a toujours maintenus dans une infériorité d’éducation, sous prétexte que celle que j

l’on réservait aux dirigeants était trop au-dessus de leur compréhension, que du reste, elle leur était inutile pour remplir les emplois qu’on leur réservait. Et c’est cette infériorité « acquise » que l’on nous présente aujourd’hui comme une loi naturelle !

Si les hommes avaient été moins infatués de cet esprit anthropocentrique qui leur fait rapporter tout à eux et dérive du même esprit que l’erreur géocentrique, ils n’auraient pas osé émettre cette hérésie scientifique. Mais, voyant démanteler peu à peu cette suprématie dont ils se glorifiaient, ils en tentent une dernière transformation[1] : la « virocentrie » qui, pas plus que les autres, ne repose sur aucune donnée réelle.

S’il s’était agi de deux races différentes, et sans rapports aucuns, nous comprendrions, à la rigueur, que la question eût pu se poser aussi à faux, sans doute, mais cela eût été à discuter. Mais entre les deux membres de la même famille, les deux souches également nécessaires à la perpétuation de l’espèce, il faut être idiot pour avoir soulevé la question.

Est-ce que l’homme se reproduit à part, et la femme de son côté, pour mieux donner naissance, l’homme à des fils, la femme à des filles, transmettant ainsi séparément leurs qualités et leurs défauts à leur descendance ? — Non, ils sont forcés de coopérer ensemble pour engendrer, indistinctement mâles et femelles. Chacun d’eux transmet ses qualités à sa progéniture, sans choix de sexe. Parfois le mâle domine, parfois c’est la femelle. Parfois, l’individu peut prédominer dans le produit de son sexe, mais aussi dans le produit du sexe opposé. Personne n’a encore pu donner la raison de ces variations, mais il n’en reste pas moins acquis que, selon les circonstances (inconnues) l’un ou l’autre sexe peut indifféremment, dominer dans les produits de la génération.

Or, s’il en est ainsi, et en admettant qu’au point de départ, une infériorité réelle eût caractérisé le sexe féminin, il se serait produit ceci : ou la femelle aurait fini par imposer son infériorité, ou bien le mâle aurait imposé sa supériorité, ou bien encore, il aurait fini par se faire entre les deux composantes un équilibre de facultés qui les auraient mises au même niveau.

Dans le premier cas, à chaque génération la femelle serait venue ajouter une part de plus de son infériorité, et ses propriétés négatives auraient fini par éliminer les qualités positives de l’homme. Mais, en ce cas, depuis le temps que l’espèce humaine se perpétue par la génération, elle serait retournée depuis longtemps à l’animalité.

Dans le second, ce sont les qualités positives de l’homme qui auraient triomphé. Les partisans de l’infériorité féminine seront forcés de repousser cette hypothèse, car depuis le temps que les sexes se sont mélangés par la génération, les deux sexes ont été assez malaxés pour qu’ils aient acquis des propriétés égales, et leur affirmation n’aurait plus raison d’être.

Ils nieront également le troisième cas qui implique encore un niveau moyen, inférieur, celui-là, pour les deux sexes. Il ne leur resterait donc qu’une quatrième hypothèse, celle que, malgré les mélanges, chaque sexe aurait conservé à travers les croisements, ses qualités propres. Outre que cette hypothèse est la moins admissible de toutes, que diront ceux qui se rattachent désespérément à la théorie absolue de la « lutte pour l’existence » et de la survivance des plus aptes ?

Ainsi, le simple raisonnement logique nous indique la solution : l’égalité des sexes avec des nuances, des propriétés diverses, mais qui sont des qualités afférentes à l’organisation physiologique à laquelle elles sont attachées et qui les rendent équivalents sinon égaux en aptitudes.


La femme de par sa faiblesse physique, a, dans les sociétés inférieures, toujours subi l’autorité du mâle, à divers degrés de violence ; ce dernier lui a toujours plus ou moins imposé son amour. Propriété de la tribu d’abord, du père ensuite, pour passer sous l’autorité du mari, elle changeait ainsi de maîtres sans qu’on daignât consulter ses préférences.

Objet de propriété, ses maîtres veillaient sur elle pour l’empêcher de prêter sans leur assentiment ce dont ils voulaient être les seuls à disposer, sauf dans les pays où une riche postérité étant un gage de richesse, le maître voulait bien fermer les yeux sur l’origine de biens dont il pouvait disposer. En tous autres cas, le maître pouvait parfois dans un accès de générosité, la prêter à un ami, un hôte ou un client, comme on prête une chaise, mais se croyant frustré si ceux-ci en avaient disposé à son insu, il en tirait une vengeance féroce sur la coupable.

Certes, cette dépendance, — si elle est toujours constatée par les lois, hautement prônée par certains, — soit par ruse, soit par le pouvoir que son sexe exerce sur l’homme, dans les relations des deux sexes, cette soi-disant autorité de l’homme est bien tombée de fait. À l’heure actuelle, dans nos sociétés soi-disant civilisées, la femme riche est émancipée de fait, sinon de droit, il n’y a que la femme pauvre qui subisse à l’heure actuelle l’esclavage et la lettre de la loi.

Même dans les peuplades les plus arriérées, n’arrive-t-elle pas à se créer des privilèges ? Les historiens antiques nous mentionnent cette tribu gauloise où les femmes étaient appelées à juger les différends que la tribu pouvait avoir avec ses voisins et dont un général romain dut respecter les décisions.

Chez les Australiens, où elle est traitée en bête de somme, où elle ne se met à table qu’en arrière de son seigneur et maître qui lui jette à la volée, les morceaux dont il n’éprouve pas le besoin, on signale une coutume semblable[2]. En fait, si elle a toujours subi la force brutale de l’homme, la femme par sa finesse et sa ruse, a su toujours prendre de l’ascendant sur lui. On lui fait aujourd’hui un crime de cette ruse, « l’arme des faibles », dit-on. Elle pourrait vous répliquer que la raison de la force n’est que celle de la brute.

L’union sexuelle a débuté fort probablement par la promiscuité, ensuite l’homme a affirmé son droit de propriété en capturant celle dont il voulait faire sa « compagne ». Il l’a ensuite achetée, puis, les mœurs s’adoucissant toujours de plus en plus, on a fini par tenir compte du choix de la femme, et l’émanciper graduellement, tandis que l’esprit de propriété qui reposait sur l’organisation familiale despotique du père, cherchait à replonger la femme sous la dépendance étroite du mâle, c’est ce qui nous a valu cette variété de lois et de préjugés sur les relations sexuelles.

Que de lois n’a-t-on pas faites, pour réglementer les rapports de l’homme et de la femme, que d’erreurs et de préjugés que la morale officielle a contribué à maintenir et à enraciner, mais que la nature s’est toujours plu à culbuter sans jamais se plier à leurs décrets arbitraires !

L’homme, en sa qualité de maître, trouve très bien de butiner sur la propriété du voisin ; cela est très bien porté ; même dans les sociétés les plus pudibondes, l’homme qui peut se vanter de nombreuses « conquêtes » est considéré comme un heureux gaillard ! Mais la femme-propriété, elle, de par la loi, de par l’éducation, de par les préjugés et l’opinion courante, il lui est défendu de donner libre cours à ses sentiments. Les relations sexuelles sont pour elle fruit défendu, elle n’a droit qu’à la copulation sanctionnée par devant le maire et le curé ! Et voilà comment il se fait que, dans un acte commis à deux, toute la honte est pour l’un et la gloire pour l’autre.

C’est que, disent les masculinistes, le mal opéré par les deux participants, n’est pas comparable. L’adultère de la femme risque d’introduire dans la famille des étrangers qui viendraient plus tard spolier les propriétaires légitimes d’une part d’héritage. De cet axiome capitaliste on peut en induire qu’il est très bien de faire du tort à son voisin, il n’y a de mal que lorsqu’on l’éprouve soi-même. Voilà la morale capitaliste dans toute sa splendeur. La femme-propriété, en ayant des complaisances pour le mâle dont la prestance l’a subjuguée, fait tort au maître, haro ! sur elle. Le mâle désinvolte qui, pareil au coucou, va nicher dans le nid du voisin, fait preuve d’intelligence. On n’est pas plus régence.


La religion est ensuite venue apporter sa part d’anathème contre ceux qui obéissaient davantage aux lois de la nature qu’aux restrictions des moralistes et des légistes. La théorie du péché originel est venue peser de tout son poids sur l’accomplissement de l’acte génésique.

Ne pouvant décréter la continence absolue, l’Église a dû sanctionner et bénir l’union de l’homme et de la femme, mais pour en réglementer les rapports, jetant ses plus forts anathèmes à ceux qui se livraient à l’amour sans son assentiment. Les cérémonies qu’accomplissaient librement les primitifs au sein de la tribu ; pour bien établir leur entrée en ménage, devinrent obligatoires avec la religion et de là passèrent dans le Code civil, l’héritier de la plupart des prérogatives de l’Église.

Après avoir défendu de s’aimer sans l’autorisation du prêtre, il fut défendu de s’aimer sans l’autorisation du maire. L’opinion publique, entretenue dans l’ignorance par le prêtre et le législateur, conspua ceux qui trouvaient qu’ils n’avaient besoin de l’autorisation de personne pour se prouver leur amour. Mais toujours de par l’idée de propriété, ce fut sur la femme que tomba le réprobation ; l’homme n’était blâmé que s’il prenait cette union-là au sérieux, et traitait son amante en véritable compagne.

Mais cette fausse pudeur, ainsi que toutes les peines et châtiments que l’on a pu inventer contre ceux qui pratiquaient l’amour librement n’eurent qu’un effet, rendre les individus fourbes, menteurs et hypocrites, sans les rendre plus chastes ni plus continents. On dévie la nature quand on la contrarie, mais on ne la dompte pas. Ce qui se passe dans notre société soi-disant civilisée est là pour le prouver. On y a poussé la pruderie à l’extrême, l’adultère, la prostitution, la corruption, la transformation du mariage légal en véritable maquerellage, sont les conséquences de cette intelligente organisation et législation. Les infanticides nous prouvent que la honte jetée sur la fille qui se livre à l’amour n’empêche personne d’y goûter à l’occasion, mais que les conséquences qui en découlent peuvent entraîner au crime pour cacher une soi-disant faute.

Aujourd’hui, pourtant, la société perd de son rigorisme, la religion, on n’en parle même plus. Sauf quelque grue qui veut étaler sa toilette blanche ou l’héritier qui veut se concilier les bonnes grâces de parents à héritage, un peu retardataires, peu de personnes éprouvent le besoin d’aller s’agenouiller devant un monsieur qui se déguise en dehors des jours de carnaval. Quant à la sanction légale, si on voulait faire le recensement parmi la population de nos grandes villes, on trouverait bien que tous les ménages ont passé par la mairie, mais en examinant d’un peu près, on pourrait s’apercevoir que les trois quarts ont rompu, sans tambour ni trompette, les nœuds légaux pour en former d’autres sans aucune consécration officielle ce coup-ci, et que les ménages ne sont plus formés comme ils ont été inscrits à la mairie : Il y a bien toujours un monsieur et une madame A., un monsieur et une madame B., mais la madame A. connue des voisins, se trouve être une madame X. à la mairie, et la madame B. une madame Z. légale.

Cela est devenu si général que les bourgeois, quoi qu’ils en aient, ont dû inscrire le divorce dans leur code. Aujourd’hui celui qui veut se passer de la consécration officielle pour son union libre, arrive à l’imposer à son entourage et à se faire respecter. L’opinion publique commence à trouver l’union librement consentie, aussi valable que l’autre, et si la consécration officielle ne peut disparaître qu’avec les autres institutions sociales, car la propriété repose sur elle, les lois de l’héritage exigeant que la famille soit légale bien délimitée, et tenue en bride afin que la fortune ne se disperse pas, elle n’en a pas moins reçu le coup fatal du jour où le législateur a dû enregistrer les cas où elle pouvait être dissoute.


N’était-il pas insensé, en effet, de vouloir forcer deux individus à passer leur vie ensemble, alors qu’ils se rendaient mutuellement la vie insupportable.

Parce que, dans le premier feu de la jeunesse, ils s’étaient plu, deux individus, mâle et femelle, étaient, de par la loi, forcés de terminer leur carrière ensemble, sans jamais pouvoir rompre cette chaîne. Si la vie leur était trop insupportable, et que chacun voulût reprendre sa liberté d’allure, ce n’était qu’en se mettant en marge du Code et sans pouvoir faire reconnaître sa nouvelle famille comme valable, quelles que fussent ses préférences. Il était forcé de cacher comme une tare l’irrégularité légale de sa situation, l’opinion publique étant aussi bête que la loi.

Malheur à qui s’était trompé dans son choix, ou qui s’était laissé engluer sous l’amabilité de sourires trompeurs, des promesses fallacieuses, des serments perfides ou donnés, en toute sincérité, dans un moment d’expansion, mais que les circonstances font, plus tard, envisager autrement ; une fois le pas franchi, il n’était plus permis de retourner en arrière ; c’en était fait pour toute la vie. Heur ou malheur, il fallait s’en accommoder. C’était tout simplement insensé.

L’indissolubilité du mariage était un idiotisme. Deux individus peuvent se plaire pendant un jour, un mois, deux ans, et arriver à se haïr à mort ensuite. Pourquoi les forcer à envenimer leur haine en les forçant à se supporter, quand il est si simple de tirer chacun de son côté.

C’est que, en dehors du préjugé religieux, le capital exigeait ce sacrifice. Les mariages, dans la société actuelle, sont le plus souvent l’association de deux fortunes — avec leurs espérances — plutôt que l’union de deux sexes. Permettre à l’association de se dissoudre, c’était le désastre pour bien des calculs, il y avait aussi la question des enfants qui compliquait la situation, non pas par l’amour que l’un ou l’autre des dissidents pût leur porter, mais par la question plus vulgaire de qui doit les nourrir.

C’est comme l’autorité des ascendants pouvant opposer leur veto aux inclinations des jeunes, n’y avait-il pas là une autre absurdité sans excuse ? De quel droit des individus qui ne peuvent plus penser ni sentir comme des jeunes, avaient-ils le droit de s’interposer dans leurs sentiments d’affection pour les entraver ? Quand on pense qu’il y a des jeunes gens qui, contrariés dans leur passion, ont encore recours au suicide, quand il serait si logique d’envoyer promener leurs Gérontes.

La société étant débarrassée de toutes ses entraves économiques, les relations sexuelles redeviendront plus naturelles et plus franches, en reprenant leur caractère : « l’entente libre de deux êtres libres. » L’homme ne cherchera plus une dot ou des moyens d’avancement, la femme un entreteneur. Lorsqu’elle fera choix d’un compagnon, elle consultera davantage si le mâle préféré répond à son idéal esthétique et éthique, que s’il est capable de lui assurer une vie de luxe et d’oisiveté. Quand l’homme choisira une compagne, il recherchera chez elle des qualités morales et physiques plutôt que des « espérances » ; quelques milliers de francs de plus dans la corbeille ne lui feront pas fermer les yeux sur les « taches » des quatrièmes pages des journaux.


On objecte que, s’il n’y a plus de frein pour modérer le libertinage dans les relations sexuelles, il arrivera que les unions n’auront plus aucune stabilité. Nous sommes à même, tous, de voir dans la société actuelle que les lois répressives n’ont aucune valeur pour l’empêcher. Nous sommes même certains qu’elles contribuent pour une bonne part aux zizanies conjugales, pourquoi donc vouloir s’entêter à réglementer ce qui est incompressible ? Ne vaut-il pas mieux laisser les individus libres, pouvant ainsi conserver des égards l’un pour l’autre ; lorsqu’ils ne seront plus forcés de se supporter, au lieu que la contrainte en fait, parfois, des adversaires féroces ? Trouve-t-on qu’il soit plus digne, comme cela se voit actuellement, que monsieur ait des maîtresses en ville, madame des amants, que chacun se « trompe » au su de tous, mensonges sur lesquels tout le monde ferme les yeux, pourvu que l’on évite le scandale ?

Le mariage actuel est une école de mensonge et d’hypocrisie. L’adultère est son corollaire indispensable, comme le lupanar est l’accompagnement obligé de cette fausse pudeur qui veut que l’on rougisse en parlant de l’acte sexuel. On se cache d’éprouver le besoin de l’accomplir, mais on tourne à l’ignoble lorsqu’on se croit caché.

Parce qu’une femme a eu des relations avec un homme, la morale courante voudrait qu’elle fût condamnée à n’avoir des relations qu’avec lui. Pourquoi ? S’ils se sont trompés l’un ou l’autre, ne peuvent-ils pas chercher mieux ? C’est la porte ouverte au libertinage, répond-on. — Regardez donc votre société, tas de malheureux !

Nous avons cité le cas des filles séduites qui ne trouvent rien de mieux, ensuite, pour cacher leur prétendue faute, que l’avortement et l’infanticide. Et, pour un cas où l’adultère fait scandale, combien en voyons-nous autour de nous, qui vont leur petit bonhomme de chemin, sous l’œil curieux des voisins. Lorsque la femme aime, nous la prenons comme exemple, puisque c’est elle qui a davantage à en craindre les suites, elle se moque des lois, de l’opinion, et de tout le reste. Si donc, on ne peut entraver un sentiment que des siècles et des siècles de compression ont bien pu forcer à se dissimuler, mais non empêcher, laissons-le donc s’épancher librement, nous y gagnerons toujours la franchise et la bonne foi dans nos relations, ce qui serait une véritable amélioration.

Mais cela ne serait pas la seule amélioration, car nous, nous prétendons, que du jour où la contrainte et l’intervention officielle seront abolies, ainsi que les considérations économiques, les associations sexuelles étant plus normales, loin de se relâcher, deviendront plus stables et plus resserrées. La femme qui possède la véritable pudeur, ne se donne pas au premier venu. — Darwin prouve qu’il en est de même, du reste, chez les animaux, — il faut, lorsque la cupidité n’est plus en jeu, qu’elle se sente attirée vers un individu pour se donner à lui. Même en ce cas encore, que de luttes et de débats, avant l’abandon final ! Quelles meilleures garanties peut-on demander ?

Nous avons vu que, dans la société actuelle, les unions sexuelles étaient plutôt basées sur des considérations économiques que d’affection, c’est une des causes qui font qu’au bout de très peu de temps de cohabitation, les individus se prennent en grippe, et deviennent insupportables l’un pour l’autre ; surtout s’il s’est trouvé des déceptions à la suite de leurs « espérances ».

Dans les mariages même où l’amour a pu entrer pour quelque chose, l’éducation et les préjugés interviennent pour amener des sentiments de discorde. Les individus — homme et femme — sachant qu’ils sont liés pour la vie, d’une façon indissoluble, perdent graduellement ces petites attentions, ces prévenances qui sont ce que l’on pourrait appeler le piment de l’amour ; peu à peu, l’habitude, la satiété des sens, détachent insensiblement les amants l’un de l’autre ; l’homme et la femme oublient ces soins personnels que l’autre aimait au moment de leur « cour » ; chacun regrette l’idéal qu’il avait rêvé, et qu’il est loin de reconnaître dans son compagnon de chaîne ; cet idéal il croit le retrouver dans de nouvelles relations ; arrive le moment psychologique où il peut posséder ce nouvel idéal, qui le satisfait, le fixe, ou bien le désillusionne, mais ayant toujours pour effet, de le détacher d’autant plus de son premier choix.

Du jour où l’homme et la femme ne se sentiront plus enchaînés de par la loi et les convenances, celui qui aimera, voudra s’assurer la durée de la possession de l’objet aimé ; il comprendra qu’il doit continuer, envers lui les soins, les prévenances qu’il a employés pour en faire la conquête ; qu’il doit continuer à l’emporter sur ses rivaux, s’il veut toujours être aimé lui-même. Au plus aimant de savoir prolonger l’amour qu’il a su inspirer. Cela ne peut être qu’utile à l’évolution morale et physique de l’espèce.


D’un autre côté, lorsque la femme ne sera plus forcée de se vendre pour manger ou pour se procurer le luxe qu’elle convoite, elle choisira chez celui qu’elle aura élu, les qualités qu’elle préfère, et la constance est une de celles-là. Ordinairement aussi, elle est plus stable dans ses affections, elle fera donc aussi son possible pour s’attacher son amant.

D’autre part, lorsqu’ils ont vécu un certain laps de temps ensemble, l’homme et la femme éprouvent un sentiment d’estime et d’affection qui survit aux élans passionnés de la première possession, et leur fait négliger les passionnettes d’aventure. Si la monogamie est le but de l’évolution humaine, il n’y a que la liberté la plus complète qui puisse l’y conduire. L’épreuve est faite de la compression.

Il se peut que, alors qu’il est jeune, ardent, plein d’activité et d’expansion, que l’homme soit porté au changement et à l’inconstance ; mais nous le voyons s’assagir lorsque réellement il aime, par la crainte de froisser l’objet de son amour. Laissons donc ici, la nature se corriger elle-même.


Certains admettent tout cela, mais prétendent que, dans la société actuelle, le mariage est une garantie pour la femme. Erreur. C’est l’homme qui fait les lois, il n’a eu garde d’oublier de les faire à son avantage. Nous l’avons dit, la femme riche, elle, est affranchie, elle trouvera dans la loi une protection et peut se rendre libre ; l’homme riche lui-même, n’est-il pas absolument libre, et qu’a-t-il à tant s’inquiéter des lois ? L’argent dans la société actuelle est le grand libérateur. Mais pour la femme prolétaire, le mariage légal n’offre que des garanties illusoires contre l’homme qui voudrait la lâcher avec ses gosses.

Il faut de l’argent pour intenter des poursuites, et pour obtenir l’assistance judiciaire, il faut bien du temps et des démarches. Et ensuite, quel recours peut-elle avoir contre l’homme qui n’a pas le sou, et peut rendre vaines les saisies d’appointements en changeant d’atelier, de résidence à chaque opposition. S’il a de l’argent, il y a bien des détours dans les lois, sans compter les moyens d’intimidation.

Quant à celle qui aurait un mari ivrogne, brutal, qui l’exploitera et la battra, elle ne pourrait s’en séparer ni s’en défaire, la loi l’a faite sa propriété, le maître a droit d’user et d’abuser. Que de tortures, que d’avanies faudra-t-il qu’elle subisse avant d’obtenir la rupture de la chaîne qui l’attache à lui ! Et encore ! la loi intervient bien en cas de sévices graves, mais elle est désarmée devant les sévices moraux. Que de cas où la femme aurait le temps de mourir à la peine, si elle ne trouvait pas de protection plus etficace que la loi !


La femme-prolétaire ne peut, comme le travailleur, s’affranchir que par la révolution sociale. Ceux qui lui font espérer son émancipation dans la société actuelle, la trompent effrontément. Considérée comme une ilote par l’homme et par la loi, il faut qu’elle aussi, conquière sa place au soleil par sa volonté, mais elle n’y arrivera qu’en s’associant et faisant cause commune avec ceux qui poursuivent l’émancipation de tous les êtres humains sans distinction de sexe ni de race.

  1. Sans oublier les pédants qui veulent prouver la supériorité de certaines races et les sous-pédants qui viennent ensuite, pour affirmer la supériorité de certaines classes. Autant d’erreurs qui dérivent du même esprit.
  2. Elie Reclus : Les Primitifs d’Australie.