La Sœur du Soleil/Chapitre XXIX

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DENTU & Cie (p. 379-386).


XXIX


LA GRANDE PRÊTRESSE DU SOLEIL


C’est à Naïkou, dans la province d’Issé, baignée par les flots de l’océan Pacifique, que s’élève le temple primitif de Ten-Sio-Daï-Tsin. D’après les légendes divines, la déesse Soleil serait née sur l’emplacement même de ce temple.

Là les antiques traditions, les confuses légendes des premiers âges, sont conservées religieusement par les prêtres, qui méditent sur le sens profond des symboles.

Dans les temps mystérieux où le monde n’était pas encore, les éléments confondus flottaient dans l’espace. Ce qui fut la terre, ce qui fut le ciel, étaient alors mêlés ensemble, comme sont mêlés le jaune et le blanc dans l’œuf embryonnaire.

Mais trois dieux immatériels surgirent : le Dieu Suprême, le Créateur des Âmes, le Créateur de la Matière, et l’état chaotique cessa. Les parties lourdes et opaques se rassemblèrent, elles formèrent la terre ; les parties légères et subtiles s’élevèrent, elles furent le ciel.

Bientôt de la masse limoneuse et molle qui était la terre, s’éleva, parmi les brumes flottantes, une fleur velue, à demi ouverte, elle portait dans sa corolle le Dieu des Roseaux en Germe. Il veilla pendant d’innombrables années sur le monde naissant. Le Génie des Eaux vint après lui, et régna pendant mille millions d’années.

Pendant ces périodes incommensurables, les dieux s’étaient succédé dans le ciel. La septième des dynasties divines régnait alors dans l’éther.

Un jour, du haut d’un pont, jeté entre les nuages, le dieu Iza-Na-Gui et sa compagne Iza-Na-Mi regardèrent la terre.

— Partout je ne vois que l’immensité des eaux, dit le dieu.

Du bout de sa lance ornée de pierreries, il agita la surface de la mer, le limon se souleva, s’étendit au-dessus de l’eau et s’y arrêta. C’est ainsi que fut formée la première île du Japon. Bientôt elle se couvrit de végétations, elle se peupla de quadrupèdes et d’oiseaux et devint si charmante, qu’Iza-Na-Gui et sa compagne descendirent du ciel et vinrent l’habiter. Les oiseaux leur enseignèrent l’amour, et la déesse Soleil naquit, puis le couple divin donna le jour aux génies du vent, de la pluie, des montagnes métalliques, au dieu Lune « qui regarde à travers la nuit », enfin aux premiers hommes, dont la postérité peupla l’île. Alors les créateurs du Japon remontèrent au ciel, en confiant le gouvernement du monde à leur fille bien-aimée, la déesse Soleil.

Tous les sujets de la lumineuse divinité doivent, une fois au moins dans leur vie, faire un pèlerinage à son temple de Naïkou, afin de purifier leur âme. C’est pourquoi cette ville est sans cesse encombrée de pèlerins, qui arrivent ou repartent ; les uns sont venus à cheval ou en norimono ; d’autres, et ce sont les plus méritants, à pied, portant une natte de paille qui leur sert de lit, et une longue cuillère de bois, pour puiser l’eau aux ruisseaux du chemin.

Le temple est d’une grande simplicité, c’est un petit bâtiment, ouvert sur une de ses faces, surmonté d’un large toit de chaume, environné de cèdres centenaires et précédé, à une vingtaine de pas, par un Torié, portique sacré, qui se compose de deux hautes poutres se penchant un peu l’une vers l’autre et qui sont rejointes à leur faite par deux traverses, dont la plus haute a ses extrémités recourbées vers le ciel. Le temple n’abrite qu’un grand miroir rond, en métal poli, symbole de clairvoyance et de pureté.

C’est en face de ce miroir, sur les quelques marches de bois qui conduisent au temple, que le prince de Nagato vint s’agenouiller, à l’instant que la Kisaki lui avait indiqué. Il faisait nuit déjà, la lune était levée, et sa lumière, brisée par le crible des hautes branches et des feuillages, tombait sur le sol. La solitude se faisait autour du temple : les prêtres étaient rentrés, dans les pagodes somptueuses qui avoisinent le monument rustique des premiers âges ; les pèlerins s’étaient éloignés, on n’entendait plus que le vague frisson des cèdres dans le vent.

Le prince prêtait l’oreille. Impressionné malgré lui par la sainteté du lieu, il trouvait la nuit étrangement solennelle. Le silence avait quelque chose de menaçant, l’ombre des cèdres était hostile, le regard bleu de lune semblait pleurer sur lui. Pourquoi une angoisse invincible oppressait-elle ainsi son cœur ? Qu’allait-il apprendre ? Pourquoi la souveraine était-elle à Naïkou, au lieu d’être dans son palais ? Cent fois il se faisait la même question, à laquelle il ne pouvait répondre.

Enfin, il se sentit touché légèrement à l’épaule, il se leva ; un jeune bonze était près de lui ; il se mit à marcher sans mot dire. Nagato le suivit.

Ils traversèrent des bosquets de bambous, des avenues de cèdres, et arrivèrent à un large escalier de pierre, qui s’élevait entre deux talus, et sur lequel la lune jetait une blancheur neigeuse ; ils gravirent cet escalier qui conduisait à la terrasse d’une haute pagode, dont la toiture, évasée comme un lys renversé, se terminait par une mince flèche, tournée en spirale.

Le jeune bonze s’arrêta et fit signe à Nagato de demeurer où il se trouvait, puis il s’éloigna. Le prince vit alors une forme blanche sortir de la pagode et s’avancer hors de la pénombre projetée par le toit. La lueur de la lune la frappa. Il reconnut la Kisaki. Elle était vêtue d’une longue tunique de soie blanche, sans manches, tombant sur une robe de toile d’or. C’était le costume de la grande prêtresse du Soleil.

— Reine ! s’écria le prince en s’élançant vers elle, suis-je la proie d’un rêve ? ce costume…

— C’est le mien désormais, Ivakoura, dit-elle. J’ai déposé ma couronne, je me suis rapprochée du ciel. Cependant, par une dernière faiblesse, j’ai voulu te revoir une fois encore, te dire adieu pour toujours.

— Ah ! parjure ! s’écria le prince, voilà donc comme tu tiens tes promesses !

— Viens, dit la reine, la nuit est douce, quittons ce lieu découvert.

Ils s’engagèrent dans une longue allée bordée de buissons, pleine d’une brume argentée.

— Écoute, dit-elle, ne me condamne pas sans m’entendre. Bien des choses se sont passées depuis que tu as quitté Kioto. Sache, ami, que le jour, dont le souvenir me charme encore malgré moi, le jour où tu m’as sauvée et où nous nous sommes parlé longuement, assis au pied d’un buisson, un homme nous épiait.

— C’est impossible ! s’écria le prince épouvanté.

— C’est certain. Celui qui m’avait enlevée, au lieu de fuir, est revenu et nous a écoutés. C’était un espion de Hiéyas. Cet homme perfide a su profiter du secret que son serviteur avait surpris, il l’a révélé au mikado. D’abord le fils des dieux n’y a pas cru, il était encore plein de colère contre l’infâme qui ensanglante le pays. Mais, par d’habiles manœuvres, Hiéyas parvint à changer les dispositions du mikado et à gagner sa confiance. On lui donna pour preuve de notre entente criminelle ton dévouement et ta conduite héroïque lors de l’attaque de Kioto. Un jour le fils des dieux me fit demander, et lorsque je fus en sa présence il me tendit un écrit dans lequel notre conversation était rapportée, mais dénaturée et rendue infâme. Le mensonge n’a jamais souillé mes lèvres. J’avouai fièrement que je t’avais donné mon âme, mais que, tant que je vivrais, je n’aurais pas à rougir de mes actions. Mais après cet aveu je ne pouvais plus rester au Daïri. La grande prêtresse de Ten-Sio-Daï-Tsin était morte depuis quelque temps. C’était la sœur de mon époux. Je demandai à remplir son sacerdoce, désirant finir ma vie dans la retraite. Le mikado m’envoya aussitôt le titre que je désirais, et quelques jours plus tard il épousa la petite-fille de Hiéyas, une enfant de quinze ans.

— Ô douleur s’écria le prince en tombant aux genoux de la reine, à cause de moi tu es descendue de ton trône ; tu as quitté le palais de tel ancêtres, pour t’agenouiller, solitaire et grave, à l’ombre d’un temple, toi la déesse souriante que tout un peuple adorait.

— J’aimerai cette solitude, Ivakoura, dit-elle. Ici je suis libre, du moins, je suis délivrée de la tendresse d’un époux que je n’aimais pas, bien qu’il fût dieu. Ma pensée sera à toi tout entière.

— Pourquoi ne veux-tu pas fuir avec moi ? N’avons-nous pas assez souffert ? Tu m’aimes, et je ne respire que parce que tu es sur la terre. À quoi bon nous torturer ainsi ? Viens exilons-nous ! La patrie, c’est toi ; le monde, c’est l’endroit où tu poses tes pieds ! Que nous importe ce que diront les hommes ! la céleste musique de notre amour étouffera leur voix méprisable. Qu’importent à l’oiseau qui fuit ivre de lumière les murmures des reptiles attachés aux fanges du marais ?

— Tais-toi, ami, dit-elle ; ne me fais pas repentir d’avoir voulu te revoir encore.

— Pourquoi ne veux-tu pas m’entendre ? pourquoi es-tu si implacablement cruelle ? puisque ton époux a pris une autre femme, tu es libre maintenant.

— Non, prince, je ne suis pas déchue à ce point ; le mikado a ajouté une femme au nombre de ses épouses, mais il ne l’a pas élevée au rang que j’occupais, je demeure son égale et il est toujours mon maître. Si j’étais libre vraiment, malgré le blâme que j’encourrais, je viderais avec toi la coupe nuptiale et j’irais vivre où tu voudrais.

— Ah ! je tuerai cet homme qui nous sépare ! s’écria le prince dont l’esprit s’égarait.

— Silence, Ivakoura ! dit la reine d’une voix grave. Regarde le vêtement que je porte. Songe à ce que je suis. Désormais je n’appartiens plus au monde ; ses fièvres, ses folies ne doivent plus m’atteindre. Purifiée par la flamme divine du Soleil, je dois méditer sur son essence mystérieuse et créatrice, m’absorber dans sa splendeur, me laisser pénétrer de ses rayons, m’identifier avec la lumière et devenir aussi pure qu’elle-même, jusqu’au jour où mon âme s’envolera et recevra la récompense méritée.

— Pardonne-moi, dit le prince ; que t’importe, en effet, le désespoir d’un homme, j’étais fou de supplier. Vois, je suis calme à présent, calme comme les morts dans leur tombeau. Pardonne-moi d’avoir blessé tes oreilles par des paroles trop humaines.

— J’ai le pouvoir de pardonner maintenant, dit-elle, et je t’absous de toute mon âme ; relève-toi, ami, il faut nous séparer.

Ils retournèrent sur leurs pas.

À l’issue de cette allée, baignée d’une clarté diffuse, tout serait fini pour eux ; ils se quitteraient pour ne plus se revoir. Malgré elle, la grande prêtresse ralentissait le pas. Le calme subit du prince l’épouvantait, elle sentait bien qu’il était le résultat d’une résolution irrévocable. Il se taisait et la regardait avec une expression d’apaisement.

— Il veut mourir, se dit-elle.

Mais elle sentait que rien de ce qu’elle pourrait dire n’ébranlerait sa décision.

Ils avaient atteint le bout de l’allée et s’avançaient sur la terrasse.

— Adieu, dit-elle.

En prononçant ce mot, il lui sembla que son cœur se brisait dans sa poitrine ; elle fut sur le point de tomber dans les bras du prince et de lui crier :

— Emmène-moi, fuyons où tu voudras !

— Adieu, murmura-t-il, n’oublie pas que tu m’as donné un rendez-vous sur le seuil de l’autre vie.

Elle s’enfuit avec un sanglot.

Près de la pagode, elle se retourna une dernière fois.

Elle semblait surnaturelle, au milieu de la clarté lunaire, dans sa robe d’or, qui resplendissait sous sa tunique de soie, blanche comme son visage.

Ivakoura tendit les bras vers elle, mais la grande prêtresse du Soleil s’enfonça dans l’ombre, qui l’enveloppa et la déroba à jamais.