La Sonate à Kreutzer (trad. Bienstock)/28

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La Sonate à Kreutzer
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 382-386).


XXVIII

— Chose étrange, une fois hors de mon cabinet, quand je passai à travers les pièces si familières, de nouveau l’espoir me vint que rien n’était arrivé. Mais l’odeur des drogues médicales : iodoforme, acide phénique, me ramena à la réalité. « Non, tout est arrivé ! » En passant dans le corridor, à côté de la chambre des enfants, j’aperçus la petite Lise. Elle me regarda avec des yeux épouvantés. Il me sembla même que les cinq enfants me regardaient. J’arrivai à la porte de notre chambre à coucher ; la femme de chambre m’ouvrit de l’intérieur et sortit. La première chose que j’aperçus, ce fut, sur une chaise, sa robe gris clair toute noire de sang. Elle était étendue sur notre lit, les genoux soulevés. Elle était couchée très haut, sur des oreillers seulement, avec sa camisole entr’ouverte. Des linges recouvraient sa blessure. Une odeur lourde d’iodoforme emplissait la chambre. Ce qui me frappa d’abord et plus que tout, ce fut son visage enflé et bleui sur une partie du nez et sous les yeux. C’était la suite du coup de coude que je lui avais lancé quand elle avait voulu me retenir. De beauté, il ne restait plus aucune trace. Quelque chose de hideux m’apparut en elle. Je m’arrêtai sur le seuil.

« — Approche-toi d’elle, approche-toi », me dit sa sœur.

« Oui, elle doit probablement se repentir, il faut lui pardonner », pensai-je. « Oui, elle meurt, il faut lui pardonner », ajoutai-je désirant être généreux. J’approchai jusqu’au bord du lit. Avec difficulté elle leva sur moi ses yeux dont l’un était tuméfié et prononça avec peine, en hésitant :

« — Tu es arrivé à ce que tu voulais ! Tu m’as tuée ». Et sur son visage, à travers les souffrances physiques, malgré l’approche de la mort, parut la même vieille haine que je connaissais si bien. — « Les enfants… je ne te les donnerai pas… tout de même… Elle (sa sœur) les prendra… »

Mais ce qui était pour moi l’essentiel, sa faute, sa trahison, on eut dit qu’elle ne croyait pas même nécessaire d’y faire allusion. — « Oui, jouis de ton œuvre ! » Et elle sanglota.

Sa sœur se tenait à la porte avec les enfants.

« — Oui, voilà ce que tu as fait ! »

Je jetai un regard sur les enfants, puis sur son visage meurtri, tuméfié, et, m’oubliant pour la première fois, oubliant mes droits, mon orgueil, pour la première fois je vis en elle un être humain. Et tout ce qui m’offensait naguère, toute ma jalousie, m’apparut maintenant si petit, et au contraire ce que j’avais fait m’apparut si important, que j’eus envie de m’incliner, d’approcher mon visage de sa main et de dire : « Pardon ! ». Mais je n’osai pas. Elle se taisait, les paupières baissées, n’ayant évidemment plus la force de parler. Puis, son visage déformé se mit à trembler, à se rider ; elle me repoussa faiblement :

« — Pourquoi tout cela est-il arrivé… pourquoi ?

« — Pardonne-moi, » dis-je.

« — Pardonner ? Tout cela n’est rien. Seulement ne pas mourir ! » s’écria-t-elle soudain. Et ses yeux brillèrent fiévreusement.

« — Ah ! tu es arrivé à ce que tu voulais. Je te hais ! Ah ! Ah ! »

Puis elle commença à délirer. Elle avait peur ; elle criait :

« — Tue, je n’ai pas peur… Mais frappe-les tous… Il est parti… Il est parti…

Le délire continua. Elle ne reconnaissait plus personne. Le même jour, vers midi, elle mourut. Moi, je fus arrêté avant, à huit heures du matin. On me mena au poste de police, puis en prison. Là, pendant onze mois de prévention je réfléchis sur moi, sur mon passé, et je compris. Oui, je commencai à comprendre dès le troisième jour. Le troisième jour, on me mena là-bas…

Il sembla vouloir ajouter quelque chose, mais, n’ayant plus la force de retenir ses sanglots, il s’arrêta. Redevenu calme, il poursuivit :

— Je commençai à comprendre seulement quand je la vis dans le cercueil…

Il poussa un sanglot, puis, aussitôt, reprit hâtivement :

— Alors seulement, quand je la vis morte, je compris tout ce que j’avais fait. Je compris que c’était moi qui l’avais tuée, que c’était moi qui avais fait de cette créature, qui était vivante, chaude, cette chose immobile toute froide, et qu’il n’existait aucun moyen de réparer cet acte. Celui qui n’a pas vécu cela ne pourra pas comprendre. Hou ! Hou ! fit-il plusieurs fois, puis il se tut.

Longtemps nous demeurâmes sans rien dire. Il sanglotait et tremblait silencieusement devant moi. Son visage s’était affiné, allongé, sa bouche s’était élargie.

— Oui, dit-il subitement, si j’avais su ce que je sais maintenant, c’eût été tout autre chose. Je ne me serais marié avec elle à aucun prix ; je ne me serais jamais marié.

De nouveau nous restâmes longtemps silencieux.

— Eh bien, pardonnez…

Il se détourna de moi et s’allongea sur la banquette en s’enveloppant de son plaid. Il était huit heures du matin quand le train arriva à la gare où je devais descendre. Je m’approchai de lui pour prendre congé. Dormait-il, ou feignait-il de dormir, en tout cas il ne bougea pas. Je lui touchai le bras. Il se découvrit ; il ne dormait pas.

— Adieu, dis-je en lui tendant la main.

Il me tendit la main, me sourit imperceptiblement, mais d’un sourire si navré que j’eus envie de pleurer.

— Oui, pardonnez, dit-il, répétant le mot par lequel il avait terminé son récit.