La Société future/Chapitre 24

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P. V. Stock (p. 357-368).

XXIV


L’ART ET LES ARTISTES


« Une société communiste serait la mort de l’art », s’écrient certains artistes qui, ne voyant dans l’art : littérature, peinture, sculpture, musique, théâtre, etc., qu’un moyen de gagner de l’argent, ne savent évaluer la « valeur » de l’œuvre que par l’argent qu’elle rapporte, s’imaginent qu’il est nécessaire qu’il existe une aristocratie pour les apprécier et sont navrés à la seule idée, que tout cela pourrait disparaître, que leur « art » ne pourrait plus leur rapporter : hôtel, luxe, décorations et honneurs académiques.

D’autres artistes, qui se croient tout ce qu’il y a de plus indépendant, parce qu’ils « abominent le bourgeois », sont, au fond, tout aussi réactionnaires, sans s’en douter. Partisans de la théorie de « l’art pour l’art », un livre, un tableau, une statue, pour eux doivent bien se garder de vouloir dire quelque chose. L’artiste ne doit pas avoir d’autre conviction que « l’art ». La ligne, la couleur, l’arrangement des phrases, le frisson des mots suffisent à rendre une œuvre parfaite, à plonger l’artiste dans une béatitude complète. Qu’il se garde, surtout, d’essayer d’y introduire ses pensées, s’il en a, sur notre monde, sur l’avenir de nos sociétés. Le véritable artiste se suffit à lui-même.

Oser concevoir qu’en dehors de la jouissance des yeux et des oreilles, l’œuvre puisse éveiller le raisonnement de celui qui lit, voit ou entend, est un blasphème épouvantable, un crime de lèse-art. C’est vouloir le déshonorer que d’oser concevoir que l’œuvre, par exemple, puisse être une arme de combat, mise au service d’une idée.

Pour ces intransigeants l’art est une chose trop élevée, trop au-dessus du raisonnement de la foule. Ce serait le déshonorer de chercher à le rendre compréhensible à tous.

Nous n’avons pas dit de le mettre à la « portée de la foule », ce qui impliquerait, en effet, une idée de castration de l’idée et de la forme, ignominie dont l’artiste consciencieux doit, en effet, se défendre avec énergie. Se rabaisser pour capter les suffrages de la foule, est aussi plat que de se masturber l’idée pour attirer les regards du public acheteur. Mais on peut chercher à rendre une idée compréhensible, éloigner les obscurités voulues, chercher une façon claire de dire les choses, de façon à empoigner le cerveau des plus obtus, et provoquer chez eux une série de raisonnements qui les amènent à saisir un coin de l’œuvre. Nous croyons même que c’est là, la tendance de tout art, et qu’il est bien plus facile de planer dans les hauteurs en restant incompréhensible, que d’être clair et précis, tout en restant impeccable dans la forme.

On nous objectera, sans doute, que, jusqu’à présent les œuvres que l’on a voulu faire servir à la propagation d’une idée, ont toujours péché par la forme. C’est du reste l’objection qui nous a été le plus souvent faite. Elle peut être fondée. Mais il y a peut-être, aussi, des œuvres de propagande qui ont une valeur artistique. Ce serait une statistique à faire, mais fort probablement, la plus grande partie des œuvres de combat, surtout en littérature, ont dû être inférieures comme art. Qu’est-ce que cela prouve ?

Qu’une chose, c’est que les auteurs pouvaient avoir une forte conviction de leur idée, mais qu’ils manquaient du talent nécessaire pour faire une œuvre d’art. Ou, s’ils possédaient ce talent, emportés par l’obsession de l’idée, comme il arrive parfois pour l’homme fortement convaincu, ils se sont laissés entraîner, au delà de l’expression ; voulant trop prouver, négligeant ce qui contrecarrait leur idée, ils n’ont voulu voir que ce qui la flattait et y ont tout rapporté, ils n’ont pas été vrais. Et, quoi qu’on en dise, le Vrai est encore ce qu’il y a de mieux en art.

Nous n’avons jamais vu le tableau de Picchio, Le Triomphe de l’ordre, et l’aurions-nous vu, nous ne nous connaissons pas assez en peinture pour pouvoir décider de sa valeur, mais qui oserait affirmer que, avec du talent, on ne pouvait pas faire, avec un pareil sujet, une œuvre d’art, et que l’idée elle-même, ne devait pas y contribuer ?

Est-ce que Germinal de Zola ne restera pas un de ses meilleurs volumes ? On nous dira que Zola n’a jamais voulu faire un livre de propagande socialiste. D’accord, mais qu’a-t-il voulu représenter : la lutte du capital et du travail, était-il possible de mieux en dessiner l’antagonisme qu’il ne l’a fait au moyen du contraste des familles Grégoire et Maheu ? Qui oserait affirmer, qu’une profonde conviction socialiste jointe au talent de Zola, lui aurait fait abîmer son œuvre ?

Descaves, lorsqu’il a fait Sous-offs, Henry Fèvre lorsqu’il a écrit Au Port d’armes, Darien lorsqu’il a lancé Bas les Cœurs et Biribi, Hauptmann, Les Tisserands, Ajalbert, La fille Élisa, tirée du roman des Goncourt, n’ont sans doute pas voulu faire œuvre de propagande, mais ils ont sûrement voulu exprimer leur dégoût de certaines de nos institutions : leurs livres sont un cri de révolte et ils resteront.

Messieurs les partisans de l’art pour l’art, se regimbent à cet énoncé. Être compris de la foule, disent-ils, ne serait plus de l’art. Pour mériter ce nom, l’art doit rester inaccessible aux masses ; il doit continuer d’avoir un langage à lui, dont les initiés seuls ont la clef. Une idole restant toujours vaguement embrumée, dont un petit cénacle demeurerait le groupe officiant. Le vulgaire populo devant se contenter de travailler et peiner pour permettre aux artistes de continuer leur sacerdoce.

Certes, tous ne vont pas Jusque-là, tous les partisans de « l’art pour l’art » ne méprisent pas le peuple, mais c’est à cette conclusion que conduit cette théorie, et beaucoup, quoi qu’ils en aient, se croient certainement une élite bien au-dessus du vulgaire. Si tous n’aspirent pas aux privilèges, quelques-uns ne crient contre les infamies actuelles que lorsqu’elles les atteignent par ricochet.

Ce raisonnement peut suivre une échelle très graduée, mais le fond en est le même.


Pour nous, les œuvres dites d’art, ne sont qu’une des manifestations de l’activité humaine ; cette question ne forme pas une question à part dans la société future, et sa solution doit se trouver, comme toutes les activités de l’individu, dans la possibilité de se produire au milieu de la liberté la plus complète. C’est par l’entente et la solidarité, que les artistes trouveront les moyens de produire leurs œuvres. Œuvres d’art véritables, puisque, dans leur élaboration, l’artiste pourra s’affranchir de toutes les préoccupations matérielles qu’entraîne la société actuelle.

Quoi qu’en disent certains dilettanti, on ne fait pas un tableau, un livre, une statue ou une pièce de théâtre pour soi seul et le plaisir de les garder par devers soi, les soustraire aux yeux des profanes. Les jouissances artistiques sont, par elles-mêmes des jouissances altruistes qui, pour être véritablement goûtées, demandent à être partagées. Certes, lorsqu’on est fortement convaincu de la beauté de son œuvre, on se moque de la bêtise du philistin, mais les louanges sincères n’en sont pas moins bien goûtées. Une œuvre n’a, pour son auteur, sa valeur consacrée que lorsqu’il peut la faire admirer. Lorsqu’on publie un livre, qu’on expose un tableau ou une statue, qu’on invite le public à une audition de musique, à une représentation théâtrale, c’est une consécration qu’on lui demande, ou une œuvre de propagande que l’on tente.

Dans la société actuelle, les trois quarts de ceux qui voudraient cultiver la Muse, en sont empêchés par les difficultés des conditions d’existence. Forcés de fournir neuf, dix ou douze heures de travail pour gagner la pitance quotidienne, il n’est guère possible dans ces conditions de cultiver des goûts esthétiques. Il n’y a qu’un petit nombre de privilégiés qui puissent le pratiquer et en jouir. Les autres devront se borner à admirer les œuvres de ceux-là, si les quelques facultés qu’ils auraient pu avoir ne sont pas complètement atrophiées dans la lutte pour l’existence.


Dans la société future, le temps nécessaire à satisfaire les premiers besoins de la vie animale sera réduit au minimum, et, même ne sera plus qu’une gymnastique hygiénique nécessaire à développer les muscles parallèlement au cerveau. Chacun pourra donc développer ses talents et aptitudes à son gré, poursuivre l’idéal de son imagination. Ceux qui auront de réelles dispositions pourront les faire valoir ; ceux qui n’auraient que des prétentions, pourront satisfaire leur vanité sans danger pour personne, s’ils perdent leur temps à des cancreries, ils n’en devront compte qu’à eux-mêmes, tandis que dans la société actuelle, la fortune, s’ils l’ont entre les mains, peut leur donner une influence néfaste sur la destinée des autres.

Qu’un compositeur par exemple, veuille organiser une audition de ses œuvres, il cherchera autour de lui les exécutants qui pourront l’aider, se fera, s’il le faut, leur professeur ; son besoin de produire son œuvre le mettra dans la nécessité de se rendre utile aux autres pour mériter leur concours. Au lieu de faire jouer sa musique, s’agira-t-il de la publier ? — ou lui seul en éprouvera le besoin ou bien elle lui sera demandée par des admirateurs. En ce cas, il aura le concours assuré de ces derniers, il n’aura aucune difficulté de mener cette publication à bonne fin.

S’il est seul à éprouver le besoin de se voir éditer, les difficultés seront nombreuses il est vrai, mais non insurmontables. Le pis qu’il pourra éprouver sera de se voir forcé de se faire graveur, imprimeur, au cas où il n’arriverait à intéresser personne à son œuvre.

Forcé de s’entendre avec les groupes producteurs des matières premières dont il aura besoin, ce sera à lui de les intéresser à son idée ou de trouver la façon de leur être utile pour en obtenir leur concours. Mais, en tous cas, ce serait un large champ ouvert à l’activité de l’individu ; ce serait l’élargissement de sa personnalité, tandis que la société actuelle n’en est que le rétrécissement.

L’homme ne peut être universel, mais il ne peut non plus raisonner sainement sur une chose, qu’à condition d’avoir au moins une notion des autres. Les connaissances humaines comme les événements, s’enchaînent et se suivent. Causes et effets, chacune à leur tour, elles ne peuvent être comprises qu’à condition de les grouper et de ne pas les considérer isolément.

L’œuvre d’art n’approche de la perfection que lorsqu’elle laisse le moins de prise possible à la critique. Elle ne devient chef-d’œuvre que lorsqu’elle est impeccable. Et comme toute œuvre de valeur est forcée d’embrasser un champ plus ou moins vaste de conceptions, elle force l’artiste s’il veut être sincère à étudier tout cet ensemble de choses d’une façon consciencieuse, s’il ne veut pas laisser glisser dans son œuvre une anomalie qui la déparerait.

Quelle que soit l’imagination de l’artiste, quelles que soient sa patience et sa minutie à reproduire ce qu’il voit, on ne conçoit bien que les choses dont on a compris le mécanisme. Quel que soit son enthousiasme pour son œuvre, si ses connaissances sont bornées comme elles le sont, de fait, par l’éducation actuelle, l’œuvre en souffrira certainement ; par des points de détail peut-être, mais qui n’en choqueront pas moins celui qui aura des connaissances spéciales sur le point négligé ! Et lorsque s’élèvera le niveau intellectuel du public, ces défectuosités pourraient être plus nombreuses si l’artiste ne s’élevait pas lui-même.


Dans la société actuelle, nous voyons déjà ce mouvement de recherche des affinités s’opérer. Nous avons cité les Orphéons, fanfares, sociétés chorales, elles sont ce que le niveau moyen les fait, pourquoi ce qui est possible par l’entente en art moins relevé ne le serait-il pas en art plus transcendant ? Les essais d’association pour organiser les représentations théâtrales d’une esthétique donnée, ne sont plus à compter. Il y en a deux que pour leur valeur on peut citer : le Théâtre Libre et l’Œuvre.

Dans la société actuelle, elles sont entravées par la question financière, elles laissent encore place à la hiérarchie. Forcés de faire appel au capital, autant, sinon plus qu’aux bonnes volontés, les initiateurs sont forcés de se grouper selon les circonstances, plus que selon les affinités. Malgré toutes ces causes d’entraves, on connaît les bons résultats que ces initiatives ont produits.

Dans la société future, on pourra écarter la question financière et faire simplement appel aux bonnes volontés ; les individus ayant les coudées franches la sélection sera plus facile. Il y aura toujours des individus qui auront la démangeaison de faire des pièces, d’autres de les interpréter, ces individus se rechercheront et associeront leurs aptitudes. Où serait le mal, si ceux qui, ayant le goût du spectacle, venaient chacun dans la possibilité de leurs aptitudes apporter le concours de leur aide, pour la décoration, la mise en scène, la confection des costumes ou autre aide accessoire ?

Si chacun des spectateurs pouvait se rendre utile à sa façon, à l’exécution de l’œuvre à laquelle il serait appelé à assister, sa jouissance intellectuelle en serait augmentée. Il pourrait y avoir les importuns, mais il est plus facile de s’en garer que de suppléer au manque de fonds d’aujourd’hui. Ce qui se ferait pour les représentations théâtrales pourra s’appliquer à tout autre délassement intellectuel. Loin de les prohiber dans la société future, on voit qu’il serait facile de les mettre à la portée de tous.


Aujourd’hui, ce n’est qu’à de très rares exceptions que l’artiste arrive à percer s’il n’a pas de fortune. Ce n’est qu’au prix de son repos, de sa santé, qu’il arrive à se donner à son œuvre. Et lorsqu’il arrive à lui donner vie, que de petites concessions ne faut-il pas faire encore au goût dominant afin d’obtenir de lui faire voir le jour !

« Tant mieux ! » s’écrie-t-on, cela trempe un homme, et ceux qui ont réellement quelque chose dans le ventre ressortent toujours ». Il est à noter que ceux qui émettent cet aphorisme, ont « tout ce qui leur faut », il est vrai que par contre ils ne font jamais rien ressortir. Mais, pour un, véritablement doué, qui triomphe des difficultés, combien périssent étouffés par la misère et encore, celui qui y échappe n’y resterait-il pas, si le plus souvent quelque circonstance fortuite, indépendante de son talent et de sa volonté, ne venait lui apporter une planche de salut ? Certes, la misère trempe les hommes, mais parfois lorsqu’elle est excessive combien elle en tue, et des mieux doués, qui, dans des conditions meilleures auraient pu s’épanouir en talents merveilleux. Qui remplacera jamais les belles années perdues de la jeunesse passées à engraisser l’exploiteur, qui lui, se contente de faire du lard ?

Ce n’est pas encore tout d’être sorti de l’ombre, il faut pouvoir répandre son œuvre, il faut pouvoir vivre de son talent. On a en tête l’œuvre que l’on rêve, on la sent palpiter sous la pensée, les doigts frémissent de l’étreindre… mais la huche est vide, le ventre creux, parfois il y a des enfants qui demandent du pain, il faut travailler pour vivre, avant de penser à l’art. Et l’œuvre est abandonnée pour des jours meilleurs, on accepte de faire, pour l’entrepreneur qui paie, l’œuvre qui se vend, jusqu’au jour où l’on s’aperçoit que l’idée est envolée et que l’on n’est plus qu’un simple manœuvre.


Les récréations vraiment artistiques ne sont de nos jours réservées qu’à une infime minorité de privilégiés qui doivent leur situation à des circonstances autres que leur talent. Ce ne sont que les riches qui peuvent donner cours à ce qu’ils appellent « leurs sentiments artistiques » ! Et pour quelques-uns, dont le goût est vraiment pur, combien de Philistins dont l’ignorance et la crétinerie, dangereuses de par leurs richesses, contribuent à pervertir le goût public, étant les seuls dont l’approbation est efficace, puisqu’ils sont les seuls à pouvoir acheter. À l’heure actuelle, l’artiste ne cherche pas une idée originale selon sa conception, mais selon la conception du public payant. C’est pourquoi l’art actuel n’est, pris en général, pas un art, mais une mode, un métier, un tremplin.

L’art libre, tel que nous l’entendons, rendra l’artiste son propre et seul maître. Il pourra donner cours à toute son imagination, aux caprices de sa fantaisie, exécuter l’œuvre telle qu’il l’aura conçue, l’animer de son souffle, la faire vivre de son enthousiasme. Alors là, nous aurons la pensée réelle de l’artiste et non celle qui lui aura été imposée par des circonstances où l’art n’avait rien à voir.

Si, à côté de cela, il se produit un stock innombrable d’œuvres sans valeur, de productions folles, que peut nous faire cela ? Le riche désœuvré d’aujourd’hui encombre bien ses salons de croûtes abominables et de plâtres insanes, au détriment des belles choses qu’il contribue à étouffer. Dans la société future, les ratés ne perdront que leur propre temps, et s’ils trouvent des admirateurs, pourquoi n’auraient-ils pas le droit de se congratuler, quand cela ne fait de mal à personne ?

Mais, quoi qu’il en soit, au fur et à mesure que le développement du machinisme et de la science rendra la vie plus facile, les côtés intellectuel et artistique de l’individu prendront plus de prépondérance et ainsi que l’a dit un détraqué qui, en cela, pensait juste : L’art, cette suprême manifestation de l’individualisme, contribuera à la jouissance et à l’extension de l’individu.