La Tentation de saint Antoine – Éd. L. Conard (1910)/La Tentation de saint Antoine (1849)
Messieurs les démons,
Laissez-moi donc !
Messieurs les démons,
Laissez-moi donc !
I
Assez travaillé comme cela. Prions !
Tout à l’heure ces lianes tranchantes m’ont coupé les mains…
Quand l’ombre de la croix aura atteint cette pierre, j’allumerai la lampe et je commencerai mes oraisons.
Le ciel est rouge, le gypaète tournoie, les palmiers frissonnent ; sur la crotte de porc voilà les scarabées qui se traînent ; l’ibis a fermé son bec pointu et la cigogne blanche, au sommet des obélisques, commence à s’endormir la tête passée sous son aile ; la lune va se lever.
Demain le soleil reviendra, puis il se couchera, et toujours ainsi ! toujours !
Moi, je me réveillerai, je prierai, j’achèverai ces corbeilles que je donne à des pasteurs chaque mois pour qu’ils m’apportent du pain ; ce pain, je le mangerai ; l’eau qui est dans cette cruche, je la boirai ; ensuite je prierai, je jeûnerai, je recommencerai mes prières, et toujours ainsi ! toujours !
Oh ! Mon dieu ! Les fleuves s’ennuient-ils à laisser couler leurs ondes ? La mer se fatigue-t-elle à battre ses rivages ? Et les arbres, quand ils se tordent dans les grands vents, n’ont-ils pas des envies de partir avec les oiseaux qui rasent leurs sommets ?
Encore la largeur de deux sandales, et ce sera le moment de la prière. Il le faut !…
Mais pourquoi, dès que j’ai quitté le travail, ne commencerais-je pas mes exercices ?
Puisque je suis libre cependant, pourquoi ne ferais-je pas un peu ce que je veux ? Ne convient-il pas d’établir un intervalle entre les occupations manuelles et les spirituelles ? Et d’autant qu’en travaillant je suis toujours occupé de quelque sainte pensée, je peux bien me reposer une minute et donner à mon corps un peu de soulagement dont j’ai tant besoin.
Vraiment cet animal est fort joli. Mais je n’ai rien pour toi, pauvre mignonne !… c’est drôle ! On dirait qu’elle va parler… non, elle s’éloigne, la voilà qui se dandine sur ses pattes… ah ! Elle s’arrête… tiens ! Elle s’endort… je suis bien fatigué, ce soir, mon cilice me gêne. Comme il est lourd !
Cela fait bien de ne rien faire du tout.
Quelle vie que la mienne ! Les jours sont longs pour celui qui vieillit dans la pénitence ! Il avait raison le vieil anachorète mon maître, qui me disait de chercher plutôt le martyre ! Je l’ai cherché, les bourreaux ont ri et ils m’ont rejeté à la face cette existence misérable que je m’ingéniais à leur offrir. Alors j’ai quitté les villes, j’ai remonté les montagnes et je me suis enfermé dans cette vieille citadelle de Colzim, où les nuits je m’éveillais au bruit des vipères et à la clameur des spectres qui arrivaient comme de la neige par les créneaux délabrés. Comment mes os n’ont-ils pas fondu sous leurs haleines ? Comment mon sang ne s’est-il pas gelé de terreur, lorsque, flottant dans les vertiges, je sentais la mort m’envahir ! Je me roulais sur les épines des aloès, les ongles de fer de ma discipline ne dérougissaient plus, la faim me broyait le ventre ; mais quelque chose d’indomptable riait quand je pleurais, chantait à travers mes sanglots, dansait dans mon sommeil.
Soupçonnant enfin qu’il y avait peut-être de l’orgueil dans ces combats, j’ai quitté ces abominables lieux et je suis venu ici. Les premiers temps, il est vrai, j’ai été plus calme ; peu à peu cependant une langueur a surgi : c’était une impuissance désespérante à rappeler ma pensée, qui m’échappait malgré les chaînes dont je l’attachais ; comme un éléphant qui s’emporte, elle courait sous moi avec des hennissements sauvages ; parfois je me rejetais en arrière, tant elle m’épouvantait à la voir, ou, plus hardi, je m’y cramponnais pour l’arrêter. Mais elle m’étourdissait de sa vitesse et je me relevais brisé, perdu.
Un jour, j’entendis une voix qui me disait : Travaille ! et depuis lors je m’acharne à ces occupations niaises qui me servent à vivre, le Seigneur le veut !
Ah ! misérable ! qu’ai-je fait ? Allons vite, vite, en prières ! Eh bien, je jeûnerai deux jours de suite, je resterai à genoux jusqu’à la nuit close. Allons ! Allumons la lampe, compagne de mes prières nocturnes ; elles veillent à sa lueur et, comme elle, finissent seulement le matin venu, alors que sa mèche pâlit dans l’huile, et qu’alourdie de fatigue, ma tête roule sur ma poitrine.
Quelquefois j’ai éprouvé des délectations ineffables à rester à cette place sans bouger, sentant pleuvoir sur moi les rafraîchissements célestes… il y a des gens qui prient pour prier, sans songer à leur salut, qui s’humilient pour s’humilier ; mais moi, est-ce par besoin ou par devoir ? Je sais bien que je le dois, que ce serait un crime si je ne le faisais, et pourtant… Assez ! assez ! assez ! plus de ces réflexions ! à genoux !
Donnons d’abord à la mère du sauveur les prémices de la veillée.
La voilà celle qui a porté dans ses flancs le Sauveur du monde. Tressaillais-tu en sentant le Dieu qui grandissait se nourrir de ta vie ? Quand tu le berçais sur tes genoux et qu’il se suspendait à ta mamelle, ses vagissements joyeux te disaient-ils quelque chose des mélodies séraphiques qu’il avait quittées pour toi, pour ton sourire ?
Salut, Marie, pleine de grâce !
Oh ! que je t’aime !
L’esprit incréé seul pouvait naître de toi. Est-ce lui qui, en passant, a laissé sur ton front ce doux reflet d’étoiles ?
Tu as la tendresse des mères avec quelque chose de plus encore.
Que n’ai-je pu, dans la poussière de la route, suivre ton long voile bleu flottant, quand, au pas cadencé de l’âne voyageur, il se levait comme un dais derrière toi et disparaissait sous les platanes ! Salut, Marie, pleine de grâce, salut !
Cette figure ! Je la connais pourtant ! J’ai compté un à un tous les coups de pinceau qui la colorent, j’ai suivi pendant des heures tous les contours qui la dessinent, et c’est pourtant comme si jamais je ne l’avais vue ; je voudrais qu’elle fût plus grande !
Bien haute, n’est-ce pas ? en relief pour qu’on la puisse bien toucher, la saisir ? Une statue vivante avec des vêtements ? des vêtements qui tombent bas et qui font frais lorsqu’elle marche ?
N’es-tu pas l’amour de ceux qui n’ont pas d’amour, la consolation des affligés ?
Qu’elle est belle la mère du Sauveur ! qu’ils sont doux ses longs cheveux blonds épanchés le long de son pâle visage ! Regarde-la ! regarde-la ! qu’elle est belle !
Oh ! bien belle !
Regarde donc ses cils fins abaissés, qui font sur sa joue les ombres d’un réseau !… et ses mains plus blanches que les hosties !
Au Père on n’ose parler ; l’Esprit, on l’ignore ; le Fils souffre trop ; mais elle !…
Oui, elle écoute, attentive et suave. Cet enfant qu’elle berce, c’est le cœur de l’homme tout malade dont elle apaise le chagrin avec le lait des espérances.
Oh ! je sens que je t’adore ! Tu parfumes le ciel, tu embellis l’éternité, c’est pour te voir que je la désire ; assise sur des nuages, les pieds posés sur le croissant de la lune, tu souris à ceux qui t’aiment.
Et tu l’aimes ! regarde-la donc !
Non ! ici ! là-dessus ! longuement ! À l’attraction de ta prière, elle va relever ses yeux ; prie-la bien, elle t’aimera… Viens ! Elle te fait signe.
Comment ?
Ne sais-tu pas que la foi déplace des montagnes et que Dieu marche vers qui l’appelle ?
Elle m’entendrait !… Mais oui ! il me semble qu’elle a remué ; tout à l’heure, si je ne me trompe, elle n’avait pas cette posture… et le bout de ses cheveux a tressailli.
Oui ! elle a remué… ils tressaillent, ils se soulèvent, ils s’envolent.
Ah ! c’est le vent, peut-être.
Le vent du soir qui souffle des mers chaudes, il a passé sur les forêts vertes et sur la tête des femmes.
Comme il est frais ! qu’il sent bon !… Maudit soit-il, si c’est lui qui amollit le cœur du solitaire.
Amollir ton cœur ? allons donc ! est-ce possible ? n’es-tu pas humble ?
Fou que j’étais ! c’était mes mains qui tremblaient. N’allais-je pas croire que cette image s’animait pour moi ? Ah ! pitié, Seigneur, pour cette faute nouvelle !
Toutes ces choses excitent la dévotion d’une manière trop déchirante.
Il m’a été doux, l’instant où j’ai cru qu’elle me souriait !
Et elle t’a souri vraiment, car pour lui plaire n’es-tu pas humble, chaste et fort ?
Moi ?
Oui ! Tu n’as pas été curieux de porter une robe traînante, d’avoir des disciples, et des applaudissements à ton passage ; jamais seulement tu n’as senti l’odeur des femmes ; tu as dédaigné les festins, les joueuses de guitare, les liqueurs grasses dans les coupes vermeilles, et les chacals qui rôdent autour des sépulcres ne voudraient pas de ce que tu manges. Quelle force il t’a fallu pour en venir là !
Il est vrai, j’ai pensé que le cœur s’abîme aux vanités de l’esprit, et je suis venu au désert afin d’éviter les troublesnde la vie, les chagrins qui damnent, le rire pétillant que les femmes, le soir, ont sur les portes ; j’accable mon corps de supplices pour qu’il me soit plus doux.
Maîtresse de lui, ton âme plane au-dessus, et, dans une secousse dernière, quand elle s’en détachera tout à fait (comme celle des prophètes et des saints) à peine si cette rupture sera sentie.
En effet, souvent il me semble que je n’ai plus de corps.
Quelle force il t’a fallu pour en venir là !
Il est vrai, rien de ce qui charme les autres ne m’a séduit ; l’Empereur m’a envoyé des lettres que je n’ai pas même voulu lire, et Athanase s’est dérangé pour me voir.
Vautré dans ma fange, je m’y délecte tout le jour ; puis, séchée sur mon corps, elle me fait une cuirasse contre les moucherons ; je mire dans l’eau des mares ma robuste figure, j’aime à me voir, je dévore tout, depuis les immondices jusqu’aux serpents ; les chevreuils n’ont pas les pattes plus minces, et sur mes yeux tombent mes oreilles pendantes, recourbées comme des parasols. De mon groin mobile, dans les sables chauds c’est moi qui vais déterrant la truffe de Lybie et qui écrase sous mes molaires sa chair savoureuse. Je dors, je fiente à mon aise, je digère tout ; d’aplomb sur mes sabots fendus, je porte mon gros ventre, et j’ai tout le long de la peau de bons poils durs.
Noé s’est enivré, Jacob a menti, Moïse a douté, Salomon a failli, St Pierre a renié, mais toi ?
Avec quoi m’enivrerais-je ? à qui mentirais-je ? Si je doutais, je ne serais pas là ; si j’ai failli, c’est moins que personne, et jamais je n’ai renié le Seigneur.
Aussi, Balasius, on le sait, a péri selon tes menaces.
L’ermite Paul m’a légué sa tunique.
Comme au plus digne, bien sûr ! À te suivre saint Jacques de Jérusalem eût renoncé, lui qui portait une lame d’or sur le front et dont les genoux étaient usés comme ceux des dromadaires.
Moi, ce sont les miens qui usent les pierres.
Les Égyptiens ne mangent pas le bœuf, les Perses ne mangent pas l’aigle, les Juifs ne mangent pas de moi ; je suis plus sacré que le bœuf, plus sacré que l’aigle.
Et quand les moines de la Thébaïde t’ont demandé une règle, tu leur as donné ta vie à suivre.
Je n’en savais pas de meilleure.
Sincèrement, quand je me considère, je ne vois pas de créature qui vaille mieux que moi.
Comme la nuit est longue ! Y a-t-il beaucoup de temps que je prie ? je ne sais… Tiens ! je n’ai pas tourné la page !… Ah ! c’est cela, je regardais la Vierge, j’ai oublié les heures… Cette lampe brille dessus, on dirait qu’elle l’éclaire du dedans… Plus qu’un fruit velouté cette peinture attire les lèvres ; les cheveux…
Les longs cheveux… les longs cheveux d’or…
Les lèvres frémissent, les narines semblent s’ouvrir au mouvement du sein gonflé.
La voilà, elle te suit, elle saute.
Oh ! Elle s’allonge ! Elle se développe, elle s’étend !
Ah ! Elle sent les fleurs d’église, et comme d’un lac il s’exhale d’elle-même des vapeurs lumineuses.
L’air circule autour de sa tête, son épaule sort.
Et puis ?… et puis ?… la veux-tu ? je suis le rêve.
Mais qu’ai-je donc ? qu’ai-je donc ? Pitié de moi, Seigneur !
Elle te serrera dans ses bras, elle te plongera dans ses regards, luisants comme l’acier des glaives.
Démons de mes pensées, arrière !
Mais c’est une femme, rien qu’une femme ! Tiens, ses vêtements s’écartent. La veux-tu voir, sous tes baisers, au vent frissonner nue comme une Vénus ?
Quelle idée ! quelle idée !
Ce ne serait pas la première fois, va ! elle a couché avec Panthérus, qui était un soldat romain à la barbe frisée… Oui, au bord de la citerne, sur la route de Tibériade, un soir, à la moisson, des gerbes mûres les épis pleins tombaient d’eux-mêmes… les paroles tendres aussi.
Panthérus ? qui était-ce ?… Non, d’ailleurs, non !
Ah ! cela te chagrine ? tu es jaloux ? tu croyais qu’elle n’aimait que toi ? elle aime tout le monde ; le Christ a eu des frères, d’où venaient-ils ? comme une autre, elle s’est donc mise sur un lit, elle a levé les bras vers un homme, et elle lui a dit : Viens ! et puis…
Ah ! ah ! ah !
Mensonge !
Regarde !
Mais la voilà qui baisse la tête, qui ferme à demi les paupières, qui tord sa taille.
Le long de ses jambes sa robe remonte, elle la lève des deux doigts, comme les courtisanes des carrefours.
Oh ! il me vient aux entrailles des fantaisies monstrueuses, feux de l’enfer plus terribles que la réalité.
C’est la réalité. Oui, approche, essaie !
Non. Malheur à qui touche à sa tentation, il y laisse les mains… De par le Seigneur, va-t’en, vision de l’enfer !
Ah ! j’en étais sûr ! Le nom du Seigneur le met en fuite… Mais quelle honte pour moi ! quel pécheur suis-je donc ! jamais jusqu’alors je n’avais subi de telles pensées.
Jamais ?… Cherche !
D’où vient cette voix ? qui donc me parle toujours ?
Ta conscience !
Je le crois presque aux épouvantements qu’elle me procure.
Le désert ne garde pas la trace des caravanes qui ont passé sur sa surface, et le temps, du cœur de l’homme balaie le souvenir. Jamais, disais-tu, tu n’as éprouvé ces pensées ?
Oui ! car elles m’ont troublé tout à coup, comme la nudité dévoilée trouble les vierges ignorantes.
Une nuit, c’était à Héliopolis, sur le Nil ; tu veillais comme maintenant, tu marchais de long en large, écoutant dans les bassins de porphyre tomber l’eau des fontaines, que les lions soufflaient par leurs narines. Sur le fleuve, le bruit des rames avait cessé ; dans les joncs, se traînait le crocodile pensif, qui allait pondre ses œufs sur la grève inhabitée ; au loin, l’ombre géante des pyramides était immobile comme elles. Dans la salle où tu marchais, il y avait deux torches de cire, au chevet d’un lit d’ébène ; au pied du lit, dans un trépied d’airain, la myrrhe fumait ; sur la couche un grand voile blanc, jeté, couvrait quelque chose de maigre, se creusant au milieu, avec la courbe molle d’une vague qui s’efface ; il se relevait doucement vers le haut, d’où, bombé par ce qu’il cachait, ses plis, droits ensuite, coulaient jusques à terre ; blanche comme la cire des cierges, une main pendait entr’ouverte… c’était la fille du questeur Martiallus, morte le matin, le lendemain de ses noces.
Quand tu eus donné à l’inconnue les regrets banals de ta pitié, et prié quelque temps, puis regardé la nuit, puis pensé à toute autre chose, tu vins auprès du lit, tu croisas tes bras, et tu restais là.
À force de promener tes yeux dessus, il te parut par moments que le drap d’un bout à l’autre frissonnait dans sa longueur, et tu fis trois pas pour voir la figure ; d’une main plus lente que celle d’une mère qui ouvre un berceau, tu levas le voile et tu découvris sa tête :
La couronne funèbre à nœuds serrés entourait son front d’ivoire, ses prunelles bleues pâlissaient dans la teinte laiteuse de ses yeux caves, elle semblait dormir la bouche ouverte, car sur le bord des dents la langue passait.
Et tu te disais qu’hier encore elle vivait pourtant, qu’elle parlait ; qu’à quelques heures de là ce corps avait remué, cette main avait étreint, ce cœur immobile avait battu ; joyeuse, elle avait passé le seuil, et les murs dans leurs angles gardaient encore de la nuit les mots entrecoupés, les mots endormis.
Alors tu t’imaginas son époux, tu pensas que tu aurais pu l’être, que tu l’avais été ; tu sentis sous tes doigts trembler sa ceinture, et une bouche qui montait à tes lèvres.
Tu la regardais : sur son cou, du côté gauche, il y avait une tache rose ; le désir, comme la foudre, courut dans tes vertèbres, une seconde fois tu étendis la main… Hah ! hah ! hah ! dans un myrte l’alouette cria, — les mariniers sur le fleuve prirent leur chanson et tu te remis en prières.
En effet… oui… il est vrai… je me rappelle.
Les pointes de ses seins soulevaient sa chemise.
Je sens encore sous mes pieds le craquement des poutres peintes.
La bague d’or de son doigt, frappée par une des torches, lançait un grand rayon qui venait droit à ton œil.
C’était une nuit comme celle-ci, l’air était lourd, j’avais la poitrine défaillante… Ah ! je voudrais me coucher sur l’herbe et tremper ma tête à des sources vives !
Ça me démange, ça me démange, quoi trouver ?
Là-bas est une prairie, les barques s’y arrêtent, la litière est sur le bord, dans les sables elle avance, remuant aux bras noirs des eunuques qui marchent d’accord à pas pressés. C’est la fille des consuls, qui languit d’ennui sous les grands pins de ses villas ; c’est la Grecque curieuse, qui désire un dieu nouveau ; c’est la Lydienne épuisée, qui se lasse d’Adonis ; c’est la Juive en inquiétude, qui cherche son Messie ; elles ont besoin du saint, elles sont malades, elles viennent de loin, qu’il leur dise le remède pour les guérir.
Oh ! jamais, maintenant, je n’en recevrai plus.
Elles s’agenouillent… ici… par terre ; de leur front goutte à goutte l’eau tombe sur tes mains.
Mais je regarde la croix, quand elles parlent.
Elles soupirent leurs douleurs, elles te content leurs songes, elles ont vu, sur des rivages, des dieux qui les appelaient, doivent-elles se refuser à leurs maris ?
Mais je ne sais rien de tout cela, moi !
Il y en a qui dépérissent pour des danseurs, d’autres se pâment au son des flûtes, et ce n’est point, disent-elles, le danseur qu’elles aiment ni la musique qui les ennuie ; sans croire à l’oracle, elles ont penché leur oreille sur le bord des gouffres de Thessalie et acheté à des mages des plaques de métal qui se portent au nombril ; elles rient aux sacrifices, et pourtant le proconsul de Thrace a pour elles, pendant cent vingt nuits, fait avec des filets chercher dans le Strymon la pierre noire qui bannit les tourments ; elles sont ennuyées de toutes les religions et rassasiées de tous les amours, — mais elles voudraient savoir ce que le Christ avait pour que la Madeleine, quittant ses atours, se soit mise à le suivre par les chemins, et les plus naïves, n’est-ce pas, te demandent si, pour plaire au crucifié, il suffit d’aimer son serviteur ?
Blasphème !
Il te plaît pourtant, ce blasphème ! et lorsqu’il a sonné dans ton oreille, tu l’écoutes encore qui s’y répète comme la vibration des lyres de cuivre. Elles aiment, elles dont les mains sont grasses de l’onguent des longues chevelures, elles aiment le cercle gris qui couronne ton crâne osseux et veulent sur ta poitrine austère frotter leurs doux seins blancs ; comme le fiévreux des villes qui aspire les montagnes, comme le lépreux dévoré qui souhaite la neige, elles demandent à ton cœur l’immensité fraîche.
Ce n’est pas pour moi qu’elles viennent, mais pour la parole du Seigneur.
Puis, dans les longs silences qui suivent, quand, les coudes sur tes genoux, elles attendent en émoi, et que palpitent leurs yeux ouverts, d’où vient qu’avec leur haleine monte à toi la chaude angoisse ?
C’est que je tremble pour leurs terreurs, que je me repens pour leurs péchés, c’est enfin que leur âme me pèse.
Leur âme ! Est-ce ce rayon de clair de lune qui sort de leur paupière ou bien la vague mélodie de leurs lèvres, endormante et douce comme le clapotement des feuilles vertes ? serait-ce, dans leurs mains, l’incompréhensible force des attouchements subtils, ou, quand elles pleurent, la transparence de leurs larmes qui brillent à la lumière ? tout cela sans doute est leur âme. Tu aimes beaucoup leur âme, c’est peut-être aussi la senteur épicée que l’on respire sous leurs aisselles ?
Seigneur ! si j’ai péché, dis-le-moi ; si je m’égare, éclaire-moi. Je refusais de les voir pourtant, mais il fallait bien, quand elles venaient, ranimer les pécheresses, rassurer les chrétiennes, convertir les idolâtres.
De quel œil, jusqu’à l’horizon, tu accompagnais leur départ ! Te souviens-tu d’avoir trouvé, sur les buissons, des fils qu’en passant auprès y avaient laissés leurs robes traînantes ? Que tu étais triste, le soir ! Garderaient-elles leurs promesses ? Observeraient-elles la pénitence ?
Je la leur faisais rude en effet.
Oh ! Que ne pouvais-tu t’agenouiller avec la chrétienne sur le pavé frais des basiliques ! ou bien sur la tête de l’idolâtre versant un long baptême, de clartés en clartés comme d’échelons en échelons, la conduire continuellement pour la faire monter toujours ! Mais c’est la pécheresse surtout qu’il eût fallu ne pas quitter : petit à petit tu l’eusses déshabituée des hommes, tu aurais ôté de son front les bandelettes de pourpre, arraché de son cou le collier plein d’orgueil, retiré de ses doigts les camées lourds ; la nuit, sur la terrasse de sa maison, à ces heures où jadis elle veillait toute amoureuse, quand trépignant des pieds elle se penchait en dehors pour entendre au bout des rues un galop qui accourait pour voir à travers le brouillard la brune chlamyde qui flottait… oh ! que vous eussiez causé ensemble ! elle t’eût ouvert le secret caché de ses abominations charmantes, et les jetant dans l’abîme l’une après l’autre, elle t’eût dit pourtant que le bruit des ailes des cygnes lui plaisait toujours et que des ondes enflammées lui coulaient encore dans la chair.
Qu’elle prie ! qu’elle jeûne ! qu’elle pleure ! un cilice, des épines !
Elle essaie, elle s’enferme, elle défait sa chaussure, au nœud vermeil qui passe entre son pouce et se rattache à la jambe ; elle la quitte, elle ne la portera plus ; ce pied, dont on polissait le talon avec la lave des volcans, dont on teignait les ongles avec le jus des coquillages et que les hommes en joie appuyaient contre leurs lèvres,… il trébuchera sur les cailloux, il s’enfoncera jusqu’à la cheville dans l’urine des mulets, il se déchirera au tranchant des éclats de marbre, et les os passeront à travers la peau qui sera comme des guenilles… puis tombe peu à peu le lin d’Égypte plissé en long, qui garde l’odeur des boîtes de cèdre ; la voilà seule et déshabillée, l’urne suspendue éclaire la blancheur de son flanc nu et balance sur lui des ombres douces ; ces seins, où repose l’amour, ce ventre lisse, ce dos ployant, tout ce corps si beau, il se tordra dans le cilice raide qui, plus immobile que ton visage, ô solitaire ! ne montre pas non plus les douleurs qu’il recouvre… Mais elle n’ose encore, elle frémit, elle prend la chaînette d’or à pointes crochues, elle la fait tourner sur son pouce, le sang part, il voltige en pluie légère et des gouttes épaisses coulent sur sa poitrine, comme des perles rouges ; ses genoux s’entrechoquent, ses yeux pâlissent, sa tête s’en va, elle tombe sur ses coussins, elle se pâme, elle t’appelle…
Où donc ? où donc ?
Où est-elle la femelle en chaleur qui court par les bois ? je la flaire, je geins, je crie, je gueule, mes narines la sentent, mes yeux ne la voient point ; à l’ombre, au pied d’un chêne, dans la boue, je veux sur ses reins tièdes me vautrer jusqu’à l’aurore.
Quelle herbe a-t-il donc prise pour baver comme il fait ? sa queue est droite, il bombe son dos. — Tu souffres donc aussi, toi ! D’ordinaire cependant tu es tranquille, et le matin ce sont tes grognements pacifiques qui m’éveillent, quand tu grattes à la porte pour avoir à manger.
D’autres, à la même heure, entendent à leurs côtés les cris joyeux d’un petit enfant.
Mais moi, je n’ai pas d’enfant.
Cela pourtant n’est pas défendu par le Seigneur.
Les oiseaux ont une famille, sur la surface des mers les dauphins nagent ensemble ; as-tu vu dans les forêts les louves vagabondes galoper avec leurs petits à la gueule ?
Mais moi, je suis plus seul que les louves dans les bois et que les monstres dans l’Océan.
Moi je n’entends pas même le chant de l’alouette ni le bêlement des moutons quand ils partent pour le pâturage.
Il ouvre les yeux, l’enfant qui dormait ; la mère s’approche, il rit, elle sourit, elle le porte à son sein, qu’il presse de ses deux mains dont les marques restent blanches ; le père est là qui regarde.
Moi, je ne suis pas père.
Si tu l’avais été ?
Est-ce défendu par Dieu ? Dieu n’a-t-il pas dit à ses créatures de croître comme l’herbe, de multiplier comme les épis ?
Qui t’empêchait de l’être comme les autres ?
Il ne l’a pas voulu !
Où est-ce écrit ?
Mais toi, qui t’aime au monde ? Et qui aimes-tu ? Est-ce ce porc immonde avec lequel, pour passer le temps, tu voudrais pouvoir t’entretenir ?
C’est vrai ! personne ! je n’ai personne sur qui, quand je suis las, faire reposer le poids de moi-même.
Il te faudrait quelqu’un… un ami… vous vous perfectionneriez l’un l’autre.
Un ami ? Non !
Si tu avais des tablettes au moins, c’est un passe-temps, tu mettrais dessus tes pensées, ce qui te vient à l’idée.
Mais tu ne sais pas écrire, tu n’as pas voulu apprendre.
Il est trop tard maintenant.
Non, ce n’est pas de cela que j’ai besoin.
Mais, en effet, il y a de grands saints qui sont mariés.
On le dit.
Pour faire son salut, est-ce la virginité du corps qui suffit ?
D’ailleurs on peut garder la continence tout de même, on fait un serment et l’on est lié ; mais au moins tu aurais une compagne qui, mieux que l’ami et plus doucement que le livre, apaiserait ton chagrin.
Adam, le jour qui commença son exil, s’en consola presque, le soir, en sentant sur son front la bouche d’Ève qui s’y collait ; elle lui passait la main sur le visage, et ils trouvaient dans leurs regards des profondeurs aussi douces que dans l’horizon céleste qu’ils avaient perdu. Si tu savais comme elles s’entendent à panser les plaies et comme les amertumes les plus froides se fondent sous leur sourire ! C’est à cause d’elles que naissent les mélancolies de la vie, soit qu’elles les provoquent ou les éloignent, — et de sa pente native toujours le cœur de l’homme, comme les fleuves à l’Océan, ira se déversant dans leur tendresse.
Jésus avait des femmes qui l’escortaient, il était Dieu cependant ! Pourquoi toi n’en prendrais-tu pas une ?
Pourquoi donc, comme un autre homme, ne prendrais-tu pas une compagne ?
Une matrone soigneuse, qui ménagerait ton bien, qui rendrait propre ta maison ; l’argenterie serait claire, les buffets luisants.
Dans des plats creux qu’on tient par des anneaux elle t’apporterait des tranches de viandes fumant au milieu d’une sauce épaisse.
Elle serait à toi, à toi seul ; toujours vêtue pour les autres, elle se déshabillerait pour toi seul, vous ne craindriez personne… et tous les jours comme ça… dans votre petit lit.
Ah ! Il ne fallait pas, dès ta jeunesse, vouloir à fleur de terre couper le désir ; enfant, tu as oublié les racines, il repousse dans ton cœur en mille rameaux et bourgeonne à toutes ses branches.
Est-ce pour toi vraiment que la vie est faite ? n’es-tu pas plus bas que les autres, plus condamné qu’eux tous ?
Oh ! tu es misérable ! plus misérable que les dalles des grandes voies broyées sous la roue des chars, car la nuit les chars n’y passent plus ! mais toi… Oh ! plains-toi, pleure, rage ; il vaudrait mieux que tu fusses cet animal stupide qui regarde couler tes larmes.
Tu ne pleures pas, toi, — il ne te faut rien ! Tout à l’heure cependant tu gémissais aussi… approche, pauvre bête, que je te flatte un peu.
Je chercherai un arbre au tronc dur ; à force d’y mordre, mes dents pousseront. Je veux des défenses comme le sanglier et qui soient longues, plus pointues encore. Sur les feuilles sèches, dans la forêt, je courrai, je galoperai, j’avalerai en passant les couleuvres qui dorment, les petits oiseaux tombés de leur nid, les lièvres tapis ; je bouleverserai les sillons, je pilerai dans la boue les blés verts, j’écraserai les fruits, les olives, les pastèques et les grenades ; et je traverserai les flots, j’aborderai aux rivages et je casserai dans le sable la coquille des gros œufs dont le jaune coulera ; j’épouvanterai les villes, sur les portes je dévorerai les enfants, j’entrerai dans les maisons, je trotterai sur les tables et je renverserai les coupes. À force de gratter contre les murs je démolirai les temples, je fouillerai les tombeaux pour manger dans leurs cercueils les monarques en pourriture, et leur chair liquide me coulera sur les babines. Je grandirai, j’enflerai, je sentirai dans mon ventre grouiller les choses.
Pourquoi me mords-tu, méchant porc ?
Est-ce avec la queue des raves que tu me laisses et le peu d’ordures que tu fais que je peux vivre, moi, moi, le cochon ? Pourquoi autrefois m’as-tu enlevé au marché ? Je m’en souviens, nous étions sur la paille, tu m’as choisi au milieu de mes frères, acheté bien vite, puis suspendu par les oreilles à ta ceinture et apporté ici ; ma mère pleurait, je criais, et toi tu t’en allais sans y prendre garde, récitant ton chapelet.
Je veux des femelles, je veux dans une auge d’or de la farine blanche délayée avec la mousse du sang rose, je veux avoir de la pourpre pour litière, et sous mes pieds, comme des sarments secs, entendre craquer des os humains ; et pour commencer par toi, je m’en vais te faire au flanc un trou pour boire ta bile.
Ignoble monstre ! moi qui t’aimais !
Tue-le ! Tue-le !
Écrase-le ! marche dessus !
Puisqu’il veut te tuer, tue-le !
Prends bien garde d’abîmer sa cervelle !
Oh ! tu ne me fais pas peur, je connais tes artifices, démon des illusions ; réduit bientôt à sa forme première, il va trembler sous mes poings levés.
Il est trop maigre, il faut l’engraisser d’abord ; puis, un beau jour, avec ton couteau tu lui ouvriras la veine, en ayant soin de ne pas perdre le sang qui servira à faire du boudin, ensuite tu le dépèceras en quartiers, que tu feras cuire sur des charbons. Oh ! la bonne odeur ! et comme elle est douce au palais, la chair chaude et salée qui se colle contre les gencives !
Beau festin, ma foi ! Si encore c’était une femelle, tu mangerais ses tetines ! Mais ça ! N’y a-t-il pas de meilleures choses au monde ? Si tu avais, entourée d’herbes mouillées, l’huître de Naples frémissant sous le doigt dans sa coquille ouverte ; si tu prenais, tout sortant du four, les gâteaux de maïs au safran dont la croûte est blonde ! Le foie des tourterelles s’écrase mou comme la polenta et vous revient aux narines ; au milieu du raisin mûr les pépins pointus sont couchés dans leur jus vert ; la peau des pêches, à la voir, fait saliver la langue. Vive la viande rouge ! le vin blanc, le pain tendre !
Tu souffres, tu pleures, la nuit est chaude, dans ton outre l’eau croupit ; il y en a d’autres, Antoine, qui maintenant, attablés et riant d’être ensemble, mangent et boivent.
Ils se tournent sur le coude et tendent la coupe à l’enfant léger qui, circulant autour des lits, verse de sa buire un long jet de falerne ; ils ont des mets assaisonnés d’aromates qui parfument le ventre, et ils ne savent, en les goûtant, de quelles chairs on les a faits, à cause de toutes les saveurs qui les composent. Pour mieux humer ensuite les vins indiens, ils croquent sous leurs dents la neige tassée qui transsude à travers l’ambre et pose sur sa polissure comme un brouillard d’argent.
Pourquoi n’y es-tu pas ? valent-ils mieux que toi ? À chacun son tour ! qu’ils jeûnent maintenant, bois à leur place, à eux de servir le Seigneur, à toi de jouir de ses dons.
Tu souffres, tu as soif, la nuit est lourde ; d’autres maintenant, attablés et joyeux, mangent et croquent la neige dans des patères d’argent.
Oui, oui ! cela est vrai.
Si tu n’avais pas donné ton bien aux pauvres, il te resterait quelque chose dans ta vieillesse, car tu mourras de faim.
Avec ton argent, tes excellents frères se grisent maintenant dans les tavernes, ou se font dire la bonne aventure par des sorcières.
Et c’est toi par là qui es la cause de leur perdition : l’aumône est corruptrice.
Il eût été plus sensé de garder tes arpents de terre, de les cultiver de ton mieux ; bien organisée, la ferme t’eût rapporté beaucoup, elle se serait agrandie, tu aurais acheté d’autres champs, tu aurais labouré, semé, récolté, entassé.
Tu aurais des celliers pleins.
De beaux herbages où rumineraient les bœufs ; tu te serais promené dedans, tu aurais eu des lavoirs pour tes brebis.
Et tu aurais fait la sieste, couché sur leurs toisons.
Pendant qu’à la maison les esclaves auraient travaillé à toutes sortes de métiers… et tu serais devenu riche !
Eh ! l’eussé-je voulu, le pouvais-je ? est-ce que je m’entendais à ces choses-là ?
Tu as réussi dans de plus difficiles.
Ne pouvais-tu du moins, avec l’argent de ton héritage, fonder plutôt un couvent où tu aurais vécu avec considération, t’amusant à former des prêtres ? Avec l’argent de ton patrimoine, pourquoi n’achetais-tu pas une charge de publicain au péage de quelque pont ? tu aurais là vécu seul, en priant toute la journée, mais au moins tu aurais eu de temps à autre un peu de compagnie, des voyageurs qui t’auraient donné des nouvelles, des étrangers drôlement vêtus, des soldats qui aiment à rire.
Tu aurais sculpté des images pieuses, que tu aurais vendues aux pèlerins, et tu aurais mis l’argent dans un pot que tu aurais enfoui dans un trou, en terre, dans ta cabane ; seul, la nuit, tu aurais compté une à une les pièces d’or sonnantes.
Non, non, j’aime mieux à mon flanc le bruit des grains de mon chapelet.
Il te fallait monter à cheval, avec le casque en tête et une épée longue battant ton mollet nu ; l’hiver, en vedette sur le rempart, tu aurais sifflé au clair de lune, ou bien, portant les pieux ferrés, chanté dans les rangs avec tes hardis compagnons, traversé les forêts sombres ; tu aurais marché sur les grandes routes du monde, campé dans les montagnes et bu l’eau des fleuves barbares, assiégé les châteaux forts abattu les grandes portes des capitales ; tu aurais, du bois de ta lance, cassé la mosaïque des palais.
Et traîné par les cheveux les belles étrangères.
Qu’il est beau, le vainqueur entrant dans les villes au son des cuivres, quand on monte sur les maisons pour voir son visage !
J’étais trop faible pour porter la cuirasse.
Tu portes bien le cilice.
Et trop sérieux pour rire dans les camps, trop doux pour tuer des hommes. La guerre est maudite.
Mais celle qu’on fait pour Dieu ? David était un conquérant, Pierre a porté l’épée, Jésus lui-même a frappé.
Si l’orgueil de ta dévotion ne t’avait pas, dès l’enfance, comme en un cachot, tenu tout petit dans l’ignorance, tu aurais passé tes jours, accroupi au pied des colonnes et déroulant sur tes genoux les écrits des sages, à suivre du doigt dans l’histoire la marche des empires, dans les cieux la course des planètes ; ta vie doucement se fût écoulée en lisant, et comme un livre elle-même dont les jours auraient fui plus rapides que des phrases, sans t’inquiéter du tout de la quantité des pages qu’il restait à tourner ; tu serais un sage, peut-être, un docteur, tu serais maintenant le maître, tu saurais ce que les autres ignorent. La science aussi a des spasmes fous et des enchantements sans fin ; depuis qu’ils sont à la traire, aucun homme encore n’a tari sa mamelle ; sous son baiser d’amour, des illuminations magnifiques auraient flambé dans ta tête, où l’idée, comme une torche sur des ondes, eût balancé en des profondeurs limpides sa lueur élargie et ses aigrettes multipliées.
Et, perdu dans l’ombre, le monde, en bas, aurait passé sans bruit.
Tu saurais ce qu’il ignore.
Le nom des ruines, la forme des animaux, la vertu des herbes.
Les lieux cachés où sont les mines d’argent.
La place sur les rivages où poussent les fruits lointains.
L’endroit précis où la blessure est mortelle.
La cause des éclipses et des maladies, la vertu des plantes, le calcul des étoiles, la terre, le ciel.
Et pourquoi la pleine lune attire le sang des femmes sur leur ventre ; tu connaîtrais les fécondations et les avortements, avec les drogues qui raniment les vieillards.
Les rois, curieux de ta parole, te feraient asseoir à leurs côtés et feraient taire les bouffons pour t’entendre.
Et ils te renverraient ensuite chargé de présents sans nombre, qu’on emballerait dans des coffrets.
Non, non ! tout cela vous éloigne de Dieu.
Qui t’empêcherait d’être prêtre ?
Hélas ! le Seigneur ne distribue point à tout le monde une intelligence égale ; la mienne n’était point faite pour monter sur tous ces sommets.
Allons donc ! tu planes sur eux ; tu étais né, je te le dis, pour savoir tout, et puisque tu aimes Dieu, l’effort eût été facile à comprendre ses œuvres.
Personne en conséquence n’eût rendu plus de services que toi, en entrant dans les ordres.
Le soupçonnes-tu, le plaisir de faire avec un mot descendre le Seigneur ? de le tenir dans ses mains ? de voir sous soi les têtes courbées ?
Et d’agiter comme le vent le cœur des femmes timides ?
On jeûne jusqu’à midi, mais au presbytère, avec les amis, on fait de bonnes lippées franches.
Quand il passe, les enfants baissent la voix, devant lui s’inclinent les encensoirs.
Il a aux mains des dentelles fines qui, lorsqu’il boit, frôlent l’or fin des calices.
Les grandes dames pieuses ont brodé pour lui le revers de son étole.
Quitte ta retraite, retourne à Alexandrie, prêche les catéchumènes, pérore dans les conciles. Pourquoi comme un autre ne serais-tu pas évêque ?
Es-tu d’extraction plus basse qu’Alexandre de Comane le charbonnier ? Finirais-tu comme Denis ? Tu es plus illustre qu’Eusèbe et plus chaste qu’Origène.
Mais je ne pourrais pas parler aux conciles, la présence de tous ces grands docteurs m’effrayerait, moi qui parfois éprouve dans ma conscience des embarras infinis à discerner ce qui est juste.
Aussi tu pèches souvent, faute de conseil.
Que n’es-tu resté chez les moines, quand tu as été leur rendre visite ? Que n’as-tu confié ton âme à quelque bon directeur, qui aurait pris sur la sienne de la conduire à Dieu ? La cloche d’elle-même t’eût dit les heures du repos, de la prière et du sommeil.
Étant astreint à une règle, tu aurais certainement fait ton salut.
Et tu n’aurais manqué de rien, sans t’inquiéter de quoi que ce soit.
Assis à l’ombre des arcades, sur le banc, dans le cloître, tu aurais causé avec les novices, ou roulé ton chapelet ; c’est toi peut-être qui eût lavé les pavés du sanctuaire, et, pour y mettre de l’huile, tiré par leur chaînette d’argent les lampes suspendues qui remontent et se balancent. Dans les longs après-midi, tu aurais entendu de ta cellule le bruit lointain des moissonneurs, ou à ton aise, par la lucarne ouverte, regardé dans le jardin les orties grandir au pied des murs, et sur la feuille lustrée des choux se traîner les limaçons.
Au réfectoire, à table, entre tes frères, tu aurais vu la file des petits pains alignés avec les gobelets d’étain.
Et au parloir, par la claire-voie, les filles de la campagne apportant dans des paniers les fleurs qu’elles ont cueillies pour l’autel.
C’eût été une façon de vivre heureuse, grasse, sainte et pacifique ; gras jusqu’à l’aine, tu aurais vécu dans la béatitude.
Oui !
Oui !… Oui !… Oui !…
Et considère ta vie maintenant.
Ah ! Ce n’est pas une vie, je le sais, une agonie plutôt. J’ai bien eu, il est vrai, des éclairs de joie suprême où, transporté comme sur des ailes, j’avais quitté la terre, mais qu’ils ont été rares ces moments-là !
Es-tu sûr qu’ils aient été si bons ? Sans doute le souvenir t’abuse ; le bonheur passé, quand on tourne la tête pour le revoir, baigne toujours sa cime dans une vapeur d’or et semble toucher les cieux, comme les montagnes qui, sans en être plus hautes, allongent leur ombre au crépuscule.
Peut-être ! Mais plus tristes revenaient les jours suivants, et le Seigneur pourtant ne m’a pas été prodigue : moi qui n’avais d’oreilles que pour sa voix, qui n’ouvrais les yeux que pour sa clarté, il m’a privé de sa parole, il ne m’a pas donné sa lumière. Que je l’ai attendue pourtant ! Comme je l’attends encore ! Que faut-il donc, Seigneur, est-ce l’amour ? Mais j’aime, j’aime d’un désir enflammé, d’une ardeur transportante ; est-ce la prière que tu veux ? Allonge mes jours pour que j’allonge mes oraisons ; si c’est la pénitence, père des miséricordes, fais pleuvoir des flammes sur ma tête, mais que ton amour me remplisse, que la prière me suffise, que la pénitence me soulage. Comme un homme fatigué qui voudrait dormir et que les mouches harcèlent, qui se retourne, qui passe la main sur sa figure, qui se cache dans ses vêtements, qui pleure et qui sanglote, au sein des ténèbres, sans cesse éveillé, je sens sur moi quelque chose d’insaisissable et de nombreux qui passe et qui revient, qui me brûle et qui me mange, qui me chatouille et qui me dévore.
Oh ! que je voudrais m’attendrir dans les larmes, car je ne t’aime pas, Seigneur, pas autant que je le désire ; accorde-moi donc la dilection de ta majesté, l’enivrement de ta grâce ; tu accordes bien au corps ce qu’il lui faut, donne à l’esprit la pâture dont il a faim ; je te la demande, je te la demande comme un mendiant qui se jette aux genoux du roi et que le roi n’écoute pas et qu’il traîne après lui, dans la boue, cramponné à la frange d’or de son manteau. Aie compassion du pauvre solitaire !
Tu es si grand ! je suis si petit ! Oh ! si je pouvais partir vers toi, si je pouvais, porté par le désir, y monter comme un souffle ! Où est l’élan qui me poussera, l’idée qui m’enlèvera ?
N’ai-je point des choses un détachement assez complet ? J’essaie pourtant à absorber mon âme dans une adoration permanente, je suis l’ombre d’une pensée profane, j’ose à peine respirer, j’ai honte de vivre, je suis humilié de mon corps.
Comme une lampe que l’on descend dans un sépulcre, j’ai, avec ma douleur, cherché en moi les restes des passions de la vie et je n’en ai pas reconnu la poussière, tant elle est vieille et disparue ! Pourquoi donc sur les parois de mon cœur le ver se traîne-t-il toujours, comme s’il avait encore quelque chose à prendre ? Il me semble que je ne suis pas coupable, je sens bien plus que je ne suis pas pur, et c’est une désolation pour moi.
Quand je prie le cœur est absent, quand je me mortifie je ne m’aperçois plus de la douleur ; mes pensées, que je voudrais saisir toutes ensemble pour les réunir en Dieu, glissent l’une sur l’autre et s’échappent de moi, comme de la main d’un enfant un faisceau de flèches qu’il ne peut retenir et qui tombent par terre en lui blessant les genoux, ou comme un troupeau de chèvres qui se dispersent de tous côtés, quoique le pasteur les appelle, quoiqu’il les chasse avec sa houlette, quoiqu’il coure haletant autour de la prairie ; elles s’en vont à l’aventure boire au torrent, se percher sur les monts, s’égarer dans les bois pour se faire dévorer par les loups, pour se faire saillir par les boucs sauvages.
Y a-t-il sur la terre un homme plus lamentable que moi ? Job, assis sur son fumier, pouvait penser du moins aux joies qu’il avait eues, et fouillant dans son souvenir, comme à des cendres tièdes y réchauffer sa misère ; mais moi, je n’ai pas eu de famille, des troupeaux, des richesses, du bonheur ; mes jours, de si loin que je les reprenne, se suivent l’un l’autre à la file, comme des esclaves enchaînés, ayant tous même visage, même costume et même tristesse. Voilà trente ans que tu m’éprouves ! faut-il que je reste ici ? faut-il que j’aille dans les villes ? Ordonne ! Où fuir ? où demeurer ? que faire ? je chancelle, je flotte, je m’égare, je pleure comme un idiot qu’on a battu, je tourne à l’abandon comme la roue détachée d’un char.
C’est parce que tu vis seul que tu souffres, parce que tu souffres que tu t’égares ; l’esprit de Dieu, qui flamboie dans les astres, palpite dans ton âme. Quand tu t’affliges, tu affliges une partie du Tout-Puissant, et c’est pour cela qu’il y a dans l’homme une tristesse illimitée, et comme la mélancolie d’un Dieu captif.
Que faire ? que faire pourtant ?
Tu n’es pas le seul, va ! Tous les serviteurs de Dieu sont comme toi, pleins des mêmes angoisses : ils prient, mais le doute est dans leur cœur ; ils rompent l’Eucharistie, le doute est dans leurs mains ; ils confessent les pécheurs, le doute est dans leurs oreilles ; quand ils assistent les agonisants, qu’ils leur parlent d’éternité ; qu’ils leur promettent Dieu, qu’ils les encouragent, ils ne savent ce que c’est que l’éternité, ils se demandent qui est Dieu et ils sont désespérés eux-mêmes.
Oh ! pas tous ! j’en ai vu dont la foi était inébranlable comme les montagnes et l’espérance vaste comme le ciel.
Mensonge ! ils mentent et ils se mentent ; rentrés chez eux, ils s’enferment seuls, ils se couchent à plat ventre pour mieux pleurer, ils se frappent la tête, ils voudraient mourir.
Mais en revanche, ensuite…
Plus ils méditent, moins ils espèrent ; plus ils s’avancent, plus ils se perdent ; leur esprit voltige à tous les vents, se trempe à toutes les nuées et tourbillonne dans sa folie comme une paille sèche dans la tempête.
Que faire ?
La sainteté est dans la joie, le bonheur est dans la paix ; cherche la joie, cherche la paix. L’homme qui porte un fardeau ne peut lever la tête pour voir le soleil ; dépose ton fardeau, et les rayons de la grâce tomberont sur ta figure.
La grâce ? N’est-ce point la pénitence qui l’attire ?
Tu fais pénitence pourtant et elle n’est pas encore venue… elle viendra.
Comment ?
On met sur l’autel des chandeliers avec des fleurs épanouies, on brûle l’encens dans des cassolettes et on entoure les os des martyrs avec des cercles de pierres précieuses ; mais toi, tu te reprocherais de respirer une rose ou de contempler la lune quand elle brille dans son plein.
Est-ce que la terre mérite nos regards ?
Créature, tu maudis la création. La connais-tu ? Sais-tu ce qu’elle contient ? l’esprit de Dieu, qui gravite au sein des mondes et rayonne dans les étoiles, palpite dans ton cœur.
La pénitence alors serait inutile ?
Ne t’inquiète pas tant des œuvres, qu’importe l’action ? la statue ne porte-t-elle pas en soi la conception qui l’a formée ? Pour être devenue matière, l’idée a-t-elle perdu quelque chose de son essence ? et l’esprit ne réside-t-il point dans chacun de ses atomes ?
Je ne suis pas Dieu pourtant !
Espérais-tu l’être ?
Mais le connaître un jour.
Penses-tu donc que le roi de l’univers se soucie tant de ta pénitence et qu’il va se pencher au bord du ciel pour peser tes larmes ? Quand les papillons de nuit viennent se heurter à ta lanterne et s’y brûler les ailes, soupçonnes-tu seulement qu’ils peuvent souffrir ? et toi, qui viens périr aussi au bord des clartés qui t’éblouissent…
Comment ? tout ce que je fais demeure perdu ?
Pour toi, oui ! Qu’as-tu à expier, en effet, et qu’est-ce qui te voit ? Car c’est souvent pour l’exemple que l’on se mortifie, afin d’attendrir les pécheurs, comme les Sarabaïtes qui portent des tuniques de feuilles de palmier et qui s’attachent au talon des épines avec des sangles ; ils sortent des cavernes, se présentent au peuple couverts de sang, ramassent de l’argent et s’en retournent chez eux, où ils prennent la taille à leurs concubines en chantant dans les corridors : ils convertissent ainsi beaucoup de monde.
Infamie et scandale ! j’ai vu en rêve des mulets et des ânes qui ruaient sur la table du Seigneur et qui renversaient les vases sacrés.
Ah ! tu veux interpréter les songes comme ferait un prêtre de Baal ! sois plus simple, Antoine ; tu te tourmentes l’esprit, c’est l’orgueil qui t’agite.
Mais non, puisque je ne songe qu’à l’écraser ; s’il m’en restait, serais-je si bas ?
Celui qui toujours pense à l’orgueil en est rempli.
Quelle atroce idée j’ai eue là ! Eh quoi ! Jamais donc je ne saurai où j’en suis ? si je recule ou si je m’élève, si je mérite ou si je démérite ? Tout ce que je crois le meilleur à faire tourne à ma perdition et à mon supplice.
Par ta faute… ne t’inquiète pas tant des œuvres. Qu’importe l’action ? toujours engagée dans un but, issue d’un besoin, passive de la matière où elle se meut, bonne aujourd’hui, mauvaise demain et partout égale à elle-même, soit qu’on l’admire ou qu’on la blâme, a-t-elle en soi une valeur native ? Si c’est la Foi d’où elle procède, qu’as-tu besoin du torrent ? monte à la source ; là tu boiras l’eau pure dans la coupe du Seigneur qu’il tient pleine pour ses élus.
Oui, l’action est mauvaise, je l’ai senti souvent, mais je discerne pourtant qu’elle a parfois des côtés justes.
Non, elle résulte du mal, c’est le Diable qui l’a faite ; elle est du domaine de la chair, de la force et du hasard. Tu jeûnes, tu t’agenouilles, tu te mortifies, mais y a-t-il de la pureté dans le jeûne ? Pourquoi la prosternation serait-elle sainte ? La cendre où tu dors est-elle plus bénie que les mosaïques où d’autres dansent ? Crois-tu, pour prier le Seigneur, qu’il faille être tourné vers l’Orient ou vers le Temple, avoir les bras levés ou croisés, être gras ou maigre ? Aux pieds du Très-Haut les brins d’herbe et les cèdres sont de taille pareille ; où donc est le mérite de ta vertu et la grandeur de ta bassesse ?
Mais la loi cependant…
La loi ? ce sont les Juifs qui disent la loi, les Sadducéens qui la prêchent et les Pharisiens qui la vendent. Jésus n’est-il point venu la détruire ? Ne s’appelait-il pas l’Épée ? les docteurs, quand il parlait, élevaient de grands cris et faisaient voler de la poussière avec leurs manteaux. Est-ce la loi qui a nourri les multitudes, apaisé les flots furieux et flamboyé sur le Thabor ? La loi ! les prophètes ont été égorgés en son nom, elle a crucifié Jésus, lapidé saint Étienne, Pierre est mort par elle, et Paul aussi, tous les martyrs ! La loi ! c’est la malédiction du serpent, dont le Christ est venu racheter les hommes ; elle avait bâti le Temple et repoussé les Gentils, la Grâce a renversé le Temple et appelé les nations ; enfermée jadis en Israël, l’âme libre maintenant peut se dilater dans sa grandeur. Qu’elle ouvre sa fenêtre, qu’elle respire tous les vents, qu’elle s’envole au midi, au septentrion, au couchant, à l’aurore, car Samarie n’est plus maudite et Babylone elle-même a été relevée de sa tristesse.
Oh ! Seigneur ! Seigneur ! Je sens surgir en moi comme une inondation qui monte.
Qu’elle monte ! elle te lave.
La loi ? Eh bien, oui !… Voyons cependant : le Fils a été envoyé par le Père pour…
Pourquoi pas le Père par le Fils ?
Il devait venir après.
Comme étant plus nouveau sans doute ?
Mais…
C’est dans l’ordre… il était fait par lui, le Père d’abord, le Fils ensuite.
Non !
Qui a fait le monde ?
Le Père.
Et où était le fils alors ?
Et où était le Fils ? à ses côtés ? en lui ? au-dessous ? Dans ce temps-là, était-il le Christ ? Puisque le Christ était homme et qu’il n’y avait pas d’hommes… et l’Esprit, que faisait-il ?
Ils étaient ensemble.
Ensemble ! il y avait trois dieux !
Non, ils étaient un.
Quand le Fils s’en détacha pour devenir Jésus, il resta donc deux tiers de Dieu, et puisque Jésus était vraiment Dieu, quoiqu’étant homme, où était Dieu tandis qu’il vivait ? que faisait Dieu lorsqu’il mourut ? où était-il quand il est mort ? car il est mort.
Et ressuscité.
Mais s’il était avant la vie, il n’eût pas besoin de ressusciter, pour être de nouveau après la mort. Qu’a-t-il fait de ce corps humain ? est-il avec lui ? Qu’est-il advenu de son âme humaine ? l’a-t-il rattachée à son âme de Dieu ? Ce serait donc un homme qui serait Dieu, qui s’ajouterait à Dieu, un Dieu qui serait chair, et comme il n’est qu’un avec le Père et l’Esprit, le Père et l’Esprit seraient chair, tous seraient chair : il n’y aurait que la chair !
Non, non, tout esprit.
En effet, car Jésus est Dieu, donc Dieu est esprit. Mais Jésus naquit, mangea, marcha, dormit, souffrit, mourut, et il était esprit ! Est-ce que l’esprit naît quelque part ? est-ce qu’il souffre ? est-ce qu’il mange ? est-ce qu’il dort ? peut-il mourir ? et il est mort pourtant ! Jésus n’a donc éprouvé ni la naissance ni la mort, ou bien il n’était pas esprit.
C’est l’homme en lui qui a souffert.
Et non le Dieu, cela est sûr ! un homme souffre, en effet, mais Dieu !… Alors, s’il n’était qu’homme, beau mérite à lui de subir ce que la nature humaine est forcée de subir ! S’il eût été Dieu, il n’eût pas souffert véritablement.
Mais oui, il était Dieu.
Il n’a donc pas souffert alors ! il a fait semblant de souffrir ; comme le soleil qui traverse l’éther il a passé à travers la vie et s’est caché un instant sous cette forme trompeuse ! il n’est pas né de Marie, mais il a paru naître ; quand on le clouait sur la croix, il regardait d’en haut son corps qu’on suppliciait ; quand il a levé, le troisième jour, la pierre de son tombeau, c’était comme une vapeur qui en est sortie, un fantôme vague, je ne sais quoi. Thomas s’en doutait, qui a voulu toucher ses plaies ; mais il lui était facile de simuler des plaies, puisqu’il simulait un corps. Si c’eût été un corps véritable comme le tien, aurait-il pu, sans qu’on l’entendît, traverser les murailles plus subtil qu’un son, et se transporter dans l’espace plus rapide que la lumière ? Or, si ce n’était pas un corps, si ce n’était pas un homme… Jésus était bien le Christ, n’est-ce pas ? tu ne crois point que le Christ ait été Melchissédec, ni Sem, ni Theodotus, ni Vespasien.
Oui, Jésus est le Christ.
Et le Christ est Jésus… Mais si ce qui n’existe pas n’est pas, et si pour exister il faut avoir un corps, et puisque ce corps il ne l’avait pas, donc il n’a pas existé, donc il n’a pas été, il n’y a point eu de Christ, le Christ est un mensonge.
Oh ! oh ! je ne l’ai pas voulu, tout cela est tombé dans ma tête l’un après l’autre, comme un paralytique à qui le pied manque et qui, de degrés en degrés, roule du haut de l’escalier du Temple jusqu’en bas. Oh ! mon Dieu, pardon ! pitié, Seigneur ! pitié ! pitié ! qu’il est mal de scruter tes mystères !
Pourquoi est-ce mal ? qu’est-ce que le mal ?
Comment ? qu’est-ce que le mal ?… ce qui n’est pas bien.
Voilà que tu philosophises comme un Grec ! Tu dis le mal, le bien, le bon, le mauvais, le vide, le plein, le beau, le laid ; voyons, habile homme, le bien ? c’est ce qui n’est pas le mal, sans doute, et le mal ce qui n’est pas le bien ? À merveille, on ne raisonne pas mieux dans les écoles.
Le bien, pour l’âne, n’est-ce pas le chardon vert ? pour la faux, la pierre qui l’aiguise ? pour la femme, l’amour qui la récrée ? Mais pour le chardon, le mal c’est l’âne qui le croque ; pour la pierre, la faux qui l’use ; pour l’amour, la femme qui l’éteint. Le mal encore pour le cheval, c’est le chardon qui lui pique les naseaux ; pour l’herbe, la faux qui la tranche ; pour l’homme, la femme dont il se lasse.
La guerre est exécrable aux vaincus, mais charmante aux vainqueurs ; la vie t’ennuie, d’autres s’en amusent ; la pluie détruit les moissons, elle féconde les champs stériles ; la mort dépeuple les cités, elle engraisse la terre ; on pleure de volupté, on rit de douleur, mais n’a-t-on pas mal aux flancs à force de rire et n’y a-t-il pas des douleurs que l’on recherche ? Au tronc du même arbre poussent ensemble la planche de la table et le couvercle du cercueil ; plus mince que la lame de la scie qui les sépare en deux est la différence de la joie, qui sonnera sur la première, à l’oubli, qui pourrira la seconde.
Sais-tu si l’être est le bien, si le néant est le mal ? Tu ne connais ni le néant ni l’être, ni le bien ni le mal, et tu voudrais, ignorant les distances qui les écartent ou les affinités qui les unissent, discerner dans chacun les degrés qui les composent, le principe qui les constitue !
Le mal ? c’est ce qui est défendu par Dieu.
À coup sûr ! Tel que l’homicide, l’adultère, l’idolâtrie, le vol, la trahison et la rébellion contre la loi : c’est pour cela qu’il a ordonné à Abraham de sacrifier Isaac qui était son fils, à Judith d’égorger Holopherne qui était son amant, à Jahel d’assassiner Sisara qui était son hôte, à tout le peuple d’exterminer les autres peuples, de massacrer les animaux, d’éventrer les femmes enceintes, et qu’il a fait forniquer Abraham avec Agar, Osée avec la courtisane, le serpent avec Ève, et le Saint-Esprit avec Marie…
et que Jacob volait Laban, que Moïse volait le roi d’Égypte, que David était chef de voleurs, que les citoyens volaient l’étranger, que le peuple volait les villes alliées et pillait les villes vaincues, et que depuis Aaron jusqu’à Sédécias on a adoré le serpent d’airain, qu’on a gratifié Rahab, récompensé le traître de Béthel, et que, lui, il a envoyé son fils pour détruire la loi qu’il avait faite ! Si elle était bonne, pourquoi la renverser ? si elle était mauvaise, pourquoi l’avoir donnée ? Y a-t-il quelque chose de bon qui ne soit mauvais, quelque chose de mauvais qui ne soit bon ? Le bien est-il ? le mal est-il ? Y a-t-il une vérité ? où est le mensonge ? À quoi bon ? à quoi bon ? Les sages ont cherché et n’ont rien trouvé, les prophètes ont parlé et n’ont rien dit : tu feras comme eux et les siècles feront comme toi. Allons, sans t’inquiéter de l’ouvrage, tourne la meule de la vie et siffle en la tournant.
Qu’importe après tout ! Connais-je les desseins de Dieu ? est-ce à moi de juger ses œuvres ?
Pourquoi donc adorer en lui ce que tu exécrerais dans un homme ?
Comment cela ?
Puisque tu t’humilies devant le mal qui est en Dieu.
Mais c’est dans le Diable qu’est le mal.
Et qui a fait le Diable ?
Dieu.
Si le Diable fut créé par lui et que la création entière soit sortie de sa parole, avant que cette parole ne fût dite, la parole était en lui, et avant que le Diable ne naquît, il y était donc aussi, le Diable, et avec tout son enfer !
Mais il en est sorti.
La création de même en est sortie. T’imaginerais-tu, comme les païens, qu’elle se meut par des lois propres et en vertu seulement de son existence ?
Oh ! non, c’est par la volonté de Dieu que pensent les hommes et que poussent les plantes.
Et ce n’est pas par sa volonté que le mal se fait, le mal qui se produit par Satan, lequel est son serviteur, son fils, comme l’archange Gabriel ? Il punit les pécheurs, en enfer, et il présente aux fidèles ici-bas l’amorce des tentations ; le Diable est donc nécessaire, il faut qu’il soit… A-t-il un corps, le Diable ?
Si le Diable a un corps ?
S’il en avait un, il ne serait pas partout à la fois, comme Dieu qui, étant esprit, est partout à la fois ; mais s’il est esprit, il est donc Dieu ou plutôt partie de Dieu, et enlever une partie au tout n’est-ce pas détruire ce tout ? Or, retrancher à Dieu une portion de lui-même, c’est nier Dieu. Tu ne nies pas Dieu, le Diable est en Dieu… tu adores Dieu…
À moi, mes filles !
Pourquoi trembler, bon ermite ? n’aie point peur, ne crains rien, nous ne sommes pas méchantes ; calme-toi, avance un peu, sors de ta cabane, ou, si tu n’oses pas, applique ton œil aux fentes de ta porte, et tu nous regarderas, à l’abri, passer devant toi l’une après l’autre.
Voilà bien longtemps que nous cherchons ta demeure, et que nous demandons partout : où est-il donc, ce bon saint Antoine, ce fameux solitaire ? Mais nous t’avons trouvé, enfin ! nous t’avons trouvé.
C’est parce que tu es triste que nous sommes venues toutes ensemble te tenir compagnie pendant la nuit. Si tu savais ce que nous avons à te dire ! Nous apportons du monde des nouvelles merveilleuses.
N’aie point peur, bon ermite, n’aie point peur, ne crains rien…
Qui êtes-vous donc, vous autres, qui avez des voix si douces avec des visages si terribles ?
Tu nous connais, souvent tu nous as vues. Quand au soleil tu suais sous ton cilice, dont les poils entraient dans les blessures de ta discipline, et que tu restais immobile pour ne pas t’évanouir de douleur ; au bout des oraisons nocturnes, quand pâlissent les étoiles et que le songe de lui-même continuait ta prière, et que, te sentant vivre encore, tu sentais pourtant la vie qui t’échappait, tournoyante et légère comme une vapeur qui monte ; ou lorsqu’après un voyage tu t’en revenais dans ta solitude, rêvant à ce que tu avais vu dans les villes, entendu dans les synodes, et que tu remontais la colline, épuisé, languissant, presque endormi de chagrin, trébuchant à toutes les pierres, te heurtant à tous les doutes, c’est nous qui t’entourions, qui flottions, qui circulions ; nous étions ce qu’il y avait derrière ta douleur, ce qui demeurait au fond d’elle, ce qui apparaissait là-haut, tout en haut, au lointain, dans l’extase, la réponse attendue, la fin du mot, la grâce espérée.
Nous sommes les filles de la Doctrine, les enfants de l’Église, la nature complexe du dogme de Jésus ; nous répandons dans les basiliques le souffle renouvelé de nos haleines, et leurs piliers s’écroulent en craquant comme le tronc des arbres dans les forêts.
À la pointe de l’idée, quand en frappant d’aplomb sur son angle intangible le Verbe luit, c’est nous qui sommes les rayons divergents multipliant la lumière, et tous convergeant vers sa base pour en augmenter l’étendue.
Mais nous allons surgir, au dehors, distinctes, complètes, détachées.
Apaise ton cœur, rassure tes genoux qui tremblent, avance, reconnais-nous.
Que veux-tu de tes amies ? elles ont entendu tout à l’heure tes efforts pour les appeler, nous voilà ; approche donc, tu verras parmi nous des docteurs, des martyrs, des prophètes !
Oh ! comme il y en a ! j’ai peur…
Peur de la chair, n’est-ce pas ? comme toi nous la fuyons, nous la mortifions, nous l’exécrons. Elle est mauvaise, n’est-ce pas ?
Oui, elle est mauvaise.
Abominable d’elle-même, comme le principe d’où elle vient ; c’est par la chair que nous souffrons et que nous sommes maudits.
À cause d’elle en effet.
Et maudits par le Père du Verbe, le Dieu bon, source de tout esprit, et qui a la chair pour ennemie, comme le Diable est son ennemi. S’il l’avait créée, cependant, aurait-il maudit son œuvre ? c’est donc Satan et non pas lui qui a créé la substance de la chair. Lui, l’esprit, aurait-il pu faire le corps ? l’âme fait l’âme, les corps font les corps, la matière fait la matière, l’esprit fait l’esprit. Le Diable a donc fait le corps, a fait l’homme, Satan est son auteur.
Pas tout entier… Depuis la poitrine seulement jusqu’en bas. Dieu a formé la tête où germe la pensée, le cœur où palpite la vie, mais c’est le diable qui a fait la digestion, la génération, et l’envie de voyager qui réside dans les pieds.
Oui, l’homme est de deux parties quant au corps, d’une seule quant à l’esprit, de trois en tout. Dieu est de trois parties, le Père est la première, le Fils la seconde, le Saint-Esprit la troisième : la Trinité en constitue l’ensemble.
L’ensemble ?…
Non ! Père, Fils et Saint-Esprit sont une même personne, aucune n’a engendré l’autre, ils sont trois dans un.
Oui, oui, c’est cela ! je suis bien aise de retrouver le fil de ma pensée.
Ils sont l’unité Dieu. Et puisque le Fils a souffert, lui qui est Dieu, le Père et le Saint-Esprit, qui sont ce même Dieu, ont donc souffert.
Non, laissez-moi ! laissez-moi !
Nous te demandons seulement si tu te fais une idée de Dieu. Comment te le figures-tu ?
Je ne peux pas me le figurer.
Dieu est corporel, car c’est lui qui a fait l’homme, le corps. De sa substance, indéfinie quoique matière, il a tiré les mondes et les âmes ; c’est un grand dieu qui a un corps.
Laissez-moi !
Nous te demandons seulement si tu te fais une idée de l’âme.
L’âme ? Je ne peux pas me la figurer.
Elle est de flamme et d’air, elle réside en un corps, elle occupe un lieu ; en enfer, elle sent à la langue une intolérable douleur et elle implore une goutte d’eau ; mais l’esprit n’a ni siège ni lieu ; il est libre de tout, étranger à la peine comme au plaisir. Dieu seul est donc immatériel, et l’âme est bien un corps.
L’âme, un corps ! qui a dit cela ?
Moi !
Vous ! illustre Septimus ! vous qui poursuiviez tant les idolâtres et qui déclamiez tant contre le luxe des femmes, vous ravalez l’âme immortelle, et vous voilà habillé comme les philosophes stoïques !
J’ai même là-dessus écrit un traité que tu aurais dû lire.
Quel orgueil ! c’est un païen ! honni soit-il !
Ah ! ah ! tu renies le Maître ! Que toute clarté t’abandonne !
Nous ne t’abandonnons pas, nous autres, nous restons, laisse-nous entrer.
Non ! laissez-moi !
Nous te demandons seulement — nous partirons ensuite, c’est fini — nous te demandons, bon ermite, qui était le Christ, d’où venait sa chair, était-elle humaine ou divine ?
Divine.
Humaine.
C’est vrai ! c’est vrai !
Il l’a prise aux deux éléments, le bon et le mauvais ; il l’a rendue au mauvais et n’a rien rendu au bon.
C’était la chair du Verbe et non la chair de Marie. Quel blasphème de soutenir qu’il tienne quelque chose d’une femme ; lui la pureté, lui l’esprit ! avoir séjourné dans un ventre !
Pourquoi pas ? tout ce qui naît sort du ventre de la femelle et le déchire en passant, comme pour le punir aussitôt de la vie qu’il en a reçue ; celui de Marie, femme de Joseph, dut être plus qu’un autre élargi et flétri ; car Jésus sans doute avait une tête énorme.
On n’a jamais vu un sage plus sublime.
Aussi l’adorons-nous, à côté de saint Paul, d’Homère et de Pythagore.
Horreur ! désolation ! triple enfer sur vous ! C’était Dieu ! Dieu le fils, créé par le Père, vous dis-je, et créateur lui-même de l’Esprit-Saint.
Et qui était dans le Père comme un vase plus petit dans un plus grand.
Êtes-vous fous, braves gens ? quand aurez-vous fini vos sottises ? Le Christ était Theodotus, c’est sûr, on l’a connu.
Est-il possible de nier que ce ne soit pas Sem, fils de Noé !
C’est l’enfant des Éons, l’époux d’Akaramoth repentie, le père du Démiurge qui fit le Cosmocrator et l’Antropos.
C’était lui, c’est lui encore, ce sera lui toujours ! Ses spirales sont les cercles des mondes échelonnés ; de la bave de ses dents découle le suc des plantes, aux taches de sa peau les métaux ont pris leur couleur, quand il dort c’est la nature qui rumine, de ce qu’il mange rien n’est rendu, il absorbe tout, comme l’éternité.
Le long du tronc, qu’entouraient ses vertèbres, il montait ; sa peau gluante se collait en traînant sur l’écorce polie ; il montait, et les feuilles se racornissaient à son haleine ; quand il eut passé par toutes les branches il reparut ; sous sa peau tendue les os de son crâne s’écartèrent, il ouvrit la mâchoire, et du bout de la branche le fruit tomba.
Il le retint sur ses dents, et les lèvres retournées, le cou pâmé, il montrait au soleil le fruit d’or cueilli.
Puis il s’abaissa comme un arc-en-ciel qui descend, et suspendu par la queue au tronc du grand arbre, il balançait devant le visage d’Ève sa tête sifflante aux paupières enivrées.
Elle le suivait attentive.
Il s’arrêta, fixa sur elle ses prunelles, sur lui elle fixa les siennes ; la poitrine d’Ève battait, la queue du serpent se tordait, le Zéhon qui coulait interrompit ses eaux, un lotus s’ouvrit, les dattes des palmiers mûrirent, une sueur fluide passa ; et elle tendit la main.
Il était bon le fruit superbe ; elle en pompa le jus, elle en dévora la chair, elle en croqua les pépins, elle en ramassa l’écorce pour s’en parfumer la poitrine.
Une fois de plus s’ils en avaient goûté, ils seraient devenus Dieux selon la promesse du tentateur. Pour punir ce fils trop prodigue des dons du ciel, Dieu le condamna à garder sa forme ; la femme victorieuse a mis le pied sur sa tête, mais, par la piqûre qu’il lui a faite au talon, le venin éternel est monté jusqu’à son cœur.
Sois adoré, grand serpent noir qui as des taches d’or comme le ciel a des étoiles ! beau serpent que chérissent les filles d’Ève ! Au grattement de l’ongle sur la corde tendue, éveille-toi ! au ronflement du roseau creux, éveille-toi ! grimpe les précipices, pousse tes anneaux, accours, accours et viens sur nos autels lécher les pains eucharistiques que nous offrons au Seigneur !
Vive le vin ! c’est lui qui est christ ! il délie les cœurs. Qu’il déborde du calice ! qu’il inonde le monde ! les peuples sont affranchis. Rouge est le soleil, rouge est le jus du cep d’automne ; Moïse proscrivait les viandes impures : il n’y a rien d’impur, toute viande est bénie, car la vie est dans la viande. Mangeons la viande pour avoir la vie, buvons le vin pour avoir la flamme ! Aux noces de Cana il coulait partout et les chiens le lapaient dans le ruisseau de la cour. Quand son flanc fut percé, c’est du vin qui coula, le vin de la Bonne Nouvelle que nous honorons dans cette peau de chèvre.
Mais les païens n’ont rien fait de si épouvantablement infâme !
Non, jamais ! le vin a germé par la vertu de Satan, c’est la folie et la fureur, l’impudicité et le sacrilège. Maudit soit le prêtre qui sacrifie sous son espèce.
Nous ne buvons, nous autres, que de l’eau, de l’eau tombée du ciel, symbole de la pureté du Verbe. Anathème sur la chair.
… sur ceux qui en usent ! sur ceux qui la prêchent ! Des fruits de la terre, du lait caillé, du blé cuit sous la cendre, tels étaient les aliments des premiers hommes ; il faut vivre comme eux pour remonter à l’innocence.
Avant leur chute, Adam et Ève se regardaient sans voiles.
Doux comme les agneaux, nous allons nus par le monde.
Femmes à l’œil pur, appuyez vos têtes sur nos poitrines, et dormez au mouvement de nos cœurs pacifiques.
Nous demeurons dans les clairières des bois, parmi les marguerites des prés verts, écoutant les oiseaux gazouiller, les ruisseaux couler, les feuilles frémir.
À force de se connaître, les sexes ont disparu, exempts de convoitise comme de satiété ; depuis longtemps déjà la chair est morte en nous et nous n’éprouvons qu’une tendresse uniforme et commune, immaculée comme nos membres, plus sereine que les poses que nous gardons.
Ils sont beaux, vraiment ! et s’ils ne mentaient… Au fait, je n’ai jamais compris… Mais quels sont ceux-là qui s’avancent ?
Je ne t’ai pas semé, que celui qui t’a semé soit semé !
Je ne t’ai pas moissonné, que celui qui t’a moissonné soit moissonné !
Je ne t’ai pas fait cuire, que celui qui t’a fait cuire soit cuit lui-même !
Savez-vous ce qui est rouge ? qu’est-ce qui brille dans le soleil ? qu’est-ce qui languit dans la lune ?
Ce sont les âmes des morts : la grande roue les enlève dans ses douze vases et les porte à la lune, qui tourne incessamment pour se joindre au soleil. Au premier quartier elle y déverse son fardeau ; lorsqu’elle brille toute ronde c’est qu’elle est pleine, et ces deux grands vaisseaux naviguent ensemble dans l’immensité vide. Ainsi lavées par l’eau et purifiées au feu, les âmes enfin s’en vont composer de leurs splendeurs la voix lactée, qui est la colonne de lumière, l’air parfait, et dont les scintillements sont infinis, car ceux qui l’habitent sont innombrables.
On avait dit à Scipion que les bienheureux seuls, débarrassés des liens du corps, revivaient dans les étoiles ; Origène se demanda si ce n’était point des âmes que tous ces astres, et les dieux d’Égypte jadis naviguaient dans des nacelles. Mais c’est l’Arabe Scythus, étranglé par le Diable au milieu du désert, et Térébenthus son disciple, tué pour être tombé une nuit d’éclipse du haut de la terrasse de sa maison, qui dévoilèrent les premiers la vérité aux élus.
Comprise dans la matière, qu’elle féconde, la divinité tend à s’en exhaler sans cesse, afin de rejoindre son principe ; la génération lie dans la chair la partie divine ; nous, les élus, par la grâce de nos personnes ou l’efficacité de nos mérites, nous la dégageons des végétaux que nous mangeons.
Refusez donc au profane, à l’impie, fût-il agonisant, du pain, des fruits, et même de l’eau, car la partie divine mêlée à ces substances aurait du mal à effectuer son retour, souillée qu’elle serait par les péchés de celui qui porterait la main sur elle.
La bonne odeur plaît à l’esprit, elle l’excite à sortir : frottons-nous d’écorces amères, enivrons-nous de la senteur des roses et du fumet du carœnum, dévorons les épices, le sel, le poivre, l’assa fœtida, les graisses qui brûlent la langue, les fruits rares dont le suc exprimé remplace les vins les plus vantés !
La partie divine s’évapore de tout, du repos, de l’action, du geste, du regard, et fuyant ainsi, par tant d’occasions diverses, il ne reste plus en nous qu’un résidu grossier, principe du mal, d’où les corps sont faits.
Saclas, prince des ténèbres, pour enfermer les particules divines qu’il avait mangées, imagina la génération, et s’approchant de sa femme, il lui enfanta deux enfants, Adam et Ève.
Puisque la chair retient Dieu, maudit soit tout créateur de la chair !
Nous qui tamisons Dieu dans la nature, qui le purifions et l’en faisons sortir, prévenons d’avance les captivités où il languit, détruisons dans son germe la cause qui l’asservit, absorbons-la ! avalons donc le sperme des hommes ! Vite ! allons ! semez par terre la farine de froment pour l’y rouler en hostie. Quand son flot va couler, étendez les lits bas, couchez-vous sur le flanc gauche, déshabillez les femmes, elles rugissent d’attente, c’est l’heure !
Cependant, des aiguillons du désir fouettez vos corps blasés, car la partie divine s’échappe aussi par la convoitise et la jouissance ; chaque titillation des nerfs émus est un coup de l’aile de l’âme, et l’évanouissement du plaisir un séjour en Dieu.
Méfiez-vous de l’instant terrible où l’harmonie du mal, combinant des projections parallèles, tend à les fondre ensemble dans une stagnation fécondante ; dégagez-vous des bras qui vous étreignent.
Mais il doit s’écarter des femmes, celui dont les rein ne sont pas à l’épreuve ; extrayant de lui-même les parties lumineuses engagées, qu’il se délecte avec lenteur dans la réjouissance de sa solitude ; il regardera sur le sol fumer dans les globules blanchâtres cette vie mystérieuse, source des postérités anéanties, puis, passant le pied dessus, il se sentira le cœur joyeux, songeant qu’il a délivré Dieu.
Où suis-je ? sont-ce les démons qui parlent ? il me semble que je descends sans en finir les escaliers de l’enfer ; la désolation ruisselle sur ma tête, la folie m’arrive. Grâce, Seigneur !
N’écoute pas ces hommes tristes, ils sont fous, ce sont des païens de l’Asie, leur grand prophète Manès fut écorché comme imposteur avec une pointe de roseau, et sa peau, empaillée, pendue aux portes de Ctésiphon.
C’est nous qui sommes les sages, les savants, les purs !
Nous avons la prophétie de Bahuba, qui criait sur les montagnes, avec l’évangile de Philippe, que le feu ni l’eau ne peuvent détruire. Veux-tu savoir la vie du Christ avant son apparition sur la terre, la mesure exacte de sa taille, le nom de l’étoile où est son trône ? voici le livre de Noria, femme de Noë. Elle l’écrivit dans l’arche, durant les nuits, assise sur le dos d’un éléphant, à la lueur des éclairs. Voguant au milieu des grands flots qui roulaient le limon jaune de la création primitive, par les fentes du ciel que le tonnerre déchirait elle voyait Dieu, les esprits lumineux tournant sur leurs sphères, et les séraphins voyageurs qui passaient dans l’espace avec leurs ailes de flamme. C’est lui, celui-là ! prends-le ! tiens donc ! ouvre-le donc !… tiens ! nous l’ouvrons pour toi. Quoique les mots en soient d’une langue perdue et que la bouche humaine ne puisse les dire, tu le liras tout courant comme les lettres de ton nom. Essaie !… Une ligne seulement !
Que risques-tu ? ne seras-tu pas libre de t’arrêter quand tu le voudras ?
Les pensées qui t’obsèdent fuiront peut-être ?
« Au commencement, Bythos était. De sa pensée, ainsi que de la parole du Dieu des Juifs, naquit l’Intelligence, qui épousa la Vérité ; de la Vérité et de l’Intelligence sortirent, sans un effort, le Verbe et la Vie, qui enfantèrent cinq couples pareils ; du Verbe et de la Vie issurent l’Homme et l’Église, qui formèrent six autres couples, parmi lesquels Paraclétos et Pistis produisirent Sophia et Télétos.
« Ces quinze couples font les quinze Syzygies, composées des trente Éons suprêmes, qui constituent le Plérome ou Ensemble supérieur et qui font Dieu. »
Il lit, il lit, il est à nous… il est à nous !
« Barbelo est le prince du huitième ciel, Saldabaoth a fait les anges, la terre, les six cieux au-dessous de lui ; il a la forme d’un âne. »
Non, non ! je ne continuerai pas, c’est la science du Diable. Oh ! que ma mémoire l’oublie et que mes yeux soient crevés pour m’en punir !
Sophia fit comme toi ; elle s’ennuyait de Télétos, un désir immense la poussa hors du Plérome, elle vagabonda dans l’infini ; elle voulait, oubliant la Foi et dépassant l’Esprit, absorber en elle l’essence du Verbe, et trahissant la Vérité, s’unir à l’Intelligence dans les profondeurs du Bythos où Charis, son épouse, a couvé les germes des Syzygies secondaires… Allons ! gravis, monte encore, élève-toi jusqu’à la Pensée mère, jusqu’au Nous indestructible, jusqu’à l’Ennoïa radieuse !
Vois-tu ? les 365 cieux correspondent aux 365 membres du corps qui…
Qu’est-ce que ça me fait ? qu’ai-je besoin de les connaître ?
Le mot ΑΒΡΑΞΑΣ signifie…
Qu’importe ! je ne veux pas l’entendre.
Écoute, au moins, que nous te disions le nom des sept anges qui ont fait les sept cieux.
Non ! non !
Celui des sept étoiles d’où procède la vie des hommes.
Non ! non !
D’un mot, si tu le désires, tu connaîtras l’architecture de nos temples, bâtis sur le dessin de la planète de Saturne.
Attends ! attends ! nous allons danser la danse du Passage de la mer Rouge et chanter l’hymne du Soleil levant.
Vois-tu, comme le sang dans un grand corps, circuler l’haensoph universel dans les veines cachées de tous les mondes ?
Qu’est-ce qui pleure ? Est-ce quelque étranger assassiné dans la montagne ?
Je ne vois rien, la nuit est si sombre !
C’est une femme…
et un vieillard la soutient.
Elle paraît jeune, et l’homme qui l’aide à marcher c’est son père sans doute.
Arrête-toi.
Père ! Père ! j’ai soif !
Que ta soif soit passée !
Père, je voudrais dormir !
Éveille-toi !
Oh ! père, quand pourrai-je m’asseoir ?
Debout ! debout !
Comme vous la traitez ! qu’a-t-elle donc fait ?
Ennoïa ! Ennoïa ! Ennoïa ! il demande ce que tu as fait ? dis-lui ce que tu as à dire.
Ce que j’ai à dire, ô père…
Parle ! D’où viens-tu ? où étais-tu ?
J’ai souvenir d’un pays lointain, d’un pays oublié ; la queue du paon, immense et déployée en ferme l’horizon, et, par l’intervalle des plumes, on voit un ciel vert comme du saphir. Dans les cèdres, avec des huppes de diamant et des ailes couleur d’or, les oiseaux poussent leurs cris pareils à des harpes qui se brisent ; sur la prairie d’azur les étoiles dansent en rond. J’étais le clair de lune, je perçais les feuillages, je me roulais sur les fleurs, j’illuminais de mon visage l’éther bleuâtre des nuits d’été.
Ah ! ah ! je vois ce que c’est ! quelque pauvre enfant que vous aurez recueillie.
Chut !
À la proue de la trirème, où il y avait un bélier sculpté qui, à chaque coup des vagues, s’enfonçait sous l’eau, je restais immobile, le vent soufflait, la quille fendait l’écume. Assis à mes pieds il disait : « Que m’importe s’ils s’arment tous, si je trouble ma patrie, si je perds mon empire ! tu vas venir dans ma maison, nous vivrons ensemble. » Ménélas en pleurs agita les îles, on partit avec des boucliers, avec des casques, avec des lances, avec des chevaux blancs, qui piaffaient d’effroi sur le pont des navires. Ah ! qu’elle était douce la chambre de son palais ! Il passait dans les corridors embaumés, sur la pourpre des lits d’ivoire il se couchait à midi, et pendant que sur mon pouce tournait le fuseau rapide, jouant avec le bout de ma chevelure, il me chantait des airs d’amour.
Le soir venu, je montais sur les remparts, je voyais les deux camps, les fanaux qu’on allumait, les soldats qui luttaient ensemble, Ulysse sur le bord de sa tente causant avec ses amis, Ajax nettoyant le baudrier de son épée dans le sang des bœufs, Achille tout armé qui faisait courir son char le long du rivage de la mer.
Mais elle est folle tout à fait ! Pourquoi donc la menez-vous avec vous ?
Chut ! chut !…
J’étais dans une forêt, des hommes ont passé. Ils m’ont baisée à la bouche, ils m’ont prise, et m’attachant avec des cordes, m’ont emportée sur leurs chameaux. Nous avons passé par des défilés,… chaque jour, à l’heure où l’on clouait les tentes, ils me descendaient dans leurs bras et, au bord des grands puits, ils me faisaient chanter pendant la nuit. Sur la route, des hommes accoururent, la caravane devint une armée, ils se glissaient sur moi dans mon sommeil, ils m’ont flétrie ; ce fut le prince d’abord, puis les capitaines, puis les soldats, puis les valets de pied qui soignent les ânes.
Arrivés aux portes de la ville, ils m’ont lavée à la fontaine, mais mon sang qui coulait a rougi les eaux et mes pieds poudreux ont troublé la source ; ils m’ont graissée avec des huiles, ils m’ont frottée avec des pommades blanches qui resserrent les tissus, et ils m’ont vendue au peuple pour que je l’amuse.
C’était à Tyr la Syrienne, près du port, dans une rue tortueuse, à l’écart des autres. En haut du logis, par la fenêtre ouverte, j’appelais les passants. J’ai dormi avec des étrangers qui ricanaient dans une langue barbare, les esclaves m’ont battue, les débauchés en ivresse ont vomi sur ma poitrine.
Un soir, nue, debout et le cistre à la main, je faisais danser des matelots grecs. L’orage grondait au dehors ; sur les tuiles la pluie ruisselait en tombant, le bouge était rempli, la vapeur des vins montait avec les haleines, lourde et chaude comme la fumée des lampes ; un homme entra tout à coup, sans que la porte fût ouverte ; comme un rayon de soleil son regard descendit et je le vis qui levait le bras en l’air en écartant deux doigts, un coup de vent fit craquer les lambris, d’eux-mêmes les trépieds s’allumèrent, je courus à lui.
Tu courus à moi. Oh ! je te cherchais depuis longtemps, je t’ai trouvée, je t’ai rachetée, je t’ai délivrée, car, moi, je suis le libérateur et le rénovateur. Regarde-la, Antoine ! tu la vois ? c’est celle-là qu’on appelle Charis, Σιγή, Ennoïa, Barbelo ; elle était la pensée du Père, le Nous qui créa l’univers, les mondes. Un jour, les Anges, ses fils, se révoltant contre elle, la chassèrent de son empire. Alors elle fut la Lune, le type femelle, l’accord parfait, le triangle aigu ; puis pour se dilater tout à leur aise dans l’infini dont ils l’exclurent, ils l’enfermèrent à la fin dans un corps de femme. Comme la cascade qui descend des monts pour se perdre dans les ruisseaux, par des chutes successives et des dégradations sans nombre, elle est tombée du plus lointain des cieux jusqu’au plus bas de la terre ; à tous les degrés qui composent l’abîme, elle a fait son séjour ; elle a pénétré les atomes et réchauffé dans la matière les limbes des créations futures ; sans la connaître, les hommes avides se sont rués sur ses flancs.
Mais vois comme elle reste belle cependant encore, et jeune toujours ! elle est pâle comme le souvenir, ses yeux sont plus vagues qu’un rêve, et la curiosité circule à l’entour de tous ses membres.
Elle a été cette Hélène dont Stésichore a maudit la mémoire, et qui devint aveugle pour le punir de son blasphème ; elle a été Lucrèce que les rois violaient et qui s’est tuée par orgueil, elle a été la Dalilah infâme qui coupait les cheveux de Samson, elle a été cette fille des Juifs qui s’écartait du camp pour se livrer aux boucs et que les douze tribus ont lapidée ; elle a aimé la corruption, la fornication, le mensonge, l’idolâtrie et la sottise ; elle s’est dégradée dans toutes les corruptions, avilie dans toutes les misères, et s’est prostituée à toutes les nations ; elle a chanté dans tous les carrefours, elle a baisé tous les visages.
À Tyr, quand je l’ai retrouvée, elle était la maîtresse des voleurs ; elle buvait avec eux pendant les nuits d’hiver, et elle cachait les assassins dans la vermine de son lit tiède. C’est moi, moi, Père pour les Samaritains, Fils pour les Juifs, Saint-Esprit pour les nations, qui suis venu pour la consoler dans sa tristesse, la faire remonter dans sa splendeur et la rétablir au sein du Père.
Et maintenant, inséparables l’un de l’autre, comme la substance et la durée, comme la mesure et le mouvement, comme l’organe et la vie, unis ensemble dans le rythme éternel qui fait mouvoir nos deux natures, nous allons délivrant l’esprit et terrifiant les dieux.
J’ai prêché dans Éphraïm et dans Issakar, à Samarie et dans les bourgs, dans la vallée de Mageddo, le long du torrent de Bizor, et depuis Zoara jusqu’à Arnoun, et au delà des montagnes, à Bostra et à Damas.
Je suis venu pour détruire la loi de Moïse, pour renverser les prescriptions, pour purifier les impuretés ; je suis celui qui enseigne l’inanité des œuvres. Comme Jésus a fait des peuples qu’il assit tous égaux à la table de sa miséricorde, je convoque au grand Amour toutes les âmes des fils d’Adam, qu’elles soient frénétiques de luxure ou affolées de pénitence ; au soleil de la grâce, l’action se pulvérise comme du sable, j’en annule le démérite ou la valeur par le dédain d’où je la contemple.
Viennent à moi ceux qui sont couverts de poussière, ceux qui sont couverts de sang, ceux qui sont couverts de vin ! Par le baptême nouveau, comme par la torche de résine qu’on porte dans les maisons lépreuses, pour brûler sur la muraille les taches de rousseur qui les dévorent, je les rincerai jusqu’aux entrailles et jusqu’au fond de leur être.
C’est moi qui baptise avec le feu et qui d’un mot l’allume sur les ondes par ma parole puissante. Veux-tu qu’il ruisselle sur ta tête ? Veux-tu qu’il embrase ton cœur de l’éternel incendie ?
Feu, allume-toi !
Elle dévore comme la colère ; elle purifie l’âme plus que la mort. Saute à terre, ravage, purifie, cours, cours, toi qui es le sang d’Ennoïa, l’âme de Dieu !
À la cour de Néron j’ai volé dans le cirque, et volé si haut qu’on ne m’a plus revu ; ma statue est debout dans l’île du Tibre. Je suis la Force, la Beauté, le Maître ! Ennoïa est Minerve, je suis Apollon, dieu du jour ; je suis Mercure le Bleu, je suis Jupiter le Foudroyant, je suis le Christ, je suis le Paraclet, je suis le Seigneur, je suis ce qui est en Dieu, je suis Dieu même.
Que faire ? que faire ? Ah ! si j’avais de l’eau bénite !
Par le sel, par l’eau, par la terre, par le ciel, par l’air et par le vent, la tristesse, la bassesse, l’humiliation, l’oppression et la condamnation de nos pères sont parties dans la mission qui est venue.
Baptisons les morts avec le baume, afin que la pourriture aussi soit rachetée du péché.
Hohé ! Jérusalem de Judée, retire-toi de ta colline et fais place à la Jérusalem des cieux, qui va descendre dans la nuit comme une aurore qui s’allume.
Que la foi soit dans nos cœurs, même quand les lèvres la démentent ! Pourvu que votre croyance reste debout, agenouillez-vous devant les idoles. Qu’importe le reste ! mangez des viandes impures, pourvu que l’esprit ait faim du verbe ; blasphémez, pourvu que vous vous agenouilliez. Phinees adora Diane et saint Pierre renia Jésus. Car le martyre est impie, la convoitise et le désir de la douleur une tentation de l’enfer, car celui qui court après et qui dit : « Je voudrais souffrir » est tenté par Satan. Les yeux sont faits pour regarder la lumière, les dents pour broyer la viande, la peau des mains pour palper les tissus, l’organe du sexe pour se réjouir sur la femelle. Pourquoi veilles-tu dans les ténèbres ? Pourquoi tes dents claquent-elles à vide ? pourquoi fermes-tu tes poings crispés ? pourquoi la moelle de tes reins frémit-elle de colère ?
La solitude est stérile, le nombre un n’a rien créé, Dieu s’est uni à sa parole, le Christ s’est marié à l’Église, l’homme se marie à la femme ; elle est la fécondation, la joie, l’assouvissance, les portes de l’infini sont au fond de ses yeux et la félicité sommeille assise entre ses seins.
Gloire à Caïn ! gloire à Sodome ! gloire à Coré, à Dathan et à Abiron ! gloire à Judas !
C’est par la volonté de Dieu que Caïn versa le sang, que Sodome violait les anges, que Coré et ses compagnons se révoltèrent contre Moïse, que Judas vendit le Seigneur ; Dieu le savait d’avance et les laissa faire, il le voulait donc.
Caïn créa la race des forts, Sodome épouvanta la terre de son châtiment, Coré assura le sacerdoce dans la famille d’Aaron, et Judas fut cause que Jésus sauva le monde.
Réhabilitons les maudits, adorons les exécrés ; plus qu’Abraham et que Salomon, plus que saint Paul et que tous les saints, Judas a travaillé pour ton âme et s’est damné pour elle.
Gloire à Caïn ! gloire à Sodome ! gloire à Coré, à Dathan et à Abiron ! gloire à Judas ! gloire à Judas ! oui, Antoine, gloire à Judas !
Chaque action dépend de l’ange inconnu qui la dirige, et la vie de l’home n’est que le résultat de toutes ces volontés supérieures, qui se superposent ou se contrarient.
Quand le corps aura tourné dans les péripéties du bien et du mal, il s’arrêtera, et, quoi qu’en disent les Galiléens, jamais ne reprendra son mouvement.
Mais notre âme éternelle, qui conçoit le Bon et le Mauvais, ira se justifier à la grande Âme de tout ce qui, l’ayant remuée ici-bas, a d’un même tressaillement troublé cet infini d’où elle procède. C’est le corps qui nous gêne, il agite l’esprit.
La volonté, en effet, n’arrête pas le sang, ne remplit pas la bouche, et ses résolutions s’écroulent sous la chair, qui la bat à coups redoublés comme fait le bélier d’airain aux murs des citadelles. Tu t’abstiens de l’action, tu te gardes du péché, tu flagelles ton corps, mais tu te livres à la pensée, tu nourris le désir et tu caresses la convoitise.
Mais n’est-ce pas dans la pensée que siège le mal ? n’est-ce pas le désir qui fait la faute ? et la convoitise même qui est le péché ? La pensée n’est pas à toi, le poids de ta pénitence ne cassera pas les ailes du désir, et la convoitise est comme les loups, qui deviennent enragés par la famine.
Nous aussi la chair nous a tourmentés jadis, mais nous savons le secret pour l’endormir : il faut la gorger jusqu’à la gueule.
Pour exterminer la gourmandise, nous mangeons sans faim, nous buvons sans soif ; pour mortifier l’avarice, nous fatiguons nos prunelles du scintillement des diamants ; pour nous débarrasser des cupidités de la chair, nous la plongeons dans les délices qui l’épuisent.
Accablez-la, foulez-la, abreuvez le désir, gorgez l’appétit, assouvissez la fantaisie ; que le bruit des tambourins fasse saigner vos oreilles, que la fumée des viandes vous soulève le cœur de dégoût, et que le rassasiement de la femme vous donne envie de mourir.
Rassasiez l’appétit, assouvissez la fantaisie, prévenez le désir, afin qu’écrasé sous toutes les félicités, le corps s’anéantisse sous leur amas et périsse par la matière, comme un singe que l’on étrangle avec sa queue, comme un porc que l’on étouffe dans son fumier.
Exécutez la tâche du corps ! faites-la, faites-la bien, et l’âme libérée ne sera plus contrainte à recommencer la vie.
Pour qu’elle demeure oisive au sein immobile de Prounicos, il faut qu’elle ait accompli dans la chair tout ce que la chair comporte.
L’âme chaste retournera dans le corps de la taupe, et elle forniquera avec son père et avec sa mère, avec ses enfants et avec ses sœurs.
L’âme sobre ira dans le cœur d’un chien, pour se gonfler de pourriture en dévorant les charognes des carrefours, jusqu’à ce que la peau des reins lui crève de graisse.
L’âme douce rugira sous les pluies de l’équinoxe, dans le corps des lions.
L’âme humble se fatiguera dans le corps d’un aigle aveugle, qui montera sans relâche et se perdra dans l’espace.
Mais l’âme de celui qui, s’abstenant de la vie, tient son corps enfermé dans la pénitence, celle-là, s’éparpillant comme la poussière à l’ouragan, ira tourbillonner en mille lieux pour revivre en mille formes.
De même que Craulaubach a ordonné le feu qui engendre et brûle, l’eau qui désaltère et dissout, le vent qui ranime et renverse ; qu’il a placé les hippopotames au fond des fleuves, les vers luisants sous les buissons, les cavales dans les prairies ; qu’il a arrangé la terre, qu’il l’a peinte avec des plages et des verdures, afin que par tous ces épanouissements qui te charment ou t’épouvantent elle reproduisît la vie divine qu’il porte en lui, il a de même ordonné l’amour qui crée les êtres, l’orgueil pour dilater l’esprit, la colère pour exercer la force ; il a fait le cœur et le ventre, la main qui frappe et caresse, bâtit, détruit ; la bouche qui mange et parle, chante et siffle, baise et mord, et la tête mobile au bout des vertèbres, qui se baisse en avant quand tu noues tes sandales, qui se renverse en arrière quand tu contemples les étoiles ; il a arrangé l’homme, il lui a donné des floraisons splendides, des débordements ravageurs, des poisons cachés, des sommets froids, et il l’a créé immense afin que l’idée pût tourner en son âme ; c’est pour qu’il l’absorbe mieux qu’il l’a garni d’organes voraces, pour qu’il la déverse à plus larges effluves qu’il l’a taillé de pentes rapides.
L’esprit éperdu vagabonde dans la matière, il n’en sortira qu’après en avoir parcouru tous les détours, et avant d’en sortir il faut qu’il en parcoure tous les chemins, qu’il se soit heurté à tous les angles et roulé dans tous les abîmes.
Un délire de meurtre, de luxure, comme un ouragan bouleverse les âges, les sexes, les esclaves et les maîtres ; ni jalousie, ni possession, ni attachement, ni pudeur ; l’esclave commande au maître, les mâles s’accouplent, les vierges crient sous des déchirures sanglantes.
Nous chantons à table la prière des morts, nous nous lacérons avec des couteaux et nos buvons le sang de nos bras ; nous faisons avorter les femmes enceintes, nous crachons sur le pain, nous montons sur l’autel et nous nous encensons avec des encensoirs d’église.
Accourez ! accourez !
Je suis descendue dans les volcans, j’ai mis ma tête dans la gueule des lions, j’ai conquis l’esprit, le voilà ! le voilà !
Il est dans la chair rugissante, dans le feu étincelant, dans le vent furieux.
Les villes ont fait éclater leurs murs, l’herbe a grandi sous mes pieds, et le prêtre qui chantait dans les hymnes, s’arrêtant tout à coup, s’est mis à courir après moi dans le désert. Je vais t’emporter sur ma bête, je te roulerai dans mon amour, nous irons au haut de l’abîme, et sur ta joue ruisselleront mes baisers comme des flammèches d’incendie ; tu sentiras ton cœur plus grouillant qu’une forêt où il y a des battements d’ailes de colombes et des frôlements de vipères.
Oh ! oh ! oh ! que j’ai peur ! que j’ai peur ! oue ! oue ! oue !
Persévère, Antoine ! C’est par la pénitence que tu vaincras le Démon. Fais-toi souffrir, mortifie-toi, macère-toi !
Et quand le cal sera venu sur la croûte sèche de tes plaies et que ton esprit n’imaginera plus rien pour tourmenter ta chair fatiguée, va-t’en, cours au martyre ! Jésus l’a subi, ses fils doivent le chercher pour lui plaire. À côté de sa douleur, que seront jamais leurs douleurs ! Le gémissement du Calvaire retentira jusqu’à la consommation des mondes, infini comme la souffrance qui l’a poussé ; mais de toutes les larmes des générations disparues qui, réunies ensemble, feraient peut-être des océans, dis-moi donc s’il en reste une seule goutte ? Bornée est ta nature, chétive est ta souffrance. N’es-tu pas fatigué du corps qui pèse sur ton âme et qui la courbe comme un cachot trop étroit ? Démolis donc ta chair, fais-y de large ouvertures pour qu’y descende l’air du ciel.
Viens avec nous, imite-nous ! Nous avons six fois par lune des jeûnes entiers, nous observons trois carêmes, nous nous abstenons de bain, d’étoffes bigarrées, d’odeurs et de tout ce qui a suc ou sang dans la nourriture que nous prenons ; nous baptisons les morts, nous voilons les vierges, nous refusons la communion au criminel agonisant, et nous proscrivons les seconds mariages.
Nous les proscrivons tous !
Pensez-vous plaire au Saint-Esprit en perpétuant par la chair la malédiction de la chair ?
L’arbre de l’Éden qui portait chaque année douze fruits rouges comme du sang, c’est la femme ; celui qui dort à son ombre ne se réveillera que dans l’enfer.
… Ils s’en retournent forniquer tout en paix dans la sécurité de leur sottise, ils disent qu’à deux ils en chérissent mieux le Seigneur, qu’ils élèvent des fidèles pour le servir ; comme si ce n’était pas eux qu’ils chérissent avant toute chose ! comme s’ils ne reniaient pas l’esprit en sacrifiant à la chair ! comme si le Seigneur, autour duquel dansent les soleils, avait besoin pour qu’on l’adorât, de l’auxiliaire permanent des enfantements de leurs corps ! Où est-il l’insensé qui a permis aux fils de Jésus de faire leur salut dans le mariage ?
Celui-là n’avait donc jamais posé sa tête sur le sein d’une fille d’Ève ? Il ne s’était pas senti dans l’amour d’elle dissoudre avec lenteur, comme une petite plante qui se pourrit sous la pluie chaude de l’orage ? il n’avait pas éprouvé dans sa main cette main qui sue la mollesse, ni tressailli d’épouvante à ce regard qui fond les enthousiasmes et asphyxie la pensée ?
La prière, qui doit monter à Dieu ardente et droite comme la flamme des grands cierges, toujours vacille et s’éteint sous le souffle de la femme ; d’elle-même, sans le vouloir, elle dénigre l’esprit et toujours rabaisse à son usage les aspirations qui la dépassent. Quand elle implore à genoux la béatitude éternelle, ce n’est que pour la partager avec l’homme de son cœur, et elle la rêve toute remplie par les intarissables épanchements à leur mutuelle ivresse. Non ! non ! jamais l’époux ne dévêtit l’épouse pour en couvrir le pauvre, ni n’ordonne à ses fils de serrer leurs coudes à table pour faire place à l’étranger. Y en a-t-il qui désertent la maison pour l’arène ? devant les idoles les meilleurs même détournent la tête sans rien dire, de peur que l’épée du légionnaire ne vienne, la nuit, fouiller les berceaux endormis.
Si, plus forts un moment, ils ont pu s’échapper à leur tendresse, oh ! Antoine, personne, en revanche, n’a jamais su sous quels navrements se noya leur âme lorsqu’il a fallu mourir, ni les voix aimées qu’ils entendaient à travers le rugissement des léopards, ni leurs atroces jalousies à propos des familles applaudissantes, et tous les vagues horizons de félicités terrestres qui passaient, avec le ciel du soir, sous la courbe des arcades, ni les remords désespérés qui ont effacé leur martyre, ni avec quels reniements du Christ ils se sont vengés de leur vertu !
Le chrétien n’est pas sur la terre pour en cultiver les joies, pour les donner ni les recevoir ; sa vie à lui est large et détachée, il a la foi pour épouse, le monde pour famille, la pénitence pour patrimoine, il doit continuellement sentir dans son âme quelque chose de béant et d’inassouvi, quelque chose qui déborde l’existence et qui n’y puisse appartenir.
Affamé du ciel, il perdrait le désir de Dieu si la terre une seule fois pouvait rassasier son espérance.
Ils ont raison, nous savons cela, nous autres, du temps que nous vivions chez nos maris, nos cœurs étouffaient.
Aux banquets de famille, quand les parents assemblés entrechoquaient les coupes en chantant de vieilles chansons, sérieuses et le coude sur la table, à mesure que de leurs cœurs la gaieté s’épanchait plus joyeuse, une amertume sans nom envahissait les nôtres.
Il ne fallait pas, disaient-ils, nous échappant dès le matin sans litière ni suivante, courir jusque dans les tavernes chercher les belluaires et les geôliers. Nos anneaux, nos bracelets, nos colliers, nous donnions tout pour visiter les confesseurs ; la nuit se passait avec eux, nous récitions des psaumes, nous parlions des anges ; nos époux, pendant ce temps-là, se tourmentaient à la maison. Comme ils furent colères, le jour qu’ils surprirent dans nos vêtements des petits linges ensanglantés qui avaient séché sur nos poitrines !
Le soir, quand nous récitions nos prières, ils attendaient derrière nous, frappant du pied dans la chambre. Oh ! que nous avons pleuré souvent dans leurs étreintes, lorsqu’à force de baisers, malgré nous, ils rappelaient sur nos lèvres notre âme envolée vers Dieu !
Ah ! mère du Christ ! Ils ont cassé en morceaux les délicatesses fines de notre pauvre pudeur, et avec leurs passions troublé la calme profondeur de la foi, comme avec des pierres que l’on jetterait dans un puits l’une après l’autre.
Et nos soupirs nous gonflaient la poitrine, le dégoût de la vie se tournait en haine, et nous grelottions sous ces tristesses plus froides que la rosée qui trempait le bas de nos robes, lorsque, dans l’herbe des cimetières, nous allions prier sur les tombeaux.
La première fois que je l’ai vu, j’étais seule, il faisait lourd, les murs avaient des gouttes comme un front en sueur ; sur l’eau claire du bassin le plafond de mosaïques se mirait immobile. Assise sur les degrés de marbre de la piscine, je dormais à demi, au bruit confus de la rue qui m’arrivait dans mon sommeil. Tout à coup j’entendis des clameurs, on courait, des voix criaient : « C’est un magicien ! c’est le diable ! c’est le Christ ressuscité ! c’est un prophète nouveau ! » et la foule s’arrêta devant notre maison, en face le temple d’Esculape. Je me levai de suite, sans prendre mes sandales, et je me haussai avec les poignets jusqu’à la hauteur de la fenêtre.
Sur le péristyle du temple, il y avait un homme vêtu de la tunique des affranchis, qui portait un carcan de fer à son cou ; il parlait, et la foule s’agitait comme les épis sous un grand vent.
Quoiqu’il fût loin, je l’entendais aussi bien que s’il eût été collé à mon oreille, ou plutôt il me semblait que c’était en moi-même que se disait sa parole, et que je ne faisais qu’écouter la vibration de mes pensées.
Il disparut un moment, puis on le revit avec un réchaud de charbons.
Il se remit à parler, il prenait les charbons avec ses mains, et il s’en faisait sur la poitrine de larges traînées rouges, en criant le nom de Jésus, et le peuple disait : « Cela n’est pas permis, lapidons-le ! » mais il y en avait aussi qui applaudissaient, et il en avait d’autres qui riaient.
Lui, il continuait. C’était comme un tonnerre qui roule, et quand il était fatigué de gesticuler avec la main droite, il gesticulait avec la main gauche. Cependant le jour baissa, peu à peu la rue fut vide, les marches du temple se dégarnirent, et il ne resta plus que dix hommes à l’écouter, puis sept, puis trois, puis un seul, qui finit par s’en aller comme les autres.
Lui, il continuait. C’était des choses merveilleuses, charmantes ; elles découlaient comme des cascades d’étincelles, des fleurs du paradis grandes ouvertes tournaient rapidement devant moi leurs pétales éblouissantes, et j’entendais dans les espaces siffler la mélodie d’un archet d’or. Mes bras pourtant lâchèrent les barreaux, mes jarrets s’affaissèrent, mon corps tomba. Je ne sais s’il avait fini, si c’est moi qui avais cessé de l’entendre, mais la piscine était vide, et sur les dalles sablées de poudre bleue, la lune allongeait ses rayons clairs.
De qui donc parle-t-elle ?
C’était à la fin de l’été, nous revenions de Tarse par les montagnes, quand, à un détour du chemin, nous vîmes un homme sous un figuier ; il en cueillait les feuilles et les jetait au vent, il en arrachait les fruits et il les écrasait par terre.
Du plus loin il nous cria de nous arrêter, et comme nous avancions toujours, il se précipita vers nous en nous injuriant. Un des cavaliers le frappa de son fouet, les esclaves accoururent avec leurs épieux ; il se mit à rire, d’un rire terrible qui fit cabrer les chevaux, et les molosses se mirent à hurler tous ensemble.
Il était nu-pieds, debout, au bord du précipice, la sueur coulant sur son visage olivâtre, le vent de la montagne faisait claquer son manteau noir.
Il nous appelait tous par nos noms, et nous racontait nos existences, il nous reprochait la vanité de nos œuvres, la turpitude de nos corps, l’abomination de nos richesses, et il levait le poing du côté des dromadaires, à cause des clochettes d’argent qu’ils portaient sous la mâchoire.
Il monta au-dessus du figuier, sur un pan de roc, dans la montagne. Alors il se mit à me regarder en face dans les yeux et à me parler. Cela me tourmentait, et pourtant cela me délectait aussi ; il m’épouvantait, mais je l’adorais, j’aurais voulu fuir, il fallait que je restasse toujours ; sa colère me glaçait d’épouvante jusqu’à la moelle, puis il avait tout à coup, parfois, au contraire, je ne sais quel voluptueux langage mêlé de brises et de parfums, qui me berçait doucement avec des enivrements et des excitations. Les esclaves s’approchèrent en disant : « Nos bêtes n’ont rien mangé, voici la nuit, il faudrait partir » ; puis ce furent les femmes qui dirent à leur tour : « Nous ne pouvons pas rester là, nous avons peur des voleurs » ; puis ce furent les enfants qui crièrent : « Nous avons faim ! nous avons froid ! » et comme on n’avait pas répondu aux femmes, elles s’en allèrent.
Puis ce fut l’époux qui s’approcha et qui dit : « Que veux-tu donc ? resteras-tu toujours là ? » et les enfants pleuraient toujours et s’en allèrent retrouver les femmes, les bêtes de somme périrent dans les précipices, les chiens rompirent leurs chaînes et s’enfuirent de côté et d’autre dans la montagne.
Lui, il continuait. Sa voix sifflait, ses paroles tombaient précipitées, coupantes comme des poignards qui faisaient saigner mon cœur et le dégorgeaient.
Je sentis près de moi quelqu’un, c’était l’époux, il disait : « Oh ! laisse-le ! laisse-le ! » j’écoutais l’autre, il se rapprocha plus près, et il reprit, à deux genoux : « Est-ce que tu m’abandonnes ? » et je répondis : « Oui, va-t’en ».
Le Père domine, le Fils pâtit, l’Esprit flamboie, le Paraclet est à nous, l’Esprit est en nous, car nous sommes les amantes du grand Montanus. Nous prophétisons sur les ponts, sur les chemins, dans les halliers, dans les déserts, sur les places publiques, dans les églises.
Là-bas la couche est vide, l’époux a gémi, les enfants ont pleuré, le soir, en nous demandant, et les valets en liberté ont été voler le vin dans les celliers.
Maintenant sans doute la concubine a dormi dans la couche, l’époux est mort, les enfants ont oublié et les valets, comme des renards, ont ravagé toute la maison. Qu’importe ! sommes-nous des femmes ? De quel amour, ô maître, t’adorent tes servantes ! toi, beau Montanus, première des créatures, fils de la Trinité sainte, séjour même de la grâce !
Quand vous passez, on dit : Voilà donc ces deux femmes qui ont quitté tout pour suivre Montanus !
Ce n’est pas lui, mais quelque chose de supérieur qui réside en sa personne. Car je ne suis pas un homme, moi, vous le savez, n’est-ce pas, vous qui languissez d’ardeur sur ma poitrine imberbe.
Vous êtes, ô mes chéries, la Pénitence dans la matière, l’inassouvissable désir, l’âme pure.
Le Saint-Esprit, qui est moi, a effacé en vous la chair immonde ; elle n’est plus, puisque vous jouissez dans la douleur et que vous souffrez par la vie comme par une blessure. Le monde se trouble, votre exemple fait accourir les femmes à moi, les femmes riches qui deviennent délirantes comme vous, à cause de cet amour qui n’a pas de nom sur la terre.
Gardez sous vos tuniques de deuil la pourpre que vous portiez chez vos maris, cachez votre chevelure longue qui se déroule le soir comme un fleuve, priez, pleurez, sanglotez, pâmez-vous, aimez-moi ; je veux que vos yeux soient pâles comme un manteau d’azur qui a déteint au grand soleil ; appelez-moi pour vous coucher sur les chevalets, montrez-moi les ampoules roses faites par les orties dont vous fouettez vos corps, et quand le sang coulera, j’arriverai pour le sucer avec ma bouche.
Suis-les donc, ils s’en vont à leur Jérusalem, dans leur maison de Pepusa, dont la place est inconnue ; ils te recevront, tu partageras leurs nuits, leurs festins, leurs prières ; tu verras les convulsions qu’ils se donnent, les hébétements qui les font ressembler à des cadavres. Et toi aussi, tu aimeras avec toute l’âcreté de l’enfer, mais ce sera le ciel ; tu convoiteras avec toute la violence de la chair, et ce sera l’âme.
Tu brûleras pour les prophétesses, tu adoreras Montanus.
Au nom du Christ, sortez d’ici !
Au nom de la vierge Marie, allez-vous-en !
Au nom de la croix, fuyez !
Ils ne s’en vont pas ! Ô seigneur ! ô mon dieu !… au nom du Paradis, par le mérite de tous les saints, par l’esprit de tous les anges, par le sang de tous les martyrs…
Les voilà ! l’enfer me prend ! Pitié pour moi, Seigneur !
Non, tu ne nous chasseras pas, tu ne nous repousseras pas. Zotime de Comane a été vaincu par Maximilla ; Sotas, évêque d’Anchiale, a été vaincu par Priscilla. Le Christ est pour nous, car nous souffrons comme le Christ ; la Vierge est pour nous, car voici ces deux femmes pures ; les anges sont pour nous, car c’est l’esprit qui fait les anges et nous vivons par l’esprit, et rien que par lui. Nous avons des saints qui sont plus saints que tes saints, des martyrs plus martyrs que tes martyrs.
Connais-tu Alexandre, Théodore et Thémison ?
On a arraché les yeux, les dents et les ongles à Alexandre de Phrygie, on lui a frotté la peau avec du miel, on a versé dessus une ruche de guêpes, et on l’a lié par une corde à la queue d’un taureau qui marchait dans une prairie fauchée. On a coupé Thémison avec des couteaux de bois ; on lui a fendu le ventre, on en a retiré les entrailles, et on lui en a sur le visage fait couler le jus avec des pinces. Le Diable a pris Théodore sur une montagne, l’y a battu pendant six nuits, avec le tronc d’un cèdre qui avait toutes ses branches, et l’a rejeté d’en haut, dans la vallée.
Apportez le bassin, amenez l’enfant, affilez les poinçons : il faut cent gouttes pour les patriarches, cent gouttes pour les élus, cent gouttes pour les auditeurs ; il faut encore huit cent soixante-dix-huit gouttes pour les huit cent soixante-dix-huit esprits du ciel ; l’innocent va racheter toute sa race. S’il en meurt, c’est un martyr ; s’il guérit, il deviendra pontife. Les hosties sont-elles prêtes ? les langes sont-ils ôtés ?
Assez ! assez ! grâce ! pitié !
Non ! non !
Eh bien ! écoute ceux-là.
Ceci est pour couper l’organe du sexe.
Ceci est pour faire souffrir la tête.
Voilà qui tranche la concupiscence à sa racine.
Voici qui endolorit l’orgueil en son séjour.
Grâce au fer, la tentation pour nous est sans péril ; sous la tresse d’épines, le désir se trouvera tourmenté par la douleur.
Quand tu sens une pierre dans ta sandale, tu défais ta sandale et tu retires d’entre les doigts le gravier qui te blesse ; mais ne sens-tu pas quelque chose qui te gêne dans la vie et qui fait boîter ton âme ?
Est-ce la douleur que tu redoutes, lâche ? est-ce la perte de ta chair, hypocrite ?
D’autres iront coucher près des femmes, pour pouvoir se dire, se délectant dans l’orgueil de l’abstinence : moi je suis chaste, mais il ne tient qu’à moi de ne pas l’être ; l’adultère m’effleure, mais, si je voulais, je le saisirais et m’y plongerais. Toi aussi tu te couches près d’elle et tu la regardes dormir ; elle se retourne dans son sommeil, elle soupire de langueur. Ah ! qu’elle bondirait vite si tu l’appelais ! Patience ! patience ! elle se réveillera tout entière, plus dévorante que les lions, plus vertigineuse que l’abîme.
Étouffe-la donc, coupe-la donc, hache-la donc !
Malédiction sur la chair ! malédiction sur l’esprit ! malédiction sur le monde ! malédiction sur nous-mêmes !
Maudit l’homme ! maudite la femme ! maudit l’enfant !
Maudit celui qui rit ! maudit celui qui pleure !
Haine au riche ! haine au pauvre ! haine au roi ! haine au peuple !
Détruisons la chair qui engendre la vie, abattons l’esprit qui s’égale à Dieu, ravageons le monde qui est le domaine de Satan, exterminons-nous nous-mêmes qui sommes dans la servitude de la chair, dans l’orgueil de l’esprit, dans les attaches du monde.
Tuons l’homme qui perpétue la malédiction, égorgeons la femme qui la reproduit, broyons l’enfant qui la tette à la mamelle.
Abattez l’arbre qui rafraîchit par son ombrage, écrasez le fruit qui délecte par sa saveur.
Que les dents qui claquent de joie soient brisées ! que les yeux qui pleurent de chagrin soient pourris, car pourquoi se réjouir ? pourquoi pleurer ?
Pillez le riche qui se trouve heureux, qui mange beaucoup, qui ne voudrait pas mourir ; battez le pauvre qui envie la housse de l’âne, le repas du chien, et qui se désole solitairement que chacun ne soit pas misérable comme lui. Quand vous verrez le roi, qui a une couronne et un manteau avec des gens qui l’accompagnent, dites-lui qu’il est comme Carrabas le fou, qui a une couronne de papier peint, pour manteau une natte de paille, pour soldats les enfants des rues qui le suivent avec des huées.
Dites aux nations que le temps va venir où Dieu écrasera du pied leur fourmilière, qu’on allumera les palais avec le chaume des cabanes, et que les sépulcres seront retournés sur la terre, comme des boîtes dont on a frappé le fond pour en vider la poussière.
Nourrissez les ours, appelez les vautours, sifflez les crocodiles sur le rivage.
Nous, les capitaines des Saints, nous détruisons la matière pour hâter la fin du monde. Dieu l’ordonne, et l’israélite que nous portons sur l’épaule est le marteau de sa fureur. Nous pillons dans les villes, nous incendions dans les campagnes, nous assommons sur les chemins, nous brûlons les blés, nous renversons les maisons, nous égorgeons les animaux, nous brisons les meubles, nous répandons le vin, nous jetons l’argent dans la mer.
Le salut n’est que dans le martyre, nous nous donnons le martyre.
Nous nous enlevons la peau des pieds et nous courons sur les galets, nous nous passons des broches de fer dans les entrailles, nous nous roulons nus dans la neige, nous arrêtons les voyageurs, et nous les forçons à nous supplicier jusqu’à ce qu’ils en soient épuisés d’épouvante et qu’ils nous aient demandé grâce, pour ne plus nous faire souffrir.
Quand le corps nous gêne, comme d’une tunique de pestiféré nous nous en débarrassons tout d’un coup ; nous nous entr’égorgeons ensemble en criant : Louange à Dieu ! Nous montons sur les édifices et les montagnes, et nous nous précipitons la tête en bas ; nous allons dans la tanière des bêtes sauvages arracher les petits qui tettent à la mamelle ; nous nous couchons sous la roue des grands chars, nous nous jetons dans la gueule des fours. Honni soit le baptême ! honnie l’eucharistie ! honni le mariage ! honni le viatique ! Damnation sur la tête qui reçoit l’eau, sur la main qui la verse ! le sacrement ne donne pas l’esprit, la pénitence seule lave les âmes. Damnation sur l’hostie, sur les doigts qui la rompent, sur les lèvres qui la prennent ! Jésus ne se touche point, Jésus ne se mange point. Damnation sur l’adultère consacré, sur le serment d’amour ! c’est Dieu qu’il faut aimer, c’est avec la douleur qu’il faut s’unir. Damnation sur la vanité du moribond qui croit la chair éternelle ! damnation sur la faiblesse de ceux qui l’espèrent ! damnation sur l’infamie de celui qui l’enseigne ! damnation sur toi ! damnation sur nous ! damnation sur tous et gloire à la mort !
Quoi ? plus rien !… ils sont partis… Ah ! d’où vient que mes yeux n’y voient plus ? je tremble, mettons-nous vite en prières.
C’est comme une nuée qui m’entoure… il n’y a point d’orage pourtant, et je n’entends plus le tonnerre.
Ah !
Que voulez-vous ? parlez !… allez-vous-en !
Là ! là ! doucement ! vous êtes prompt en paroles, bon ermite. Ce que je vous veux, je n’en sais rien, je ne suis pas le maître, le voici :
Il faudrait connaître ce que vous désirez connaître… Quant à partir, la charité exigerait…
Excusez-moi, j’ai la tête si troublée !… mais je reçois depuis quelque temps des visites si étranges !… Mais que vous faut-il ? Tenez, asseyez-vous là, reposez-vous.
Et votre maître qui reste debout ?
Pour lui, oh ! il n’a besoin de rien, c’est un sage, préoccupé de pensées sublimes, et qui ne prend pas garde aux choses d’ici-bas ; mais moi, bon ermite, je vous demanderai un peu d’eau, car je suis exténué de soif.
Pouah ! qu’elle est mauvaise ! vous devriez bien dans la journée l’enfermer sous de la verdure, elle serait plus fraîche le soir.
C’est qu’il n’y a pas un seul brin d’herbe dans les environs, seigneur.
Ah !… N’auriez-vous rien, dites-moi, à mettre sous la dent ? car j’ai grand’faim.
Si ! j’ai encore du pain pour trois jours.
Qu’il est dur !
Je n’en ai pas d’autre, seigneur.
Ah !
Laissez donc ! ne faut-il pas que chacun vive ?
Et vous venez ?
Oh ! de loin, de très loin.
Et qu’y a-t-il ? que fait-on dans le monde ?
On a permis à Melèce de demeurer à Lycopolis, et Athanase, je crois, est rentré dans Alexandrie.
Dieu soit loué !
L’empereur va faire bâtir une ville sur le Bosphore, et les diacres à l’avenir ne pourront plus s’asseoir entre les prêtres.
Et vous allez maintenant ?
Je n’en sais rien.
C’est lui qui règle tout, je le suis où il voudra.
Qui êtes-vous donc ?
Nous sommes de curieux philosophes qui voyageons par toute la terre, nous lisons les inscriptions sacrées sur les tombeaux, nous étudions les fleurs sur les rivages, nous dormons sous les arbres et nous marchons toujours droit devant nous, du côté du soleil.
Comment l’appelez-vous, cet homme qui a l’air si grave ?
C’est Apollonius.
Apollonius, vous dis-je !
Apollonius de Thyane, encore une fois !
Je n’en ai jamais entendu parler.
Comment ! jamais ? un sage comme lui !
Ah ! je vois bien, brave homme, que vous ignorez complètement ce qui se passe dans le monde.
Il est vrai, seigneur, tout mon temps étant consacré à la religion.
Lui aussi ; aussi est-il devenu sage comme Salomon, croyant comme saint Paul.
En effet, il a je ne sais quoi qui respire la sainteté ; je voudrais bien lui parler, je me sens attiré vers lui… mais j’ai tort peut-être, car…
À quoi songez-vous donc que vous ne parlez plus ?
Je songe… Oh ! rien !… Ne pourrait-on savoir comment il s’y est pris pour acquérir cette sagesse ? est-ce par la foi ? par les œuvres ?
Je ne saurais vous répondre, jamais je ne lui adresse de questions qu’avec sa permission.
Et même je vous avouerai que j’en ai presque peur.
Il a l’air doux, pourtant.
Parlez-lui vous-même… Voyez !… il vous répondra peut-être.
Ah ! si vous l’entendiez ! il parle mieux que saint Paul. Voulez-vous ?
Qu’est-ce que ?
Maître, c’est un bon ermite galiléen qui voudrait savoir d’où vient la sagesse.
Qu’il approche !
Allons ! approchez !
Approche !
Bien ! Tu voudrais connaître qui je suis, d’où je viens, où je vais, qui j’ai été, ce que j’ai fait, ce que je pense surtout ; n’est-ce pas cela, enfant ?
Si ces choses, toutefois, peuvent tourner à mon salut, mais…
Sois content, je vais te les dire.
Est-il possible ! il faut qu’il vous ait reconnu du premier coup des inclinations extraordinaires pour la philosophie.
Je vais en profiter aussi moi, ce sera ça de gagné.
Avant de t’ouvrir la Doctrine, je t’exposerai ce que j’ai fait pour l’acquérir, et si tu trouves dans toute ma vie une seule action mauvaise, je m’arrêterai aussitôt, car celui-là doit scandaliser par ses pensées, qui a méfait par ses œuvres.
Vous voyez quel homme juste ça fait !
Décidément je crois qu’il est sincère !
Écoute donc ! Et toi, Damis, écoute aussi ! je vais dire ce que tu ne sais pas, le ciel ayant voulu que ce fût aujourd’hui que je révélasse ces choses :
Il n’est pas, du moins, comme les philosophes d’à présent, il croit à la Providence.
La nuit de ma naissance, ma mère rêvait qu’elle cueillait des fleurs dans une prairie, et elle accoucha de moi, à la voix des cygnes qui chantaient dans son rêve. Alors il y eut un éclair et j’ouvris les yeux.
Jusqu’à quinze ans, on m’a plongé trois fois par jour dans la fontaine Asbadée, dont l’eau rend les parjures hydropiques, et l’on me frottait le corps avec les feuilles du cnyza, pour me faire chaste dès ma jeunesse.
C’est à cet âge que je commençai à laisser croître mes cheveux, à ne porter que des étoffes de lin, à fréquenter les prêtres et à coucher dans les temples, si bien que lorsqu’on rencontrait quelqu’un qui marchait vite, on avait coutume de dire : Où courez-vous donc ? allez-vous voir le jeune homme ?
Une princesse palmyrienne vint un soir me trouver, elle m’offrait des trésors qu’elle savait être en des tombeaux, si je voulais m’en retourner avec elle en son pays ; une prêtresse d’Isis, désespérée, se tua sur l’autel avec le couteau des sacrifices, et le gouverneur de Cilicie, qui m’avait aperçu un matin achetant des colombes au marché, quand il eut épuisé toutes ses promesses, me menaça de me faire mourir ; mais c’est lui qui mourut, trois jours après, assassiné par les Romains.
Hein ? quand je vous disais !… quel homme !
Pour me fortifier dans la sagesse j’ai d’abord, pendant quatre ans, observé le silence absolu des Pythagoriciens ; la douleur la plus imprévue ne m’arrachait pas un soupir ; au bruit qui se passait derrière moi je ne détournais plus la tête, et au théâtre, quand j’entrais, on s’écartait de moi comme d’un fantôme.
Auriez-vous fait cela, vous ? il fallait une grande vertu, n’est-ce pas ?
Le temps de mon silence accompli, j’entrepris de rétablir les rites afin d’en instruire les prêtres, qui avaient perdu la tradition, et je formulai cette prière : « Ô dieux ! donnez-moi ce qui me convient ! »
Comment ? dieux, les dieux ? que dit-il ? il n’est donc pas chrétien ?
Il ne l’était pas dans ce temps-là… Laissez-le poursuivre, taisez-vous, vous interrompriez se idées.
Alors je suis parti pour connaître toutes les religions, pour consulter tous les oracles ; j’ai devisé avec les gymnosophistes de l’Inde, avec les devins de Chaldée, avec les mages de Babylone ; j’ai vu des pays où le soleil se lève à gauche, j’ai entendu dans les cavernes le chant des griffons qui gardent l’or, je suis monté sur les quatorze Olympes, j’ai sondé les lacs de Scythie et j’ai mesuré l’étendue du désert.
C’est pourtant vrai tout cela, j’y étais aussi.
J’ai d’abord été depuis le Pont jusqu’à la mer d’Hyrcanie, j’en ai fait le tour ; par le pays des Baraomates, où est enterré Bucéphale, cheval d’Alexandre, je suis redescendu vers Ninive. Aux portes de la ville il y avait une statue de femme habillée à la mode des barbares : c’était la fille d’Inacchus, qui portait sur le front deux petites cornes naissantes. Comme j’étais à la considérer, un homme s’approcha.
C’était moi ! c’était moi, mon bon maître ! Oh ! comme je vous aimai tout de suite ! vous étiez plus doux qu’une fille et plus beau qu’un dieu.
Il voulait m’accompagner, disait-il, pour me servir d’interprète dans les pays étrangers lointains.
Mais vous me répondîtes que vous compreniez tous les langages et que vous deviniez toutes les pensées. Alors j’ai baisé le bas de votre manteau, et je me suis mis à marcher derrière vous.
Ayant dépassé Ctésiphon, nous entrâmes sur les terres de Babylone ; les gardes, à qui j’avais refusé de dire mon nom, me menèrent au satrape de la province.
Il poussa un cri en voyant un homme si maigre.
La drôle d’histoire !
Le satrape me demanda pourquoi j’étais venu dans le royaume du Roi : « Je suis libre comme l’oiseau, lui répondis-je, et vaste comme l’air ! »
Alors il nous laissa partir et nous donna même des provisions. N’est-ce pas le lendemain, maître, que nous rencontrâmes dans un bois cette lionne énorme qui avait huit petits dans le ventre ? Alors vous dites aussitôt : « Notre séjour auprès du Roi sera d’un an et huit mois » ; je n’ai jamais pu me rendre compte comment vous avez deviné si juste.
Voilà une perspicacité fort merveilleuse !
La première fois que nous couchâmes dans le pays de Cissie, je vis en dormant des poissons qui palpitaient sur un rivage ; ils semblaient se plaindre d’une manière humaine et se lamentaient comme des exilés. Devant eux, dans les flots, un grand dauphin nageait ; ils s’efforçaient d’aller vers lui et traînaient dns le sable leurs nageoires alourdies ; le dauphin cependant s’avançait à leur rencontre, battant la mer avec sa queue, et soufflant l’eau par ses narines.
Oh ! que j’ai eu peur, quand vous m’avez raconté ce rêve-là !
Les poissons, c’étaient les Érithriens, transportés dans le pays de Cissie par Darius ; le dauphin, c’était moi qui devais les secourir.
J’allai chez eux, je relevai leurs tombeaux.
Et vous pleuriez ! vous pleuriez !… je ne sais pas pourquoi, car enfin tous ces gens, qui étaient morts, vous ne les aviez pas connus.
Le Roi m’a reçu sur son trône, dans une salle ronde, sous un dôme de saphir d’où pendaient à des fils que l’on n’apercevait pas quatre grands oiseaux d’or, les ailes étendues.
Je n’ai jamais vu de choses pareilles, moi.
C’est là une ville, cette Babylone ; tout le monde y est riche, les rues sont sablées, les maisons ont une porte qui s’ouvre sur le fleuve.
Voyez-vous ?… comme cela.
Et puis ce sont des tours, des temples, des bains, des places plantées, des aqueducs, des promenades ; les palais sont couverts de cuivre rouge… Et l’intérieur donc ! si vous saviez ! ce n’est qu’argent, ivoire et tapisseries ; elles représentent des fables grecques, et rien ne m’amusait plus que d’en reconnaître les sujets. Chez mon hôte il y en avait une, toute tissue de perles, qui figurait Orphée au milieu des lynx ; il avait sa lyre, une tiare persique et des caleçons.
Sur la muraille extérieure du temple de Bélus, haute de deux cents coudées, large de cinquante, s’élève une tour de marbre blanc qui en supporte une seconde, qui en supporte une troisième, puis une quatrième et une cinquième, et il y en a trois autres encore ; on y monte par des escaliers extérieurs, qui tournent au flanc des tours comme des serpents. Ces tours sont des tombeaux. La huitième est une chapelle ; il y a dedans un grand lit magnifique, et près du lit une table d’or. Personne n’y entre, si ce n’est la femme que les prêtres ont choisie pour le dieu Bélus, lorsqu’il y doit venir passer la nuit : c’est là que le Roi de Babylone me fit loger.
J’aurais bien voulu la voir, moi ; mais cela m’était défendu, je n’ai pas pu.
Pourquoi donc ?
Je n’étais pas le maître, moi ; à peine si l’on me regardait ; aussi je restais seul tout le temps à me promener par la ville, je m’informais des usages, du prix des denrées, de tout ce qui pouvait m’intéresser ; je visitais les fabriques d’étoffes, les ateliers des graveurs ; j’examinais les machines hydrauliques pour porter l’eau dans les jardins, mais il m’ennuyait d’être séparé du Maître.
Au bout d’un an et huit mois
Oui-da ! Elle sautait sur ses sabots, elle hennissait comme un âne, elle courait dans les rochers avec un brui de tonnerre ; mais il lui dit des injures, et elle s’en alla.
Étrange ! mais où veulent-ils en venir ?
En traversant le Caucase, des hommes accoururent à nous en poussant des cris de joie, et nous offrirent du miel avec du vin fait de jus de dattes ; je mangeais le miel, Damis prit le vin. Assis sur l’herbe, près d’une fontaine, il m’invita à boire la coupe de Jupiter sauveur ; je refusai, mais je lui permis de boire.
Et j’en fus bien aise, j’étais si fatigué ! Mais vous, maître, je ne sais comment vous pouvez vivre à ne boire jamais de vin, et à ne manger jamais de viande.
Je ne suis donc pas le seul… cet étranger aussi…
À Taxilla, capitale de cinq mille forteresses, Phraortes, roi des Indes, nous a montré sa garde d’hommes noirs, hauts de cinq coudées, et dans es jardins de son palais, sous un pavillon de brocart vert, un éléphant gigantesque que ses femmes s’amusaient à parfumer. Il avait autour des défenses des colliers d’or et sur l’un d’eux on lisait : « Le Fils de Jupiter a consacré Ajax au Soleil. » C’était l’éléphant de Porus, qui sans doute s’était enfui de Babylone après la mort d’Alexandre, et qu’on avait retrouvé dans une forêt.
Personne n’a jamais pu nous dire son âge.
Ils parlent abondamment, comme des gens ivres.
Phraortes nous fit asseoir à sa table, elle était couverte de grands oiseaux, de grands poissons ; il y avait de gros fruits étalés sur des feuilles larges, des antilopes avec leurs cornes.
Les seigneurs de là-bas, tout en buvant, s’exercent à lancer des flèches sous les pieds d’un enfant qui danse, ou bien à couper la mèche des torches en jetant des poignards d’un bout de la salle à l’autre bout ; mais je n’approuve pas ces amusements, il en pourrait résulter des malheurs.
Quand je fus prêt à partir, le Roi me donna un parasol pour le soleil, et il me dit : « J’ai, sur l’Indus, un haras de chameaux blancs, prends-en ce qu’il te faut, et quand tu n’en voudras plus, tourne-leur la tête du côté du Nord et souffle-leur dans les oreilles, ils reviendront. »
Nous descendîmes le long du fleuve, marchant la nuit, à la lueur des lucioles qui brillaient dans les bambous ; l’esclave courait en avant, sifflant un air pour écarter les serpents, les perroquets ricaneurs, et nos chameaux courbaient les reins pour passer sous les arbres, comme sous des portes trop basses.
Un jour, un enfant noir, portant sur le front une lune brillante et tenant à la main un caducée d’or, accourut vers nous et nous conduisit au collège des sages. Iarchas, leur chef, me parla longtemps de mes ancêtres, des pensées secrètes de ma jeunesse, des actions oubliées de mes existences antérieures. Lui, il avait été autrefois le fleuve Indus, et il me fit ressouvenir que j’avais été pilote en Égypte, sous le roi Sésostris.
Mais moi, on ne me dit rien du tout, de sorte que je ne sais pas qui j’ai été.
Que sont-ils donc ? Ils ont l’air vague comme des fantômes ; cependant, tout à l’heure, j’ai entendu le grand qui respirait, et, tantôt, l’autre a mangé.
Et nous continuâmes vers l’Océan. Sur le bord nous rencontrâmes les Cynocéphales, gorgés de lait, qui s’en revenaient de leur expédition dans l’île Taprobane, et nous vîmes avec eux la Vénus indienne, la femme jaune et blanche, qui dansait toute nue au milieu des singes. Elle avait à la taille une ceinture de petits tambourins d’ivoire, et elle riait d’une façon démesurée. Les flots tièdes apportaient des perles sur le sable, l’ambre craquait sous nos pas, et des fucus comme des cèdres gisaient déracinés tout à l’entour. Des squelettes de baleines blanchissaient au soleil dans la crevasse des falaises, et des oiseaux, suspendus à leurs côtes évidées, se balançaient dans de grands nids d’herbes vertes. La lumière du jour était rouge, la terre allait se rétrécissant en pointe. Quand elle ne fut plus large que de la largeur d’une sandale, nous nous arrêtâmes ; et après avoir, avec nos mains, jeté vers le ciel des gouttes d’eau de la mer, nous tournâmes à droite, pour revenir.
Nous sommes revenus par la région d’Argent ; par le pays des Gangarides, qui portent des vêtements de soie, par le promontoire Comaria, par la presqu’île de Laria ; nous avons traversé la contrée des Sachalites, qui ont un œil dans la poitrine, celle des Adramites et des Homérites ; puis à travers les monts Cassaniens, la mer Rouge et l’île Topazos, nous avons pénétré en Éthiopie par le royaume des Pygmées.
Comme la terre est grande !
Et quand nous sommes rentrés, tous ceux que nous avions connus jadis étaient morts.
Damis a voulu que je le menasse au tombeau de mon père, mais j’avais vu tant de choses que je n’ai pu en retrouver la place.
Ce n’est pas insensibilité, vous comprenez, mais il y avait si longtemps qu’il était parti ! Et puis quand on est toujours occupé…
Alors on commença dans le monde à parler de moi. À Éphèse, la peste ravageait la ville, j’ai fait lapider un vieux mendiant qui rôdait tous les soirs sur les remparts.
Et la peste s’en est allée !
Comment ! il chasse les maladies ?
À Cnide, j’ai guéri l’amoureux de Vénus.
Oui, un fou qui aimait éperdument cette statue. Il lui faisait des présents et même avait promis de l’épouser. Aimer une femme, passe encore ! mais une statue ! quelle sottise ! Le Maître cependant lui mit la main sur le cœur et l’amour s’en est allé.
Quoi ! il délivre des démons ?
En Égypte, j’ai apprivoisé un satyre.
Il nous suivait depuis la troisième cataracte, mais un jour que vous ne le regardiez plus, il s’est enfui.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
À Ostie, on portait au bûcher une jeune fille morte.
Une pluie fine tombait, le Maître s’est approché du brancard, de ses doigts a touché le front de la jeune fille morte, et elle s’est relevée en appelant sa mère.
Comment ! il ressuscite les morts ?
J’ai prédit l’empire à Vespasien.
Quoi ! il devine l’avenir ? serait-ce un enchanteur ?
Il y avait à Corinthe…
Non ! je ne dois plus les écouter, c’est dangereux peut-être.
Étant donc à table avec lui, aux bains de Baïa…
Excusez-moi, étrangers, mais il est tard, et…
Ce disciple s’appelait Ménippe. Un soir il rencontra une femme qui le prit par la main.
C’est l’heure de la première veille, allez-vous-en !
Un chien entra portant à la gueule la main coupée d’un homme.
Est-e que vous ne m’entendez pas ? retirez-vous !
Cette femme lui dit qu’elle était Phénicienne et qu’elle demeurait près de la ville, dans le faubourg des teinturiers.
De grâce ! laissez-moi ! allez-vous-en !
Le chien cependant rôdait autour des lits, et le monde voulait le chasser.
Taisez-vous donc ! mais taisez-vous ! assez !
Si vous venez chez moi, ajouta-t-elle, vous boirez d’un vin comme vous n’en avez jamais bu.
Mais moi je dis : « Laissez-le, il sait ce qu’il doit faire ».
Ils continuent ! oh ! oh !
Ménippe donc se rendit chez elle, ils s’aimèrent.
Avez-vous fini ? partez !
Et le chien, quand il eut tourné quelque temps, déposa la main coupée sur les genoux de Flavius.
Ce qu’ils disent se confond dans ma tête, c’est comme si j’entendais bruire des cymbales, et comme si j’entendais râler des mourants.
Mais le matin, aux leçons de l’école, Ménippe était pâle et tout son corps tremblait.
Encore !
Ah ! qu’ils continuent puisqu’il n’y a pas moyen…
À la fin le Maître lui dit : « Ô beau jeune homme, favori des belles dames ; tu caresses un serpent, un serpent te caresse, à quand les noces ?
Nous allâmes tous à la noce.
J’ai tort, j’ai tort, bien sûr, d’écouter tout cela.
Dès le vestibule, des serviteurs en grand nombre se remuaient, des portes se fermaient, s’ouvraient, mais on n’entendait ni le bruit des pas ni le bruit des portes. Le Maître alors se plaça à côté de Ménippe et lui dit quelques mots à l’oreille ; aussitôt la fiancée s’emporta en injures contre les philosophes et voulut courir vers son amant, mais la vaisselle d’or qui était sur les tables disparut, les échansons, les cuisiniers et les pannetiers disparurent, le toit de la maison s’envola, les murs tombèrent, et Apollonius resta seul sur un banc avec Ménippe, ayant à ses pieds cette femme qui pleurait ; elle le conjurait de ne pas la forcer à avouer son nom, il la pressait sans relâche ; à la fin elle confessa qu’elle était un vampire qui rassasiait d’amour les beaux jeunes hommes, afin de pouvoir se nourrir de leur chair, parce que rien en effet n’est plus sain pour ces sortes de fantômes que le sang des amoureux.
Si tu veux savoir l’art de…
Non, je ne veux rien savoir du tout. Laissez-moi ! allez-vous-en, vous dis-je !
Mais quel mal donc t’avons-nous fait ?
Aucun jusqu’à présent, il est vrai, mais… Non ! qu’ils s’en aillent !… Après tout, ils ont peut-être bientôt fini.
Nous avons été en Italie.
Oh ! oui, c’est cela, parlez-moi de la ville des papes. Que fait-on des os des martyrs ?
Le soir de notre arrivée aux portes de Rome, nous vîmes venir à nous un homme qui chantait d’une voix douce. C’était des vers de Néron, et il avait le pouvoir de faire emprisonner comme pour crime de lèse-majesté quiconque l’écoutait négligemment. On ne le payait pas assez cher, il raclait d’une méchante lyre peinte et portait à son dos, dans une boîte, une corde usée qui avait appartenu à la cithare de Néron ; il se vantait de l’avoir achetée cinq talents, et disait ne devoir la céder qu’à quelque musicien sans égal, vainqueur aux jeux Pythiques. J’ai haussé les épaules, il a pris de la boue pour nous la jeter au visage, alors j’ai défait ma ceinture et je la lui ai portée dans la main.
Vous avez eu bien tort, par exemple !
Cette nuit-là, on entendit sur le Tibre des voix funèbres qui semblaient rouler avec les flots. Dans Subur, tout à coup, les torches des lupanars s’éteignirent ; près des jardins de Salluste, une femme accoucha d’un loup qui lui rongea le ventre, et du fond de l’Étrurie, les prêtres de Cybèle accouraient tous en fouettant leurs ânes.
Le lendemain, Démétrius entra dans le Gymnase dont on venait de faire la dédicace et se mit à déclamer contre les bains. Le préfet du prétoire voulait qu’il mourût, on se contenta de le bannir : l’empereur était disposé à l’indulgence, il avait, la veille, chanté tout nu dans une taverne, près du Gymnase, et les Grecs de sa suite s’étaient fort récréés. Aux ides suivantes il me fit appeler à sa maison des Esquilies, il buvait en jouant aux osselets avec Sporus, accoudés ensemble sur une table d’agate ; il tourna la tête quand j’entrai, et me regardant sous son sourcil blond : « Pourquoi ne me crains-tu pas » ? me demanda-t-il. — « Parce que le Dieu qui t’a fait terrible m’a fait intrépide », lui répondis-je. Et il nous renvoya tous sans plus rien dire.
Ce qui vous prouve quelle considération déjà il s’était attirée par sa vertu.
Il y a dans tout cela quelque chose d’inexplicable et qui me fait peur.
Toute l’Asie, d’ailleurs, pourra vous dire…
Merci, je n’ai pas le temps de vous entendre…, à une autre fois…, je suis malade, laissez-moi !
Écoutez donc, rien n’est plus curieux ; il a vu, d’Éphèse, tuer Domitien qui était à Rome.
Vous raillez ! est-ce possible ?
C’est pourtant vrai, oui, au théâtre, en plein jour, le quatorzième des calendes d’octobre, tout à coup, il s’écria : « On égorge César ! » et il ajoutait à des reprises inégales : « Il roule par terre… il demande son poignard… un petit esclave le cherche… Oh ! oh ! On ne le trouve pas… on n’en apporte que le manche… Comme il se débat ! il se relève… il essaie de fuir… les portes sont fermées… il est tué… le bruit maintenant en court dans la ville… Ah ! c’est fini, il est bien mort ! » et ce jour-là, Titus Flavius Domitianus fut assassiné de cette façon.
Sans le secours du Diable, bien sûr, il n’y a pas sur terre de puissance pareille.
Le disciple dit vrai, Antoine, il faut le croire.
Oh ! comme sa voix me fait froid dans les cheveux !
Il avait voulu me faire mourir, ce Domitien-là, il avait dressé contre moi la liste de tous les crimes, Damis et Démétrius s’étaient enfuis par mon ordre, et je restais seul dans ma prison, attendant le moment.
C’était une terrible hardiesse, il faut avouer.
Vers la cinquième heure du jour, on m’amena au tribunal, la clepsydre était pleine, le juge sur son siège, et j’avais ma harangue prête, que je tenais sous mon manteau.
Nous étions sur le rivage de Pouzzoles, nous vous croyions mort ; nous étions bien tristes et nous songions à nous séparer, car chacun allait s’en retourner chez soi, quand, vers la sixième heure, vous apparûtes au milieu de nous.
Comme Jésus !
Nous tremblions tous, mais vous nous dites : « Touchez-moi, je n’ai pas quitté mon corps, approchez. »
Oh ! non, non, cela n’est point ! Vous mentez, n’est-ce pas, vous mentez ?
Et alors nous vous avons embrassé avec joie et nous sommes repartis tous ensemble.
Sont-ce des prophètes ? sont-ce des démons ? leurs yeux étincellent, leurs lèvres tremblent. Il me semble qu’ils grandissent, qu’ils ne touchent plus terre.
Et nous avons été au delà des colonnes d’Hercule, nous avons remonté le Nil jusqu’à sa source, qu’il connaît ; nous sommes retournés en Chaldée.
Pourquoi te tourmentes-tu à chercher d’où vient ma puissance ?
Qu’en sais-tu ?
Oui, c’est cela qui t’occupe.
Eh bien, oui ! dis-le, parle !
Elle résulte…
Oh ! non, pas lui, mais toi, toi ! Parle, toi, quoique je ne veuille pas t’entendre, ensuite va-t’en !
C’est que je fais les libations par l’oreille des amphores, c’est que je connais des prières indiennes, c’est que je suis descendu dans l’antre de Trophonius, fils d’Apollon ; six jours durant, j’y ai navigué dans les ténèbres, et le septième j’en suis ressorti rapportant le livre des Pensées de Pythagore. J’ai pétri pour les femmes de Syracuse, les phallus de miel rose qu’elles portent, en hurlant sur les montagnes ; j’ai subi les quatre-vingts épreuves de Mithra, j’ai reçu l’écharpe de pourpre des Cabires, j’ai répondu aux formules d’Éleusis, j’ai senti dans mon sein couler le serpent d’or de Sabasius, j’ai lavé Cybèle au flot des golfes campaniens, et j’ai passé trois lunes dans les cavernes de Samothrace.
Ah ! ah ! ah ! aux mystères de la Bonne Déesse.
Veux-tu venir avec nous, voir des étoiles nouvelles et de dieux inconnus ?
Non ! retournez-vous-en, continuez, laissez-moi !
Faites comme nous… allons ! partons !
Fuyez ! fuyez ! vous autres !
Nous allons au Nord, du côté des cygnes et des neiges. Sur le désert blanc, galope le chevreuil cornu dont les yeux pleurent de froid ; des soleils violets tournent dans les cieux et rougissent la glace, qui brille comme des miroirs ; c’est là que se trouvent les Fanésiens aux longues oreilles et les Hippopodes hennissant, qui cassent avec leurs pieds la plante d’outremer.
Viens-tu ? viens-tu ? le coq a chanté, le cheval a henni, la voile est prête.
Non ! c’est la nuit, le coq n’a point chanté, j’entends le grillon dans les sables et je vois la lune qui reste en place.
Au delà des montagnes, derrière l’horizon rose, là-bas, nous allons cueillir la pomme d’or des Hespérides et chercher dans les parfums la raison de l’amour. Nous baignerons nos membres dans le doux lac d’huile de l’île Junonia, nous humerons l’odeur du myrrhodion qui fait mourir les faibles ; tu verras, dormant sur les primevères, le lézard géant qui se réveille tous les siècles, quand tombe à sa maturité le rubis qu’il porte sur sa tête. Les étoiles palpitent comme des regards, les cascades chantent comme des lyres, des enivrements s’exhalent des fleurs écloses ; dans l’eau des fontaines ta figure sera belle, au souffle des brises ton esprit s’élargira parmi les airs, et dans ton cœur comme sur toi des bouffées chaudes passeront pour te faire tressaillir d’une joie divine.
Il est temps de partir, car le vent va se lever, les hirondelles s’éveillent, la feuille du myrte est envolée.
Oui, partons, partons !
Non, non, moi, je reste !
Veux-tu que je t’enseigne où pousse la plante Balis, qui ressuscite les morts ?
Demande-lui qu’il te donne l’androdamas, qui attire l’argent, le fer et l’airain.
Veux-tu le xéneston infaillible ? Tiens ! prends-le, le voici !… prends-le donc ! Je l’ai composé pour toi sous le signe du Scorpion ; avec lui tu pourras descendre dans les volcans, traverser le feu, voler dans l’air.
Oh ! qu’ils me font mal ! qu’ils me font mal !
Il peut t’apprendre à entendre le langage des créatures, les rugissements, les hennissements, les roucoulements.
Désires-tu savoir ce qu’implorent les oiseaux quand ils crient dans les nuages ? ce que disent les moucherons bourdonnant dans la poussière ? ce que bêlent les troupeaux qui se tassent aux épaules ? à quoi songent les bœufs tranquilles ruminant, couchés sur l’herbe ? pourquoi glissent rapides et muets les poissons luisants, dont l’œil rond est ouvert ? et les mélancolies des tigres qui bâillent au bord des fleuves ?
Il sait aussi des chansons qui font venir à soi celui qu’on désire.
Car j’ai retrouvé, j’en suis sûr, le secret perdu de Tirésias. C’est en mangeant le cœur d’un dragon que l’on peut comprendre le langage des bêtes à pied fourchu, j’ai appris des Arabes celui des vautours et des ibis, et j’ai lu dans les grottes de Strompharabarnax la manière d’épouvanter le rhinocéros et d’endormir les crocodiles.
Quand nous allions ensemble, nous entendions à travers les lianes courir les licornes blanches ; elles se couchaient sur le ventre pour qu’il montât sur elles.
Tu monteras sur elles, aussi ; tu te tiendras aux oreilles. Nous irons, nous irons…
Oh ! oh !
Qu’as-tu ? nous t’attendons !
Oh ! oh ! oh !
Serre ta ceinture ! noue tes sandales !
Oh ! oh ! oh ! oh !
Chemin faisant, je t’expliquerai le sens des statues, les différences de leurs attitudes, la raison de leurs formes, pourquoi Jupiter est assis, pourquoi Apollon est debout, pourquoi Vénus est noire à Corinthe, carrée dans Athènes, conique à Paphos.
Oh ! qu’ils s’en aillent, mon Dieu, je t’en prie, qu’ils s’en aillent !
La connais-tu la Vénus uranienne, qui brille sous son arc d’étoiles ? t’a-t-on dit les mystères de l’Aphrodite prévoyante ? As-tu jamais palpé la poitrine sèche de la Vénus barbue, ou médité les colères d’Astarté furieuse ? N’aie souci, j’arracherai leurs voiles, je briserai leurs armures ; avec moi tu marcheras d’un pied robuste sur la crête de leurs temples, et nous atteindrons ensemble jusqu’à la Mystérieuse et l’Inaltérable, jusqu’à celle des maîtres, des héros et des purs, la Vénus apostrophienne, qui détourne les passions et tue la chair.
Et quand nous trouverons dans la campagne une pierre de sépulcre assez large, nous ferons halte un moment et nous jouerons dessus aux skirapies de Minerve, qui se jouent la nuit, dans l’automne, à la pleine lune rousse.
Pourquoi ne vient-il pas ?
En route ! en route !
Doutes-tu de moi ?
Douterais-tu de lui ?
Ne puis-je appeler l’empuse piaffant qui va t’aspirer en elle par le reniflement de sa narine ?
Ah ! doux Jésus, que j’ai peur ! comme ils sont en colère !
Sifflez, Maître, le lion de Numidie, celui qui contenait l’âme d’Amasis et qui léchait dans la poussière l’odeur de vos pieds.
Mon dieu ! mon dieu ! est-ce qu’ils vont me prendre ?
Quel est ton désir, ton rêve caché, tes plus vagues fantaisies ? le temps d’y songer seulement…
Ah ! je glisse ! je glisse ! arrêtez-moi sur l’abîme !
Est-ce la science ? est-ce la gloire ? veux-tu manger tout seul à des tables vermeilles ? veux-tu rafraîchir tes yeux sur des verdures humides ? veux-tu sentir ton corps s’enfoncer comme en une onde dans la chair molle des femmes pâmées ?
Ah ! encore ! encore !
Oui vraiment ! il peut dans ta pensée tout à coup faire resplendir l’esprit et attacher des foules émues au mouvement de tes talons ; de la montagne entr’ouverte les diamants vont couler ; sur la croix que voici les roses vont fleurir ; accourues ensemble et tournant autour de toi, les sirènes nacrées vont te caresser de leurs chevelures et te bercer dans leurs chansons.
Saint-Esprit, délivrez-moi du péril !
Veux-tu que je me change en arbre, en léopard, en rivière ?
Sainte Vierge, mère de Dieu, priez pour moi !
Veux-tu que je fasse reculer la lune ?
Sainte Trinité, sauvez-moi !
Veux-tu que je te montre Jérusalem toute éclairée pour le sabbat ?
Jésus ! Jésus ! à mon aide !
Veux-tu que je te fasse apparaître Jésus ?
Quoi ? quoi ?
Oui… ici… là… ce sera lui, bien lui, pas un autre. Tu verras les trous de ses mains et au flanc gauche le sang figé sur la blessure ; il brisera sa croix, il jettera sa couronne, il maudira son Père, il m’adorera le dos courbé.
Dis que tu veux bien ! dis que tu veux bien !
Va-t’en, va-t’en, va-t’en, maudit ! retourne en enfer !
J’en arrive, j’en suis sorti pour t’y conduire ; on t’y attend, les cuves de nitre bouillonnent sur les charbons, les dents d’acier claquent de faim, et les ombres curieuses se pressent aux soupiraux pour te voir passer.
Moi ! grand dieu ! l’enfer ! l’enfer pour moi !
Allons donc ! toi, un saint, est-ce possible ?
Voyons, bon ermite ; voyons, cher saint Antoine, homme pur, homme illustre, homme qu’on ne saurait assez louer, vous qui êtes si sage, ne vous effrayez pas, ne redoutez rien ; vous aurez mal compris, cela tient à sa manière de dire, c’est une façon exagérée de parler qu’il a prise aux Orientaux, mais il est bon, il sait tout, il peut…
Mais ils sont donc toujours là ! je n’en aurai donc jamais fini ! Oh ! quand serai-je donc mort !
Tout de suite, si tu veux. Qui t’empêche ?
Tiens ! voilà nos couteaux.
Tiens ! voilà nos massues.
Non, non, vis, la vie est bonne encore, Dieu maudit celui qui attente à lui-même.
C’est un crime.
Razias, qui était un juste, s’est frappé de son épée et a tiré ses entrailles avec ses mains.
Antoine, oh ! doux Antoine ! c’est toi que nous voulons, nous t’appelons, nous t’attendons, nous t’espérons. Nous entends-tu ? Nous entends-tu ?
Voici bientôt la fête du Bhêma, vas-y ; tu saisiras par les deux bouts l’origine des deux principes, tu pénétreras dans l’essence des choses ; nous savons le calcul des soleils, le poids de la terre, le nombre des âmes.
Plus profonde encore est la Gnose mystérieuse : elle dresse à l’infini sa spirale, et, poussé par nous, tu monteras sans cesse vers les Syzygies rayonnantes, qui te porteront en haut, au sein du Bythos éternel, dans le cercle immuable du Plérome parfait.
Ah ! elles reviennent !
Oui, elles reviennent ! et elle revient aussi, elle, purifiée, lavée, éprouvée ; elle est comme toi, elle a souffert, mais la voilà joyeuse maintenant, et prête à chanter sans en finir. La trouves-tu belle, hein ? la veux-tu ? c’est l’Idée ; elle vaut mieux que la Vierge, car elle a la connaissance de l’amour. Prends-la, elle est à toi, aime-la, la pénitence l’avive et la chasteté la complète.
Quelle prière dire ? quel saint implorer ? à qui me vouer ?
À moi ! à moi !
Nous ! nous !
Mollet gras, rotule ronde, peau blanche, poil roux. Ah ! la chair ! elle s’étale odorante aux narines ; douce au toucher, collante au ventre !
De l’or ! de l’or ! ça brille, ça sonne, ça tourne, ça reluit.
Frappe ! le cœur se dégorge quand la main brise.
Dors ! il est tard.
Mange ! tu as l’estomac creux.
Mais quoi manger, puisque Damis a tout pris ?
Assouvis-toi de tout, gorge-toi, rassasie-toi.
Il le faut.
Tout ce qui arrive est nécessaire, il était décidé que tu serais tenté, il est peut-être décidé que tu succomberas.
Oui, oui, nous te partagerons, nous t’aurons !
Si tu viens avec moi, je te délivrerai d’eux.
C’est sûr ! crois-le, il le peut.
Laisse-les tous. Qu’importe ! réjouis-toi avec ta chair.
Tu dormirais, après, si bien !
Travaille plutôt, cherche l’argent !
À quoi te servent tes souffrances ? Dieu ne t’aime pas, Dieu te hait, hais Dieu.
Tue-toi ! tue-toi !
C’est fini, je meurs, je suis perdu !
Oh ! grand Dieu ! au secours ! au secours ! raffermis ma foi ; donne-moi l’espérance, redouble ta colère, s’il te plaît, mais pitié ! pitié !
Crois !
Espère !
Souffre !
Je vais à vous, aidez-moi, protégez-moi, sauvez-moi !
Crois toujours !
Espère encore !
Souffre avec patience !
Ne veux-tu plus de nous ? nous sommes l’esprit.
Tu nus repousses, nous sommes le bonheur.
II
C’est moi !
Qu’avez-vous fait ? vous êtes donc plus faibles que des vertus, et sottes comme idées ?
Ah ! je vous enfermerai dans la Géhenne et je vous fouetterai avec les cupidités d’un autre monde, pour ranimer vos forces éteintes. À quoi me sert-il, vraiment, de vous nourrir toutes du plus profond de mon être, et travaillant comme un dieu qui crée, d’arranger les hasards d’ici-bas, selon la fantaisie de vos exigences ?
L’âme humaine, à qui j’ai donné des bras plus nombreux que ceux des polypes des mers, a-t-elle donc, tout à coup, reployant sur elle les dilatations qui l’agrandissent, perdu l’amour de vos caresses avec cette éternelle inquiétude qui la pousse à les chercher ? N’y a-t-il plus sur les arbres de fruits rouges qui pendent, ni fleurs amollissantes au bord des prés, ni sourire au visage des femmes, ni provocations homicides sur le fer des glaives ?
Le Christ doit rire de l’enfer, songez-y donc ! Quoi ! toutes ensemble… pour un seul homme… vous n’avez pu !… Ah ! je suis las de vous, tenez, et je m’en débarrasserai à quelque jour ; car les fils d’Ève, je vous le jure, se donneront à moi, pour moi seul, pour le plaisir de m’avoir. Oui, plus tard, dans d’autres siècles, quand les lassitudes des générations vécues courberont au berceau les races ennuyées, quand elle se sera longuement repue de vin, de femmes et de sang, qu’elle aura vidé la lie, tari l’amour, fatigué sa fureur et bien senti sa misère, alors, comme un ivrogne qui se réveille, l’humanité pâlie détournera la tête et ne voudra plus rien ; elle voudra de moi, toujours ; seul avec l’orgueil.
C’est l’Orgueil qui l’a sauvé, nous l’allions prendre, elle nous entrave.
Taisez-vous ! assez !
C’est à vous qu’elle en arrache, non pas à moi, car toutes ces âmes dont vous parlez, qui se jettent dans l’orgueil pour vous fuir, elles vont en enfer, croyez-le, et je les place à ma gauche comme mon butin le plus précieux.
Mais sans cesse elle nous insulte…
Tant pis pour vous ! faites votre œuvre, elle fait la sienne.
Sans elle nous serions plus puissantes.
Sans elle je serais plus débile.
Pourquoi, quand je circule dans les âmes, arrive-t-elle tout à coup avec ses résolutions vertueuses ?
C’est elle qui dépense l’argent que j’amasse, elle bâtit des églises.
Elle me trouble à table, elle la surcharge d’un tas de choses inutiles : plats, vaisselle, ciselure de toute façon ; elle a institué le jeûne.
Sans cuirasse et tête nue, elle se promène dans les batailles, elle pardonne aux vaincus, elle a inventé la clémence.
Toujours elle me tourmente, son pied me frappe dans mon sommeil.
Et moi donc ! quoiqu’elle me traîne derrière elle, m’ordonnant de lui piquer les talons pour la faire se tenir debout, elle me délaisse, elle me repousse, elle me bat, et je m’agite continuellement à courir dans son ombre.
Entends-tu ce qu’elles disent, fille de mes entrailles ? Elles t’accusent, réponds !
Délivre-nous d’elle ! Comment pouvons-nous agir, si nous savons d’avance qu’elle doit rendre inutiles nos tentations ?
Parle !
Non !
L’indépendance de ton caprice afflige l’enfer. Ô Orgueil, tu t’anéantiras toi-même sous la pression de ton cœur ; parce que tu souffres d’une peine démesurée, ne va pas croire que tu sois un dieu.
Doutes-tu de moi, père du mal ? connais-tu dans les sphères qui roulent, dans les mondes éteints, dans les créations de l’avenir, une attache plus étroite que celle qui joint nos deux natures ? Depuis le jour où, contemplant avec les anges la forme humaine encore inanimée, tu as du revers de ta main frappé sa creuse argile, en riant de mépris sur la sonorité du moule, n’est-ce pas moi qui ai consolé ton désespoir à toutes les minutes de l’éternité ? Te rappelles-tu les cris d’amour que tu poussais en m’étreignant sur ta poitrine ? et quel délire de ma possession ravageait ton âme, quand tu tombas des cieux ? J’ai relevé ta tête, ô maudit, et ton souffle est monté jusqu’à Jéhovah, qui en a fermé sa porte d’épouvante, car ses chérubins tremblaient tous.
Soulève de leur base les pyramides, les arcs de triomphe et les tombeaux ; cherche dans les plaines fameuses les ossements blanchis que les loups ont semés sur la bruyère ; va-t’en dans les villes, assieds-toi à l’atrium, fais-toi lire par les démons de l’idée tous les mots écrits sur les papyrus et sur les marbres, relève les empires, évoque les morts, appelle les vivants : depuis l’enfant taciturne qui brûle sa tristesse à la lueur de son flambeau jusqu’au soldat qui secoue sur ses bras nus le sang de son épée, depuis le monarque qui domine les foules jusqu’au mendiant qui vagabonde dans la campagne, depuis la courtisane qui se vante de ses amants jusqu’à la matrone renfermée qui se refuse d’en avoir, partout et toujours, qu’y a-t-il donc si ce n’est moi ? Qu’est-ce qui pousse à la guerre ? qu’est-ce qui taille les montagnes ? qu’est-ce qui recule l’Océan ? qu’est-ce qui déchire la vie ? qu’est-ce qui perd les âmes ? moi ! moi ! J’ai engendré les poètes, les conquérants, les prophètes ; j’ai fait les dieux.
Ah ! oui, c’est vrai comme je suis le Diable.
Mais pour nous, qu’importe !
Allons donc ! Furies de la chair ; vous ne l’auriez pas sans moi, cette chair que vous m’accusez de vous tarir !
T’ai-je jamais suppliée de me suivre, toi, Envie ? pourquoi donc viens-tu sucer à ma mamelle le venin qui la gonfle ? Cela te ranime, avoue-le, te tordant, hurlant et m’appelant toujours pour te relever, quand tu trébuches dans tes entreprises.
Ah ! Colère ! je gonfle ton cœur de mon haleine, tu rugis à ma voix, je fouette ta face d’un bouquet d’orties, et c’est moi qui fais sonner tes tambours.
Avarice la boudeuse ! tu aimes à frotter tes yeux sur mes plafonds dorés, sur les diamants qui scintillent sur les étoffes d’or en miroitant.
Je possède, ô Paresse, les sécurités trompeuses, toujours gorgeant l’homme de la satisfaction de lui-même, je l’abrutis d’un hébétement paisible et je le pousse dans tes mollesses. Lui persuadant tout à coup qu’il est saint, qu’il est pur, j’interromps dans sa prière le prêtre agenouillé, et il s’endort le coude sur l’autel ; des mains du cénobite j’arrache la discipline, avec l’idée seule que la pénitence du cœur est suffisante, et joyeusement alors il abandonne les œuvres ; j’écarte de la femme le souci des tentations et par mes larges dégoûts je la dresse à ces langueurs où s’énerveront les courages, à l’infernal désœuvrement des oisivetés rêveuses.
Et toi, Gourmandise imbécile, ne sais-tu pas les illusions que je te donne et la hauteur où je t’ai placée ? J’ai envoyé pour toi des flottes sur la mer, pour te rapporter des vins dont on ne connaît que les noms ; j’ai relevé, par la cherté du prix, les choses à manger, si bien que ceux qui les voient maudissent la vie de ce qu’ils ne peuvent en prendre ; j’ordonne les festins, je nourris les parasites, je chauffe tes fourneaux, j’ai payé des orgies d’empereur où l’on dévorait des provinces. N’ai-je pas dressé tes pâtisseries merveilleuses, étagées l’une sur l’autre comme des maisons, et fait les coupes démesurées qu’on ne peut vider d’un seul trait ? À moi, les défis de mangeailles, les paris de boire dont on crève, et la cruauté du goinfre qui digère !
Arrête-la donc, Satan ! Si tu ne l’arrêtes, elle épuisera l’infini à parler d’elle.
Mais toi, Luxure, tu devrais me chérir.
J’emplis la poitrine des grandes dames, et c’est là ce qui fait à leur sein, quand elles respirent, un royal mouvement si placide et si beau. J’ai la soie qui bruit, la semelle qui craque, le bijou qui sonne, la toilette éhontée, l’œil ouvert et l’excitation qui donne l’insolence des attitudes. Comme un chat familier qui entre pas à pas, enfonçant dans les tapis ses griffes silencieuses, vers moi tu rampes inaperçue, quand le corps se contemple dans les miroirs, et que la forme à elle-même se sourit d’être si belle. Je suis l’audace, je te pousse aux aventures. À ces heures que ta victime, se débattant, pleure avec des sourires, sanglote, éclate et va tomber sur ton lit où se dénoue du coup sa chevelure et son amour, ne sens-tu point dans tes entrailles une joie superbe qui double ta joie, et comme un rire secret qui épice ton plaisir ? Par la conscience de ta force je soutiens ton ardeur, sans mes raffinements tu te lasserais vite ; tu me dois tes jouissances solitaires et tes plus extravagants délires, je t’ai procuré la frénésie des possessions exclusives, les rages jalouses, la férocité virile ; j’ai frotté de fard le visage blême de la débauche, j’ennoblis la crapule, je relève le vice, toutes les fanges du cœur se sèchent à mon foyer. Entends-tu sur la terre hennir d’orgueil les prostitutions triomphantes ?
Comme elle se vante ! elle bavarde, elle délire ! mais nous souffrons, nous autres ! Ô Père, allège notre douleur !
Haïssez-la bien, jamais vous n’atteindrez à son mérite ; je m’ébahis chaque soir de la moisson qu’elle m’apporte, lorsque nous nous attablons face à face et qu’elle me raconte sa journée.
Nous sommes tristes, nous nous ennuyons de nous-mêmes, nous voudrions fuir hors de nous, nous déverser dans des courants plus nombreux, descendre plus avant, nous rassasier plus encore.
Non ! elles sont heureuses, c’est moi qu’il faut plaindre. Dans le râtelier de la vie tu leur livres l’âme humaine, et elles sont à y mordre toutes comme des mulets mangent à même une botte de foin. À la porte, moi, et le ventre vide, je prête l’oreille au bruit de leurs mâchoires. Que ne puis-je jouir comme la Luxure, frapper comme la Colère, dormir comme la Paresse et rêver comme l’Avarice, puisque je suis belle comme l’Orgueil !
Qu’ont-elles donc fait pour tout avoir ? ah ! qu’elles périssent ! que je reste seule, moi, si tu veux, je remplirai leur travail ! Je les hais, je les hais, je voudrais les haïr plus ; il me semble que je deviens douce, que je m’attendris trop, que je n’ai plus ma vieille exécration d’autrefois ; je me dépite, je me ronge, cela me fait plaisir et mal tout ensemble, le cœur me démange, mes ongles se sont usés à le gratter sans relâche ; fais qu’ils repoussent, aiguise-les, allonge-les !
J’ai faim ! j’ai soif ! mes boyaux crient, mes lèvres jutent, je voudrais boire en mangeant, manger en buvant, pour sentir à la fois sous mon palais la viande qui se mâche et le long de ma gorge le vin qui coule. Il me faudrait ensemble la digestion et l’appétit, car je me désole d’être repue et je suis continuellement dévorée par le besoin de me repaître. Me voilà gorgée jusqu’au larynx, la peau du ventre me crève, et pourtant j’ai faim ! Quoi de bon ? invente, donne-moi des boissons épaisses à les trancher au couteau, donne-moi des chairs si subtiles qu’elles s’évaporent dans les plats. Quand j’aurais mangé le pain moisi, les épices qui brûlent, le miel qui empâte, l’huile, le beurre, les noix, les miettes et la poussière, la charogne, la guenille, le métal, tout, que mangerais-je après ?
Moi, si jamais j’étais riche, je serais heureuse. J’ai beau travailler, je reste pauvre. J’ai pourtant creusé la terre, raclé l’Océan, tamisé les montagnes, égorgé les animaux, abattu les forêts et vendu tout ce qu’il y avait à vendre ; j’ai vendu l’amour et la gloire, le corps et l’âme, les pleurs et le rire, le baiser, l’idée ; je vendrai aussi mes cheveux, mes dents, mes yeux, pourvu qu’il me reste mes mains. Comme le laboureur qui pousse sa charrue pesant de tout son poids sur la terre qu’il déchire, je vais dans le cœur de l’homme, creusant mon sillon droit, je le tourne et le bouleverse, ce sont mes cupidités qui germent en silence, sous les crânes pensifs.
Oh ! quelles insomnies ! quels rêves ! je ne mange pas, je ne bois pas, je ne dors plus, je trafique, je dérobe, j’assassine, et si quelqu’un veut de mon sang, qu’il l’achète !
J’ai retiré du trou mon argent, je l’ai caché dans mon matelas ; comme j’avais peur, je l’ai mis dans ma poche ; comme ma poche n’était pas sûre, je l’ai placé dans mon linge, je le sens là qui me touche la peau ; je voudrais l’y coudre, le faire entrer dans ma chair, l’encoffrer dans mon cœur, être argent moi-même !
Multiple comme l’action, je voudrais vivre en tout pour rapporter de chaque chose quelque chose. Que n’ai-je des facultés aspiratoires, afin de pomper à moi la substance et d’extraire de l’absolu même une valeur numérique !
À quoi servent les étoiles ? j’ai envie d’arracher la lune quand je la vois briller toute ronde, et à quelque jour, j’espère bien, j’attraperai les rayons du soleil pour les fondre en pièces d’or.
Que la foudre tombe, que la terre s’ouvre, que le feu brûle ! que je casse ! que je broie ! que je tue ! Je veux des monts incendiés à rouler sur les villes, des haches d’armes qui tranchent le granit, des massues de géant à écraser la terre. Tout se brise quand j’y touche, et je reste seule avec moi-même, rugissante dans ma violence. Il me faut, Satan, d’autres choses à frapper. Élargis ma poitrine, enfle ma voix, frotte mes muscles avec un vinaigre distillé par la Haine, car j’ai des défaillances inattendues et je tombe souvent en faiblesse au sourire de la Luxure ou aux séductions de l’avarice ; bouche-moi les oreilles avec du plomb, brûle-moi le cœur avec du fer.
Mais non, injurie-moi, irrite-moi, frappe-moi, tu verras… et va-t’en, pour que je coure après toi les poings levés, et que je sente le cœur qui me bondisse sous les côtes. C’est là le moment que j’aime, quand je lève le bras pour frapper et que mon être tout entier passe dans ma force déployée et se lasse avec elle, comme une flèche qui part.
Que l’on m’irrite par le conseil, que l’on m’exaspère par l’injure ! Où est la proie, l’ennemi, l’obstacle ?
Il me semble que j’ai l’Océan dans ma poitrine, des fureurs s’entrechoquent, des tempêtes subites soulèvent l’écume au-dessus de moi-même, et je frémis comme la falaise au battement des marées.
Hah ! hah ! assez lassée pour jouir du repos, dormant à demi pour goûter le sommeil, sur un mol édredon, au souffle d’une brise, ne faisant rien… Hah ! hah ! hah !
Je voudrais jouir longtemps, éternellement plus fort, et, comme dans un gouffre qui n’en finirait pas, sentir que je descends toujours dans la volupté sans fond, qu’elle se creuse sous moi, qu’elle grandit, qu’elle m’enveloppe et m’y plonger, m’y noyer, m’y perdre. Encore ! encore ! plus loin ! plus loin ! plus avant ! Quand aurai-je ce que j’attends ? Quand saisirai-je donc ce que j’effleure ? je ne sais où se trouve cette chose vague qu’il me semble poursuivre à travers la possession même, car le bonheur que j’ai n’est pas le bonheur que j’attends ; il doit y avoir une autre ivresse dans l’ivresse, et j’entrevois par les fissures du plaisir, comme par la fente d’une porte, des perspectives prolongées dont les rayonnements m’éblouissent, rayons d’un soleil vague dont la chaleur m’enflamme.
L’inquiétude me tourmente, la curiosité me ronge. Sur quoi verser ma flamme ? comment l’éteindre, ou plutôt comment faire qu’elle s’étende ? J’ai envahi chaque membre du corps, je l’ai tourné à mon usage ; pas un cheveu des chevelures, pas un pli du ventre, pas un atome de la chair que je n’aie convoité, humé, baisé ; j’assemble dans ma concupiscence ce qui m’a plu, ce qui me plaira, le regret, l’espoir, le rêve et le souvenir. Comme la louve du lupanar accroupie sous sa lanterne et qui fait signe aux passants, j’appelle à moi les laids et les beaux, les décrépits et les jeunes, les noirs et les blonds ; j’adore les vierges, les cœurs naïfs, la viande fraîche, mais je raffole aussi des maturités corrompues, des teints verts, des pâleurs malsaines, des fétides odeurs. J’aime le sang, j’aime les larmes, j’aime la gaieté, j’aime la tristesse ; il me faut des robes longues cachant les pieds, un jupon court qui montre le mollet, un torse nu pour voir tout à la fois.
Sur les têtes je darde mes yeux ; mon âme se fondant de désir va s’y verser entière, et coule dessus comme une pommade liquide ; j’organise ma joie, je me fais des peintures, je m’étale des poses ; mes mains d’elles-mêmes se ferment à vide, chatouillées comme par des contacts mous ; je m’écrase sous des pressions, je me frotte, je me vautre, je hume le poil en sueur, je sens le glissement des chairs, le délire qui monte ; puis au fond des prunelles, lorsque, tout agrandies, elles se tiennent fixes sur moi, entre le tissu de la peau quand j’en compte les grains, dans ma joie pleine, quand elle s’épanche si large qu’elle m’emplit la gorge et me colle aux gencives, pour assouvir mon besoin je fouille encore. Oh ! si j’étais débordante comme les fleuves, odorante comme les fleurs, circulant comme l’air, j’inonderais, j’enivrerais, je pénétrerais !…
Si j’avais, pour palper, des mains sur tout mon corps ! si j’avais, pour baiser, des lèvres au bout des doigts !
Qu’as-tu ? tu chancelles ? tu pâlis ?
Non !
Oui ! Ce n’est rien, n’y prenez garde.
Tu vas tomber… on dirait que tu souffres.
Je n’ai rien, vous dis-je ! laissez-moi !… Non… Que me manque-t-il ? je suis saine, robuste, heureuse, forte, grande.
Moi, me plaindre ! Me plaindre !
Doucement là ! là ! ne criez pas si fort ! ce besoin qui vous opprime n’est que l’essence du mal enfermé en vos natures et qui essaie à monter toujours plus haut pour devenir plus grand. Ah ! je me reconnais bien là ! vous avez de mon sang, filles de ma souffrance !
Je suis le prince des Cupidités du monde ; vous, vous êtes les Cupidités du monde, qui l’attirez à moi, et me le placez dans les mains ; mais vos divergences me gênent, car au milieu de forces contraires l’âme tiraillée reste immobile sans tomber d’aucun côté. Travaillez toutes ensemble, aidez-vous plutôt, cachez-vous sous des formes subtiles, sous des apparences innocentes, sous des phrases adoucies, ou bien exécrez-vous davantage et dévorez-vous les unes les autres, si cela peut aiguiser votre appétit, peu m’importe !
En échange du souffle d’enfer qui vous anime, — car la force vient de moi, ne l’oubliez point, et vous seriez toutes faibles comme des vertus, vides comme des principes, sottes comme des idées s’il n’y avait en permanence, derrière vous, l’éternelle illusion que j’y ai mise, — en échange de cela, triomphatrices du monde et reines de la vie, je veux, vous m’entendez, l’âme — et tout entière.
Fût-elle, plus qu’une forteresse, garnie de fossés, de défenses, de bataillons, de retranchements, de triples murs, par ses créneaux alors vos flèches passeront, le long des remparts vous grimperez, dans ses souterrains vous vous glisserez, les pierres tomberont sous vos pas, les portes s’ouvriront sous vos doigts, au heurtement de vos épaules les murs crouleront, et, dans cette demeure qui semblait inaccessible et si farouche, vous sonnerez des tintamarres et vous ferez de grandes orgies.
Il me fut dit : Tu mangeras de la terre ! eh bien, dévorons l’inépuisable pâture, déchirons l’homme, croquons-le, mâchons-le.
Celui-là surtout, il me le faut, je le veux, j’en ai besoin, il me manque, il fera bonne figure là-bas avec les saints qu’on place au ciel, les martyrs dont on baise les os, les papes que l’on vénère. Comment donc ? ils étaient bien saints pourtant ! C’est dommage, ils priaient, ils jeûnaient, ils se mortifiaient, ils entassaient les prières et les bonnes œuvres ; mais ils renfermaient leur cœur dans une petite vertu toute tapissée, toute chaude, bien exclusive et bien béate, et ils en calfeutraient les issues de peur du vent ; mais un beau jour j’ai passé sous la porte, tout s’est envolé, un coup de vent m’a suffi. Car il s’est trouvé que le fidèle se délectait en son cœur à tous les vices dont il s’interdisait l’usage, que le martyr à son dernier râle avait plus songé aux femmes qui le regardaient qu’aux anges qui l’attendaient, et que le pape enfin, c’était moi, affublé de la tiare et me prélassant sur le Saint Siège. Ah ! ah ! ah ! tout cela est fort drôle !
Et ils sont à cuire maintenant dans la fournaise, tous pêle-mêle avec les parricides, les bestialitaires et les athées. — Ah ! c’est vous ? — Oui, c’est moi. — Et lui aussi ! — Oh ! que nous sommes nombreux ! — Ah ! oui, beaucoup… — Ah ! ah ! ah ! ah ! Attaquez donc l’ermite, faites-vous terribles quand il sera faible, rampantes quand il sera fort ; s’il vous repousse de front, battez-le de côté ; s’il se méfie, prenez-le par derrière, et revenez, ne vous lassez point. — Il n’en est plus aux combats de la jeunesse, songez-y, car depuis longtemps déjà il vit au désert et connaît l’esprit qui remplit la solitude ; mais, l’énervant de vos haleines, peu à peu faites éclore en sa pensée des imaginations nouvelles, et il aura un désespoir atroce, des déchirements de convoitise, des rages d’ennui. Qu’il passe des langueurs de la Paresse dans les convulsions de la Colère ! qu’il tressaille affamé à des banquets splendides s’illuminant tout à coup ! qu’il se traîne en rut sur les planches de sa cabane ! qu’il se compare aux heureux et qu’il jalouse la terre entière ! qu’il s’exalte dans sa pénitence et qu’il éclate d’orgueil ! qu’il soit à vous ! qu’il soit à moi ! Allez ! convoquez les démons vos fils et vos petits-fils, appelez le rêve, le cauchemar, le désir, les fièvres de l’âme, les fantaisies délirantes, et les vastes amertumes !
Mais puisqu’à présent il se console avec les Vertus, laissons-le préparer lui-même le dégoût qu’il en aura, quand nous reviendrons ; car je serai là, entendez-vous, et je vous surveillerai d’importance.
Venez un peu vous reposer sous mes ailes et serrez-vous contre moi.
Allons, Paresse, que je me pose sur toi, tu es le coussin du Diable ; Luxure, sur mes genoux ; Envie, couche-toi là que je pose mes pieds sur ta poitrine ; Gourmandise et Avarice, ici, bien, à mes deux flancs ; Colère, tu feras du vent avec tes bras, pour me rafraîchir le visage ; toi, Orgueil, debout, derrière moi… plus près… Attends que je détourne un peu la tête,… baise-moi, je t’aime !
Oh ! qu’elles m’ont fait souffrir !
Elles t’ont fait souffrir, pauvre âme !
J’en tremble encore… Reviendront-elles ?
Nous sommes là, ne crains rien.
Reviendront-elles ?
Non ! elles ne reviendront pas.
Qu’elles étaient furieuses ! j’allais succomber quand vous êtes venues.
Nous sommes là ; je te dis : n’aie plus peur.
Oh ! merci, merci, sans vous j’étais perdu.
Bien, bien, calme-toi, nous voilà, c’est nous.
Vous ne vous en irez plus, n’est-ce pas ? vous ne me laisserez plus seul ?
Oui, nous resterons.
Donnez-moi vos mains, que je les sente dans les miennes, pour savoir toujours que vous êtes là et que vous ne m’abandonnez point.
Ah ! je revis maintenant, je revois la lumière. Comment tout cela est-il arrivé ? que faisais-je ? Je m’étais mis en prières, puis des pensées me sont venues, j’ai entendu des voix, et des choses hideuses me remuaient le cœur ; j’ai conversé avec moi.
Converse avec Dieu seul et tu n’entendras plus les voix de la terre.
Je ne sais d’où elles partaient.
Emplis ton cœur de mon amour, car le cœur sans lui est comme un navire sans lest, que la moindre brise retourne et fait sombrer.
Je me débattais pourtant, je luttais de toutes mes forces.
Que sont tes forces ? qui donc est fort si ce n’est Dieu ?
Celui qui met sa confiance en soi-même est comme cet autre qui pense : je ferai cela demain. Que sait-il s’il verra demain ? qui te dit que la vertu ne mourra pas ce soir ?
J’implorais Dieu dans ma détresse, je tâchais de me rapprocher de lui.
Ce n’est pas dans la détresse qu’il faut implorer Dieu.
Il faut l’aimer et trouver dans tout ce qu’il nous envoie sujet de le bénir.
Tous les maux sont légers si tu songes qu’il les commande et qu’il a ordonné que tu les éprouves.
Mais l’affliction est suivie de la joie, la douleur aura sa récompense.
L’affliction me débordait et j’étais écrasé par la douleur.
Tu souffrais pour toi seul ; le Christ, lui, a souffert pour les autres. Que n’immolais-tu ta souffrance dans la pensée des siennes ? ton supplice t’eût paru doux à la tendre recordation du Calvaire.
Ah ! que ne l’avais-je !
Le Très-Haut possède dans sa main les nuages et les pensées, il les lâche comme il lui plaît ou les retient à lui.
L’aridité de mon âme me désole.
Patience ! la pluie tombera, la grâce viendra.
Comment m’y prendre quand je sens que je n’aime pas ?
Croire toujours.
Prier encore.
Souffrir beaucoup.
Ma tête malgré moi travaille, je rêve la grandeur divine, comme au bord de l’océan on cherche avec inquiétude où finit l’horizon.
Tu perdrais tes yeux à vouloir compter les flots ; agenouille-toi sur le sable et emplis ta poitrine du grand air pur.
N’essaie point d’entasser les pensées, comme ceux qui pour atteindre à Dieu accumulaient les pierres : ils n’étaient pas arrivés à la hauteur des collines qu’ils ne s’entendirent plus et ne purent continuer leur ouvrage.
Un jour tu sauras tout, tu te délecteras de clartés, et ta joie grandira sans cesse, selon les accroissements de ton amour, comme la vibration des harpes séraphiques qui, s’élargissant de sphères en sphères, développe dans l’infini la louange du Seigneur.
Oh ! des transports m’enlèvent ! des douceurs me navrent !
Verse-la, cette tendresse qui t’emplit, et plus tu l’épancheras, plus elle surgira de toi inextinguible et tiède ; répands ton cœur dans la méditation des souffrances de Jésus, dans la contemplation des merveilles créées, dans la dilection de tes frères ; prie pour les morts, jeûne pour les pécheurs, mortifie-toi pour les gentils ; aime dans le chagrin et ton chagrin s’adoucira ; aime dans la joie et ta joie se purifiera ; aime encore, aime toujours, pense à Dieu, rien qu’à lui ; anéantis ton être sous le poids de sa miséricorde, afin qu’en deçà de la mort même tu te dissipes tout entier dans l’immense amour.
Je sens un grand souffle, et tout tressaille en moi.
Crois, et des attaches de la volonté resserre-toi plus encore à la conviction qui te lie ; crois ce que tu ne vois pas, crois ce que tu ne sais pas, et ne demande point à voir ce que tu espères, ni à connaître ce que tu adores. Les profanes n’entendent que la voix des sens et le témoignage de l’entendement, mais les fils du Christ méprisent leurs sens et s’en rapportent à la parole du Verbe, car le Verbe est immortel. Les sens mourront un jour et l’entendement s’évaporera comme l’odeur d’un vin répandu ; ces yeux qui cherchaient à deviner dans les étoiles se rempliront de terre, et l’araignée tendra ses fils dans cette boîte creuse où tournait l’idée. Comment la certitude serait-elle acquise par ce qui est mortel et transitoire ? à travers le brouillard, peux-tu voir le soleil ?
Ne doute pas plus de Dieu que tu ne doutes du monde ; ne doute pas plus de son amour que tu ne doutes de sa puissance ; ne doute pas plus de l’éternité que tu ne doutes de la vie ; crois à la résurrection comme à la mort. Dieu existe, la mort vient, l’éternité va commencer.
Qu’importent les révoltes de la raison ou les négations de la science ! la science est l’ignorance de Dieu et la raison le tourbillonnement du vide. Rien n’est vrai que l’éternité de l’éternel, et la grâce seule a l’intelligence de lui. Espère-la pour l’acquérir, garde-la pour qu’elle s’augmente, n’en désespère pas afin qu’elle revienne. Si tu l’obtiens, tu posséderas alors cette compréhension incompréhensible, et, toujours brûlant plus fort pour monter plus haut, ton âme aspirée sortira d’elle-même, comme fait au-dessus du feu la flamme qui s’en élève.
Parlez, parlez, vos figures sont douces.
La barque roulait sur les flots et Jésus dormait, les abîmes s’entr’ouvraient, on entendait dans les ténèbres le vent qui criait tout en colère.
L’eau passait sur les bords, entrait par les fentes de la barque, montant jusqu’aux genoux.
Jésus dormait toujours.
La barque s’enfonçait, tournoyait, ils allaient périr. Levez-vous, maître, dirent-ils, et chassez les vents !
La barque est ton cœur qui porte la Foi ; ne la laisse pas dormir, car la tempête augmentait parce que le Seigneur dormait ; elle était accourue quand il avait fermé la paupière ; quand il la rouvrit, elle disparut.
Pour traverser d’un bord à l’autre, n’aie donc souci ni des éclairs qui t’éblouissent, ni des vagues qui t’assourdissent, ni de la rame, ni de la voile, ni de la nuit, ni de l’orage.
Le Seigneur n’est-il pas là ?
Petit oiseau, je vole dans l’azur et je monte, quelque chose qui est en moi me pousse là-haut sans fatigue ; si le voyage est long, le ciel est bleu et la course rapide ; j’arriverai, j’y touche, j’y suis.
À la porte de mon nid je tourne pour entrer, le bon Dieu étendant la main me prendra pour m’y mettre, et je me reposerai dans l’éternelle délectation de mon attente assouvie.
Je vais dans la neige chercher les petits enfants qui pleurent abandonnés au coin des bois, j’attendris les cœurs, je fais tomber l’or des mains, les larmes des yeux ; je réchauffe sur ma poitrine les misères de la vie ; c’est par moi que l’on aime, que l’on éclate en sanglots et que se dégorge la tendresse dans les longues oraisons ; avec mes doigts légers j’étanche le sang des plaies, d’eau bénite j’asperge les morts ; consolation pour les affligés, initiation pour les profanes, amour pour les croyants, humble d’esprit et vaste de cœur, sans espoir que l’on me rende, ni que la pénitence me serve, ni que Dieu me récompense, je donne pour donner, je souffre pour souffrir, je prie pour prier, car je n’aime que pour aimer.
Plus près, plus près encore ! Ô foi du Seigneur, ton regard est vaste comme le ciel, pur comme lui et plein d’immensité radieuse ! Que tu es douce, Charité ! que tu es belle, Espérance ! oh ! pour t’élancer vers le Très-Haut, pose tes pieds sur mon cœur, et comme de la poussière emporte-le à tes talons !
Je serai plus douce encore, plus débordante, plus tendre, et tu prieras dans la douceur.
Ne vivant plus de la vie, mais vivant du Verbe, le Verbe pénètre l’âme et la remplit de lui-même.
Le ciel s’entr’ouvre, l’amour grandit, la joie s’augmente.
Oh ! Jésus ! doux Jésus !
Hosannah ! gloire à Dieu !
Brrrt ! tsi ! couâh !… Ah ! ah ! ah ! ah !…, Oh ! oh ! oh ! oh !… Ouah !…, hô !
Qu’entends-je ?
Qu’as-tu ?
Un frisson m’a saisi.
Pourquoi, pauvre enfant ?
Au dehors, il me semble, il y avait quelque chose ?
Qu’est-ce qu’il y a ?
Ne crains rien.
Ne voyez-vous pas ?
Quoi donc ?
Des ombres qui se promènent tout à l’entour.
Ne tourne pas les yeux de ce côté-là.
D’où vient que tu trembles et que la terreur, comme un vent froid, passe dans ta chevelure ?
Ohé ! ohé !… Ouâh !… xi !… tsi !… uxice !
Protégez-moi !
Rrrrh ! Rrrrh ! Sssssice !
Oh ! comme elles sifflent !
Ne les écoute pas.
Pense à Dieu.
Elles s’en iront.
Mais elles approchent.
Rapproche-toi de nous.
C’est qu’elles sont nombreuses !
Nous, nous sommes fortes.
C’est qu’elles sont terribles !
Nous sommes invincibles.
Tenez ! elles montent les marches.
Elles s’arrêteront à la porte, si ton cœur est fermé.
Elles s’éloignent, n’est-ce pas ?
Oui ! elles s’en vont.
Sauvez-moi !
Qui te trouble ?
Si elles entraient !
Oh ! tu doutes !
Les tentations viendront toujours assiéger la croyance du Seigneur, et pleines d’hymnes, de clartés, de parfums, les nefs retentiront d’harmonie pendant que leurs murs trembleront aux rafales de l’ouragan et que la pluie ruissellera sur les grands dômes.
Bou ! Bou !
Et les piliers des basiliques se multiplieront sur la terre comme les arbres de la forêt céleste, les peuples haletants accourront se reposer dans son ombre.
Bou ! Bou !
Le cœur sera délivré, l’esclave sera affranchi.
Bou ! bou ! Le cœur délivré prendra ses ébats, l’esclave affranchi s’amusera bien.
Je grandirai, j’embrasserai le monde.
Tant mieux ! ce sera le bon temps, ça nous convient fort.
Toutes les tendresses altérées viendront se désaltérer à la source de mon cœur.
J’excommunierai, j’anathématiserai, je brûlerai, j’assassinerai.
Comme des hirondelles à la saison d’hiver, l’humanité, quittant ses pôles, volera vers mon soleil.
Moi, je quêterai, je sucerai le peuple, j’exprimerai les pays.
Enfermée dans ma loi comme un lac entre les montagnes, l’âme en sa pureté tranquille reflétera les cieux.
Je soufflerai sur sa surface et elle sautera par-dessus les bords.
Je serai universelle et seule : les rois obéiront à mes pontifes, je gouvernerai la terre.
Le successeur de saint Pierre luira d’une majesté non pareille ; il sera terrible et absolu, il portera la triple couronne, il aura des courtisans, des espions, une armée.
Et dans son lit je mettrai des courtisanes blondes, qui henniront comme des cavales et se tordront comme des serpents.
Rien ne luira que le rayonnement de la croix.
Je les ferai gras, vos serviteurs, bien enfermés, bien obtus.
Bien pansus, bien ventrus ; de plénitude après la messe ils vomiront l’hostie, et ils auront tant godaillé, la nuit, qu’au confessionnal ils roteront le vin.
À cette chaleur de Dieu, des moissons merveilleuses s’élèveront du cœur des hommes ; le Christ partout…
À quand les pèlerinages ? bénissez-moi vite n’importe quel os pour que j’en tire de l’argent.
Holà, toi, l’immaculée ! l’enfer m’a promis que tu me donnerais de la besogne, je m’en vais préparer toutes mes haines.
Je suis à votre service pour honnir la doctrine, pour ravaler l’art, pour étrangler l’idée, pour persécuter le bonheur.
Grâces à toutes trois vous soient rendues, pour avoir inventé le serment de chasteté ! La continence engendre les délires du rêve, j’aime les doux chuchotements du confessionnal perdu dans l’ombre ; c’est un exquis plaisir que d’émouvoir un cœur palpitant d’amour divin, et de déboutonner les gorges pudiques où se cache un médaillon béni.
Vive la Foi qui reste immuable ! c’est très commode pour la pensée. Vive la Charité qui me nourrit ! on n’a besoin de rien faire. Et vive surtout l’espérance d’une meilleure vie ! c’est très amusant à songer, quand on s’ennuie.
Parleront-elles ? quel entêtement ! Voyons, essayons !
Holà hé ! célestes, où est l’ermite ? est-ce qu’il s’est niché sous vos jupes ?
Prenez garde de l’y faire mourir, il va étouffer là-dessous, l’air manque.
Dégagez-le donc ! il asphyxie. Ne voyez-vous pas qu’il a le cœur affadi de vous, tant vous empestez l’encens, tant vous suintez l’eau bénite, tant vous êtes toutes détraquées comme des calvaires pourris !
Ah ça ! elles se moquent de nous, les drôlesses ! sont-elles sourdes à force d’avoir braillé là-haut ? c’est possible, sans doute qu’elles se seront brisé le tympan. Vous savez bien que s’il mourait maintenant, le bon ermite avec vous, il irait droit en enfer, car il a beau demeurer dans votre compagnie, il n’en est pas moins à nous, puisqu’il pense à nous et rêve de nous.
Non !
Oh ! que non !
Tu t’illusionnes, tu te flattes, la belle ! demande-le-lui, fais qu’il parle, interroge son cœur.
Interrogez-vous vous-mêmes, hypocrites que vous êtes ! S’il avait la foi, aurait-il peur ? s’il avait l’espérance, ne serait-il pas heureux ? s’il avait la charité, est-ce qu’il penserait seulement à lui ?
À quoi êtes-vous bonnes ? vous voilà trois pour soulager une pauvre âme et vous la laissez tomber par terre sans la relever ! Je ne suis pas comme cela, moi, car il n’est pas de défaite que je ne console avec les meilleurs arguments du monde.
Allons donc ! relevez-le, montrez-le ; n’avez-vous point de honte de vous entendre traiter de la sorte ?
Qu’est-ce que ça me fait ?
Je suis venue au monde pour recevoir l’outrage.
Attendons !
Voilà deux fières égoïstes ! est-ce qu’il est question de vous ? mais du pauvre ermite. N’êtes-vous pas envoyées pour le sauver ? sauvez-le donc !
Songez que le Diable vous regarde, et qu’il est en droit de dire qu’il vous fait peur.
J’ai moins de peur du Diable que de confiance en Dieu.
Qu’il nous assaille, si cela plaît au Très-Haut, et je me réjouirai de mes douleurs.
La consolation ne m’abandonne point dans l’attente où je demeure.
Voilà ce qui s’appelle mentir, et outrageusement encore, comme des vertus que vous êtes !
Foi, Foi l’inébranlable, es-tu sûre d’être ce que tu prétends ? partagée en deux moitiés, tu bénis avec l’une, tu maudis avec l’autre ; tu espères par celle-ci, tu trembles par celle-là. Mais, si tu as confiance en Dieu, pourquoi redoutes-tu le mal ? quel souci aurais-tu de ses atteintes, si tu ne reconnaissais la puissance d’où il procède supérieure à la force qui te soutient ? d’où te viendrait l’incessante préoccupation de ton salut ?
Ah ! le doute te dévore, avoue-le, car tu ne sais jamais si Dieu t’agrée, si tes œuvres sont suffisantes, si tu es assez ferme de toi-même.
Mais la plus drôle à voir, c’est cette bonne Charité, qui pleure si bien, qui souffre tant et qui fait un si beau tapage de soupirs et de sacrifices. Dis donc, Charité dolente, en exécutant tes bonnes œuvres, en priant sans arrière-pensée, en t’humiliant, fais-tu donc autre chose que suivre ta pente de résignation et de détachement, dans la pensée que cela plaît à Dieu ? Mais le sacrifice serait plus grand, si tu faisais quelque chose que tu susses lui déplaire et devoir te perdre : ce serait là l’abnégation complète, l’action désintéressée, l’immolation absolue. Beau mérite de souffrir, si la souffrance t’amuse ! de prier si cela te convient ! et de faire l’aumône si tu es prodigue !
Qu’espères-tu, toi, Espérance ? où ? quand ? quoi ? qu’est-ce ? tu espères, et puis c’est tout. Tu espères ce dont tu n’as ni soupçon ni idée, car si tu en avais l’aperçu même le plus vague, la présomption la plus légère, une certitude quelconque enfin, tu ne serais plus dès lors cette belle espérance, qui consiste à croire sans preuve, à adorer ce qu’on ignore et à attendre avec ferveur ce qu’on ne sait pas du tout.
Eh bien, non, non ! car pour rendre ton espoir plus pur, pour le reposer mieux en Dieu, pour mériter vraiment ce nom d’espérance, tu devrais écarter de ta pensée toute image, de ton attente toute supposition qui s’y rapporte, tout effort pour te figurer ce qui est au delà, tandis qu’au contraire tu te bats les flancs pour le dessiner, le colorer, le préciser, et du mieux qu’il t’est possible le rapprocher de toi afin d’en jouir déjà.
Appuyée sur la Foi, qui est une certitude et comme un œil par lequel tu contemples, tu es sûre, convaincue, tu touches, tu as. Tu n’espères pas, tu possèdes.
Mais espérer, c’est douter avec amour, c’est désirer qu’une chose arrive et ne pas savoir si elle viendra. Toi, tu sais qu’elle viendra, tu ne doutes pas qu’elle n’arrive. Doutes-tu ? crois-tu ? jouis-tu de Dieu, ou languis-tu après lui ? mais, si tu le désires, tu ne l’as donc pas ? si tu l’as, tu ne le désires plus ; et tu te surcharges de la Foi, tu te courbes sous l’exclusion du dogme, tu vas t’enfermant dans les formules, dans les gestes convenus, dans la niaiserie étroite, dans la petite bêtise sainte.
Qu’êtes-vous donc ? vous servez à tout, vous êtes à tous… Vous ne voulez rien dire ? Eh, les payens aussi ont leur foi, les démons croient comme les anges, les hérétiques sont pleins de charité, les pécheurs sont remplis d’espérance, car ils comptent que Dieu ne les verra pas, ou qu’il leur pardonnera, ou qu’ils se repentiront. Ainsi plaçant toujours l’absolution derrière la faute, et, à cause de l’espérance, se renforçant dans le péché, ils courent à la perdition en compagnie de cette chère vertu.
C’est la Foi perverse, la fausse Charité, la mauvaise Espérance.
Il y a donc plusieurs natures d’espérances, plusieurs sortes de charités, diverses essences de foi ? où est la chaste luxure ? l’orgueil modeste ? la douce colère ? la charitable envie ?
Allons ! chassons-les.
Arrière !
Sauvez-moi !
Ah ! la Foi nous regarde avec ses grands yeux fixes.
À la charge ! à la charge ! Péchés immortels, vieux comme le monde et jeunes comme l’aurore !
Qui nous empêche ? Comme le flot sur le rivage nous avançons et nous reculons, mais nous le découperons des golfes inégaux, nous dévorerons les continents, et dans ces calmes lieux où fleurissent comme des lis les blanches béatitudes, tourbillonneront plus tard des gouffres sans fond.
Détruisez, ravagez, corrompez, souillez ! En avant l’Orgueil ! Hardi, Colère !
Jetons-les par la fenêtre, cassons leurs os ! Comme à travers une lanterne mince on voit en elles vaciller leurs âmes, éteignons-la de nos haleines.
Résistez toujours, ne m’abandonnez pas, ayez pitié de moi !
Entrons ! entrons !
Arrière ! arrière !
Mais, à genoux sur le seuil, la Charité nous barre l’entrée.
Sautez par-dessus, renversez l’autel, brisez la croix, détruisez l’église ! Faut-il donc que je vous prenne toutes ensemble et que je vous lance contre lui comme une poignée de cailloux ?
Recommençons ! essayons !
Ah ! j’ai bien peur ! leurs yeux brillent dans la nuit comme ceux des chats sauvages.
Je suis là ! j’y suis toujours !
Encore un moment ! la tentation précède le repos, le combat est avant la victoire.
Mais l’Espérance, comme un bouclier, étale devant nous le pan de sa tunique ! Tu sais, ô Père, qu’elle est comme toi, qu’elle bouche les oreilles et qu’elle aveugle les yeux.
Où sont donc vos masques, vos poignards et vos flambeaux ? Allons donc ! allons donc !
Oui ! c’est pour cette fois. Entrons ! entrons !
Mère ! mère ! attends-moi !
Ah ! c’est toi, petit ! bonjour !
Bonjour, petit. Te voilà ? tu pleures donc toujours ?
Attends-moi, mère, donne-moi la main, j’ai couru longtemps, je suis tout essoufflé, je boite.
Ah ! c’est toi, petit, te voilà ?
Oui, c’est moi, moi toujours. Mais laissez-moi, je n’ai que faire de vous.
Ah ! c’est toi ! que veux-tu ?
Ce que je veux ?
Oh ! tu me battrais ! Déjà tu lèves ton bras.
Non, parle, conte-moi tout.
Eh bien, j’ai faim, na ! j’ai soif, entends-tu ? j’ai envie de dormir, j’ai envie de jouer.
Bah ! bah ! bah !
Si tu savais comme je suis malade, comme les paupières me cuisent, quels bourdonnements j’ai dans la tête ! Ô Orgueil, ma mère, pourquoi me contrains-tu à ce métier d’esclave ? Tu me fais casser des pierres et courir après les feuilles, mes ongles sont noirs de toute la poussière que je remue, et je grelotte à la bise avec mes coudes percés. Quand parfois je sommeille un peu, tout à coup j’entends le sifflement de ton fouet qui me claque aux oreilles et qui me balafre la figure — oh ! laisse-moi finir — je me réveille en sursaut, je prends ma tête dans mes mains, je continue mon ouvrage, mais toujours tu cries : Encore ! encore ! continue !
Mais n’as-tu pas peur de me faire mourir ? la fatigue me brise, ma poitrine étouffe, je voudrais plus d’air. Oh ! laisse-moi donc un peu courir dans la campagne et me rouler sur l’herbe, laisse-moi sauter les fossés, laisse-moi regarder le ciel rose quand je vais sur les collines, laisse-moi tout un jour seulement rêver bien à mon aise sur le sable des rivages ! Tu m’as promis que je serais heureux, que je trouverais quelque chose, mais je n’ai rien trouvé, je cherche toujours, j’entasse, je lis. Pourquoi donc, ô mère, toutes ces plantes que tu me fais cueillir, toutes ces étoiles dont il faut que j’apprenne les noms, toutes ces lignes que j’épelle, toutes ces coquilles que je ramasse ?
Au sourire caché qui plisse le coin de ta lèvre je vois cependant que tu es fière de moi, mais moi, quelle joie ai-je dans la vie ? Chaque matin je recommence, à chaque âge se perd ma mémoire, le vent qui souffle éteint mon flambeau, et je reste pleurant dans les ténèbres.
Et puis j’ai peur ! car je vois passer sur le mur comme des ombres vagues qui m’épouvantent.
J’ai des envies, je voudrais faire quelque chose, et des profondeurs de moi-même tirer une création nouvelle. Si je pouvais pénétrer la matière, embrasser l’idée, suivre la vie dans ses métamorphoses, comprendre l’être dans tous ses modes, et de l’un à l’autre remontant ainsi les causes, comme les marches d’un escalier, réunir à moi ces phénomènes épars et les remettre en mouvement dans la synthèse d’où les a détachés mon scalpel… peut-être alors que je ferais des mondes… Hélas ! je me heurte la tête, je m’arrache les cheveux, d’un bout à l’autre je parcours ma pensée, je la fouille, je la creuse, je m’y perds, je m’y noie, mais il faudrait que j’en sortisse au contraire, tandis que je tourne autour d’elle comme un cheval de pressoir.
J’ai entendu dans les carrières le flot invisible qui, à chaque siècle, hausse les montagnes d’un pouce de plus, et je sais de quelle longueur par minute croissent les toisons sur le dos des troupeaux. Dans les rainures de ma table je regarde les mouches marcher pour connaître ce qu’elles désirent ; quand je retourne dans mes doigts le cerveau de l’homme qui s’aplatit comme une éponge, je suis pris d’étonnements qui n’en finissent pas, en me demandant comment cela faisait pour penser et comment cela va-t-il faire pour se pourrir.
D’où vient la vie ? d’où vient la mort ? pourquoi marche-t-on ? pourquoi s’endort-on ? qu’est-ce qui donne les songes ? comment poussent les ongles et blanchissent les cheveux ? par quel travail, dans les valves nacrées et dans les chauds utérus, se forment en silence les perles et les hommes ? qu’est-ce qui fait que les aigles sans tomber se soutiennent au-dessus des nuées, et que les taupes sans étouffer se promènent sous la terre ? quelles notes a-t-on prises pour arranger les modulations du vent, les cris de l’oiseau, le frôlement des feuilles, le hurlement de la mer. Je veux savoir tout, je veux entrer jusqu’au noyau du globe, je veux marcher dans le lit de l’océan, je veux courir à travers le ciel, accroché à la queue des comètes. Oh ! je voudrais aller dans la lune pour entendre sous mes pieds craquer la neige argentée de ses rivages et pour descendre dans ses crevasses souterraines.
Je n’entends pas ce que tu dis, tu m’ennuies toujours de tes soupirs.
Que dit-il ? que lui faut-il ?
Veux-tu venir avec moi ?
Non ! Que peux-tu pour ma misère ? je te connais, j’ai poli tes diamants, j’ai battu tes pièces d’or, j’ai tissé ta soie sur mes métiers. Qu’est-ce que cela me fait, tes richesses ? le retentissement de tes splendeurs n’est pas capable de faire lever ma tête.
Veux-tu venir avec moi ?
Non ! pas de toi ! Que m’importent tes flacons et tes viandes ! je sais faire pousser la vigne et comment se chassent les bêtes ; tes festins m’ennuient. Manger, c’est toujours la même chose.
Veux-tu venir avec moi ?
Avec toi ? non ! Qu’en ai-je besoin ? Je n’ai pas de haine ; par ma porte entre-bâillée j’ai entrevu ta figure, et le grincement de tes dents m’a troublé dans mon travail ; va-t’en ! Mais pour t’aider, que désires-tu ? est-ce du poison pour tuer ceux qui te gênent, ou de la rhétorique pour dénigrer ceux que tu admires ? Laisse-moi.
Veux-tu venir avec moi ?
Non ! je suis fatiguée de suivre ta traînée sanglante, de passer au tamis la poussière que tu fais, et d’employer ma vie à lire ta longue histoire. J’ai remué la cendre de tes incendies, et c’est à moi que tu t’adresses pour forger ton épée et pour monter tes machines de guerre ; de temps à autre, dans mes rages patientes, tu me soutiendras quelquefois, mais ne frappe plus du poing sur ma table, car plus mélancoliquement ensuite je ramasse mon livre tombé.
Arrête ! repose-toi !
Dis au sang qui bat, aux astres qui tournent, d’interrompre leur mouvement. Le puis-je davantage, moi qui suis faite pour compter les pulsations de l’artère et le nombre des soleils ? Comme les planètes qu’elle observe, ma pensée va d’elle-même accomplissant son irrésistible voyage, et sans savoir où nous allons, nous tournons dans des cercles parallèles.
Veux-tu venir avec moi ?
J’y ai été, j’en suis revenu. J’ai soulevé ta robe, j’ai entr’ouvert ton cœur, je connais les faux talons qui te grandissent et les séductions qui t’embellissent ; j’ai étudié l’effet de la lumière des lampes coulant comme une onde à travers le duvet de ton blanc épiderme, et j’ai ouvert les narines à la bouffée d’odeur qui montait de tes seins et me chauffait la joue. Je sais les mots qu’il faut dire, les attractions qui t’appellent, tous les chemins qui mènent à toi, ce qu’on y trouve, ce qui en repousse. N’ai-je pas occupé ma jeunesse à pêcher dans ton ruisseau ? je t’ai harassée d’ardeurs inquisitives et possédée dans toutes les postures, dans le tapage de l’orgie et dans l’attouchement du premier désir.
Ô Luxure, tu circules en liberté, belle et levant la tête ; à tous les carrefours de l’âme, on retrouve ta chanson, et tu passes au bout des idées comme la courtisane au bout des rues.
Le désir sous tes pas se lève d’entre les pavés, des rêveries charmantes s’entr’ouvrent comme des fleurs aux plis remuants de ta robe, et quand tu la retires, on a des éblouissements comme si ta chair était un soleil ; mais tu ne dis pas les ulcères qui rongent ton cœur, et l’immense ennui qui suppure de l’amour. Moi, j’ai effeuillé en riant la rose desséchée de ta première passion, et j’ai vu suer ton fard sous les efforts que tu faisais pour avoir du plaisir ; je suis las de ton visage et de l’imbécillité de tes caresses, va-t’en ! va-t’en ! J’aime mieux les fucus au flanc des falaises que tes cheveux dénoués, j’aime mieux le clair de lune s’allongeant dans les ondes que ton regard amoureux se noyant dans la tendresse, j’aime mieux la brise que tes baisers, et le frissonnement des grandes plaines que tes tressaillements d’amour ; j’aime mieux le marbre, la couleur, l’insecte et le caillou ; j’aime mieux ma solitude que ta maison, et mon désespoir que tes chagrins.
Que te faut-il donc ?
Ce qu’aucun de vous ne possède… Ah ! je suis triste, bien triste !
Console-toi, petit ! yu grandiras, tu seras fort et robuste, je te ferai boire d’un bon vin amer et coucher sur des herbes sauvages.
Si tu travailles comme il faut, tu auras un beau plumet de plumes de paon, avec une trompette de fer-blanc, et je te mènerai aux marionnettes ! à la meilleure place, entends-tu ? sur la première banquette, petit, à côté des lampions, de manière à bien voir tous les bonshommes et les doigts du machiniste à travers la toile.
Allons ! ne pleure plus, sois joyeux, ris donc ; tes chagrins se passeront, tu as eu de pires moments, tu étais si faible quand tu étais petit ! Si tu savais comme je t’ai soigné, bercé, caressé ! Tu es venu au monde respirant à peine, mais moi, avec une joie suprême, de suite je t’ai porté à ma mamelle ; c’est mon lait qui t’a nourri. Va, tu es bien mon fils, mon enfant ; mes entrailles remuent quand tu parles, j’aime à te voir, regarde-moi donc, car j’éprouve en me mirant dans tes yeux des félicités âcres qui me grattent le cœur.
Enfant !
Quoi ?
Tu la vois, n’est-ce pas ?
Oui.
Partout où elle sera, tu iras, tu la poursuivras, et quand tu l’auras saisie, il faudra la rouler dans la boue, afin qu’elle ne puisse, si elle se relève, jamais se débarbouiller la figure de l’ignominie de sa chute.
Ah ! c’est elle, la Foi ! enfin la voilà ! depuis si longtemps moi qui l’ai cherchée partout ! dans les conciles qui sont pleins de son nom, aux agapes des fidèles où l’on se grise en son honneur, à l’église, au cimetière, dans le cœur des prêtres, sur les lèvres des enfants… et je ne la trouvais pas ! Ah ! tu étais ici !
Tant que tu ne l’auras pas tuée, il n’y aura pour toi ni bonheur ni repos.
Ah ! je le sais bien ! je le sais bien !
Quoi ? il me semble que j’entends une voix nouvelle, une voix vibrante et toute claire, comme le son d’une clochette dans les bois.
Non, ce n’est rien, mon fils.
Comme elle ment !
Par excès de zèle.
Mais j’ai entrevu un visage dont la pâleur était douce et dont les yeux luisaient comme une aurore.
Sa pâleur est celle du tombeau, sa lueur est celle de l’enfer… S’il revient, ferme les yeux ; s’il parle, bouche tes oreilles.
Pourquoi ?
Car c’est l’enfant de l’abîme, la malédiction même.
Reste enfermé dans l’humilité de ton cœur.
Si pourtant on cherche la vérité avec l’humilité du cœur ? …
Dites ! est-ce donc pécher que…
Tais-toi ! ne détourne point la tête pour voir l’ombre de ta pensée : au crépuscule du doute elle s’allongerait sans cesse, et tu passerais ta vie, malheureux ! à la voir grandir.
Mais d’où cela vient-il ?
De la Science.
Ah ! tu commences, fille du ciel ? tu m’exècres donc bien fort !… Mais si la vérité t’est connue, tends-moi la main, car c’est vers la cause aussi que j’aspire, moi, et ne la comprenant point, je ne la nie pas cependant, tandis que toi tu nies les manifestations qui la témoignent. Tu nies la nature par les miracles, la mort par la résurrection, la liberté par la Providence, et la Providence par l’intervention directe du Seigneur ; tu es la négation, l’étouffement, la haine. Moi, je suis le grand amour inquiet, qui s’avance pas à pas dans ce chemin de l’esprit que tu te plais à bouleverser…
Patience ! un temps viendra que les choses seront lavées des malédictions dont tu les couvres, ce qui est obscur resplendira, ce qui est informe se complétera, ce qui semble monstrueux apparaîtra superbe ; j’expliquerai le corps comme l’âme, la matière comme l’esprit, le péché comme la pénitence, le crime comme la vertu, le mal comme le bien, et je rajeunirai sans cesse tandis que tu te courberas vers la décrépitude. En vain pour attirer les cœurs tu voudrais t’embellir par l’alléchement de l’idéal, mais à la fin l’art se détachera de toi, comme un collier dont la corde qui se dénoue est usée, et les goujats riront à voir la nudité de ce squelette qu’on aimait. Alors tu te traîneras sur ta béquille, tu branleras du chef en pleurant, tu marmotteras ta colère, et tu resteras comme une pauvresse à la porte de l’église, tapie dans un coin, perdue dans l’ombre et répétant ta complainte.
Recevez-moi ! ouvrez la porte !
Non !
Alors laissez sortir l’ermite, qu’il vienne à elle !
Il se perdrait avec elle.
Mais la Science n’est pas le Péché, puisqu’elle est l’ennemie des péchés.
Pire qu’eux tous !
Elle les combat pourtant !
Elle les aide aussi.
Comment cela ?
Tiens, vois-tu, c’est elle qui a fait ces trous que je cache en marchant.
Nom d’un triple enfer ! est-ce que nous n’entrerons pas ? Est-ce que ça durera longtemps ?
Vite ! finissez-en, dépêchez-vous !
Oh ! que la nuit est longue ! quand donc viendra l’aurore ?
Patience, mon fils !
Pourquoi ne font-elles rien pour toi ? c’est qu’elles ne le peuvent ; elles te promettent bien l’avenir, qui t’assure de l’avenir ?
Moi !
La preuve ?
Si cela ne déplaisait pas à Dieu, Antoine, tu pourrais pécher.
Dieu écoute-t-il la prière ?
Oui.
Prie-le donc pour qu’il admette et bénisse le péché, car puisqu’il est tout-puissant…
Que répondre ?
À genoux ! à genoux !
Le ciel s’ébranle, tout va crouler !
Ah ! vous ne résisterez pas ! il viendra, nous l’emmènerons ! tu danseras, tu chanteras, tu riras.
Encore celle-ci ! encore celle-là !
Ah ! mon Dieu ! les poutres s’effondrent… Délivrez-moi ! — à travers les fentes des murs passent leurs haleines et mon cœur défaille.
Prie !
Père qui êtes aux cieux…
Continue, va toujours !
Père qui êtes aux cieux, Fils qui êtes à sa droite, Saint-Esprit… Saint-Esprit… Saint-Esprit… Mais je ne peux pas trouver les mots.
La pensée, la pensée seulement ! dépêche-toi !
Marie, mère du Sauveur, source de grâce, et vous, bienheureux saints…
Des saints ! pourquoi sont-ils saints ?
Et vous, Marie-Madeleine…
Marie-Madeleine, qui lavait les pieds du Christ, mais…
Combien y avait-il de chandeliers sur la table ?
Oh ! si j’ai péché, pardonnez-moi !
Si… j’ai… pé… ché…
En quoi ?
Prie donc !
Pardonnez-moi, divin Messie, Jésus-Christ, fils de Dieu !
Et il travaillait avec son père à faire des instruments de labourage.
Intercédez pour moi, car vous savez…
Et cette femme était fort belle…
Ah ! je ne peux pas, je ne peux pas ! elles parlent toutes à la fois.
Comme elle rit, la grande fille brune qui porte des pièces d’or dans ses cheveux crépus ! À l’ombre de la vigne, couchée sur le gazon, elle avance les lèvres pour saisir le raisin mûr ; un grain tombe, il glisse sur sa joue, et, roulant entre ses seins, la chatouille tout entière, depuis le menton jusqu’au nombril.
Les chevaux piaffent, secouent leur bride, s’émouchent de la queue ; le clairon sonne, les piques s’abaissent.
Au milieu de la viande saignante il y a des lignes noires.
Pourquoi maudissait-il le figuier, puisque ce n’était pas la saison des figues ?
Sous le tendelet d’azur les tapis sont étalés, et leurs franges retombent dans l’eau ; l’éventail de plumes balaie sur vous la fraîcheur des soirs ; à travers les paupières fermées, on entrevoit un jour tout rose, et la molle secousse des avirons cadence votre sommeil.
Clic ! clac ! le moulin tourne, la farine saute, le blé emplit les greniers.
De David à Joseph, Luc compte 41 générations, Mathieu 26.
Tiens ! c’est vrai… Où êtes-vous ?
Quelle nuit !
Plus sombres encore étaient les nuits où marchaient les rois, quand ils allaient vers le Sauveur, mais l’étoile devant eux sautait de colline en colline.
Ils s’appelaient Malgalat, Galgalat et Saraïm.
Tout le monde ne sait pas cela.
Cassolettes d’or avec des chaînes, fermoirs d’argent qui retiennent les lourds manteaux, belles ivoireries taillées à jour, un gros diamant dans des plumes blanches ; et des nègres à la porte, de leurs poings chargés de bagues, frappant le museau des dromadaires.
Il y en a qui ont des yeux couleur d’ardoise, d’autres sont pâles comme la lune, avec des regards noirs.
Un morceau de pain sec frotté d’ail, qu’on mange tout seul quand on a faim, une belle eau limpide.
Ce n’était point le fils de David, puisque Joseph n’était pas son père.
La pluie tombe, la porte est fermée, le feu flamboie, on est chez soi.
La baliste lance des pierres, l’huile ruisselle sur les boucliers polis, on monte les escaliers, on se débat, on tue, les épées dans l’air font des cercles rouges.
Une botte de paille, un tas de cailloux, la neige même avec un manteau, n’importe quoi, tout est bon.
Il avait été en Égypte pour étudier la magie, et il savait des secrets comme les sorciers de Pharaon.
Les mains des femmes, relevées par le bout, galopent en sautillant sur la corde des lyres, tirent un à un le long fil des tapisseries, se bombent en forme de coquille, pour rajuster sur le front les boucles défaites ; passant sous le vêtement, elles s’insinuent dans vos poitrines, elles vous parcourent la chair, légères.
Le vrai nom de Jérusalem est Kedusha.
Le vrai nom de Jésus est Yeschut.
Le vrai nom de Dieu est Yaho.
Il a eu peur du Diable, car il lui a dit : va-t’en !
Ils étaient quatre mille en armes au Jardin des oliviers.
Pourquoi n’a-t-il pas voulu guérir la fille de la Cananéenne ? pourquoi n’alla-t-il pas chez Lazare quand il se mourait ? pourquoi recommandait-il aux siens de ne pas parler de ses miracles ?
Répondez donc ! dites quelque chose ! agissez vite !
Chantant dans les tavernes, priant parmi des tombes, veillant en paix près des berceaux, dans les bois, dans les villes, sur les rivages, par les chemins, portées dans les litières, balancées sur des éléphants, traînées dans des chariots, couvertes de pourpre, couvertes de laine, avec des coquillages autour du cou, avec des clochettes d’or aux oreilles, au théâtre où elles s’assemblent, dans l’atrium où elles s’enferment, près des ruisseaux où elles se mirent, au bord des lits où elles se pâment, inclinées, couchées, habillées, voilées, décolletées, nues, elles sont à toi, les filles de la terre !
Le sang vous jaillit aux yeux, il éclabousse les visages, il coule sur les lambris, des plafonds il tombe goutte à goutte.
Les gelées miellées tremblent dans les plats, les crèmes pétillent comme l’écume, le gibier emplit la salle d’odeurs sauvages, la croûte des fromages verts se casse sous le couteau, dans les assiettes coloriées.
Les connais-tu, les amitiés des sages ? sais-tu ce que c’est que cette tendresse de l’esprit, plus forte que celle des cœurs ? as-tu vu, comme un soleil qui se lève, l’idée luire dans la prunelle des maîtres ? Durant les muets épanchements des intelligences pensives, quand elles s’enlacent l’une l’autre et qu’elles frémissent étonnées à leur contact mutuel, tu n’as pas senti, du fond de ton être, monter des sources fertiles ?
La salle était haute, avec des étoiles d’argent à sa voûte et des portes de bronze qu’on ne pouvait ouvrir ; au milieu s’amoncelait un grand tas d’or ; sur les côtés, suivant leur taille, les drachmes étaient avec les drachmes, les staters ensemble, et les philippes et les dariques ; mais les piles, trop hautes, s’écroulaient, et les pièces rondes se mettaient à rouler sur les larges dalles plates. On en apportait dans des sacs que l’on versait d’en haut sur des échelles ; par des trappes, sous terre, il en sortait que l’on jetait à la pelletée ; tournant sur leur base, les colonnes s’entr’ouvraient pour en dégorger leurs flancs pleins ; il en ruisselait en cascades, il s’en échappait en fusées, cela sautillait, clapotait et allait en montant le long des murs, comme un océan d’or et d’argent.
S’il savait Judas cupide, pourquoi le tentait-il en lui confiant la bourse ?
Dieu avait bien tenté Abraham !
Quand l’homme succombe, à qui la faute ?
En veux-tu dont les lèvres aspirent le sang dans les baisers qu’elles donnent ? les seins rebondissent, les cous se renversent, les tailles se ploient.
Puisque saint Pierre a renié Dieu, puisque Aaron a façonné le veau d’or !
Les victoires font les poussières épaisses, les chacals piaulent, les rats au nez pointu rongent le crâne des cadavres.
On ouvre le ventre des vauriens pour en retirer l’argent qu’ils avaient avalé, et les mains frémissent à sentir l’or dans les entrailles, où l’on fouille jusqu’au coude.
Il n’a pas succombé, lui, car un ange le soutenait dans son angoisse.
Il n’était pas pur du péché originel, puisqu’il naquit de la femme.
Il descendait de Rahab la paillarde, de Bethsabé l’adultère, de Thamar l’incestueuse.
Les soirs d’été, dans les bois, les vierges dansent en rond, en se tenant la main.
De quel péché s’est-il lavé dans le fleuve ?
Pourquoi avait-il besoin du baptême ?
Pourquoi repoussait-il sa mère ? pourquoi avait-il peur de mourir ?
Vous pâlissez.
Elles succombent.
Quoi ! les démons viennent jusqu’à nous !
Où étiez-vous, répondez donc, quand aux secousses de l’aquilon la croix tremblait sur le Calvaire et que le Christ mourant râlait dans la tourmente ? Comme une tunique usée que l’on déchire de haut en bas, son âme se fendait et flottait dans le vent, avec ses cheveux sanglants qui fouettaient son front livide ; il écoutait glapir le corbeau, qui de ses ailes faisait des cercles noirs autour de lui, et, à ses pieds, les femmes en pleurs qui sanglotaient. C’est qu’il n’avait plus les festins pacifiques pleins de rayonnements et de douceurs, ni les foules palpitantes qui pour entendre sa voix s’échelonnaient sur les collines, ni les vastes campagnes où il allait levant la main quand il marchait au bord des sillons avec ses disciples qui le suivaient ; il eût voulu défaire ses membres des clous qui les attachaient, et retirer la couronne d’épines qui lui entrait dans les oreilles, mais, roulant sur ses épaules sa tête endolorie, il sentait son œuvre achevée et la mort venir.
Hély ! Hély ! lamma Sabacthani !!!
Pourquoi prier ? si ce que tu implores est une chose juste, Dieu te la doit ; si elle est injuste, tu l’outrages en la demandant.
Cependant… la grâce…
Mais tu l’as, la grâce, tu l’as !
Comment ! quoi ! les tentations qui sont là !…
Elles n’y sont plus.
Regarde !
Est-ce possible ?
Que vais-je devenir maintenant ?
Puisqu’elles sont déjà venues, sans doute qu’elles reviendront ! Ne te désespère pas, les plus forts parfois faiblissent, et toi, quand tu faillirais quelque peu, tu n’es qu’un homme, après tout ! Il ne faut pas vouloir posséder la perfection.
Eh ! eh ! la perfection ! que te manque-t-il tant pour y atteindre ?
Car la perfection n’appartient qu’aux anges, et cette inaltérable pureté du cœur, que tu te désoles de n’avoir point, n’a pas été concédée à la faiblesse de l’homme ; il faut qu’il vive dans l’incertitude avant d’acquérir la connaissance, qu’il flotte dans les ténèbres pour mieux aspirer à la lumière et en jouir plus délicieusement ensuite quand il l’aura. Voilà comme les bons jours succèdent aux mauvais, le désespoir alterne avec la joie ; souvent, quand on se croit près de périr tout à coup on est sauvé. Puis la sécheresse du cœur préserve l’esprit de la présomption, et, dénuée des jouissances de l’extase qui gratifient, dès ici-bas les dévotions heureuses, l’âme n’en conquiert que plus de mérites de ce qu’elle obtient moins de faveurs. Rassure-toi donc quand tu te sentiras vide, car au moment même où il te semble ne plus aimer Dieu, c’est peut-être alors que tu l’aimes davantage, ce tourment seul l’indiquerait ; repose-toi là-dessus, ne t’inquiète pas tant de l’avenir, Dieu le règle, tout arrive par son ordre ; les pensées qu’il fait naître en toi, c’est qu’il veut qu’elles y naissent, et puisqu’il est bon il ne peut t’induire dans le mal. Or tu ne peux supposer qu’il ne soit bon, car s’il était méchant il faudrait le haïr et non l’adorer ; mais puisqu’il est la bonté même et que tout émane de lui, il n’y a donc rien dans tout cela dont il faille avoir peur.
Le vent s’est calmé, les cités sont loin, le désert partout s’étend autour de toi, et le sable sous la lune scintille comme des grains d’acier. L’œil, fendant l’espace, navigue à l’aise dans les horizons ; là-bas, l’odeur des foins, maintenant, circule avec la brise ; la clarté des nuits blanchit le tronc des arbres, et les bêtes attentives, allant boire aux fontaines, regardent sur la mousse l’ombre des fleurs qui remue. Au milieu des pâturages les troupeaux immobiles mouillent dans la rosée leurs fanons qui pendent, les oiseaux sont endormis, les grands fleuves coulent.
Contemple-la, la majesté de Dieu qui repose sur la terre ! les lacs sont plus purs que l’eau des bénitiers ; sous le dôme des cieux ainsi que des lampes les étoiles sont suspendues. Écoute chanter les océans sonores, et comme des lèvres en prières frissonner les feuilles des bois ; respire en paix, verse ton âme dans l’azur, promène par les espaces ton désir infini.
Car le soupir que tu pousses te retombe sur le cœur, et la pensée se blesse aux murs. Qu’as-tu besoin de rester dans les temples ? la main des hommes a-t-elle donc pu enfermer Dieu ? et plus que toutes ces pierres n’es-tu pas toi-même le Temple saint où réside sa grâce ?
Pour te rapprocher de lui davantage, franchis donc ce qui te sépare de ses œuvres, sors de ta chapelle, rallume ton amour à ces feux qui luisent, sors donc, hume l’air !
Comme la nuit est douce ! comme le temps est pur ! comme les étoiles scintillent ! il y en a beaucoup, ce soir ; c’est beau, la création ! Et dire que si on vivait mille ans on ne se lasserait point d’admirer tout ça ! Vraiment il faut avoir le cœur bien dur pour n’être pas attendri de reconnaissance envers le Seigneur, lorsqu’on se prend à considérer l’harmonie de l’univers : ces beaux astres qui luisent pour que nous les regardions, ces grandes forêts pleines de choses utiles, ces fleuves qui portent des bateaux, ce désert, ces montagnes avec ce petit endroit-ci tout exprès pour moi. Et l’homme même, quelle merveille ! Ces pieds qui sont si bien faits pour marcher, ces mains qui s’ouvrent et se referment, ces yeux qui voient, et cette tête…
…Cette tête ronde remplie d’un tas de pensées. Qu’il fait bon de vivre ! quelquefois je me désole, pourquoi donc ? je ne suis pas bien malheureux, et même le Seigneur est plein de bonté pour moi. Il est vrai que j’observe ses commandements, je prie, je veille, je jeûne, et même, chose étrange, ma santé depuis le temps que je mène ce genre de vie ne s’en est pas altérée, car je suis encore aussi vigoureux que qui que ce soit, je porterais bien de lourds fardeaux et je suis capable de faire de grandes courses à pied.
Comment les autres hommes peuvent-ils pourvoir à leur salut, avec leurs femmes, leurs enfants et tous les tracas de la vie ? voilà ce qui m’étonne. Moi, grâce au ciel, rien ne me dérange, et n’ayant que moi-même à songer, l’unique soin de mon âme me préoccupe. Le matin, d’abord, je commence par faire ma prière ; puis je me mortifie avec ma discipline ; comme j’en ai l’habitude, la douleur est supportable ; ensuite je mange, je récite mon benedicite, je donne à manger au cochon, cela m’amuse ; puis je jardine un peu, j’arrose mes légumes, je range, je balaie ma case ; après quoi je me mets à l’ouvrage, j’aime à voir un grand tas de paniers à côté de moi ; enfin arrive l’heure de l’oraison, elle s’écoule doucement, car à force de m’y être exercé, il me semble parfois que Dieu m’écoute et agrandit mon âme.
Bientôt peut-être je ne vivrai plus, tôt ou tard le Seigneur m’appellera ; je lui apporterai, je l’espère bien, une âme pure de tout péché, j’irai donc dans le paradis, je verrai Jésus-Christ, la Vierge, les anges, les bienheureux apôtres saint Pierre et saint Paul, tous les martyrs, les chérubins et les séraphins ; ils me recevront avec grande joie et nous causerons ensemble.
J’ai été bien tourmenté tantôt,… oui, cruellement… Le Seigneur m’a soutenu, mais j’y ai mis beaucoup du mien. Oh ! je ne laisserai plus les mauvaises pensées m’approcher, je sais maintenant comment elles s’y prennent. Que j’étais sot, tantôt ! oui, bien sot, bien sot !
Qu’est-ce donc ?… une coupe !
D’où vient-elle ?
C’est de l’argent.
Une obole !… quoi ! une autre ? une troisième ? encore ?… oh ! oh ! quelle couleur !
Mais c’est de l’émeraude ! de l’émeraude !… voilà de l’or maintenant !
Les pièces sont toutes neuves… comme elles reluisent !
Quoi ! c’est du diamant !
Non… non… je n’y toucherai pas…
Qu’est-ce donc ? Cela brille.
C’est un poignard… noue ta robe, appuie ta sandale… ici, tiens ! sur cette pierre qui fait saillie : il y a, tout le long du précipice, de place en place, des trous naturels pour mettre les pieds.
La tête me tourne.
En t’appuyant des genoux, laisse-toi couler doucement entre les parois de la gorge, tu tomberas sur du sable, tu te relèveras vite… Avance donc, regarde !
S’il descend, je lui tords le cou !
Tu courras après eux, tu ramasseras le poignard, tu prendras ton élan ; de la main gauche t’accrochant à la queue du chameau, tu sauteras sur sa croupe, et de la droite, sous l’omoplate, un seul coup… à l’autre ! à l’autre ! à l’autre !
Pourquoi la curiosité m’a-t-elle poussé là ? quand donc serai-je tranquille ? Je ne puis vivre une minute sans perdre mon âme ; j’ai dans la tête comme des miasmes de vin, des senteurs de femme, des bruits de métal ; toutes les impuretés, toutes les folies, toutes les cupidités me remplissent, me torturent… En prières donc, misérable !
Comment ? tout à l’heure cependant… Ah ! n’importe ! ceci du moins ne m’échappera pas !
Quel rêve ! j’en ai le cœur malade !
J’étais au bord d’un étang ; je me suis approché pour boire, car j’avais soif ; l’onde aussitôt s’est changée en lavure de vaisselle, j’y suis entré jusqu’au ventre. Alors une exhalaison tiède, comme celle d’un soupirail de cuisine, a poussé vers moi des restes de nourriture qui flottaient sur cette surface grasse ; plus j’en mangeais, plus j’en voulais manger, et je m’avançais toujours, faisant avec mon corps un long sillon dans la bouillie claire, j’y nageais éperdu ; je me disais : dépêchons-nous ! La pourriture de tout un monde s’étalait autour de moi pour satisfaire mon appétit, j’entrevoyais dans la fumée des caillots de sang, des intestins bleus et les excréments de toutes les bêtes, et le vomissement des orgies, et, pareil à des flaques d’huile, le pus verdâtre qui coule des plaies ; cela s’épaississait vers moi, si bien que je marchais presque enfonçant des quatre pattes dans cette vase collante, et sur mon dos continuellement ruisselait une pluie chaude, sucrée, fétide. Mais j’avalais toujours, car c’était bon. Bouillant de plus en plus et me pressant les côtes, cela me brûlait, m’étouffait ; je voulais fuir, je ne pouvais remuer ; je fermais la bouche, il fallait la rouvrir, et alors d’autres choses d’elles-mêmes s’y poussaient. Tout me gargouillait dans le corps, tout me clapotait aux oreilles, je râlais, je hurlais, je mangeais, et je ravalais tout. Pouah ! pouah !… j’ai envie de me briser la tête pour me débarrasser de ma pensée.
Aïe ! n’importe ! pas de lâcheté ! Oh ! que les pointes sont piquantes ! tant mieux !… courage !… Oh ! là !… Tiens, pécheur, tiens, souffre donc, pleure donc, crie donc, corps débile ! mes dents sont toutes serrées et voilà que les convulsions me saisissent encore… encore… Ah ! mon dieu ! Eh bien ! Je compterai jusqu’à cent, jusqu’à mille.
Non, tu ne me vaincras pas, faiblesse de la chair !… Saigne ! saigne !
Mais… je ne sens plus rien !… les piquants peut-être s’accrochent à ma tunique, retirons-la.
Bien ! sur la poitrine, dans les dos, sur le bras, sur la figure, partout ! J’ai besoin de battre, ça m’assouvit de me faire souffrir… plus fort donc !… Est-ce que j’ai peur ? Oh ! oh !… mais, mais, mais… ça change, j’ai envie de rire… hah ! hah ! hah !
Je sens comme si des mains sous ma peau me chatouillaient tout le corps… déchirons-le ! Oh ! là ! Oh ! mes nerfs se rompent… Eh bien ?
C’est peut-être la satisfaction de l’âme qui atténue la souffrance de la chair ? je veux l’en écraser, pas de grâce pour elle, va ! va !
Malgré moi mon bras continue… qui me pousse ? où vais-je ? Quels supplices ! quelles délices ! je n’en peux plus, mon être se fond de plaisir, je meurs !
Je suis l’Adultère, le cœur de l’homme se trempe à mon haleine, et toujours je voltige dans les sommeils, tel qu’un papillon renfermé dans la moustiquaire des lits ; d’un bout du monde à l’autre bout, j’attire les corps qui doivent se joindre ; entre les volontés se glisse ma fantaisie, et jusque dans l’amour heureux je creuse des abîmes où tournoient d’autres amours.
T’ont-ils conté ce qu’ils rêvaient, les adolescents pensifs ?
L’épouse se relève nu-pieds et s’avance à tâtons dans le couloir obscur ; sa chemise, humide de la moiteur de son corps, agite en passant la flamme de la veilleuse ; frissonnante elle sourit, et le doigt sur la bouche fait signe qu’elle a peur de l’enfant qui se retourne en son berceau.
Je me délecte dans la suavité des perfidies ignorées. À moi les enlacements émus, les grands baisers au clair de lune, et les belles fuites à travers champs, avec des galops fous, du vent dans les manteaux et les étreintes qui n’en finissent pas ! je possède aussi les frénésies qui trament le crime, les philtres, les suicides et les lâches poisons versés par des mains douces.
Je suis la Fornication. Les fourmilières grouillent d’amour, la femelle du léopard piaule dans les bambous, et la rauque prostituée chante à voix basse des mots impurs sur le seuil de sa maison. C’est l’heure où s’allument les lampes, que balance au plafond le vent chaud des nuits d’été. Voilà que se défont les vêtements et que les femmes nues s’étalent sur les grands lits. Déroule ma chevelure, tu verras comme elle est longue ! J’ai la taille mince, le flanc large ; mieux que l’acier bondit mon jarret souple, et je fais craquer mes os quand je me renverse sur les hanches. À mon chevet fume la coupe des enchantements, dont il suffit d’avoir bu pour n’en pas perdre le goût ; je me sers des parfums qui mettent en amour, et les rouges phallus se dressent dans ma main. Viens dans les bois sacrés, pleins des senteurs du mélèze ! Nous nous coucherons au soleil, nous roulerons notre délire au pied des idoles peintes.
Je suis l’Immondicité, la déesse des caprices obscènes et des accouplements bestialitaires.
J’ai vu dans les villes des femmes pâles qui languissaient pour d’autres femmes, des enfants tout en pleurs parmi la caresse des vieillards, et des jeunes hommes qui marchaient comme des filles et qui souriaient au coin des rues. Ce qu’il me faut, c’est la porte bien close, pour accomplir en paix les lubricités taciturnes ; j’aime la bouffissure des tissus, les exagérations d’organes, les hermaphrodismes monstrueux, la sueur aigre, les dégoûts irritants.
Au delà des voluptés gît la Volupté ! Il est large le cercle des joies inconnues ! comme l’esprit la chair est infinie, et, depuis qu’ils la creusent, les fils d’Ève n’en ont pas trouvé le fond. Arrive, arrive ! regarde donc ! de ma poitrine pendent mes mamelles, comme un flot monte et s’abaisse mon ventre gras, à deux mains je manie mes chairs.
Au secours ! à moi ! tout disparaît ! la terre tourne !… Hô ! hâhh !
Dépêche-toi, Lampito ! tu n’auras point fini, il faut partir au petit jour, avant même que les matelots ne soient éveillés.
C’est donc vrai, maîtresse ?
As-tu mis l’onguent de Délos dans les boîtes de plomb ? et mes sandales de Patara dans le sachet pour la poudre d’iris ?
Oui, maîtresse. Voici encore la lysimachia pour les cheveux, les œufs de fourmis pour les sourcils, et les racines d’acanthe pour le visage.
Cache au fond, sous mes robes de Sybaris, les planchettes de sapin qui resserrent la taille ; n’oublie pas non plus le calcul d’onagre que m’a vendu le mage, ni l’ecbolada d’Égypte qui prévient les accouchements.
Ah ! Maîtresse, je ne te reverrai donc plus !
Mets encore tout ce que j’ai de nard, de rhodinum, de safran et d’huiles d’amandes, surtout, car là-bas, m’a-t-on dit, elles sont mauvaises. Puisqu’il a juré de m’emmener, depuis ce jour où il s’aperçut au réveil que sa barbe sentait bon pour avoir dormi la nuit la tête sur ma poitrine, je dois faire que toujours mon corps transpire de molles odeurs.
Il est donc bien riche, ô maîtresse, ce roi de Pergame ?
Oui, Lampito, il est riche. Il faut songer à l’avenir, je ne veux pas, quand je serai vieille, aller mendier chez mes amants d’autrefois de la saumure et du pain, devenir la complaisante des matelots. Dans cinq ans, dans dix ans, j’aurai beaucoup d’argent, Lampito ; je reviendrai, et si je ne puis comme Phryné faire relever les murs de Thèbes, comme Lamia bâtir un portique à Sicyone, ou comme Cleiné la joueuse de flûte, garnir la Grèce de mes statues d’airain, j’aurai, je l’espère, de quoi nourrir rien que de gâteaux syracusains mon roquet de Syracuse. Je prendrai un train de maison à la mode persique, avec des paons dans ma cour, et des robes de pourpre d’Hermione brochées de feuilles de lierre d’or, et l’on dira : « C’est Demonassa la Corinthienne qui est revenue vivre parmi nous ; heureux celui qu’elle aime ! » Car la femme riche, ô Lampito, est toujours désirée.
Ô maîtresse, la jeunesse d’Athènes va dépérir d’ennui.
Qui marche dans la rue, Lampito ? J’entends des pas.
Maîtresse, c’est sans doute le vent qui souffle dans les platanes.
J’avais peur que ce ne fût l’espion des Archontes ; s’ils savaient que je dois partir, ils m’arrêteraient.
Mais au carrefour Doré, trois mules t’attendent, avec un guide sûr qui connaît les défilés.
Entrerai-je ? n’entrerai-je pas ?
Ah ! sans toi que les festins seront tristes ! on n’entendra donc plus ton rire argentin rebondir sous le plafond sonore des salles circulaires ! Aucune ne savait, comme toi, dans la bibasis dorienne, soulever à temps égaux son jupon rayé, ni danser la martypia d’une façon plus merveilleuse. Quand tu tournais autour des lits, la tête renversée, le bras droit étendu, en faisant dans tes mains sonner tes crotales noires, le vent rapide de ton écharpe remuait les cheveux sur le front des convives, qui se penchaient entre les flambeaux pour voir passer ta danse.
Qui donc soupire dehors, Lampito ?
Ce n’est rien, maîtresse ; sans doute les tourterelles qui roucoulent sur la terrasse.
Si j’entrais ?
Tu buvais du mendès dans les coupes carchésiennes, tu t’asseyais sur les genoux des grands, et chacun, te prenant par la taille, voulait que tu lui dises quelque chose : — les philosophes échauffés dissertaient sur le beau, les peintres, avec de grands gestes, s’ébahissaient de ton profil, et les poètes pâlissant se sentaient frissonner sous leurs tuniques.
Ce ne sont pas des Barbares qui peuvent non plus t’applaudir, lorsque tu t’allonges comme un nageur sur l’épigonion aux quarante cordes d’or, ou quand, sous l’archet d’ivoire, ronfle ta cithare creuse, et que ta bouche aux doux accents s’ouvre pour les mélodies de la muse !
Ô Démonassa ! toi qui as des sourcils courbes comme l’arc d’Apollon, et dont le visage est beau comme la mer tranquille, tu n’auras plus les longues thesmophories se déroulant avec des chœurs sur le chemin d’Éleusis, ni le théâtre de Bacchus qui glapit de la voix des mimes, ni le port où l’on se promène les soirs.
Mais, Lampito, quelqu’un frappe à la porte.
Non, maîtresse, c’est l’auvent qui bat contre le mur.
Mon cœur bat… je n’oserai pas… pourtant…
Hélas ! hélas ! il faut partir ! Adieu les longues causeries de l’atelier avec les bons sculpteurs, au bruit des ciseaux de fer qui sonnaient sur les marbres de Paros ! le maître, nu-bras, pétrissait la brune argile ; du haut de l’escabeau où je posais debout, je voyais son vaste front se plisser d’inquiétude ; il cherchait sur mon corps la Forme conçue, et il s’épouvantait en l’y découvrant tout à coup plus splendide même que l’idéal ; et moi, je riais à voir l’Art se désespérer à cause du dessin de ma rotule et des fossettes de mon dos.
Maîtresse ! maîtresse ! c’est l’étranger qui m’avait dit de n’en rien dire !
Hah !
À d’autres maintenant !
Mais où ?
Là, par terre !
Plus loin ! Les crottes de bouc abîmeraient ta belle robe.
Tiens ! ici.
On nous verrait.
Dépêche-toi donc ! vite, vite !
Il doit y avoir par là quelque ancienne citerne abandonnée, nous nous mettrons dedans, nous serons bien.
Tu es sot comme un enfant, pasteur à barbe longue !
Quelle joyeuse fille tu fais, toi ! je voudrais bien voir ta figure ! Qu’est-ce que j’aurai à baiser si tu gardes ton voile ?
Tu mettras ta bouche sur mon cou, et tu baiseras mon sein nu ; il est dur comme une grenade et blanc comme la lune.
Je vais défaire mon manteau pour l’étendre sous toi.
Non, l’herbe est douce, tu le rouleras comme un oreiller pour le mettre sous ma tête.
Ohé ! ohé !
Nous nous tenons en équilibre au milieu des airs, nous vagabondons par les chemins, nous nous précipitons la tête en bas pour amuser ceux qui nous regardent. Quelque chose nous pousse à faire ce métier.
Nous avalons des lames tranchantes, nous mettons sur nous des fardeaux qui nous écrasent, nous vivons avec des choses dangereuses.
Il a fallu du temps pour aller dans les pays éloignés chercher les bêtes féroces, et de la force pour les vaincre, et de la ruse, croyez-nous, pour assouplir leurs bonds aux cadences de la musique, pour les faire rugir à volonté et se traîner sur le ventre.
Tous, peut-être, n’étaient pas nés pour porter sur le front des pyramides humaines et pour avoir à leur chevet, sans cesse, des griffes furieuses qui grattent la cloison.
Comme on fait d’un vaisseau dans lequel on chasse des pointes à coup de maillet, dont on flambe les bois, que l’on resserre avec des vis, nous nous sommes enfoncé dans l’âme un tas de choses dures et nous l’avons cerclée avec du fer pour qu’elle file droite dans ses voyages, que ses mâts élastiques aient une volée plus haute, et que fièrement, au soleil, elle sépare bien les flots de sa carène vernie. Oh ! nous avons souffert dans notre jeunesse, et nous nous regardions dans des miroirs, pour étudier les grimaces qui font pleurer les multitudes.
Nous célébrons dans des chansons la liberté et les combats, mais les tyrans s’immortalisent en payant bien, et quand les vaincus sont loués c’est qu’ils ont crié très fort.
Tout en buvant de l’eau, nous ajustons des rimes sur le vin et les festins, et nous n’avons pas d’amour nous qui faisons rêver d’amour ! Le soldat rubicond braille nos hyperboles en marchant à la charge, les libertins naïfs envient notre gaieté, et les femmes abusées, sanglotant sur nos poitrines, nous demandent comment nous fîmes pour exprimer si bien ces tendresses qui les ravagent et que nous semblons même ne pas comprendre !
Ohé ! ohé !
Nous avons des couronnes de papier peint, des sabres de bois, du clinquant sur nos habits ; si notre cœur tout vide bondit comme un ballon gonflé, c’est qu’il se soulève aux moindres brises, n’ayant rien qui le ramène à terre. Du matin au soir nous jouons les rois, les héros, les brigands ; nous nous mettons des bosses dans le dos, des nez postiches sur le visage, et de grandes moustaches pour faire peur.
Les faux diamants brillent mieux que les vrais ; les maillots roses valent les cuisses blanches ; les perruques sont aussi longues que les chevelures, aussi odorantes quand on les graisse, aussi gentilles quand on les frise, aussi chatoyantes de reflets métalliques quand le soleil passe à travers ; le fard rehausse la joue d’ardeurs violentes, les appâts de coton excitent à l’adultère, et le galon d’or de nos guenilles, qui claque au vent quand nous dansons dans les carrefours, fait faire des réflexions philosophiques sur la fragilité des choses humaines.
Nous chantons, nous crions, nous rions, nous pleurons, nous bondissons sur la corde avec de grands balanciers, et nous battons du tambour, nous faisons ronfler nos phrases et traîner nos manteaux. L’orchestre bruit, la baraque en tremble, des miasmes passent, des couleurs tournent, l’idée se bombe, la foule se presse, et, palpitants, l’œil au but, absorbés dans notre ouvrage, nous accomplissons la singulière fantaisie qui fera rire de pitié ou crier de terreur.
Assourdis de notre vacarme, assombris par nos joies, ennuyés par nos tristesses, nous en suons, nous en râlons, nous en bavons, nous en avons des convulsions, des rhumatismes et des cancers.
Y a-t-il assez longtemps que, nous traînant par le monde, nous exhibons éternellement la même facétie ! ce sont toujours des singes ! des perroquets, des adjectifs et des rubans, des femmes colosses et des pensées sublimes ! Que de fois nous avons regardé les étoiles en répétant le même refrain ! et secoué la rosée d’avril et gazouillé les romances de la fauvette ! Avons-nous assez comparé les feuilles aux illusions, les hommes à des grains de sable, les jeunes filles à des roses ? Comme nous avons abusé de la lune, du soleil, de la mer ! si bien que la lune en est pâlie, que le soleil en est moins chaud, et que, même l’océan en semble plus petit.
Nous avons quitté nos familles, le pays est oublié, et nous portons nos dieux dans nos charrettes de voyage. Quand nous passons par les pays, on se met aux fenêtres, on laisse les charrues, et les mères par la main retiennent leurs enfants, de peur que nous ne les emportions avec nous. On a craché sur nos guitares, on a couvert de boue les arabesques de diamant qui se chamarraient sur nos poitrines, la pluie des gouttières a coulé le long de nos dos, tout le désespoir de la vie a ruisselé sur notre âme, et nous avons été dans la campagne pour y pleurer tout seuls.
Ohé ! ohé !
Essuyons sur l’herbe la poussière qui salit nos brodequins d’or, relevons la tête, soyons beaux, soyons fiers ; tournons, tournons sur nos chevaux de manège, qui glopent sans bride et ruent du sable à la face du peuple applaudissant. L’idée, comme eux, avec des pompons roses à la crinière, nous porte sur sa croupe où nous restons debout. Humons la fumée de ses naseaux, et claquons des doigts, et frappons du talon pour qu’elle coure plus vite encore.
Chantons, imitons la voix de tous les êtres, depuis le reniflement du rhinocéros jusqu’au bourdonnement de la mouche ; bariolons-nous de plumes d’oiseaux, teignons-nous du suc des plantes, couvrons-nous de coquillages, de palmes vertes, de médailles et d’oripeaux ; tapons sur des chaudrons, amusons-nous, égosillons-nous, tordons nos corps dans des poses hors nature, lançons-nous en l’air comme nos boules de cuivre, et que notre âme, partant avec nos cris, s’envole bien loin, dans une hurlée titanique.
Ohé ! ohé !
Bel ermite ! bel ermite ! mon cœur défaille !
Sais-tu qu’à force de frapper du pied, dans mon impatience, il m’est venu des calus au talon, et que j’ai cassé un de mes ongles ? J’envoyais des hommes sur le sommet des montagnes, qui passaient la journée à regarder si tu viendrais, et des chasseurs qui criaient ton nom dans les bois, et des espions qui parcouraient toutes les routes en demandant à chaque passant : L’avez-vous vu ?
À la nuit tombante, je retirais mon coude de dessus la balustrade et je descendais de ma tour, c’est-à-dire que mes servantes me portaient dans leurs bras, car je m’évanouissais chaque soir quand se levait l’étoile de Sirius. On me faisait revenir en brûlant des herbes sèches, et on m’introduisait dans la bouche, avec une spatule de fer, une confiture des Indes qui a la vertu de rendre les rois heureux, et dont j’ai mangé tant de tartines que j’en ai les dents tout agacées.
La nuit, ne va pas croire que je dormisse ; je restais tournée du côté de la muraille, les yeux ouverts, et je pleurais. À la longue, mes larmes en tombant ont fait à la tête de mon lit deux trous sur le marbre, comme sont les petites flaques d’eau de mer dans le creux des rochers.
Pourquoi donc n’es-tu pas venu, hein ? tu me l’avais promis, pourtant ! Moi qui t’aime, c’est mal ! car je t’aime, oh ! beaucoup !
Ris donc, bel ermite, ris donc, ris donc ! Moi, je suis très gaie d’abord, et tu t’amuseras ; je chante très bien, je pince de toutes sortes d’instruments, et je sais une foule d’histoires à raconter, toutes plus divertissantes les unes que les autres.
Je suis partie en hâte, nous avons fait du chemin en peu de temps, va ! Regarde la corne du pied des chameaux, elle est toute usée, et voilà les onagres des courriers verts qui sont morts de fatigue.
Depuis trois lunes entières ils ont été d’un train égal, avec un caillou dans les dents pour couper le vent, le cou toujours tendu et galopant toujours ; on n’en retrouvera pas de pareils ! ils me venaient de mon grand-père maternel, l’empereur Saharil, fils d’Iakhschab, fils d’Iaarab, fils de Kastan. Ah ! s’ils vivaient encore, nous les attellerions à une litière et nous nous en retournerions bien vite chez nous… Comment ? tu n’es pas prêt ? à quoi songes-tu ? et puis d’où vient donc que tu gardes cette vilaine robe de moine ? Ah ! quand tu seras mon mari, je t’habillerai, je te parfumerai, je t’épilerai.
Mais tu as l’air triste, est-ce que tu ne m’aimes plus ? Tu es peut-être chagrin de quitter ta hutte ? moi, j’ai tout quitté pour toi, j’ai déserté mon royaume et je n’ai plus voulu du roi Salomon, qui a cependant beaucoup de sagesse, vingt mille chariots de guerre et une belle barbe… Tiens, regarde ! je t’ai apporté mes petits cadeaux de noces ; choisis, prends ce que tu veux.
Voici du baume de Génézareth, de l’encens du cap Gardefan, du ladanon, du cinnamome et du silphium bon à mettre dans les sauces ; cette racine en paquets est le malobathre de limyrica, que les peuples jaunes ont coutume de mâcher pour se rafraîchir la bouche ; il y a là dedans des broderies d’Assur, du lin d’Égypte, de la pourpre des îles d’Élisa ; et cette boîte de bronze remplie de neige contient une outre de chalibon, vin réservé pour les rois d’Assyrie et qui se boit pur dans une corne de licorne. Ces plaques d’or ovales, c’est pour mettre aux oreilles des éléphants ; ces carcans d’argent, c’est pour attacher aux pieds des chevaux quand on les laisse paître dans les prairies… Voilà des colliers de chien de Nisibis, avec des agrafes de Carthage, des housses de Dan et des filets à pêcher, de la poudre d’or de Baasa, du cassiteros de Tartessus, du bois bleu de Pandio, des fourrures blanches d’Issedonie, des escarboucles de l’île Palæsimonde, et des cure-dents faits avec les poils du tachas, animal perdu qui se trouve sous la terre. Ces coussins pour s’asseoir viennent du pays d’Émath, et ces franges à manteau, de Palmyre, capitale du désert ; ce tapis en laine fine de Babylone représente l’engendrement d’Orion, avec les dieux agenouillés sur la peau de bœuf et s’occupant, de la main, à fabriquer leur fils ; ce tissu mince, qui craque au toucher avec un bruit d’étincelles, est la fameuse toile jaune apportée par des marchands de la Bactriane, qui ne veulent pas dire la route qu’ils prennent ; on sait seulement qu’il leur faut quarante-trois interprètes dans leur voyage ; ils partent jeunes et ils reviennent vieux : je t’en ferai faire des robes pour porter à la maison.
Défaites les crochets de cet étui en sycomore, et apportez-moi la petite cassette d’ivoire qui est au garrot de mon éléphant.
Veux-tu voir le bouclier de Gian-ben-Gian, celui qui a bâti les pyramides ? le voilà ! il est composé de sept peaux de dragon mises l’une sur l’autre, serrées avec des pointes de diamant, et qui avaient été tannées dans de la bile de parricide ; il représente d’un côté toutes les guerres qui ont eu lieu depuis l’invention des armes, et de l’autre, toutes les guerres qui auront lieu jusqu’à la fin du monde ; la foudre dessus rebondit comme un caillou. Si tu es brave, tu le passeras à ton bras et tu le porteras à la chasse.
Mais si tu savais ce que je porte dans ma petite boîte ! tu la vois bien, n’est-ce pas ? retourne-la ! essaie à l’ouvrir ! personne n’y parviendrait ; l’ouvrier qui l’a faite a été mis à mort sans qu’on sache ce qu’il est devenu, moi seule connais ce qu’il y a dedans, et moi seule peux l’en tirer… embrasse-moi, je vais te le dire.
C’était une nuit que le roi Salomon perdait la tête, il me demandait des choses que je lui refusais ; enfin, nous conclûmes un marché, et alors il se leva de suite, sortit à pas de loup de son palais, et s’en fut dans le temple y prendre…
Ah ! ah ! ah ! bel ermite ! tu ne le sauras pas ! tu ne le sauras pas !
Et j’ai bien d’autres choses encore, va ! j’ai des trésors enfermés dans des galeries où l’on se perd comme dans un bois, j’ai des palais d’été en treillage de roseaux, des palais d’hiver en marbre noir ; mes murailles sont couvertes de toiles peintes figurant des paysages, mes jardins ressemblent à des peintures ; j’ai des troupeaux à large toison, dont les cornes sont si larges qu’ils ne peuvent passer par les sentiers. Au milieu de lacs grands comme des mers, j’ai des îles rondes comme des pièces d’argent, couvertes de nacre, blanches comme des poissons, dont les fruits rouges brillent au soleil, et dont les rivages chargés de coquilles font de la musique au battement des flots se roulant sur leurs grèves ; la nuit, leur verdure assombrie se mire dans l’eau limpide ; cerclées d’un brouillard bleu, elles semblent suspendues. Mes cuisiniers prennent des oiseaux dans mes volières et pêchent le poisson dans mes viviers ; j’ai des artistes qui creusent mon portrait sur des pierres dures, des orfèvres qui me travaillent des bijoux, des fondeurs haletants qui coulent mes statues, des parfumeurs qui mêlent le suc des plantes à des vinaigres et battent des pâtes ; j’ai des ouvriers à l’aiguille qui perdent leurs yeux à force de travailler vite, des couturières qui coupent des étoffes toute la journée, des coiffeuses qui sont à chercher sans cesse des coiffures nouvelles, et des vernisseurs attentifs versant sur mes lambris des résines bouillantes qu’ils refroidissent avec des éventails. J’ai des suivantes de quoi faire un harem, des eunuques de quoi faire une armée ; j’ai des armées, j’ai des peuples, j’ai dans mon vestibule une garde de nains portant sur le dos des trompes d’ivoire.
J’ai des attelages de gazelles, des quadriges d’éléphants, des couples de chameaux à la douzaine, des cavales qui ont la crinière plus longue que des chevelures ; j’ai des girafes qui marchent en liberté dans mes allées, et avancent la tête sur le bord de ma fenêtre quand je relève ma jalousie.
Assise dans une coquille et traînée par des dauphins verts, je me promène dans les grottes marines, écoutant tomber l’eau des stalactites ; le courant m’entraîne en des contrées inconnues, je vais au pays des diamants, où les magiciens mes amis me laissent choisir les plus beaux, puis je remonte sur la terre et je rentre chez moi.
Merci, beau Simorg-Anka ! Toi qui m’as appris où demeurait mon bien-aimé !… car c’est lui qui est venu me conter à l’oreille le chemin qu’l fallait prendre… Merci, beau Simorg, merci, merci, messager de mon cœur !
Il traverse les immensités, il vole comme le désir.
Jadis il portait les tablettes que j’envoyais à Salomon et m’en rapportait la réponse.
En quatre coups d’ailes il va de Riema à Jérusalem, et il fait le tour du monde dans sa journée ; le soir, il revient, il se pose aux pieds de ma couche, il me raconte ce qu’il a vu, les mers qui ont passé sous lui avec les poissons et les navires, les grands déserts vides qu’il a contemplés du haut des cieux, et toutes les moissons qui se courbaient dans la campagne, et les plantes qui poussaient sur le mur des villes abandonnées.
Oh ! si tu voulais ! si tu voulais ! quel bonheur nous mènerions ensemble !
J’ai un pavillon sur un promontoire, au milieu d’un isthme entre deux océans ; il est lambrissé de plaques de verre, parqueté d’écailles de tortue, s’ouvre aux quatre vents du ciel ; les têtes des palmiers et des chênes couvrent la pente de la colline, comme des dômes qui descendent jusqu’au rivage ; d’en haut je vois arriver mes flottes qui reviennent du septentrion et du midi, et les peuples tributaires qui montent avec des fardeaux sur leurs échines. Nous vivrions là, nous dormirions sur du duvet plus mou que des nuées, nous boirions des boissons froides dans des écorces de fruits, et nous regarderions le soleil à travers des émeraudes !
Viens ! viens !
Mais je meurs ! Je meurs !
Ah ! tu me repousses, tu me dédaignes ! eh bien, adieu ! adieu ! adieu !
Bien sûr ?… Une femme si belle, qui a un bouquet de poils entre les deux seins !
Oh ! je t’en prie ! si j’ôtais ma chemise, tu changerais d’avis !
Tu te repentiras, bel ermite, tu gémiras, tu t’ennuieras, prends-y garde ! Moi, je m’en moque ! la, la, la, la… oh ! oh ! oh ! oh ! oh ! oh !
Suis-je éveillé ? il me semble que ma tête, séparée de mon corps, sautille au hasard et… Voyons ! remettons-nous ! Je suis seul… oui, personne n’est avec moi, mais…
Oh ! tout ce que j’ai vu, comment faire pour savoir si je l’ai pensé ou si je l’ai vu vraiment ? Quelle est la limite du rêve et de la réalité ? Où en suis-je ? C’est ici, c’est moi, voilà la case,… mais la chapelle ?… Eh bien ! eh bien ? Ah ! je chercherai plus tard, c’est trop difficile… Comment ? le soleil brille et tout à l’heure il y avait des étoiles ! est-ce le matin ? est-ce le soir ? tantôt j’étais dans la nuit, et je ne me rappelle pas… Non, c’était il y a une minute, il ne s’est rien passé depuis… c’est que j’ai pensé très vite, et mes idées auront rempli le temps.
Voilà la nuit en effet… Tout est bien… Oui, je me promenais tout à l’heure en songeant à… non, je me mortifiais avec ma discipline… c’est cela ! Pourtant je n’avais pas encore vu ces deux choses qui remuent là-bas et qui se rapprochent… Qu’est-ce donc ? on dirait deux bêtes, l’une rampe sur le ventre tandis que l’autre voltige… je ne distingue pas, elles paraissent très grosses… Quoi ? elles approchent ! Ah ! mon dieu !
Ici, Chimère ! arrête-toi !
Non, jamais !
Ne cours pas si vite, ne vole pas si haut, n’aboie pas si fort.
Ne m’appelle plus ! ne m’appelle plus ! puisque tu restes toujours muet et que jamais tu ne te déranges de ta posture.
Cesse donc de me jeter tes flammes au visage et de pousser tes hurlements dans mon oreille, car tu ne fondras pas mon granit, tu n’ouvriras pas mes lèvres.
Ni toi non plus, tu ne me saisiras pas, Sphinx terrible, qui dardes sur l’horizon ton grand œil éternel.
Pour demeurer avec moi tu es trop folle.
Toi, pour me suivre tu es trop lourd.
Je te dévorerais dans ma gueule.
Je t’étoufferais dans mes replis.
Que tu es belle, ô Chimère !
Que tu es grand, ô Sphinx !
Il y a longtemps que je vois au bout du désert passer tes ailes déployées.
Il y a longtemps que je galope sur les sables et que je vois le soleil brunir ta figure sérieuse.
La nuit, quand je marche dans les corridors du labyrinthe, que derrière moi s’ouvrent et se ferment d’elles-mêmes les portes des tombeaux, et que j’écoute le vent bramer dans les galeries où passe la lune traînant contre les murs sa clarté silencieuse, j’entends le bruit de tes pattes grêles sautiller sur les dalles sonores. Où vas-tu, que tu fuis si vite ? tu t’échappes par les fentes des pierres et disparais dans les espaces ; mais moi, je reste au bas, sur la marche des escaliers, à regarder les étoiles dans les vasques de porphyre.
Je vais au delà des mers, au bout des solitudes, dans un pays sans nom, où le soleil est plus chaud. De l’air ! de l’air ! du feu ! du feu ! je me roule dans l’azur, je plane sur les monts, je cours sur la pointe des flots, je jappe dans les gouffres ; de ma queue traînante je raye les plages, je mâche dans ma gueule les pierres de la lune, et dans les plis de mes ailes je porte la graine des cèdres que je secoue sur les montagnes.
En me couchant sur la terre, mon ventre a creusé les vallées, et les collines ont pris leur course selon la forme de mes épaules.
Je soupire dans les roseaux des fleuves ; par les soirs d’été, je fais tourner les cercles violets qui dansent sur les marécages, et j’allonge des ombres derrière les pas du voyageur.
Mais toi, toujours accroupi, ne détournant jamais la tête et grondant comme un orage, je te retrouve immobile, ou bien du bout de ta griffe dessinant des alphabets sur le sable.
C’est que je garde mon secret, je rumine les choses, des théories confuses bourdonnent en moi, comme le sang des existences qui battrait dans mes tempes ; je songe et je calcule, je dilate ma prunelle dans la contemplation de l’infini. Cependant je sens monter sur moi la poudre du désert, et je vois se ronger atome par atome le grès des pyramides. Pour ne pas l’oublier, je me répète, dans mon silence, le mystère des créations, ce que m’a conté le Temps, ce que m’ont dit les pluies du ciel, ce que chantait la caravane des empires qui a défilé à mes pieds. Ils ont passé comme les cigognes, et sans les suivre je les ai vus tous qui disparaissaient dans l’horizon. Parfois le vent du soir, rasant les sables, me chasse au visage des plumes d’oiseau avec la cendre des nécropoles, et tout à coup je tressaille à des souvenirs qui me reviennent. Tout dure ; sur le sommet des montagnes tombe la neige, l’Océan dans son grand lit se balance encore, le chacal piaule près des sépulcres, les blés se courbent aux mêmes brises, les momies sans pourrir se tiennent rangées dans leur souterrain, les obélisques tiennent encore, je vois la poussière qui tourbillonne, le soleil qui luit, j’entends le vent qui souffle.
Moi, je suis légère et joyeuse ; je découvre aux hommes des perspectives éblouissantes, avec des paradis dans les nuages et des félicités lointaines ; je leur souffle à l’âme les éternelles manies, projets de bonheur, plans d’avenir, rêves de gloire, et les serments d’amour, et les résolutions vertueuses. Autour du flambeau des poètes je voltige en délire, mon haleine passe dans leur chevelure, et ils bondissent au contact soudain des pensées qui les frôlent ; d’une voix faite pour eux j’apporte à leur oreille l’harmonie des mondes, j’évoque les formes de leurs œuvres, qui passent à la file comme des fantômes de rois, couronne en tête et les bras étendus ; je leur murmure des rythmes, je leur étale des couleurs, je les fonds en tendresses, je les déchire avec des énergies d’un autre monde, et il leur apparaît à travers un crépuscule d’or des colosses terrifiants qui les font crier d’enthousiasme.
J’ai bâti des architectures étranges, dont j’ai découpé les toits à coups de dents et ciselé les feuillages avec l’ongle de mes pattes ; le long des tours j’ai percé de trous sans nombre les escaliers qui montent, j’ai choisi sur les grèves des cailloux de couleur pour en composer des mosaïques ; c’est moi qui ai suspendu les clochettes au tombeau de Porsenna ; j’ai inventé les idoles à quatre bras, les religions dévergondées, les coiffures ambitieuses. Je pousse les matelots aux voyages d’aventure ; ils aperçoivent à travers la brume des îles merveilleuses, des dômes d’or, des pâturages, des fruits rouges, des femmes qui dansent, et, roulant dans la tempête, ils se délectent de toutes ces ivresses qui chantent à travers leur agonie, malgré le bruit des grands flots se refermant sur le navire sombré.
Ô fantaisie ! fantaisie ! emporte-moi sur tes ailes pour désennuyer et délasser ma tristesse.
Ô inconnu ! inconnu ! je suis amoureuse de tes yeux ; comme une hyène en chaleur, je tourne autour de toi et je flaire ta croupe, sollicitant les fécondations dont le besoin me dévore.
Ouvre la gueule, lève tes pieds, grimpe sur mon dos.
Mes pieds depuis qu’ils sont à plat sur le sol ne peuvent plus se relever, le lichen comme une dartre a poussé sur ma gueule ; à force de songer, je n’ai plus rien à dire.
Tu mens, Sphinx hypocrite ! J’ai vu ta virilité cachée. D’où vient toujours que tu m’appelles et me renies ?
C’est toi, caprice indomptable, qui glisses et tourbillonnes.
Est-ce ma faute ? Par où ? Comment ? Laisse-moi faire.
Houahô ! houahô !
Tu remues, tu m’échappes…
Hoeum ! hoeum !
Essayons !… tu m’écrases !
Houahô ! houahô !
Une terreur horrible me pénètre. Oh ! j’ai froid ! ma peau tremble sur mon corps !… comme il y en a ! on dirait une pluie qui suinte à larges gouttes ; il y en a par terre des traînées visqueuses avec des baves qui luisent.
Miséricorde ! ces vilaines bêtes-là vont m’avaler tout cru !
Elles augmentent, sur ma tête, à mes côtés, partout, partout ; je n’ose marcher, car je roulerais sur ces corps qui se traînent, et en tombant j’écraserais avec mes mains ces choses molles qui palpitent ; et je n’ose respirer, car j’avalerais toutes ces ailes pointues qui vibrent ; elles sonnent dans mes oreilles… J’étouffe, je n’y vois plus, je n’entends plus… Qui donc souffle ces haleines, puantes comme un brouillard d’hiver ? Quels grincements ! quels soupirs ! Je vois des gros yeux qui tournent, des membres qui se tordent, des seins qui bondissent comme des vagues, et des hommes légers plus transparents que des bulles d’air.
Nous sommes les Sciapodes paresseux, qui, tout à plat sur le dos, vivons à l’abri de nos pieds larges comme des parasols ; la cuisse droite levée en l’air, les bras contre le corps, nous restons sans agir ; nos chevelures ont poussé comme des lierres et, s’étalant sur le sol, s’y sont accrochées par des racines. Notre ciel et notre horizon, c’est le dessus de nos pieds ; nous regardons le soleil à travers eux, nos veines qui s’entrecroisent et notre sang rose qui circule.
Ils sont peut-être heureux ces drôles-là !
Nous n’avons qu’un œil, qu’une joue, qu’une narine, qu’une main, qu’une jambe, qu’une moitié du corps, qu’une moitié du cœur, n’étant que des moitiés d’homme ; et nous vivons fort à notre aise dans nos moitiés de maisons, avec nos moitiés de femmes et nos moitiés d’enfants. Nous avons au patron de nous-mêmes arrangé toutes choses, pour qu’elles puissent tenir dans nos demi-cerveaux ; il faut que les gazons soient raccourcis et que les chiens soient tondus.
Prenez garde ! ne soufflez pas trop fort, vous nous feriez mourir ; notre vie ne tient à rien, les gouttes de pluie qui tombent creusent des trous sur notre crâne, un grain de poussière nous écrase. Délicats et vaporeux, nous nous nourrissons de lumière, de parfums, de musique ; mais les fortes odeurs nous donnent des maladies, les ténèbres nous rendent fous, les sons faux nous déchirent.
Eh bien ! nous autres, nous sommes gaillards et bien portants. N’ayant point de tête, nos épaules en sont plus larges, et il n’y a pas de mulet, de chameau, de bœuf, ni de rhinocéros en bronze qui soit capable de porter ce que nous portons. Le mal de dent nous est inconnu, puisque nous n’avons pas de mâchoire ; rien ne nous scandalise la vue, puisque nous n’avons pas d’yeux.
Des espèces de traits et comme une vague figure empreinte sur nos poitrines, voilà tout ! À la place de l’estomac, nous sentons bien, il est vrai, grouiller quelque chose ; nous pensons des digestions, nous subtilisons des sécrétions. Dieu, pour nous, repose en paix dans les chyles intérieurs. D’un mouvement sec et toujours le même, comme celui de la navette qui glisse sur son métier, et qui n’est navette que pour cela et qu’à cause de cela, nous marchons droit notre chemin ; rien ne nous distingue, ne nous égare, ne nous arrête ; nous traversons toutes les fanges ; sans y tomber nous côtoyons les abîmes, car le vertige n’est pas pour nous, et c’est là ce qui fait que nous sommes les gens les plus laborieux, les plus heureux et les plus vertueux.
Mais qui soupire ainsi avec des bruits de baisers et des gémissements mélancoliques ?
Tiens ! on sent bon, on dirait l’odeur des marronniers.
Je languis, mon cœur bat, j’espère, je me retourne, je m’agite, j’ai beau baiser mes bras et humer mes membres, je n’apprends rien de ce que cherche mon désir. J’ai vu dans les sources que ma figure était belle, mes cheveux pourtant ne descendent point jusqu’à mon dos. Pourquoi donc mes cuisses sont-elles grêles et mes hanches si larges ? Je voudrais sur la poitrine avoir du poil comme les satyres. Oh ! si j’étais femme, que je palperais mes seins charnus ! j’ai passé toute la nuit à regarder ma chair.
Il me semble toujours que dans les plis de mon corps va se découvrir peut-être un sexe inattendu… Viens, viens, toi que je ne sais pas ! cherche sur moi, fais attention. Je t’aimerai, sous ta lèvre douce écloront les félicités inconnues qui me tiennent en angoisse.
Petits bonshommes, nous grouillons sur la terre comme la vermine sur le dos d’un gueux ; nous avons chaud, nous nous tassons, nous pullulons, nous engendrons ; notre race est éternelle. On a beau nous détruire, nous écraser sous l’ongle, nous brûler, nous noyer dans l’eau, nous abattre à coups de rotin, nous reparaissons continuellement, toujours plus vivaces et plus nombreux, terribles par la quantité.
Notre empire est superbe ; avec bonne chance on y fait fortune, avec un caractère on s’y trouve heureux. Nous avons des penseurs, des vidangeurs, des courtisanes, des naturalistes et des chapeliers ; on sort et l’on rentre, on s’attable et l’on rit, on se couche, on se chamaille, et l’on s’aime ; on a des idées, on raisonne, on s’exalte ; les coquilles de noix traversent le ruisseau, les matelots sont pâles, car la tempête est affreuse ; les chasseurs, dans l’herbe, font la chasse aux puces ; et sous l’arbre qui nous abrite, des révolutions se passent, sans troubler le moineau qui chante dans son feuillage ni les fourmis qui se traînent sur son écorce.
Vois-tu nos maisons, nos ponts, nos aqueducs, nos régiments, nos forums ? Vois-tu à la classe les marmots pygmées qui étudient, les maîtres pygmées qui braillent, les petits livres, les petites plumes ? Vois-tu les pygmées-poètes chantant les pygmées-rois, et les pygmées-voleurs, les pygmées-dédaigneux et les pygmées-sombres, les pygmées-médecins qui vont voir les pygmées-malades ? ils leur tâtent le pouls, ils s’assoient, le malade tire la langue, le médecin roule des yeux, il pose un linge, donne une pilule, puis fait la conversation avec les parents, puis il se lève et reçoit une petite pièce d’argent qu’il fourre dans sa petite poche, pour faire bouillir son petit pot-au-feu. Cependant le petit malade regarde, d’un air triste, partir son petit médecin ; il vient un petit prêtre, et le petit malade crève, et le petit médecin dîne. Alors on fait un petit coffre, on répand de petites larmes, et avec une petite pompe, on va, dans un petit coin de terre, mettre pourrir la petite charogne.
Nous courons après les chèvres, nous les déchirons avec nos ongles, nous dévorons leur chair, nous nous couvrons de leurs peaux ; nous grimpons dans les arbres pour attraper les nids ; nous supons les œufs, nous plumons les oiseaux et nous mettons sur notre tête leurs nids renversés pour nous faire des bonnets. S’il passe un tigre ou quelque léopard, nous sautons à cheval sur lui, nous nous accrochons à ses oreilles et nous galopons ensemble. Ou bien, quand les bergers à midi dorment à l’ombre sous les arbres, du haut des branches alors nous lâchons sur eux nos ordures, ou les écrasons dru en leur lançant des fruits. Malheur à la vierge qui va seule aux fontaines ! les hurleurs la saisissent et la violent avec plaisir ; elle avait rêvé d’autres caresses que nos bras, d’autres baisers que nos morsures ! tant pis ! Vive la joie ! hardi ! compagnons, faisons claquer nos dents blanches ! agitez les feuillages !
Moi aussi, je suis l’hôte de la forêt. Enchanteur mélodieux des peuples qui l’habitent, mes soixante-douze andouillers qui couronnent ma tête sont creux comme des flûtes, je les abaisse et je les dresse à volonté… Tiens !
Quand je me tourne vers le vent d’ouest et que je les incline sur mes épaules, il en sort des sons qui font venir à moi les bêtes ravies. Alors accourent ensemble la gazelle aux yeux bleus, l’éléphant, l’épervier, les buffles sortant de la vase, le rhinocéros qui se hâte, le renard, les singes, les chats sauvages, les ours ; les chevreuils avec leurs petits s’assoient en rond autour de moi, les serpents montent à mes jambes, les guêpes se collent dans mes narines, et les perroquets, les colombes et les ibis, pour mieux entendre, se tiennent perchés sur mes rameaux… Écoute !
Quels sons ! qu’a donc mon cœur ? il se détache et il vibre. Est-ce que cette mélodie va l’emporter avec elle ?
Mais quand je me tourne vers le vent d’est et que j’incline devant moi mon bois, touffu comme un bataillon de lances, il en part un bruit terrible et tout fuit : les oiseaux à tire d’aile, les bêtes féroces au grand galop, les reptiles pressant leurs anneaux. Sous le vent qui sort de moi, les arbres se courbent de terreur, les torrents s’arrêtent, le calice des lotus s’éclate en morceaux, la terre se fend, et les herbes de la savane se hérissent toutes droites comme la chevelure d’un homme épouvanté… Écoute !
Tout craque, tout hurle, ça siffle dans ma tête comme l’ouragan dans une masure en ruines ; il me semble que je vais mourir. Est-ce que c’est la fin du monde ?
Vois comme je suis jolie ! j’ai des sabots d’ivoire, des dents d’acier, la tête couleur de pourpre, le corps couleur de neige, et la corne de mon front est blanche par le bas, noire au milieu, rouge au bout.
Des plaines de la Chaldée au désert tartare, sur les bords du Gange et dans la Mésopotamie, je vais, je cours, je reviens. Aux poils de mes paturons il s’est accroché des plantes du nord et du midi, un sillon de feu se fait sur mon passage, je dépasse les autruches ; je vais si vite que je traîne le vent.
Je bois aux cascades, je frotte mon dos contre les palmiers, je me roule dans les bambous ; d’un bond j’aime à sauter les fleuves, et quand je passe par Persépolis je m’amuse à casser avec ma corne la figure des rois qui sont sculptés dans la montagne.
Moi, je sais les cavernes où ils dorment, les rois oubliés ; ils sont assis sur leur trône, avec la tiare et le manteau ; une chaîne qui sort de la muraille leur tient la tête droite, et leur sceptre est sur leurs genoux ; à côté d’eux, dans des auges de porphyre, les femmes qu’ils ont aimées nagent avec leurs habits dans des liquides inconnus. Dans des salles constellées d’étoiles leurs trésors sont rangés par losanges, par tas et par pyramides ; il y a des lingots qu’on soulèverait avec des leviers, des tonnes pleines d’or, des bassins d’argent qui renferment des diamants. Je suis le gardien de ces merveilles monstrueuses : debout sur les collines chenues, la croupe adossée à la porte du souterrain, la griffe en l’air et veillant jour et nuit, sans cesse, j’épie pour les dévorer ceux qui voudraient venir. C’est un pays blanchâtre, sans verdure et sans rivière, garni de précipices, immobile et ravagé ; le cil noir s’étend sur la vallée, où les ossements des voyageurs s’égrènent en poussière. Cependant si tu veux…
Là-haut…
Là-haut est ma demeure, j’y monte sur un rayon de soleil, au milieu des feux célestes je traverse les firmaments ; je vois passer les météores, les planètes faire leur danse avec les satellites qu’elles conduisent ; je suis, sur l’azur, les sillons argentins de la voie lactée répandue, et j’effleure de l’aile des plages lumineuses où je vais becquetant des étoiles.
Quand je suis fatigué, je me couche dans la lune en courbant mon corps selon sa forme ovale. Poussée par les brises, elle me porte assoupi, et j’achève de m’endormir à son bercement monotone. Parfois je la serre dans mes griffes ou la prends à mon bec, et à grands coups d’aile je la traîne par les espaces ; c’est alors qu’elle court si vite, s’arrêtant sur les sommets, descendant les vallées, sautant les ruisseaux, comme une chèvre vagabonde qui broute en liberté dans sa vaste plaine bleue. Durant les calmes nuits as-tu v sur la mer rouler parmi les flots les paillettes d’or de ma queue qui plongeait dans l’eau ?
Mais quand les jours sont accomplis, quand les astres tournent lentement sur leurs essieux usés, et que la flamme des soleils ne peut plus réchauffer mon sang appauvri, je vais dans l’Yémen prendre la myrrhe fraîche, dont je fais mon nid funèbre que je dépose en un lieu solitaire, révélé par mes ancêtres. Alors je ferme mes plumes et je me mets à mourir. La pluie d’équinoxe tombant sur ma cendre la mêle au parfum tiède encore ; il tressaille, il se gonfle, un ver informe paraît dans la poudre grise, il lui vient des ailes, il lève la tête, il s’envole, c’est le Phénix, fils ressuscité du père ; il entonne dans l’immensité l’hymne de la vie éternelle. Des astres nouveaux s’ouvrent au sein des cieux ; un soleil plus jeune éclaire un monde plus fort, et les sphères paresseuses se remettent à tourner.
Que je suis malade ! comme je souffre ! qu’ils me tourmentent ! ils sont tous déchaînés contre moi. Oh ! la la ! ah ! ah ! ah !
Je suis brûlé, asphyxié, étranglé ; je crève de toutes les façons, on me tire la queue, on me déchire les oreilles, on me perce le ventre, on me crache du venin dans l’œil, on me lance des cailloux, on m’abîme, on m’écorche le dos, et j’ai un aspic qui me mord la verge !
Mon pauvre cochon ! mon pauvre cochon !
Prends garde ! tu vas tomber dans ma gueule ; tout y entre, car je suis le fascinateur, l’irrésistible péril, le dévorateur universel. Si j’avance dans les fleuves, l’eau bouillonne, les rochers où je me pose éclatent, les arbres où je m’enroule s’enflamment, la glace se fond sous mon regard, et quand je passe dans les cimetières, les os des morts se mettent à sauter dans leurs tombeaux comme des marrons dans la poêle.
Et ce n’est pas parce que j’ai faim, c’est parce que j’ai soif que je dévore ainsi. Moi-même je suis brûlé sans relâche, et je cherche partout quelque chose pour me rafraîchir. Ainsi j’ai bu, sans m’en trouver mieux, l’eau des rivières, la rosée des prairies, la sève des plantes, le sang des bêtes ; rien n’y fait. J’ai beau boire des larmes, du soufre, du vitriol, du vin et de la lave, j’ai toujours soif, je suis feu, je bois du feu, mais le feu me fait mal, mais le feu m’attire… Tiens ! ça me reprend, il faut que j’avale ta moelle et que je pompe ton cœur ; je n’ai qu’à aspirer, il va venir de lui-même. J’ai deux dents, une en haut, une en bas, tu vas sentir comme ça pince bien au cœur… au cœur…
Je cours après les hommes, je les saisis aux reins, je bats leur tête contre les rochers jusqu’à ce que la cervelle en saute, je la mange tout seul, à mon aise, allongé sur leur cadavre, me léchant les babines dans la fosse où j’habite.
Ils ont cru, en entendant un bruit de flûte et de trompette, que c’était sans doute quelque cohorte guerrière qui passait au loin en poussant des fanfares ; puis ils se sont approchés pour voir. Pas du tout ! c’était moi qui hurlais pour les faire venir. Alors je les déchire avec mes ongles, je les étouffe avec ma queue, je les dévore avec mes dents ; mes ongles sont tordus en vrilles, ils restent dans les chairs, mais il m’en repousse d’autres au bout des pattes ; mes dents sont taillées en scie, elles cassent la pierre, coupent le bois, traversent le marbre ; ma queue, que je dresse, abaisse, contourne, étends, est garnie de dards aigus que je lance à droite, à gauche, en avant, en arrière ; ils traversent les boucliers, pénètrent les murailles, sont envenimés comme la dent des crotales, plus rapides que des phalariques.
Me dérange qui voudra ! je ne bouge. Toujours je reste ainsi, à sentir sur mon dos la chaleur cuisante du soleil et sous mon ventre la chaleur douce de la terre ; ma tête est si lourde que je ne peux la lever, je la roule au bout de mon cou ; la mâchoire entr’ouverte j’arrache les herbes vénéneuses arrosées de mon haleine, cela fait autour de moi un demi-cercle pâle ; mais je mange si lentement qu’elles ont le temps de repousser d’un côté pendant que je suis à brouter l’autre. Une fois pourtant, à force de me lécher les pieds, je me les suis dévorés sans m’en apercevoir. Personne n’a jamais vu mes yeux, ou ceux qui les ont vus sont morts. Si je relevais mes paupières, Antoine, mes paupières grasses, et que tu aperçusses mes prunelles, ne fût-ce que l’instant d’un éclair, de suite tu mourrais !
Oh ! oh ! celui-là !
Eh bien ?
Si j’allais avoir envie de les regarder, ces yeux !… pas maintenant, non… Mais si l’envie m’en prenait pourtant ? Songer qu’il ne faut qu’une minute, la tentation d’un instant, l’épaisseur d’un cheveu ! Oh ! oh ! non, non, non !… Mais… mais c’est qu’elle me vient, il me semble ? Ah ! j’en ai envie, et il va… Oh !… quoi ?… qu’est-ce ? j’entends des grandes eaux qui se précipitent, un vent salé sèche la sueur de mon front, il me semble que l’on marche sur des coquilles.
Nous sommes essoufflées d’avoir gravi la montagne pour arriver jusqu’ici ; la poussière de la route a sali nos écailles, et nous tirons la langue comme des chiens hors d’haleine. Mais comme nous allons bientôt nous replonger dans l’eau, quand nous serons revenues ! Nous t’emmènerons, Antoine, nous n’avons fait le voyage que pour t’avoir. Oh ! tu seras bien, là-bas, sur les lits de varechs, par les vertes forêts où il y a des fucus plus grands que des chênes. Nous autres, nous passons entre leurs rameaux qui frissonnent au mouvement régulier des vagues profondes, ce sont d’autres feuillages, d’autres prairies, d’autres montagnes ; nous avons des demeures humides, avec des colonnettes de corail, des murs nacrés, et des ruisseaux plus clairs traînant des perles brillantes le long des bancs de gravier où viennent s’asseoir les baleines. Tu ne sais pas nos immensités liquides : la sonde des matelots n’est point descendue jusqu’à nous, des peuples divers habitent les couches de l’Océan ; les uns sont au séjour des tempêtes, il leur faut la longue écume se roulant sur la surface que rident les brises de terre ; d’autres nagent en plein dans la transparence des ondes froides, et sans remuer s’y tiennent suspendus ; d’autres, plus loin, frottent leurs poitrines contre le sable des bas-fonds, aspirent par leurs trompes l’eau des marées qui refluent, ou portent sur leurs épaules le poids des sources de la mer. Pareilles à des soleils découpés, des plantes toutes rondes abritent des animaux endormis ; leurs membres poussent avec les roches, le mollusque bleuâtre fait palpiter son corps inerte comme un flot d’azur. Nous vivons libres dans les solitudes salées, accomplissant les fonctions pacifiques de nos effrayantes existences ; le galet seul sait notre âge, et dans nos migrations, quand nous remontons en haut, nous trouvons que les continents ont changé de figure. Nous n’entendons que les eaux s’agiter entre elles, et sur le dôme qui nous abrite nous regardons passer la quille des navires, comme des astres noirs qui glissent en silence.
Quelle quantité ! quelle variété ! quelles formes ! il y en a dans la mer, il y en a dans la terre, il y en a dans l’air !… Mais je ne vois pas tout… elles arrivent, elles tourbillonnent, elles s’amassent, les unes pareilles, les autres dissemblables, petites, grandes, horribles, mélodieuses ; leurs regards ont des profondeurs où mon âme tourbillonne, on dirait que ce sont des âmes. À quoi leur servent tous ces organes ? comment vivent-elles ? pourquoi tout cela ? la drôle de chose ! la drôle de chose !
Le sang de mes veines bat si fort qu’il va les rompre, ma tête éclate en morceaux, mon âme déborde par-dessus moi. Je voudrais m’en aller, partir, fuir !
Moi aussi je suis animal, la vie me grouille au ventre, et je sens des bouillonnements intérieurs comme il y en a dans les fleuves. J’ai envie de voler dans les airs, de nager dans les eaux, de courir dans les bois. Oh ! comme je serais heureux si j’avais ces membres forts, puissants, ces robustes existences sous leurs cuirs inattaquables ! Il me semble que j’aurais chaud dans le ventre des baleines, et que je respirerais plus à l’aise sur ces vastes envergures.
J’ai besoin d’aboyer, de beugler, de hurler. Que n’ai-je des nageoires, une trompe ? je voudrais vivre dans un antre, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre mon corps et me diviser partout, être en tout, m’émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes, vibrer comme le son, briller comme le jour, me modeler sous toutes les formes, entrer dans chaque atome, circuler dans la matière, être matière moi-même pour savoir ce qu’elle pense.
Tu vas le savoir, je vais te l’apprendre !
Oh ! que n’ai-je des ailes, comme le cochon de Clazomène !
III
Où vais-je ?
Plus haut.
Assez !
Plus haut ! Plus haut !
La tête me tourne, j’ai peur, je vais tomber.
Retiens-toi par les mains à mes cornes et regarde en l’air.
Malgré moi mon regard descend comme un fil à plomb, et me tire par en bas ; je vois la campagne qui se lève debout, telle qu’une immense toile peinte.
Tiens-toi !
Voilà le sommet des arbres qui disparaît, les collines qui s’abaissent ; je vois les villes comme des taches d’encre éclaboussées, les routes telles que des pattes d’insectes qui se prolongent et s’amincissent. La mer ne remue plus, elle est toute plate, on la dirait solide comme la terre, et c’est la terre au contraire qui se balance en oscillant. Je vois les pics des montagnes couverts de neige, qui se tassent les uns près des autres comme des moutons qui se rassemblent en troupeau. Ça saute ! ça danse ! L’air pèse sur ma poitrine, j’étouffe ! le vent par grandes bouffées me donne des coups dans la figure.
Mais l’abîme s’élargit, il va me prendre.
Bon courage ! ne me lâche pas !
Ah ! je me sens dissoudre, toute la vie me remonte aux lèvres, et je retiens mon sanglot pour ne pas l’exhaler d’un seul soupir.
Encore un moment, ce sera passé tout à l’heure.
Je flotte éperdu dans des immensités froides, et sans les contractions sourdes qui me remuent par intervalles, je croirais que je suis mort ; comme un fil de laiton d’une lyre que l’on brise, mes nerfs se rompent à la fois, et mon être entier, se détachant de lui-même, entrechoque ses morceaux avec des grincements aigres et des vibrations traînantes. Le ciel est tout noir. Oh ! les nuages déjà sont bien loin… Où vais-je ? où donc ? où donc ?
Je n’en puis plus, je ne vois plus rien, tout disparaît, s’efface, oh !
Les ténèbres partout ! un grand souffle seulement qui me pousse… qui me pousse !… assez ! assez !
Attends, ta douleur va finir ; nous avons passé les régions moyennes, ne sens-tu pas un autre air qui t’arrive ? et voilà toutes les étoiles qui paraissent plus grandes que jamais tu ne les as vues.
Tiens ? en effet, comment ?
N’est-ce pas que tu es mieux déjà, que tu vis plus à l’aise ?
Oui, oui ! quelles clartés ! les astres palpitent comme des yeux, il me semble qu’ils me regardent, le ciel est doux, la sérénité de l’éther pénètre mon cœur apaisé.
Tu ne voudrais plus redescendre peut-être ; regarde, contemple, plus de terre, plus de mer !
Oh ! comme c’est beau ! comme c’est grand ! comme j’y vois loin !
Naguère ta vue s’arrêtait aux collines et ta pensée, comme elle, s’agitait dans un cercle restreint ; elle y tournait, s’y perdait, et s’affaissait épuisée sans plus vouloir avancer, comme un chameau fatigué qui s’assoit sur son bagage. Mais à présent tu es haut, tu as dépassé l’atmosphère viable des créatures, car j’ai secoué dans mes bonds jusqu’au dernier grain de sable qui fut collé à tes sandales. Les épouvantements du commencement, le vertige des hauts lieux, les pesanteurs du corps qui te retenaient vers le sol, tout a disparu ; joyeux, calme, immense, tu circules en liberté dans l’espace bleu.
À mesure que je monte, je deviens plus léger ; plus j’ouvre les yeux, plus je vois, et plus s’étend l’étendue.
Tu ne la soupçonnais pas si vaste, hein ? Déjà pourtant, à travers l’extase, tu avais parfois entrevu le Verbe, qui tout à coup se révélait à toi, indépendant et lumineux, au-dessus du dogme, au-dessus de la foi, dégagé des moyens par lesquels on aspire à lui ; mais, comme ce ciel qui te paraissait d’en bas obscurci par les nuées, toujours ton Dieu gardait dans l’ombre la plus grande partie de lui-même ; car, pour l’accorder à ta tendresse, tu le décorais de tant de vertus que tu allais ramenant l’infini aux proportions de ta nature, tandis que ton âme, s’embourbant à part dans les préoccupations du salut, perdait de plus en plus le fil mince qui la rattachait à l’idée ; et le Dieu ravalé et l’homme déchu s’écartaient l’un de l’autre. Quoique la lune à tes yeux n’eût l’air que d’un plat d’argent, tu la croyais distante de toi par d’incalculables espaces ; mais tu sentais pourtant qu’elle devait être tout ensemble moins petite et plus voisine, et, contemplant ses rayons pâles, tu rêvais un astre plus large et un absolu supérieur. As-tu vu quelquefois des pêcheurs de perles fines ? ils n’iraient point au fond des gouffres s’ils avaient gardé la tunique qui gênait leurs mouvements ; de peur qu’un seul de leurs muscles ne s’en trouvât alourdi, ils ont tout laissé sur la grève, jusqu’à l’amulette de fer-blanc attachée par leur mère. Si tu étais encore au seuil de ta cabane, que tu sentisses la terre sous tes pieds, et que tu vécusses de ses pâtures, tu n’aurais pas le spectacle de maintenant, cette plénitude d’immensité où se dilate ton cœur libre.
Ah ! les belles comètes ! leur queue de feu, creusée au milieu, se courbe comme celle des dauphins ; elles passent, elles tournent… telles que des flocons de neige, les étoiles tombent sans bruit.
Plus loin, tout là-bas, au delà des étoiles qui ont des noms, aperçois-tu une matière lumineuse, d’où sortent incessamment tous les soleils ?
Oui, je la vois, il s’en détache des parcelles qui se mettent à tourner. Oh ! ma prunelle s’inonde, tout est lumière, je marche dans les clartés !
Roulons-nous dedans, comme des poulains sur l’herbe ; diffuse-toi, répands-toi, étale-toi. Comme Élie qui se ratatinait sur le corps de l’enfant mort, aspire le souffle caché qui gît au sein des choses.
Je vois s’élargir des cercles, j’entends le ronflement des sphères.
Sans nombre et sans fin, jaillissant toujours, les âmes, par des fulgurations incessantes, ruissellent de la grande Âme ; sorties d’elle, elles gravitent autour, dans leurs zones assignées, avec quelque chose qui les pousse à en sortir, quelque chose qui les en empêche, et cela fait qu’elles dessinent sans dévier leur parabole éternelle ; les unes vont éclairer des parties ténébreuses, d’autres remontent à leur foyer, d’autres scintillent en place ; elles brillent, se cachent, se succèdent, changent de région dans l’infini, mais ne meurent jamais.
Ah ! ce globe de feu va m’écraser ! qu’est-ce donc ?
C’est un morceau qui tombe de la tête de Cynosure.
Pourquoi donc ? où va-t-il ?
S’il est assez fort pour se dégager des attractions qui le sollicitent, il s’arrêtera, ira prendre son mouvement et devenir à son tour le centre d’un système ; à lui s’agrégeront toutes les parties ressemblantes disséminées dans l’espace et qui s’en désuniront plus tard pour former d’autres mondes.
Pourquoi les planètes peuvent-elles se détacher ainsi, et point les âmes ?
Qui sait ?
Mais non, car je sens toujours la mienne qui ne quitte pas Dieu.
Ah ! comme l’aérolithe flamboyant qui passait tout à l’heure, si dans un effort suprême, elle se dégageait de ce qui la retient, qu’elle pût sortir aussi de l’attraction qui la retient et continuer droit son mouvement, s’enflammant de plus en plus au courant de sa course, elle deviendrait peut-être le principe d’un ordre nouveau, le noyau d’un monde.
Cette poussière lumineuse qui s’étale par grandes traînées d’or, ce sont des portions d’astres vieillis, qui achèvent de s’évaporer dans l’espace ; chaque atome que tu vois a été partie d’un soleil.
Les soleils s’usent donc ?
Les soleils, mais pas la lumière qui est en eux. La substance dure, chaque parcelle s’est désunie de l’unité pour devenir unité ; seulement la forme qui les rassemblait s’est reportée ailleurs. À la dissolution de l’homme, quand se défait l’assemblage momentané qui constituait sa personne, tous les éléments qui le composaient repartent en liberté vers leur patrie première. Alors des mondes s’organisent dans son cadavre à peine froid, des races se dépêchent de naître, il y a des peuples qui ont pour océan les liquides de son ventre, et qui courent, comme entre des arbres, à travers les poils de sa peau. Le chaos, pour eux, c’était l’instant où le corps intact recélait dans ses organes non détruits les germes d’où ils devaient éclore ; mais l’ordre s’établit, et plus gagne la pourriture, plus se développe l’harmonie. Et l’âme aussi, délivrée de l’unité qui la retenait, se diffuse pour pénétrer d’autre matière. N’as-tu pas reconnu des voix humaines dans le murmure des roseaux ? les chiens qui hurlent ne te parlent-ils pas de tes amis morts ? Quand tu tressailles au vent du soir, c’est qu’il t’apporte des caresses fluides et des senteurs de sentiment, comme celles que l’on hume sur les têtes chéries. Il n’y a qu’un certain nombre de couleurs, de sons, de formes, d’idées, qui passent et repassent dans la substance pour en varier les modes, et sous des apparences différentes manifester l’éternelle chose : de ces existences infinies, l’être vit, comme elles vivent de lui.
Les racines de Dieu sont au fond de l’âme humaine : c’est de là que se tire l’absolu.
Je n’avais point soupçonné que l’âme fût si grande !
Ni le ciel non plus ! et pourtant tu employais ta vie, tête levée, à en calculer la hauteur ; mais quand tu venais de laver tes mains, et que tu restais ensuite à considérer tes ongles que le jour, passant à travers, rendait blanchâtres comme des plaques d’agate, est-ce que tu comprenais quelque chose à cette matière qui se trouvait là au bout de tes doigts ? et quand tu remuais ton bras, savais-tu comment ? et quand s’avançait ton pied, savais-tu pourquoi ? La fiente de ton cochon, lorsqu’elle poudroyait en plein soleil avec les scarabées verts qui bourdonnaient à l’entour, suffisait tout comme Dieu à torturer ta pensée ; ton corps, qui était à toi, était bien loin de toi cependant, par l’ignorance de lui où tu restais toujours ; ton âme, par laquelle tu pensais, tu l’ignorais si bien que de minute en minute tu y découvrais à parcourir ; pour la connaître en effet il t’eût fallu posséder d’avance toutes ses pensées, toutes ses imaginations, toutes ses réflexions, toutes ses douleurs possibles. Or qui peut prédire, le soir, les rêves de son sommeil, et connaître, pendant la vie, ce qu’il y a derrière la mort ? L’infiniment petit est aussi difficile à saisir que l’infiniment grand ; on ne voit pas plus pousser l’herbe que naître les étoiles. Mais par delà l’intelligence humaine il n’y a plus ni ce qui est grand, ni ce qui est petit, car l’illimité n’est pas sujet à la mesure, l’éternité n’a point de durée, Dieu ne se classe pas en parties.
Si le plus imperceptible des brins de la matière t’arrête, et qu’il te découvre d’un coup une aussi vaste étendue que l’ensemble des choses créées, c’est qu’il y a dans l’un comme dans l’autre un insaisissable infini qui les lie d’une vie commune et les fait pareils tous deux ; or il n’y a pas deux infinis, deux dieux, deux unités ; il y a lui, et puis c’est tout.
Comment tout ! Dieu est partout, alors ! mais comment, partout ? il est donc dans l’abstraction de ceux qui pensent, dans la passion de ceux qui sentent, dans l’action de ceux qui font. Est-ce que c’est lui qui vous regarde dans le regard, qui bruit dans le son, brille dans la couleur, étincelle dans la lumière ? est-ce lui qui est noir dans la nuit et vermeil dans le soleil ? assiste-t-il à tout cela ? est-il tout cela ? Cette partie de moi, où je n’ai jamais pu entrer, c’était donc lui ! je m’en doutais tant cela me paraissait énorme, indistinct, écrasant ! je sentais bien qu’il m’entourait comme l’air, que je marchais en sa personne, qu’il me donnait pour l’aimer quelque chose de lui-même, mais… Oh ! montons… oui… plus haut, plus haut ! encore ! jusqu’au fond… tout au bout !
Souvent, à propos de n’importe quoi, d’une goutte d’eau, d’une coquille, d’un cheveu, tu t’es arrêté, immobile, la prunelle fixe, le cœur ouvert.
L’objet que tu contemplais semblait empiéter sur toi, à mesure que tu t’inclinais vers lui, et des liens s’établissaient ; vous vous serriez l’un contre l’autre, vous vous touchiez par des adhérences subtiles, innombrables ; puis, à force de regarder, tu ne voyais plus ; écoutant, tu n’entendais rien, et ton esprit même finissait par perdre la notion de cette particularité qui le tenait en éveil. C’était comme une immense harmonie qui s’engouffrait en ton âme avec des frissonnements merveilleux, et tu éprouvais dans sa plénitude une indicible compréhension de l’ensemble irrévélé ; l’intervalle de toi à l’objet, tel qu’un abîme qui rapproche ses deux bords, se resserrait de plus en plus, si bien que disparaissait cette différence, à cause de l’infini qui vous baignait tous les deux ; vous vous pénétriez à profondeur égale, et un courant subtil passait de toi dans la matière, tandis que la vie des éléments te gagnait lentement, comme une sève qui monte ; un degré de plus et tu devenais nature, ou bien la nature devenait toi.
Il est vrai, souvent j’ai senti que quelque chose de plus large que moi se mêlait à mon être ; petit à petit je m’en allais dans la verdure des prés et dans le courant des fleuves, que je regardais passer ; et je ne savais plus où se trouvait mon âme, tant elle était diffuse, universelle, épandue !
Les vois-tu bien les innombrables feux du ciel ? constellations, planètes, météores, astres lointains, étoiles d’un jour, chacun tourne, chacun brille, et c’est le même mouvement, la même lumière, principe unique réparti dans chacun, et qui à travers leurs dissemblances de forme et de durée les fait tous pareils quant à la substance qui les compose.
Le même sang de l’homme anime ses pieds et bouffit les veines de son front : c’est le souffle de Dieu qui circule parmi les mondes et les contingences de ces mondes. Les gouttes de ce sang sont pareilles en tant que parties d’un même tout, et si elles ne l’étaient, ce tout ne serait pas ; elles se cherchent, tourbillonnent, s’attirent, se joignent, se pénètrent, formées elles-mêmes d’autres particules plus menues, lesquelles sont formées d’autres, et ainsi de suite, et toujours tant que tu pourras les diviser, tant que ta pensée pourra les abstraire. C’est en vertu de cette essence commune que, s’unissant, elles exécutent l’ensemble que chacun représente en soi, toute partie de la matière étant une cristallisation de l’infini. Pour qu’un diamant soit fait, il a fallu que les forces de la nature travaillassent à la fois ; le grain de sable qui crie sous ton pied est le produit complexe de mille créations éteintes ; la pensée qui te survient maintenant, elle a été amenée jusqu’à toi, et au degré qu’elle a, par des successions, des gradations, des transformations et des renaissances ; ce que chaque homme a songé depuis qu’il y a des hommes, y a contribué pour quelque chose, tout se lie, s’emboîte, se fond et se confond. Fini, infini, âme, corps, forme, idée, se confondent ; l’esprit s’approprie la matière, la monte à son niveau, l’annihile par abstraction ; la matière accapare l’esprit, entre en lui, l’étouffe de son poids, l’enfouit en son domaine.
N’y a-t-il pas des existences inanimées, des choses inertes qui paraissent animales, des âmes végétatives, des statues qui rêvent et des paysages qui pensent ? chaîne sans bout et sans fin, syllogisme immense dont le principe est inconnu, dont la conclusion est cachée, et que l’on saisit tant bien que mal par le milieu, comme si l’on n’était pas arrivé à temps pour en relier les deux termes.
Un rythme mystérieux mène à la danse les atomes réunis, qui s’entrelacent, se quittent et se reprennent dans une vibration perpétuelle, dont chacun est une parcelle ; les corps, à travers leur naissance, leur existence et leur trépas, ne faisant que poursuivre leur rentrée dans l’unité de la poussière d’où ils sont sortis, l’âme, avec ses extensions sans bornes, n’aspire qu’à retourner au Dieu d’où elle est venue.
Oh ! c’est donc pour cela qu’il me prend si souvent des envies d’être mort et que je cherche longtemps si je n’ai pas vécu dans d’autres mondes ?
Mais la matière n’est pas d’un côté, l’esprit de l’autre, car il y aurait un infini de matière, un infini d’esprit, deux infinis et qui, étant deux, seraient par conséquent bornés, d’où il n’y aurait plus d’infini ; or, puisqu’il ne peut y en avoir qu’un et l’infini n’étant égal qu’à lui-même, ou plutôt n’ayant pas d’égal, les parties qui sont en lui sont donc égales entre elles. Ce n’est en effet que par rapport à la terre qu’il y a un haut et un bas, un jour et une nuit ; que par rapport à la créature qu’il y a une vie et une mort ; que par rapport au fini qu’il y a des limites, que par rapport à l’esprit qu’il y a des différences. Il n’existe point d’atome plus grand l’un que l’autre, ou il n’y a point d’atome, ou bien tout est atome. Crois-tu que ton âme soit plus une âme que toute autre âme ? alors elle ne serait plus âme, c’est-à-dire l’infini en toi ! toutes sont donc pareilles en tant qu’âmes. Mais, puisque la substance contient les modes et que les choses sont en Dieu, où est donc la différence essentielle qu’il y a entre les parties de ce tout, entre le corps et l’âme, la matière et l’esprit, le laid et le beau, le bien et le mal ?
Comme nous allons vite ! ça m’emporte, je suis aspiré par en haut, je file en droite ligne sans m’arrêter… Tiens !… mais… cela change encore, je vois maintenant les étoiles tout au-dessous de moi… la lumière a perdu ses rayons… est-ce le vide ?
Ah ! ah ! tu t’étonnes de ne trouver ni les neuf cercles qui enlacent l’univers, ni les portes du Cancer et du Capricorne, ni le Zodiaque tel qu’il est peint sur les murailles, ni les roues d’Ézéchiel, ni l’échelle de Jacob avec un ange à chaque degré ?
Comment ! il n’y a rien ?
Non, car rien n’est pas ; le vide au contraire c’est l’être même dégagé de tout attribut qui l’encombre. Est-ce que l’idée pure peut se préciser par une formule ? penses-tu enfermer la substance dans quelque chose ?
Mes yeux ne suffisent plus, mon esprit se fond et craque comme les glaciers au soleil. Irai-je toujours ? où donc est le but ?
En soi ! Car si avant que tu remontes dans les causes, de si loin que tu tires les genèses, toujours il faudra que tu en viennes à une cause première, à un principe unique, à un Dieu incréé et qui existe parce qu’il existe. Mais le séparer de la création pour expliquer la création, ce n’est pas lui-même l’expliquer davantage ; et il reste maintenant aussi incompréhensible hors d’elle que la création, tout à l’heure, l’était sans lui.
La mélodie d’une lyre, ce n’est ni l’air mis en mouvement, ni la vibration des cordes, ni le son des notes ; elle résulte de tout cela et elle le cause. Eh bien ! tu ne sépareras pas plus la mélodie de la lyre d’avec tout ce qui contribue à l’effectuer que tu ne disjoindras Dieu du monde, le fini de l’infini, l’attribut de la substance ; et si tu me dis que la mélodie du moins est jouée par quelqu’un, il faudrait savoir comment ce quelqu’un peut jouer, et ainsi de suite.
La mélodie se fait en vertu d’un ordre qui est en elle, d’où elle n’est pas libre. Dieu existe en vertu de lui-même, en dehors de quoi il ne peut être, et alors il n’est pas libre.
Pas libre ? le Tout-Puissant ! comment donc, puisqu’il est le maître ?
Eh ! S’il est le maître, est-il libre de ne l’être plus ? peut-il se reposer, s’anéantir ? peut-il faire qu’autre chose que lui soit Dieu ? ou devenir autre chose ?
Mais… pourtant… cependant… il punit le mal et récompense le bien.
D’après l’ordre, mais qu’il n’a pas posé volontairement, puisque c’est en vertu de cet ordre qu’il existe et que cet ordre le constitue. Par l’effet seul qu’ils sont, les faits engendrent d’autres faits que l’on appelle ordinairement leurs conséquences : telle action en amène une autre, qui en produit une seconde, d’où une troisième, une centième, sans qu’il soit possible d’en arrêter une seule, ni de la faire dévier de sa route ; le bois qu’on brûle devient flamme, puis charbon, puis cendre, successivement ; le lait devient crème, fromage, vermine ; le morceau d’agneau que tu manges, après avoir été en toi sang, chair, humeurs, engraissera la prairie où il paissait et sera rebrouté dans l’herbe qui l’a nourri. L’homme qui fait le mal en reçoit la punition. Que sais-tu s’il ne sera pas récompensé plus tard d’avoir été puni jadis ? c’est son crime qui attirera son châtiment, ce châtiment qui produira par la suite un autre état, ce dernier terme qui en engendrera un suivant. Dieu n’est pas plus libre de ne point punir le mal que tu n’es libre d’avoir l’idée qu’il le doit. Ton âme contient Dieu puisqu’elle pense ; comment ton âme pense-t-elle ? c’est par Dieu. Mais l’infini ne peut être ailleurs qu’en lui-même ; Dieu vit donc dans la vie, se pense dans la pensée ; du moment que tu es, il est en toi ; de l’instant que tu le comprends, tu es en lui ; il est toi, tu es lui, et il n’y a qu’Un.
Il n’y a qu’Un ! il n’y a qu’Un ! j’en suis donc, je fais partie de Dieu, moi ! ce cœur qui d’amour illimité se gonfle pour lui, c’est donc lui qui est dedans, qui se dilate et s’y retourne ! Ni mon corps ni mon esprit ne sont plus, mon corps est de la matière de toute matière, mon esprit de l’essence de tout esprit, mon âme est toute l’âme ! immortalité, étendue, infini, j’ai tout cela, je suis cela ! je me sens Substance ! je suis Pensée !
Et je n’ai plus peur ; non, je comprends, je vois, je respire dans une plénitude… comme je suis calme !
C’est dans cet infini que se meuvent les choses, l’universalité s’englobe dans l’idée. Quand tu entendais tantôt la musique des sphères, ce n’étaient pas les sphères qui tournaient, mais en toi que se passait cette harmonie que tu croyais entendre ; quand tu t’épouvantais de la hauteur de l’abîme, c’était toi qui faisais l’abîme par l’illusion de ton intelligence, qui admettait des distances dans l’étendue et créait des degrés dans ce qui n’a pas de mesure ; ces clartés où tu te dilatais tout joyeux, c’était toi qui les voyais. Qui te dit qu’elles sont ?
Qui te dit qu’elles sont ? As-tu pu acquérir la connaissance, autre chose que ta connaissance ? pour atteindre à la vérité, autre chose que ton idée de ce qui est vrai ? peux-tu voir ton œil autrement qu’avec ton œil ? et s’il se trompe ? si ton âme pose tout et que cette âme soit mensonge, où est la certitude de ce qui est posé ? Que seras-tu ? Qu’y aura-t-il ? Pendant le sommeil de la vie, l’homme, comme un Dieu engourdi, sent confusément qu’il rêve et qu’il se réveillera plus tard ; mais si jamais ne venait le réveil ? si tout cela n’était que dérision infinie, qu’il n’y eût que néant ? ah ! tu ne conçois pas que le néant puisse être ! Mais qui te dit que ce n’est pas l’absurde, au contraire, qui est le vrai, qu’il y ait même quelque chose de vrai ? on ne prouve rien, et quand même on prouverait tout, jamais une preuve n’existe que par rapport au monde qu’elle concerne et à l’intelligence qui la perçoit, et si ce monde lui-même n’est pas, si cet esprit n’est pas ? ah ! ah ! ah !
Mais tu es, toi, pourtant ! je te sens. Oh ! comme tu es beau !
Oui, j’y vais, j’y vais !
Comment se fait-il ? où étais-je donc ? mais… Ah !
Oh ! oh ! c’est comme si j’avais du plomb dans ma tête, elle est si lourde que je ne peux pas la remuer, je la sens collée à la terre.
Ah ! qu’on est bien couché !… je voudrais pourtant changer de place, ces pierres me font mal.
Comme je suis las ! on me tuerait maintenant que je n’aurais pas la force de crier grâce… Ah !… je souffre à l’estomac, j’ai faim, j’ai bien envie de manger… Ah ! ma foi, non, tant pis !
Tiens ! le cochon ! il est toujours là, lui ! je le croyais mort… pourquoi ça ? je ne sais pas… Ah ! mais comme je suis fatigué ! qu’ai-je donc fait ? ah !
Mon cœur ne bat plus, je ne le sens pas, il me semble que je suis comme les cailloux ; j’ai beau vraiment chercher quelque chose dans ma pensée, c’est comme en un vieux puits vide, abandonné, qui a des ronces sur ses bords, et au fond une grande tache noire.
Je n’ai souvenir de quoi que ce soit. Est-ce que jamais je ne bougerai de là ? Qu’est-ce donc que l’on entend par l’âme ? en ai-je une ?… après tout, qu’est-ce que cela me fait ?… Eh bien, si, j’en ai…, ah !
Cependant je n’ai pas toujours vécu ainsi… autrefois… que je me rappelle… essayons de nous relever, allons ! un bon coup de reins ! ouf !
D’où viens-je ? où vais-je ? où ai-je été ? comment suis-je ici ? pourquoi donc mes mains sont-elles molles et mes genoux brisés ? Et je tremble en dedans de moi, comme la feuille du peuplier qui ne se repose jamais. Quand je chercherais, que j’essaierais, que je me fatiguerais, puisque je ne peux pas ! puisque c’est plus fort que ma force ! je ne comprends rien à tout cela, moi !
Je ferais mieux de dormir… mais c’est que je n’ai pas sommeil… N’importe ! recouchons-nous !
Quand je resterai toujours là, comme un lézard, à regarder le même point, ça ne fera pousser ni une rave ni une grenade. Depuis le temps que j’y suis, les paupières m’en cuisent. Faisons un somme.
Je ne connais rien de plus désagréable au monde. Qu’il est fâcheux d’être réveillé de cette façon ! Ah ! ça me ferait du bien, pourtant, si j’avais là quelque bonne truie aux fesses pointues ! Si je la tenais !… Oh ! oh ! mais c’est trop fort ! cela me tire dans le dos, comme si depuis le croupion jusqu’à la nuque toute la moelle de mon échine était un câble que l’on tendît avec une manivelle.
Ah ! c’est toi, encore ! je ne pensais guère à toi, va, laisse-moi tranquille, va-t’en !
Je voudrais bien me reposer, ça me tourmente… si je savais un moyen…
Non, laisse-moi, finis, va-t’en !
Va-t’en, mais va-t’en donc ! tu ne me fais pas peur, je sais comment te chasser.
Tiens, tiens, en as-tu assez ? t’en iras-tu ? Ah ! ah ! tu t’apaises ? fuis, cache-toi… arrière !
Enfin ! la voilà partie ! je vais être mieux maintenant.
Eh bien ! c’est étrange ! je croyais que, débarrassé d’elle, j’allais avoir une grande joie, pas du tout ! D’où vient donc, tout à l’heure en la frappant, que j’éprouvais du plaisir au pied à sentir sa figure qui me touchait ?
Voyons, changeons de place, je vais aller m’asseoir sur le banc.
Qu’est-ce que je vais faire ?… si je priais ?… mais j’ai tant prié déjà ! Travailler plutôt ? on n’y voit pas, et puis il faudrait rallumer la lanterne. À quoi d’ailleurs ça m’avancera-t-il ? toujours ces corbeilles ! bel ouvrage, vraiment ! non ! Si je creusais un trou pour m’amuser ? je le boucherais ensuite ; ou bien si je me mettais à démolir pierre à pierre ma maison ?… Ah ! que je m’ennuie ! que je m’ennuie ! je voudrais faire quelque chose et je ne sais quoi ; je voudrais aller quelque part, je ne sais où ; je ne sais pas ce que je veux, je ne sais pas ce que je pense, je n’ai pas même la volonté de désirer vouloir.
Dire pourtant que j’ai passé toute ma vie ainsi, et que jamais je n’ai seulement vu danser la pyrrhique ! c’est pitoyable ! d’où diable cette idée me vient-elle ? et à propos de quoi ?
C’est peut-être que je n’ai jamais été en pèlerinage… mais auquel ? il y en a beaucoup, tous sont bons ; cependant ceux qui revenaient de si loin ne m’en ont pas paru meilleurs. J’enviais leur figure hâlée, les coquilles qu’ils portaient sur l’épaule ; eux me montraient leurs pieds saignants et ne répondaient rien, sinon qu’ils avaient beaucoup marché.
Oh ! je sens pourtant que d’appuyer ma tête sur quelque pierre sainte me rafraîchirait l’âme, je veux des cierges brûlant parmi des tabernacles vermeils, et, dans les reliquaires d’or, des os de martyrs à baiser ; il me faudrait les grandes nefs où la voûte se mire dans les calmes bénitiers.
Jamais je n’aurai donc sous mon pauvre ventre du fumier jusqu’aux épaules ! dans un baquet d’eau sale je ne débarboterai pas mon groin joyeux ! Que ne suis-je dans la basse-cour, près le ruisseau des écuries, à m’épater tout de mon long dans la bousée claire des petits veaux !
Bah ! à quoi bon ? le bonheur, je le sais, n’est pas dans ce qu’on rêve. Comme une flèche lancée contre un mur, toujours le désir échappe, rebondit sur vous et vous traverse l’âme. Pour souffrir, j’ai longtemps jeûné ; pour être pur, je me suis mortifié ; pour aimer, j’ai versé bien des pleurs ; et mon corps ne sentait rien, mon cœur n’était point chaste, l’amour n’arrivait pas ! l’amour n’est jamais venu ! j’ai toujours été sec et sans tendresse. Toutes ces œuvres de dévotion que j’accomplis je ne sais pourquoi… parce que l’habitude en est prise… qu’il le faut… mais au fond je n’aime pas Dieu… non ; je ne sais pas d’abord qu’est-ce que c’est, je n’ai jamais pu m’en faire une idée et je commence à la fin…
Ah !
Quelle tristesse ! quelle misère ! est-ce que je ne me débarrasserai pas de ce colossal ennui qui m’écrase ?
J’ai vu jadis le cadavre d’un noyé ; les ondes en le roulant l’avaient rincé dans tous ses pores, et de loin sur le sable sa chair mate brillait. Mon cœur est plus pâle que ce cadavre ; il a comme lui, sans qu’aucun s’en soucie, passé bien des jours à se laver dans les abîmes qui l’ont mis en pourriture, et le désespoir aux grandes ailes s’abat dessus comme une nichée de vautours, et voilà qu’il se décompose sur la grève !
Ah ! la nuit est froide.
Je sens peser sur mon âme comme des linceuls mouillés, j’ai la mort dans le ventre.
Un — deux — trois — quatre — cinq — une — deux — une — deux.
Pourquoi veillé-je ? d’où vient que je fais ce que je fais, que je suis ce que je suis ? j’aurais pu être autre chose. Si j’étais né un autre homme par exemple, j’aurais eu une autre vie, et alors rien de la mienne ne m’eût été connu, de même que je ne connais rien de celle-là que je n’ai pas. Si j’étais arbre par exemple, je porterais des fruits, j’aurais un feuillage, des oiseaux, je serais vert ; oui, tout aussi bien j’aurais pu être arbre, ou caillou, ou le cochon, ou n’importe quoi. Pourquoi n’est-ce pas le cochon qui est moi ? pourquoi moi ne suis-je pas lui ? d’où vient que nous sommes-là tous les deux, et qu’il y a des hommes, une terre, des saisons, des montagnes, des plaines ? pourquoi y a-t-il quelque chose ? Quand je pense qu’on naît, qu’on meurt, qu’on se réjouit, qu’on s’afflige, qu’il y a des maris couchés avec leur femme et des gens qui rient à table, que l’on travaille à toutes sortes de métiers, et qu’on est très occupé, qu’on a des mines sérieuses !… Comme c’est bête ! comme c’est bête !
Plus je vais, plus je suis dégoûté de ma nourriture et vexé de n’en avoir pas d’autre.
Et moi donc ! avec mes mortifications, mes oraisons, mon cilice, mes paniers, ma cabane, mon cochon, mon chapelet, ne suis-je pas plus pitoyable et plus bête encore ? À quoi tout ça mène-t-il ? À qui est-ce utile ? pas à moi, toujours ! Ah ! que je m’ennuie ! que je souffre ! je me déteste, je voudrais me battre ; si je pouvais, je m’étoufferais. Quel triste imbécile je suis ! j’ai besoin de jurer comme les soldats, je m’en vais me rouler par terre et crier tout haut en me déchirant la figure avec les ongles, je veux mordre !… Mais je n’aurai donc jamais quelque chose à empoigner dans les mains et à mettre en morceaux ? il y a longtemps que je contiens tout… Sors donc ! sors donc ! volez cheveux de ma chevelure, et la peau avec, et la tête après, et le cœur aussi !
Je m’embête à outrance ; j’aimerais mieux me voir réduit en jambons et pendu par les jarrets aux crocs des charcutiers.
As-tu peur ?
Si tu as froid, tu n’auras plus froid ; si tu as faim, tu n’auras plus faim ; si tu es triste, tu ne seras plus triste.
Dis ? veux-tu ? ce sera comme si tu dormais sans jamais te réveiller.
Sans jamais me réveiller ?
Oui ! et sans rêver même ! tu ne penseras rien, tu ne sentiras rien, tu ne seras plus rien.
Oh ! tu n’as pas besoin de faire la jolie, je t’ai tant méditée, je t’ai rêvée si longtemps que je te connais.
Personne ne me connaît.
Pourquoi viens-tu donc ?
Pour te prendre.
Pour me prendre ?… est-ce que c’est l’heure ?
Oui, c’est l’heure, c’est toujours l’heure.
Ce sera fait bien vite ; allons !
En effet ! pourquoi pas ?
Donne-moi la main.
La main… le doigt seulement… le bout de l’ongle.
Mais… es-tu bien la Mort vraiment ? si ton visage mentait ? si je ne faisais que changer d’existence par hasard ? si là-bas j’allais avoir un autre corps, que j’eusse une autre âme aussi, ou la même ? que sais-je ? Oh ! non, tu es le néant, n’est-ce pas ? Le vrai néant ; il n’y a rien sans doute, c’est tout noir, hein ? et puis c’est tout.
Oui, c’est tout, c’est la fin, c’est le fond. Si vieille que soit l’étoffe de mon manteau, le jour ne passe pas au travers ; je le mettrai par-dessus ta tête, je te clouerai là dedans.
Et alors tu auras vécu pour tous les millions d’années qui suivront et pour l’éternité infinie qui suivra. Et quand ce bois sera usé, quand ce linge sera pourri, il y aura longtemps que ce peu qui restait de toi jadis ne sera même plus.
Je suis la consolatrice, l’endormeuse ; comme on fait au petit enfant qui a bien couru toute la journée, je couche le genre humain dans son berceau et je souffle la lumière ; les désespérés, les fatigués, les ennuyés, j’ai arrêté leurs pleurs, reposé leurs lassitudes, clos le bâillement de leur bouche, et comblé le vide qu’ils avaient ; ceux qui regrettaient ne regrettent point, ceux qui étaient dans l’attente ne s’impatientent plus ; insensible, anéanti, dissous, plus évaporé que la rosée d’hier, plus effacé que le pas de l’autruche sur le sable, plus nul qu’un écho perdu…
Oh ! ton haleine me souffle au visage, tu as des odeurs de néant qui font défaillir mon âme.
Viens, j’ai des baisers sans bruit, des caresses à n’en plus finir, un lit si mou qu’on ne le sent pas, ma pamoison est éternelle. Viens ! je suis silencieuse, je suis douce, je contiens ce qui a vécu sous le soleil et des soleils et des mondes tous à l’aise, sans qu’ils soient gênés d’être nombreux, car la table s’allonge à mesure qu’affluent les voyageurs, et personne ne se plaint de n’avoir pu trouver sa place ; tu seras là-bas sans âge, sans mémoire, sans passé, sans avenir, aussi jeune que les plus jeunes, aussi vieux que les plus vieux, aussi puissant que les plus forts, aussi beau que les plus beaux. Viens ! viens ! je suis la paix, l’immuable vide, la connaissance suprême.
Comment ! la connaissance ?
S’il n’y a rien au delà de moi, en me possédant n’atteindras-tu pas le dernier terme ? S’il est au contraire quelque chose, un soleil qui luise par delà les sépulcres, et que je ne sois, comme on dit, que le seuil de l’éternité, alors il faut me prendre pour en jouir, il faut me franchir pour y entrer. Soit donc qu’il n’y ait rien ou quelque chose, si tu veux le néant, viens ! si tu veux la béatitude, viens ! Ténèbres ou lumière, annihilation ou extase, inconnu quel qu’il soit, ce n’est plus la vie, donc ça vaut mieux. Allons, partons, donne-moi la main, fuyons au galop vers mon royaume sombre.
Pourquoi mourir, Antoine ?
Quoi ! tu voudrais vivre encore ?
Tu ne la connais seulement pas, cette vie que tu abandonnes.
Mais oui ! tu en es rassasié, dégoûté.
Non, tu n’as pas, l’un après l’autre, savouré les fruits variés de ses ivresses. Oh ! Antoine, ceux qui ont fatigué leurs mains à les presser tant qu’ils pouvaient pour en faire sortir le jus, pleurent au bout de leurs ans quand il leur faut quitter cette joie tarie à laquelle se suspendent encore leurs forces épuisées.
Bah ! ils sont pareils, tous les fruits de la terre ; on y mord à belles dents, mais dès la première bouchée le dégoût vient aux lèvres.
Vois mes belles roses ! je les ai cueillies dans la haie, sur le tronc d’un frêne où s’enlaçait l’églantier ; la rosée perlait aux branches, l’alouette chantait et la brise du matin secouait l’odeur du feuillage vert. Le monde est beau, le monde est beau ! Dans les pâturages pleins d’herbe, les poulains courent en gaieté, les étalons hennissent, les taureaux beuglants marchent d’un pied lourd ; il y a des fleurs plus hautes que toi et qui parfument les océans sur les plages où elles poussent ; il y a des forêts de chênes qui frissonnent sur les montagnes, des contrées où l’encens fume au soleil, de larges fleuves et de grandes mers ; on pêche dans les fleuves, on navigue sur les mers ; à la moisson les grappes sont enflées, et des gouttelettes poissantes suintent à travers la peau des figues ; le sang bat, la sève coule, le lait mousseux des chèvres sonne en tombant dans les vases, la mouche bourdonne sur les buissons. Par les nuits d’été, les flots déploient des feux dans leur écume, et le ciel est pailleté d’or comme la robe d’une princesse. T’es-tu balancé sur les grandes lianes ? es-tu descendu dans les mines d’émeraude ? a-t-on frotté ton corps en sueur avec des essences fraîches ? as-tu seulement dormi sur une peau de cygne ? Ah ! goûte-la plutôt, cette vie magnifique, qui contient du bonheur à tous ses jours, comme le blé de la farine à tous les lobes de ses épis ! aspire les brises, va t’asseoir sous les citronniers, couche-toi sur la mousse, baigne-toi dans les fontaines, bois du vin, mange des viandes, aime les femmes, étreins la Nature par chaque convoitise de ton être, et roule-toi tout amoureux sur sa vaste poitrine.
Si je vivais !
Non, non ! la vie est mauvaise, le monde est laid. Ne te sens-tu pas abandonné au milieu de toute la création ? ils ne s’inquiètent guère de toi, va, les corbeaux qui volent, ni la plante qui pousse, ni la petite étoile ; le ciel se met bleu quand ton cœur est sombre, le brouillard s’ajoute à la tristesse, et le coassement de la grenouille répond à ta voix, quand tu pleures tout haut. Ne faut-il pas te réveiller tous les matins, manger, boire, aller, venir, répéter cette série d’actes qui sont toujours les mêmes ? voilà ce qui compose la vie, elle est faite de cela, pas d’autre chose ; chacune de ces pauvres sensations va s’ajoutant à la suivante comme des fils à des fils, et l’existence d’un bout à l’autre n’est que le continuel tissu de toutes ces misères.
Ma foi, oui, je ferais peut-être mieux de mourir !
Tu parles de mourir ! Pauvre fou, qui aimes à se dire à lui-même : « Oh ! je connais, je suis las, j’ai tout éprouvé, donc je suis sage ! » et tu vas partout broutant de la tristesse afin d’engraisser ton orgueil. Dis-moi ! frémissante et déshabillée, as-tu quelquefois tenu sur tes genoux la catin rieuse, qui se regardait dans tes prunelles ? avait-elle sur la peau de bonnes odeurs de violettes flétries, et dans les reins, des souplesses de palmiers, et dans les mains, des irritations fluides à t’inonder de désirs quand elles passaient sur toi ? Puis, la saisissant d’un bond, l’as-tu renversée sur le lit qui s’enfonçait comme un flot ? elle te serrait de ses bras joints, tu sentais ses muscles trembler, ses genoux qui se heurtaient, ses seins se raidir ; sa tête s’en allait, son corps se détendait, prenait des poses assouvies, et les paupières de ses yeux morts frémissaient comme l’aile des papillons de nuit… Étiez-vous bien contents d’être seuls ? ricaniez-vous tout bas, en touchant vos chairs ? N’est-ce pas que tu t’attendrissais alors en des gratitudes étranges, que ton cœur étonné se prenait dans sa chevelure, et qu’il se répandait avec elle sur ses beaux membres nus ? Tu faisais bien, va ! c’est là le bon de la vie, le reste n’est que mensonge !
Que mensonge ?
Le mensonge, au contraire, c’est ce qui n’est pas moi ; tout ce qui un moment tourbillonne en dehors bientôt y revient, tout y converge, tout s’y absorbe. Mais je suis, sois-en sûr, la fin des fins, le but des buts, l’achèvement des œuvres.
Si c’était vrai, pourtant !
Sa robe rose décolletée mord ses épaules grasses, elle a les cheveux luisants de pommade, quelque chose de miellé qui sent les fleurs ; son front est pâle sous ses bandeaux, comme la lune entre deux nuages ; tu passerais la main dans sa gorge, tu toucherais à son grand peigne, elle se mettrait pour toi toute nue, en commençant par les pieds ; tu verrais se relever son vêtement et s’étendre sa chair.
On passe des bâtons sous la bière, et l’on s’en va. On la voit, quand on la suit, qui se balance de droite à gauche et semble à chaque pas plonger comme une chaloupe. Le mort, là dedans, se fait charrier paresseusement, les porteurs suent, des gouttes de leur front tombent sur le coffre. Braves gens ! on vous mettra à votre tour, on vous portera comme lui, vous vous ferez traîner plus tard. Les blés sont verts, les poiriers sont tout en fleurs, les poules chantent dans les cours ; il fait beau, la récolte sera bonne ; la fosse est prête, ils attendent, appuyés sur leurs louchets ; la terre s’émiette des bords du trou et coule dans les coins. On arrive, on vous descend avec des cordes, les pelletées se précipitent, et c’est comme si rien n’avait été.
Aimerais-tu mieux être sur des feuilles ou rouler au fond de la mer ?
Mais, malgré toi, du plus profond de toi-même, quelque chose malgré toi se révolte furieusement ; le cœur de l’homme est fait pour la vie, et l’aspire de partout, du plus loin qu’il peut. Outre les souvenirs où il se reporte, les espérances où il se jette, les possessions où il s’ébat, n’a-t-il pas besoin d’autres mondes à perspectives plus reculées, pour courir plus avant et se mouvoir plus à l’aise ? L’artiste, ainsi, des carrières de marbre fait sortir des hommes, d’autres sont occupés par les races disparues, ou rêvent le bonheur pour des foules à naître.
Eh, qu’importe ! puisque les foules, les rêves, les espérances, les souvenirs, l’imaginaire et le réel, tout s’engloutit dans le même trou. Ainsi qu’un boulanger qui pétrit sa pâte, l’humanité travaillante ne fait qu’enfourner pour ma bouche, et je m’empiffre de tout continuellement ; c’est pour moi qu’arrivent les siècles, expirant l’un après l’autre comme des flots sur la plage, devant nos pieds immobiles ; c’est pour moi que se construisent les palais, que se dressent les tombeaux, que s’alignent les armées, que se fabriquent les tissus, que se fondent les bronzes, que s’écrivent les livres. Les palais s’abaisseront dans les fleuves, les tombeaux se pourriront comme les cadavres, je coucherai par terre les hommes debout, les fils de la trame s’écarteront, l’airain s’éparpillera, et les chefs-d’œuvre des grands hommes finiront par n’être pas plus que la voix de la cigale écrasée, que la mousse du torrent desséché, que la forme du nuage disparu. C’est toujours pour moi que l’on amasse de l’argent, que l’on rehausse son panache, que l’on fait des projets, des serments, des lois ; pour moi que s’établissent des empires, que l’on bâtit des maisons et que l’on cherche une épouse, car je dévore les peuples, les locataires et les enfants.
Te parlerai-je encore de l’éternité des amours, de la constance des affections, de la durée des amitiés, et de tous les autres sentiments qui se poussent si vite pour en finir qu’on n’a pas le temps de les voir ? c’est cette fièvre du néant qui fait l’activité des hommes ; ils se hâtent, ils accumulent leurs œuvres, et de quelque côté que je me tourne, partout je n’aperçois que mon visage, comme en autant de miroirs multipliés.
Mais pas plus que le cimetière le cœur de l’homme ne pourrait dire l’histoire de tous ses morts, quelle est leur place maintenant et ce qui reste d’eux. Là, sont entassés pêle-mêle des passions magnifiques et de pauvres amours, des enthousiasmes au front pur, des ignominies silencieuses, des joies bruyantes, des haines qui étaient bien fières, et qui faisaient sonner dans le monde la molette de leurs éperons. C’est fini, c’est passé, on en met d’autres par-dessus, et la terre ne se doute pas de tout ce qu’elle contient d’oubli.
Cependant le cimetière comme le cœur se hausse de plénitude, enfouit en se gonflant jusqu’à la pierre de ses tombeaux, fait craquer ses limites et déborde au dehors ; il y a sur le gazon des ossements jaunes, et l’on sent aux alentours une vague odeur de charogne.
C’est parce qu’il étouffe, ton pauvre cœur ! donne-lui de l’air ; il a besoin, comme les malades, du large parfum des bois et des verdoiements qui font revivre.
Pourquoi, tel qu’un homme possédé d’avarice, as-tu enfoui dans un trou les trésors de toi-même ? te voilà dénudé maintenant, et misérable tout à fait, tandis que tu aurais pu avoir les plaisirs qui raccourcissent le temps, les joies qui rendent heureux, toutes les délectations de la vie. Quand l’époux rentre chez lui et qu’il aperçoit de loin sa maison, il se sent remuer les entrailles, en pensant à la soupe qui fume, à ses enfants qui jouent, à sa bonne petite femme qui l’attend ; mais toi, tu n’as jamais rien eu, ni un baiser sur les lèvres, ni la sympathie de personne, ni même l’effusion passagère d’un camarade de taverne, tu n’es donc pas bon : si tu étais bon, tu voudrais aimer. Cependant tes yeux plus d’une fois se sont mouillés de tendresse en caressant un chien, tu t’attristes dans ta solitude lorsque tu songes à tous ceux qui, dispersés sur la terre, auraient pu être tes amis, et même tu te réjouis pour les plantes quand il va tomber de l’eau.
Te souviens-tu, quand tu étais petit, ta mère, le soir, te prenait sur ses genoux pour te faire dire ta prière, en te tournant vers une image du bon Dieu qui était accrochée à la muraille ; c’était un grand vieillard accoudé sur les nuages, avec une barbe blanche. Elle te disait les mots, tu répétais ; le soleil couchant passait par le haut de la fenêtre, ça faisait sur les dalles de longues lignes minces. À cette heure-là les ânes sortaient du moulin, et comme ils restaient un instant dehors en attendant leurs maîtres, ils se mettaient à brouter l’herbe au pied des murs, et de temps à autre, par intervalles, ils secouaient les grelots de leurs colliers ; sur la route, au loin, tourbillonnait une poussière d’or… il y avait des voyageurs qui passaient, tu ne priais plus, ta mère te reprenait, et tu recommençais sans cesse.
Où sont-elles maintenant toutes les femmes qui furent aimées, celles qui mettaient des anneaux d’or pour plaire à leurs maris, les vierges aux joues roses qui brodaient des tissus, et les reines qui se faisaient, au clair de lune, porter près des fontaines ? Elles avaient des tapis, des éventails, des esclaves, des musiques amoureuses jouant tout à coup derrière les murs ; elles avaient des dents brillantes qui mordaient à même dans les grenades, et des vêtements lâches qui embaumaient l’air autour d’elles. Où sont-ils donc les forts jeunes hommes qui couraient si bien, qui riaient si haut, qui avaient la barbe noire et l’œil ardent ? Où sont leurs boucliers polis, leurs chevaux qui piaffaient, leurs chiens de chasse rapides qui bondissaient dans les bruyères ? Qu’est devenue la cire des torches qui éclairaient leurs festins ?
Oh ! comme il en a passé de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants et de ces vieillards aussi ! Il y a de grands déserts, où la perdrix rouge, maintenant, ne trouverait pas à manger, et qui ont contenu des capitales. Les chars roulaient, on criait sur les places ; je me suis assise sur les temples, ils ont croulé ! de l’épaule, en passant, j’ai renversé les obélisques ; à coups de fouet, j’ai chassé devant moi, comme des chèvres, les générations effarées.
Plus d’un couple d’amis a causé de moi bien souvent, seuls, près du foyer, dont ils remuaient les cendres, tout en se demandant ce qu’ils deviendraient plus tard ; mais celui qui s’en est allé ne revient point pour dire à l’autre s’ils s’étaient trompés jadis, et, quand ils se retrouveront dans le néant, rien d’eux ne se reconnaîtra, pas plus que ne se rejoindront les parties du morceau de bois qu’ils regardaient brûler.
Qu’importe ! j’ai fait pousser des marguerites sur leurs tombeaux, je perpétue de ma semence l’éternelle floraison des choses, et je penche sur ta tête les arbres tout chargés qui ont pompé leurs sucs dans les entrailles des morts.
C’est ma flamme qui scintille dans les prunelles, c’est mon nom que murmurent les feuillages, c’est mon haleine qui s’abat des cieux dans les langueurs du soir. À quoi servent les colliers d’ambre ? quel est le but des regards ? le mot toujours murmuré, la chose dont on rougit et que l’on convoite sans rien dire.
Ils voudraient pourtant se persuader que je ne suis pas ; afin de se défendre du néant, ils amassent les raisonnements : « Pour la matière, passe encore ! mais l’âme ? Oh ! non ! prouvons-nous qu’elle ne peut périr. Voyons ! partons d’un principe : ça nous déplaît, donc ça ne peut être. Vienne donc la mort, nous ne la craignons plus, la meilleure partie de nous lui étant inaccessible ; soignons cependant nos chères personnes, gardons-nous du péril et buvons de la tisane, ça ne peut pas nuire. »
On s’enferme chez soi, on se dit : « Oui, sans doute, elle viendra ; mais plus tard… dans longtemps, oh ! bien longtemps d’ici. J’ai tant de choses à faire ! Je voudrais néanmoins savoir au juste l’heure, car dans le fond ça m’inquiète un peu. Bah ! n’y pensons point, ça vaut mieux. » Hah ! hah ! hah !
Cette luxure, disent-ils, ah ! fi donc ! n’est-il pas au monde de plaisirs plus relevés ? elle ne domine que les faibles, ce n’est pas moi qu’elle attaquera, j’ai tant de principes ! ni ma fille, elle est si jeune ! ni mon fils non plus, je l’élève trop bien ! Prenons néanmoins des précautions, séparons les sexes, voilons les nudités, expurgeons les livres, évitons les termes crus, garnissons de règlements la société en péril. Hah ! hah ! hah !
Le roi est sur son trône, il voit de là ses chambellans dans les antichambres, sous ses fenêtres ses bataillons rangés, plus loin dans le port sa flotte à l’ancre. Qu’a donc le roi ? il frémit sous son manteau : « Souffrez-vous, ô Majesté ! — oui, beaucoup, j’ai mal au ventre. » Comme il pâlit ! comme il pâlit ! son teint devient tout vert, il roule sur les degrés, il commence à perdre la tête. Vite un lavement, un emplâtre, quelque chose ! qu’on aille chercher tous les magiciens, qu’on lui donne à boire du sang d’enfant, et que l’on fasse des vœux publics ! Et il est emporté dans mes bras au milieu de toute sa cour.
Buvons, divertissons-nous, chantons la gaillardise, la fillette et le bon vin, braillent les libertins facétieux qui dînent au cabaret ; on déguste les ragoûts, on vide les flacons, on répète les couplets. D’un coup de pied s’ouvre la porte à deux battants, et les buveurs surpris tombent la tête dans leur assiette.
Monseigneur l’évêque ne rit pas du tout quand il me voit ; oubliant aussitôt les âmes de son diocèse, il ne prie plus, dès lors, que pour la santé de lui-même. « Il faut, mon bel ami, laisser là le manteau violet, la crosse recourbée avec la mitre d’or. — J’aimais pourtant à prêcher dans les cathédrales, à visiter sur une mule les grasses abbayes, et je faisais aux conciles une imposante figure ! — Tu ne prêcheras personne, tu ne visiteras rien, tu n’auras plus de figure. — Mais pourtant ? — Assez ! » Et le voilà crevé.
Le soldat n’y pense guère ; il rumine le pillage et voit en dormant sous sa tente des égorgements plein les villes. C’est lui qui tue, qui massacre, qui s’amuse ; la garde de son épée lui a fait des ampoules au fond des mains. Échauffé de carnage il boit un verre d’eau froide, et meurt de pleurésie.
« Ohé ! la belle, qui arrosez à la fenêtre vos pots de basilic, je m’en vais faire comme les autres, me coucher dans votre lit et vous passer sous la taille mes longs bras maigres. — Oh ! me dit-elle quand ils sont partis, c’est le temps des amoureux, je danse aux castagnettes, je fais le soir des promenades sur l’eau, et les pièces d’or toute la journée roulent sur ma table. — Au lit ! plus vite ! je suis pressée de toi, tu vas danser ma danse et faire ma promenade. — Grâce ! grâce ! — Je rendrai noirs tes ongles roses, je veux sur ton beau corps faire courir quelque chose qui ne te chatouillera pas ; au lieu de poudre blanche je mettrai dans ta chevelure de la terre très lourde. — Ça me touche ! c’est froid ! ça m’écrase ! — Tant pis, ça m’est égal. »
Courbé sur son bureau, le négociant hargneux pense aux marchandises ; il n’est content de rien et voudrait être plus riche. C’est pire encore qu’une faillite quand j’arrive dans son comptoir.
Doucement, par derrière, je m’approche du peintre candide qui grimpe au haut de l’établi, allonge sur les murs des bonshommes à la fresque ; il est là, clignant des yeux, à foncer des tons, à calculer des lignes, à se donner bien du mal. Comme il songe qu’il passera par la suite pour un des habiles de son métier, ça le console et l’encourage ; il se dit que les générations futures s’éperdueront de rêveries devant les figures qu’il fait ; il se sent immense et fort, il a des frissons dans les reins aux idées qui lui viennent. Patatras ! en mettant le pied de travers sur l’échelle, il tombe à la renverse avec ses pots de couleurs, les brosses, etc., fracasse cette bonne tête, d’où ne sortira plus rien.
À travers la grille, j’aperçois, se promenant dans son jardinet, l’homme retiré des affaires ; il a traversé les orages de la vie, celui-là, il se repose maintenant. C’est un gaillard heureux, qui écrase avec ses sabots le limaçon de ses allées et qui passe des nuits tranquilles. « L’année prochaine, j’ajouterai une aile en retour à ma maison, j’agrandirai ces plates-bandes, j’établirai mon fils. — L’année prochaine, brave homme, ta maison sera à un autre, c’est sur toi que pousseront les fleurs, ton fils s’établira tout seul. »
Voilà un jeune garçon qui vient bien ; il est doux comme un agneau, ce sera, bien sûr, un remarquable citoyen ou pour le moins un fort capitaliste. Poussons-le dans les carrières honorables, qu’il se fasse un nom et soit considéré dans son village ! Sa carrière est trouvée, son nom est tout fait, et il sera fort considéré du maçon si vous le recouvrez d’un beau tombeau.
Elle est charmante, la mariée, avec son grand voile et ses souliers blancs ! les conviés s’épanouissent, le marié se rengorge ; on se promet bien des choses et l’on dit bien des sottises ; les fleurs sont fraîches, le lit défait, l’émotion toute prête. Voici l’heure où l’on va froisser les dentelles. Qui va venir pour délacer la belle fille ? Moi ! « Va-t’en, vilaine ! crie-t-elle toute effarée, va-t’en, va-t’en, j’ai peur de toi ! ne vois-tu pas que ma famille me chérit, que j’adore mon époux, qu’il faut que je vive enfin ? — N’y prends garde, les violons chantent, personne ne le sait, on ne s’en apercevra pas. — Oh ! non ! pas encore ! que deviendra ma mère si je meurs aujourd’hui ? — Elle te suivra, ta mère. — Que deviendra mon frère ? — Il se consolera, sois tranquille. — Et mes compagnes si dévouées, et tous mes amis qui sont là, cet époux si beau que je n’ai pas embrassé ? — Pour le consoler de toi, d’autres l’embrasseront ; tes compagnes à leur tour s’occuperont du trousseau de leur mariage, et les gens de la noce iront demain à d’autres noces. »
Bée ! bée ! fait le petit enfant qui voit ma figure entre les rideaux de son berceau, il appelle sa maman, il se ratatine dans ses draps, il sanglote. « Oh ! oh ! quoi ? tu veux me prendre ? — Oui, marmot, tout comme j’ai pris ton grand-papa. — Oh ! oh ! oh ! moi qui suis si jeune ! — Pas plus que ton oiseau qui s’est étranglé dans les barreaux de sa cage. — Moi qui n’ai fait de mal à personne ! — Ta poupée cassée ce matin était bien douce aussi. — Oh ! oh ! oh ! j’ai les yeux bleus, la chair rose, je sens bon, je commence à dire mille petites choses gentilles. Oh ! oh ! je t’en prie, je veux encore mettre ma robe brodée des dimanches, je veux jouer sur le gazon, je veux manger de la crème. Oh ! oh ! »
Je lui touche le front, il s’apaise, la mère s’approche. « Comme il dort bien, mon bel enfant ! allez-vous-en donc, vilaines mouches ! » Elle les chasse avec son mouchoir. « Il ne se réveille pas, c’est singulier ! » Elle le touche, il est froid. « Comment ? oh ! ce n’est pas possible ! allons donc, il riait tout à l’heure ! — Mais oui, c’est possible. — Mon enfant ! mon enfant ! n’y en avait-il pas d’autres ? Miséricorde ! À qui la faute ? à la nourrice, au médecin, au feu, à l’eau, au courant d’air. » Elle crie, elle se désespère, elle se tord ; le papa rentre de la ville, il est fort étonné ; les domestiques sont troublés, on en cause chez les voisins. Hah ! hah ! hah !
C’est ainsi que ça se passe. Hah ! hah ! hah !
Ha ! ha ! d’autres choses se passent aussi.
Le magistrat sous sa robe rouge rumine des pensées d’adultère, le savant qui méditait court au lupanar, le matelot dans sa cabine s’écore de ses deux pieds et se pâme de volupté au milieu des flots qui battent son navire ; le prêtre à l’autel tremble de luxure en versant à boire dans le calice de Jésus-Christ, il attire la pénitente dans la fraîche sacristie ; l’embaumeur d’Égypte, poussant au verrou la porte des salles basses, se rue comme un tigre sur le corps des belles femmes mortes. Toi, la Mort, quand tu vas la nuit dans les villes silencieuses et que tu regardes les maisons closes, cherchant au hasard dans laquelle tu entreras, as-tu entendu, as-tu vu, as-tu flairé les baisers qui sonnaient, les membres qui se tordaient, la sueur des lits qui s’émanait dans l’ombre ? Soufflant sous leurs bonnets, les époux sont accouplés ; la vierge émue se réveille dans son rêve, le fils de la maison s’échappe comme un voleur, le palefrenier tient la servante, la chienne dans sa loge appelle le mâle qui aboie par les carrefours. Matrones au front voilé, vieillards sur leurs béquilles, adolescents aux longues chevelures, princes dans leurs palais, voyageurs au désert, esclaves au moulin, courtisanes au théâtre, tous sont à moi, vivent par moi, pensent à moi. Depuis les curiosités de l’enfance jusqu’aux saletés des décrépits, depuis l’amoureux dont le cœur palpite à des frôlements dans les herbes, jusqu’à celui qui a besoin pour son plaisir d’écartèlements et d’aiguillons, je suis la fatalité de l’existence, je possède les êtres, qu’ils se débattent ou qu’ils veuillent. Est-ce que l’on me résiste ? est-ce que l’on m’évite ? qui peut me vaincre ? ce n’est pas toi, toujours !
Mais si vous mentiez toutes les deux ? s’il y avait, ô Mort, d’autres douleurs derrière toi ? Et si j’allais, ô Luxure, trouver dans ta joie un néant plus sombre, un désespoir encore plus large ?
J’ai vu sur la face des moribonds comme un sourire d’immortalité, et tant de tristesse sur la lèvre des vivants, que je ne sais laquelle de vous deux est la plus funèbre ou la meilleure.
Non !… non !…
Tiens ! regarde !
Bâ ! bâ ! bâ ! bâ !
À d’autres !
Qu’est-ce que cela veut dire ?
Attends !
Plus vite ! plus vite !
Allez donc ! allez donc !
Passez ! passez !
Pourquoi donc ? pourquoi donc ?
Gange aux vastes rives, où vas-tu, toi qui nous entraînes comme des brins d’herbe ? Nous avons franchi les sept montagnes, nous avons traversé les sept océans ; l’éléphant a tremblé sur ses genoux, la tortue a rentré ses membres, et le serpent a lâché le bout de sa queue qu’il tenait dans sa gueule.
Voilà que s’ouvre devant nous l’abîme noir de l’anéantissement. Sont-elles finies nos incarnations successives, nos renaissances, nos exaltations et nos triomphes ? Ô fleuve des dieux, remonte vers ta source ! au delà des demeures du soleil, après la lune, derrière la mer de lait, nous voulons boire encore l’enivrement de nos immortalités, au son des luths, dans les bras de nos épouses, qui sont les filles mêmes de nos conceptions.
Mais tu coules toujours, Gange aux vastes rives !
Qui donc a fait cent fois le sacrifice du cheval pour me déposséder de mon empire ? où êtes-vous, mes Crépuscules jumeaux, qui trottiez sur vos ânes ? Où es-tu, Feu, monté sur le bélier d’azur aux cornes rouges, toi qui rugissais comme un taureau ? où es-tu donc, Aurore au front vermeil, qui paraissais dans le ciel, retirant à toi le nuage sombre de la nuit, comme une danseuse qui s’avance, la robe retroussée sur son genou ?
Je brillais d’en haut, j’éclairais le carnage, j’accordais la nourriture, j’effaçais les pâleurs. Mais est-ce donc fini maintenant ? la grande âme tout essoufflée expire comme une gazelle qui a trop couru.
De prairies en prairies, de sphères en sphères, de cieux en cieux, j’ai couru, j’ai fui. Elle arrive, la fausse Beauté qui séduit les monstres. Je suis pourtant la richesse des âmes, la sève du printemps, la couleur du lotus, l’épi mûr, le flot tiède, la déesse aux longs sourires, qui se tient dans la gueule des vaches et se baigne dans la rosée.
L’haleine des étables est devenue si épaisse que mes lampes en ont pâli, et les rizières dans leurs marécages se sont pourries sur pied.
Ah ! j’ai trop cueilli de fleurs ! ma tête est étourdie !
Tiens !
Je fus petit poisson, mais j’ai grandi ; il n’y avait pas de vase assez large pour me contenir, j’emplissais la mer : j’ai plongé, j’ai remis à flot la montagne noyée, et sur mon dos de tortue j’ai porté le monde. De mes défenses de sanglier, j’ai éventré le géant, je suis devenu lion pour boire le sang d’un second, je suis devenu nain pour détrôner un troisième, et, me développant tout à coup, en trois pas j’ai mesuré l’univers. Et ce n’est pas tout ! j’ai été brahmane, j’ai créé de nouveaux rivages ; puis j’ai été guerrier, laboureur ; avec un soc de charrue j’ai exterminé un monstre à mille bras ; j’ai fait beaucoup de choses, des choses difficiles, prodigieuses, j’ai vécu des existences innombrables, j’ai vu se succéder des créations infinies ; elles passaient, moi je durais, et comme l’Océan qui reçoit tous les fleuves sans en devenir plus gros, j’absorbais les siècles.
Je dois revenir un jour, monté sur un coursier blanc, avec un glaive qui sera la queue d’une comète ; je punirai les actions, j’exterminerai les êtres, et la terre, se crevant sous mes pieds, se dissipera en poussière comme la cosse du lycopodium quand on marche dessus.
Qu’est-ce donc ? est-ce l’heure ? tout chancelle autour de moi ! où suis-je ? que suis-je ? faut-il prendre une tête de serpent ?
Ah ! plutôt la queue de poisson qui battait les flots !
Si j’avais la figure du solitaire ?
Eh non ! c’est la crinière du cheval qu’il me faut ?
Hennissons ! levons le pied ! Oh ! le lion !
Oh ! mes défenses !
Toutes mes formes tourbillonnent à la fois, paraissent, s’échappent ; l’intérieur de mon être est bouleversé de fond en comble, comme si j’allais vomir à la fois la digestion de mes existences ; des âges arrivent, je grelotte comme dans la fièvre. C’est moi pourtant qui jadis, au sein de la mer immobile, nonchalamment couché sur la feuille large du lotus, avec le disque lumineux à mon oreille, et mon épouse à mes pieds, contemplais en souriant s’élever de mon nombril la tige verte d’où devait éclore le Dieu nouveau.
Qu’est-ce que tout cela veut dire ?
écoute-les, il y en a d’autres.
Je suis la terre ! je suis l’eau ! je suis le feu ! je suis l’air ! je suis l’éther, l’intelligence, la conscience, la création, la dissolution, la cause, l’effet ; lumière dans le soleil, invocation dans les livres, profondeur dans la mer, grandeur dans le ciel, force du fort, pureté du pur, sainteté du saint !
Bon, excellent, très haut, le sacrifice, l’aromate, le prêtre et la victime, celui qui reçoit, celui qui donne, le protecteur, le réconforteur, le créateur !
La pluie qui fait du bien, la bouse de vache, le fil du collier, toutes les perles, l’asile, l’ami, la place où les choses doivent être, la semence inépuisable, éternelle, toujours renouvelée ! Sorti à la fin de l’œuf d’or comme le fœtus de la membrane, je…
Comment faire ? que faire ? j’ai beau rêver ; multiplier les formes par elles-mêmes, ce n’est pas produire l’être. Il n’y a point de raison pour ne pas creuser constamment les puits de la pagode, pour ne pas élever continuellement les escaliers de la tour. C’est donc inutile, tout ce que j’ai souffert, les agonies de mes morts, les travaux de mes existences ! tant de sueurs ! tant de combats ! tant de victoires !
Ô nourrice ! toi qui t’épouvantais jadis en contemplant dans ma bouche ouverte les formes de l’univers qui resplendissaient comme des rangées de dents, tu ne sais pas qu’à cette heure mes gencives silencieuses se renvoient de l’une à l’autre le vide qu’elles mâchent.
Dans la forêt le religieux qui regarde le soleil prie de toute son âme ; il contemple l’éther subtil dans les cavités de son corps, la chaleur vitale dans son estomac, l’humidité dans ses fluides, la terre dans ses membres, la lune dans son cœur. Méditant sur les choses, il fait passer son haleine par ses narines ; il n’agit point et il ne dit rien ; il est saint vraiment, le dévot ascétique qui porte un collier d’épines, qui reste entre quatre brasiers, et qui est si immobile que les oiseaux sont venus faire leur nid dans sa chevelure comme dans un arbre touffu.
Il est bien fort ! il s’est retiré du monde, il se retire de lui-même, il se dégage ; il s’élève, et graduellement gagne la perfection comme un enfant qui grimpe une falaise à pic avec ses genoux, ses ongles et ses dents. Il médite si profondément que sa pensée le transporte où il veut, il voit à toute distance, il entend tous les sons, prend toutes les formes… Mais… s’il n’en rendait aucune… s’il allait se dépouiller de toutes ?… Oui, à force d’austérités, s’il finissait…
Oh !
Ils sont morts !
C’étaient des dieux pourtant ! on a adoré cela ! Quoi ? passés ! plus rien !
Le soleil fuit devant nous, il court comme s’il avait peur, il se ferme comme l’œil fatigué d’une vieille fileuse.
Nous avons froid, nos peaux d’ours sont lourdes de neige et le bout de nos pieds passe par les trous de nos chaussures, dont le cuir est devenu rouge à force d’être mouillé.
Jadis nous étions dans nos grandes salles, où les sapins flambaient près des tables longues, couvertes de quartiers de viande et de couteaux à manche ciselé.
Il faisait bon, nous buvions de la bière, nous nous racontions nos vieux combats ; les coupes de corne à la ronde entrechoquaient leurs cercles d’or, nos cris montaient comme des marteaux de bronze que l’on eût lancés contre la voûte.
Elle était cannelée de bois de lances, la large voûte ; nos glaives, suspendus sur nos têtes, nous éclairaient pendant la nuit, et nos boucliers, du haut en bas, s’étalaient sur les murs.
Nous mangions le foie de la baleine dans des plats de cuivre qui avaient été battus par des géants, nous jouions à la balle avec des rocs, nous écoutions chanter les sorciers captifs qui s’appuyaient en pleurant sur leurs harpes de pierre, et nous retournions dans nos lits le matin seulement, lorsque, par la fenêtre s’ouvrant tout à coup, la brise entrait dans la salle échauffée. Un jour il a fallu partir pourtant ; il y eut alors des sanglots, nous avions le cœur gonflé, comme la mer, quand bat le plein de la marée.
Nous sommes partis, les montagnes de granit en craquèrent sur leur base, le loup rompit sa chaîne et s’élança comme une flèche.
Sur la lande où picore la corneille, nous avons trouvé perdues dans l’herbe les pommes de la fée, dont se nourrissaient les dieux quand ils se sentaient vieillir ; elles étaient noires de pourriture et s’écrasaient à la pluie. Dans la forêt profonde, près du hêtre éternel, nous avons vu les quatre daims qui toujours tournent autour en mordant son feuillage ; l’écorce était rongée et les bêtes assouvies ruminaient debout, en battant du pied. Sur la plage où s’échouent les glaçons blancs nous avons rencontré le vaisseau construit avec les ongles des cadavres : il était vide ; et alors a chanté le coq noir qui se tenait au fond de la terre, dans les salles de la Mort.
Nous marchons, nous marchons, nous sommes las, nous trébuchons sur la glace, la neige qui tombe brûle nos paupières, et nous entendons derrière nous hurler le loup qui court pour dévorer la lune, le phoque ouvrant des yeux étonnés nous regarde passer, le corbeau s’abat sur nos épaules et vient boire le sang de nos oreilles.
Nous n’avons plus les grandes prairies où il y avait des haltes pour reprendre haleine, dans la bataille. Des troncs sans têtes, le sang coulait comme coule le vin des cruches inclinées ; il creusait la neige de taches rouges et réchauffait nos figures qu’avait froidies le vent du nord ; le vautour s’enivrait comme un fiancé, les collines aboyaient, la terre tremblait. Nous n’avons plus les navires à plaques d’or, les longs navires bleus dont la proue coupait les monts de glaces, quand nous cherchions, sur l’Océan, les Génies cachés qui bramaient dans les tempêtes. Nous n’avons plus les patins pointus avec lesquels nous faisions le tour des pôles, en portant au bout des bras le firmament entier qui tournait avec nous.
Merci, Ormuzd ! merci ! grâces à toi, roi des Purs !
Enfin, les douze mille ans sont accomplis ; c’est donc le jour, le grand jour ! le commencement !
Toujours là, toi, bon Ferver immortel qui veillais sur moi et laissais tomber dans mon intelligence les rayons merveilleux de tes pupilles d’émeraude. Tu vas grandir, n’est-ce pas ? tu vas déployer ton vol ; tu vas t’étendre dans la lumière et nous allons nous baigner ensemble dans les profondeurs du Verbe.
Comment ?… il reste en place ?… cependant…
Non, je n’entends pas tomber la pluie d’eau noire. Je ne vois pas, au bout de l’horizon, se dresser le pont par où doivent passer les âmes. Les corps ranimés ne se relèvent point de leurs tombeaux.
Kaiomors ! Meschia ! Meschiané !
Mes trois fils ne sont donc pas venus ?
Lesquels ?
Le premier d’abord, qui devait arrêter le soleil dix jours et dix nuits, et convertir à la Loi la seconde partie des hommes.
Non.
Et le second, qui, quatre siècles après, devait arrêter le soleil vingt jours et vingt nuits, et convertir à la Loi la troisième partie des hommes.
Non.
Et le troisième, qui, à la fin des siècles, devait arrêter le soleil trente jours et trente nuits, et convertir à la Loi le reste des hommes.
Non !
Où sont-ils donc ?
Nulle part.
Ah ! c’est toi, Ahriman ?
Oui, c’est moi, et je n’ai pas encore été brûlé dans les métaux purifiants qui devaient ruisseler des montagnes, je n’ai pas récité ton livre, je n’ai pas établi ta parole dans mon empire, la bourrasque d’automne a soufflé sur ton feu, ô Zoroastre, et tes mages décoiffés y chauffent leurs pieds nus, en crachant dans les cendres.
Il fuit !
Oui, il s’en va, et pour toujours, il ne reviendra plus, Mithra est mort.
C’était beau, pourtant ! j’avais séparé Dieu en deux parties distinctes : le bien était d’un côté, le mal était de l’autre, et à chaque principe j’avais assigné une création, des fonctions, une cour ; j’avais classé les Génies, je leur avais donné des noms, il y en avait sept principaux, vingt-huit secondaires, tout autant dans l’autre empire, et des anges gardiens à l’infini, sans compter l’Éternel et un Verbe premier-né.
Assez ! va-t’en !
J’avais cerclé la vie dans un ordre sacerdotal et magnifique : roi, prêtres, guerriers, artisans, tout se superposait ; la tête réfléchissait le ciel, cela roulait comme le Zodiaque, j’avais consigné la manière de faire les labours, d’ensevelir les morts, toutes les paroles des prières, le mode des purifications, qu’il fallait tuer les bêtes impures, planter les arbres à fruit, honorer le chien, ne jamais mentir.
C’est fini ? retourne dans ta caverne.
J’avais divisé le feu en cinq classes, l’eau en sept genres, les animaux en quatre-vingt-deux espèces ; j’avais inventé les talismans, j’avais compté le nombre des morceaux de tamarin et la forme des soucoupes d’or.
Assez ! assez ! passe !
En mettant sa ceinture il fallait demander la destruction du mal, et en se lavant les mains l’augmentation de la gloire du bien ; il y avait des prières partout, pour le lever, pour le coucher, pour les repas, pour les insomnies, avant d’entreprendre un voyage, quand on s’approche de sa femme.
On commence par l’espace compris entre les sourcils, puis le derrière de la tête, puis l’oreille droite, puis l’oreille gauche, puis l’épaule droite, puis l’épaule gauche, ensuite l’aisselle droite, ensuite l’aisselle gauche, ensuite la mamelle droite, puis la mamelle gauche, puis la fesse droite, puis la fesse gauche ; si c’est un homme, il lavera d’abord le derrière et ensuite le devant ; si c’est une femme, elle lavera d’abord le devant, et ensuite le derrière ; puis la cuisse droite, puis la cuisse gauche, puis le genou droit, puis la jambe droite, la jambe gauche, le dessus du pied droit, le dessus du pied gauche, la chevelure et l’entre-deux des doigts, en procédant avec mesure ; cela vexe Ahriman, il faut se réjouir quand on voit le hérisson.
Que le fidèle confesse tous les péchés des hommes, les siens propres, ceux qu’il a commis, ceux qu’il commettra ; qu’il commence par une invocation à Ormuzd et finisse en reconnaissant la mission de Zoroastre, c’est-à-dire la mienne.
Que la fille qui a ses mois mange dans des vases de métal, à l’écart.
La manière licite d’éteindre la lumière est de faire du vent avec la main ; on rince trois fois le vêtement des morts ; c’est du bras gauche qu’il faut tenir les vingt-trois branches de grenadier.
Tiens ? Un bœuf !
J’entends dans les roseaux Isis toute éplorée qui se lamente au clair de lune, elle ne se lasse pas de chercher les membres de son époux répandus sur la terre noire d’Égypte.
Elle l’appelle, il ne vient pas, elle râle de désir, et sur son cœur amaigri elle presse en pleurant le phallus de sycomore qui ne la fécondera plus que du débile Harpocrate, fruit avorté de leurs amours funèbres ; autour d’elle jappe Anubis à tête de chien, qui court dans les sables en flairant son père ; il tire la langue de soif, et la déesse s’affaissant rabat son voile sur sa figure. Du côté de la Lybie j’ai vu le Sphinx qui fuyait, il galopait comme un chacal ; Typhon, couleur de feu, se roule en hurlant sur la poitrine d’Isis ; les crocodiles sacrés ont laissé tomber au fond des lacs les pendants d’oreilles qu’ils portaient à la gueule ; les dieux à tête d’épervier, qui se tenaient debout dans des barques, ont les épaules blanchies par la fiente des oiseaux, et le bleu du ciel passe tout seul sous l’arcade peinte des temples vides.
Où irai-je ? jusqu’au dernier brin d’herbe j’ai brouté l’oasis, j’ai écrasé avec mes dents le scarabée que je portais sous la langue, je souffre de plus en plus à la blessure que m’a faite Cambyse, je me traîne sur la rive, j’attends les gens qui vont à Bubastis.
Quelqu’un n’a-t-il pas vu, sur des radeaux de palmier, passer au son des flûtes des femmes qui retroussaient leurs robes, en criant devant les villes ?
Dans les longues avenues bordées de colosses assis, je ne retrouve pas mes pontifes chaussés de byblos, qui se relevaient la nuit pour laver leur corps dans l’eau ; ils retournaient sous mon ventre des litières de fleurs ; ils brossaient mon poil, en chantant sur un air lent des paroles sacrées ; ils recueillaient avec des pelles d’or ma bouse liquide, qui tombait en silence sur la mosaïque des sanctuaires.
Ah ! ah ! quelle bêtise !
Écoute, c’est un dieu qui pleure !
J’avais autour de moi des lampes perpétuelles. La nuit, quand aux brises languissantes Osiris soupirait d’amour sur le sein limoneux de sa sœur endormie, dans les jarres de porphyre pleines d’huiles parfumées, je regardais brûler les longues mèches de byssus qui éclairaient en pétillant la figure des prêtres assoupis dans leurs fauteuils noirs.
Autrefois les filles de roi se faisaient ensépulturer dans des coffres faits à mon image, et personne ne savait où je disparaissais ; Sérapis ne s’ouvrait que pour recevoir ma momie, mais quand un rayon de soleil avait fécondé la génisse, que j’étais né, qu’on m’avait vu, l’on venait avec des hymnes me chercher dans mon herbage, et j’étais nourri pendant quatre lunes, la tête tournée du côté de l’Orient.
D’Héliopolis à Memphis les processions me conduisaient ; alors dans les bourgs, la nouvelle éclatait, joyeuse comme l’inondation ; alors on immolait le porc impur au seuil des maisons, les castagnettes sonnaient dans les blés, le cistre grinçait sur les bateaux qu’on démarrait, et du désert, du rivage, de la plaine et des montagnes, l’Égypte tout entière accourue se prosternait autour de moi dans le temple de Phta. J’étais Osiris, Sérapis, Anubis, j’étais Dieu ; j’étais le Démiurge apparu, l’Âme incarnée, le Grand-Tout qui se faisait visible, pacifique et beau !
Mais quelle odeur ! je vois au bord du fleuve les hommes, les bras nus, qui râclent des écorces avec des lames de fer.
Oui, oui, résigne-toi, bel Epaphus ! ils t’écorcheront, te mangeront, te tanneront, ils feront des souliers avec ta peau, tu seras passé à la broche et détaillé en côtelettes, et l’on chassera dans le sillon tes petits-fils esclaves avec les tendons desséchés de tes jarrets.
Eh bien ?
Quoi ! Encore ?
Oui, toujours.
Fuyons ! il faut disparaître, on n’adore plus les étoiles, et les singes ne sont plus malades au décours de la lune.
Le voyageur antique qui marchait sur la terre, au milieu de la nuit, bien souvent s’arrêtait tout à coup, le cœur frissonnant d’une religion nouvelle ; alors il levait vers moi ses bras oisifs, et il se prenait à considérer tous ces mondes de lumière plus nombreux que ses pensées et plus lointains aussi que ses aspirations restreintes ; il contemplait dans leur azur les petites étoiles briller, il croyait qu’elles l’aimaient, et la première fois qu’il arriva au bord des flots, il poussa un grand cri en voyant le ciel qui tombait dans la mer. Mais quelque chose a rompu le fil qui liait les destinées humaines aux mouvements des astres. Saturne m’a mutilé, et la face de Dieu ne se voit plus dans le disque du soleil.
Moi, j’avais des forêts mystérieuses, j’avais des océans démesurés, j’avais des montagnes inaccessibles. Dans des eaux noires vivaient des bêtes dangereuses, et l’haleine des marécages comme un voile sombre se balançait sur ma figure. J’étais couverte de plantes, je tremblais comme un épileptique aux secousses de mes volcans. Durant les nuits le champignon large poussait au tronc des chênes ; sur des mousses d’or, des grands serpents au soleil dormaient le corps plié, des odeurs suaves passaient dans les hautes herbes. Terrible d’énergies, enivrante de parfums, éblouissante de couleurs, immense ; ah ! j’étais belle, quand je sortis toute échevelée de la couche du Chaos ! et que je portais encore sur moi la marque de ses étreintes !
Débile et nu, l’homme alors pâlissait au bruit de mes abîmes, à la voix des animaux, aux éclipses de la lune ; il se roulait sur mes fleurs, il grimpait dans mes feuillages pour se gorger de fruits vermeils, il ramassait sur les grèves les perles blondes et les coquilles contournées, il regardait au flanc des collines scintiller les minerais de fer et les diamants qui roulaient dans les ruisseaux ; je l’entourais d’étonnements, je l’épuisais de travail, je l’accablais de volupté. À la fois Nature et Dieu, principe et but, j’étais infinie pour lui, et son Olympe ne dépassait point la mesure de mes montagnes.
Il a grandi, et comme tu faisais jadis des Cyclopes, mes fils, que tu renfermais dans mes flancs, ô Uranus, maintenant il creuse mes pierres pour y placer ses rêves.
Autrefois, c’était le bon temps, le regard de l’homme était pacifique comme celui des bœufs, il riait d’un gros rire et ronflait d’un lourd sommeil ; sous le toit de branchages accroché au mur d’argile, le porc se fumait au feu pétillant des feuilles sèches, ramassées quand arrivent les grues ; la marmite suspendue au foyer noirci, bouillonnait pleine de mauves et d’asphodèles ; l’enfant inepte grandissait près de sa mère ; sans chemins et sans désirs les familles isolées vivaient en paix dans des campagnes profondes, le laboureur ne savait pas qu’il y eût des mers, ni le pêcheur des plaines, ni l’observateur des rites, d’autres dieux.
Cependant quand fleurissait le chardon pointu et que la cigale mélodieuse ouvrait ses ailes dans les blés jaunes, on tirait du grenier les gâteaux de fromages, on buvait du vin noir, on s’asseyait sous les frênes ; et les cœurs que chauffait Sirius battaient plus vite sous les sayons de poil de chèvres ; le seuil des cabanes exhalait l’odeur du bouc, et la fille rustique clignait des yeux, en passant près des buissons.
Âge perdu qui ne reviendra plus, où l’action suivait l’instinct, alors qu’attachée tout entière à la réalité du sol, la vie humaine, ainsi que l’ombre d’un cadran, faisait sans jamais dévier le tour de ce point fixe !
Puisque j’avais détrôné Uranus, pourquoi donc Jupiter est-il venu ?
C’est moi qui t’ai trompé, dieu dévorateur !
Tu m’engendrais des enfants sublimes, Neptune, Pluton, Vesta, Cérès, Junon, et à peine étaient-ils nés que tu les engouffrais en toi, d’autant plus affamé qu’ils étaient beaux ; car tu savais qu’ils régneraient plus tard, tu avais peur et tu les mangeais tout de suite pour qu’il n’en restât rien.
Cependant j’étais déchirée de tristesse à toujours produire pour une irrassasiable destruction, et je rêvais à part moi comment faire pour duper ton appétit. Ah ! j’ai ri dans ma tristesse quand je t’ai vu avaler la pierre emmaillotée, tandis que, au bruit des boucliers des dactyles, le dieu caché dans les roseaux pressait déjà de ses doigts forts la mamelle des brebis. Mais tu ne t’apercevais de rien ! Tu mangeais tout !
Ah ! retournons dans l’Érèbe, ô ma vieille épouse ! le temps est passé des joies de l’esclave, et l’on ne déliera plus mes cordons de laine !
Plus rien ! pas une goutte ! j’ai tout vidé !
Quand l’ambroisie défaille, les dieux s’éteignent, c’est donc à moi maintenant de mourir comme un sage.
Père des dieux, des rois et des hommes, je gouvernais l’éther, les intelligences et les empires ; au froncement de mes sourcils le ciel tremblait, je lançais la foudre ; je faisais tomber les pluies.
Parmi tous les dieux, sur un trône d’or, au haut de l’Olympe, assis, et d’un œil ouvert surveillant toutes les choses, je regardais passer les pieds réguliers des Heures, filles à la taille égale, que le Plaisir et la Peine rendent pour les mortels si longues ou si petites, Apollon qui courait dans son char, radieux et secouant au vent des planètes sa chevelure bouclée, les fleuves sur le coude épanchant leurs urnes, Vulcain battant ses métaux, Cérès sciant ses blés, et Poséidon tumultueux, qui de son manteau bleu bordé d’argent entourait la Terre retentissante.
Du fond des vallons, les nuages s’élevant apportaient jusqu’à moi le parfum gras des sacrifices ; avec le chant des hymnes, la fumée montait dans le feuillage du laurier, et la poitrine du prêtre, se dilatant au rythme, exhalait grande ouverte la placide harmonie du peuple des Hellènes. Un soleil chaud brillait sur le frontispice sculpté de mes temples blancs, forêt de colonnes où, comme une brise de l’Olympe, circulait un souffle sublime.
Les tribus éparses autour de moi faisaient un peuple, toutes les races royales me comptaient pour leur aïeul, et les maîtres de maison étaient autant de Jupiters à leur foyer. On me découvrait sur chaque rivage, l’on m’adorait sous tous les noms, depuis le Scarabée jusqu’au Porte-Foudre, j’avais passé par bien des formes, j’avais eu beaucoup d’amours. Taureau, cygne, pluie d’or, aigle, j’avais visité la nature, et se pénétrant de moi elle se mettait à devenir divine, sans que je cessasse d’être dieu !
Ô Phidias, tu m’avais créé si beau que ceux qui mouraient sans m’avoir vu se croyaient maudits ; tu avais pris, pour me faire, des matières exquises : l’or, le cèdre, l’ivoire, l’ébène, les pierreries, richesses qui disparaissaient dans la beauté comme les éléments d’une nature dans la splendeur de leur ensemble. Par ma poitrine respirait la Vie, j’avais la Victoire sur la main, la Pensée dans les yeux, et des deux côtés de ma tête retombait ma chevelure comme la végétation libre de ce monde idéal. J’étais si grand que je frôlais mon crâne aux poutres de la toiture. Oh ! fils de Charmidès, l’humanité, n’est-ce pas, ne pouvait monter plus haut ? Dans la barrière bleue de Panoenus tu as enfermé pour toujours son plus sublime effort, et c’est aux dieux maintenant à descendre vers elle.
J’en vois venir d’autres qui sont pâles pour satisfaire la douleur de ces peuples ennuyés ; ils arrivent des pays malsains, couverts de haillons et poussant des sanglots ; moi, je ne suis pas comme eux, né pour vivre sous des ciels froids, avec des langues barbares, en des temples sans statues. Attaché par les pieds au sol antique je m’y dessécherai sans en sortir, je n’ai pas même bougé quand l’empereur Caïus voulut m’avoir, et les architectes entendirent dans mon socle éclater un grand rire aux efforts qu’ils faisaient.
Tout entier pourtant je ne descendrai pas dans le Tartare, quelque chose de moi restera sur la terre ; ceux en effet que pénètre l’Idée, qui comprennent l’Ordre, chérissent le Grand, ceux-là, de quelque dieu qu’ils descendent, seront toujours les fils de Jupiter.
Où vas-tu ? tu me quittes encore ! qui donc t’appelle ? arrête-toi, Jupiter !
Mais tu détournes la tête, tu te caches de ton épouse, qu’y a-t-il donc ? Ô père des dieux, j’ai entendu dans les chênes de Dodone tes colombes noires qui croassaient comme des corbeaux.
Il s’en va ! il me repousse ! encore un autre amour, sans doute ? insensé qui perd sa force ainsi et qui ne sait pas que les mortels s’enflent d’orgueil à découvrir chaque matin sur leur oreiller les cheveux de Jupiter !
Notre vie pourtant était si douce, dans l’équilibre obligé de nos discordes et de nos amours. Diverse et magnifique, elle demeurait immuable comme la Terre avec ses océans en mouvement et ses plaines immobiles. Oh ! reviens, fils de Saturne ! je t’ai toujours aimé, je t’aimerai, nous nous coucherons sur l’Ida, et cachés par les nuages, au sein d’une atmosphère vermeille, de mes bras blancs j’entourerai ton cou, je sourirai sous toi, je passerai mes doigts dans les boucles de ta barbe, et je réjouirai ton cœur, ô Père des dieux. N’ai-je donc plus ma chevelure brune, mes grands yeux, mon cothurne d’or ? N’est-ce pas pour toi que tous les ans je refais ma virginité dans la fontaine Canathus ? Ne suis-je plus belle ? me trouverait-il vieille ?
En effet, depuis quelque temps il me néglige, je l’entends la nuit qui rêve tout haut. Songerait-il à transmettre à quelque autre l’empire qui m’appartient ? Oh ! je me vengerai !
Quoi ! plus de bruit ! je vais, je viens, je cours dans l’Olympe ; tous sont endormis, ou disparus, j’appelle, Écho même semble mort !
Mais comment feront les mères si je ne veille plus à leur chevet ? qui graissera le seuil de l’époux pour y recevoir la fiancée ? à quoi servira la branche de figuier que la matrone discrète emporte sous sa robe ?
Oui, oui ! au pied de mes images, mes couronnes d’astérion s’effeuillent comme celles des tombeaux ; la main de la Ménade a déchiré mon voile en pièces, les cent bœufs d’Argos ont perdu leurs guirlandes, et telle qu’une harangère des ports, ma prêtresse oublieuse se gorge de poissons frits. Ô vertu de la Pudeur ! voilà la Courtisane aux joues fardées qui touche à mes autels !
Comment, moi Pallas, moi la fille de Jupiter, qui vivais à sa droite, moi si forte, je chancelle ! Je n’ai point dansé pourtant, je n’ai pas aimé, je n’ai pas bu, j’ai toujours été sage, robuste, et sérieuse. Quand les Muses chantaient, quand Bacchus s’enivrait, quand Vénus avec tous les dieux s’abandonnait aux amours, régulatrice travailleuse je restais seule à ma tâche, je méditais les lois, je préparais la Victoire, j’imaginais la forme des navires, j’étudiais les plantes, les pays, les âmes ; j’allais partout, visitant les héros afin de les ranimer dans leurs fatigues ; le nuage s’ouvrait, et j’apparaissais debout, souriant, la lance au poing. C’est moi qui ai protégé Bellerophon contre la Chimère, Persée dans tous ses combats, Ulysse dans ses voyages ; j’étais la Prévoyance, la Force, la Chasteté, l’invincible Lumière, l’énergie même du grand Zeus.
De quel rivage souffle ce vent qui trouble ma pensée ? Dans quel bain de magicienne a-t-on plongé mon corps ? sont-ce les sucs de Médée, ou les parfums de Circé la lascive ? mais je me sens assaillie par des angoisses et je frissonne comme dans la fièvre.
C’est le dictateur peut-être qui, à force d’enfoncer ses clous d’airain dans la paroi droite du Capitolin, aura fini par ébranler mon mur ? c’est le Temps sans doute qui a fait tomber un à un les poils du sanglier de Calydon que je conservais à Tégée ? Ah ! c’est Plutus l’infâme qui sur mon palmier de Delphes a lâché des corbeaux pour en arracher l’or avec leur bec.
J’ai peur, je ne sais pas pourquoi, je tremble, je me cache dans les ravines, dans les trous des bêtes féroces. Pour mieux courir j’ai défait ma cuirasse, j’ai retiré mes jambarts, j’ai jeté mon épée, j’ai abandonné ma lance.
Est-ce que je n’ai plus de sang, que mes mains sont si blanches ? mes veines autrefois faisaient des nœuds comme des câbles sur mes muscles durs, et lorsqu’elles s’ouvraient coupées par le glaive, je sentais ruisseler sur moi comme des fleuves de colère. J’ai la voix faible aussi, ce n’est plus là le cri terrible qui faisait dans les casques se lever les cheveux d’épouvante ! Ah ! comme je bouffissais mes joues dans les trompettes d’airain ! comme je pressais, entre mes cuisses, mes chevaux à large croupe, et comme ils remuaient avec leurs pieds la poussière des batailles qui vous desséchait la gorge ! Les panaches rouges, se tordant, brillaient sous le soleil joyeux, les rois, la tête haute, s’avançaient hors des deux camps, et les deux armées silencieuses faisaient un grand cercle pour les voir.
Je pense à Théro ma nourrice, à Bellone ma compagne, à mes Saliens qui dansaient d’un pas lourd en frappant leurs boucliers, et je me sens plus triste que ce soir de ma jeunesse où, blessé par Diomède, je suis remonté dans l’Olympe me plaindre à Jupiter.
À moi ! à moi ! au secours !
Oui, va, dépêchez-vous donc ! Plus vite ! encore ! quels bavards que tous ces dieux.
Arrête-toi ! puisque Neptune ne me poursuit plus, puisque je n’ai pas retrouvé ma fille, puisque j’ai parcouru toute la terre. Ne vas pas plus loin ! à quoi bon ? arrête-toi !
Maintenant les hommes sont ennuyés de moi, le blé de lui-même pousse dans leurs sillons.
Hélas ! hélas ! je ne reverrai plus Proserpine resplendissante, qui s’ébattait en liberté dans les pousses vertes des moissons, car elle est descendue chez Pluton ; elle n’en sortira pas.
Femmes des Athéniens, qui portez des cigales d’or dans vos chevelures et dont les voiles s’agitent au vent des promontoires, vous qui emmaillotez vos enfants avec la robe usée des mystères, qui couchez sur la sarriette sauvage, et qui mangez de l’ail pour dissiper la vapeur des parfums, sortant un soir d’automne par la Porte sacrée, derrière le char qui traîne la Corbeille, toutes en rang, la tête basse et les pieds nus, vous ne recevrez plus l’injure obscène des gens qui vous attendent sur le pont de Céphise !
Qu’est-ce que cela ? on se moque de moi maintenant ? je ne puis ni bouger, ni me coucher sur le rivage, ni courir dans les plaines.
On m’a renfermé dans les ports, on m’a serré les côtes avec des digues de pierre, et mes pauvres dauphins jusqu’au dernier se sont pourris au fond des eaux.
Autrefois j’envahissais la campagne, je faisais trembler la terre, j’étais le Mugissant, l’Inondateur, et la Fortune s’invoquait dans tous mes sacrifices ; j’étais terrible de profondeurs inconnues ; dans le brouillard de l’horizon j’avais des pays lointains qu’il ne fallait pas voir, des monstres couronnés de vipères jappaient jour et nuit sur mes récifs pointus ; les rochers se refermaient sur vous comme des pattes de crabes, et des gouffres pleins d’écume aspiraient les flottes ; on ne passait pas les détroits, on avait risque de faire naufrage en doublant les îles.
À chaque flot le pilote attentif retenait son haleine, les rames à large palette coupaient avec effort l’onde noire, qui roulait dans les abîmes le navire épouvanté ; les antennes criaient, la voile abandonnée tournait dans l’aquilon, c’était la grêle et les éclairs ! C’était Éole et tous les vents ! c’était la mort affreuse qui sifflait dans les cordages !
C’est pour toi qu’elle siffle.
Heureux qui pouvait un jour tirer encore sur le sable sa galère désarmée, revoir son vieux père, et dans l’âtre domestique accrocher au sec le gouvernail de ses voyages !
J’avais aussi les Néréides aux cheveux verts, les Syrènes à voix d’argent, les Tritons à longue barbe qui soufflaient dans leurs conques, tout un peuple écaillé, des palais, des grottes, des coquilles à foison ; j’avais des retraites de cristal festonnées de feuillages, des poissons d’azur qui portaient des enfants, et des prairies de grandes herbes où je tenais ma cour !
Passe ! passe !
Ah !
Ai-je travaillé, moi !
Quels combats ! personne ne me suivra ; du reste il n’y a peut-être plus rien à faire ? Dès avant ma naissance je pesais plus qu’un homme ; ma mère avait du mal à me porter, et je fus, m’a-t-elle dit, sept jours et sept nuits à pouvoir sortir de son ventre. Je le crois bien, c’était Jupiter qui m’avait fait !
On dit que j’ai accompli douze travaux ! j’en ai accompli cent, j’en ai accompli mille, que sais-je ?
J’ai étranglé d’abord comme des anguilles deux énormes serpents que Junon avait envoyés et qui serraient si fort leurs anneaux qu’ils en faisaient craquer les pieds de mon berceau ; j’ai dompté le taureau de l’île de Crète, j’ai tué le sanglier d’Erymanthe, j’ai percé de flèches les oiseaux du lac Stymphale, j’ai étouffé à bras le corps le lion de Némée. J’ai vaincu Diomède et je l’ai donné à dévorer à ses propres chevaux, qu’il nourrissait de chair humaine dans des auges de pierre ; j’ai coupé les têtes de l’Hydre, j’ai tué Théodomus et Lacynus, j’ai tué Lycus roi de Thèbes, Euripide roi de Cos, Nélée roi de Pise, Euryle roi d’Œchalie ; j’ai cassé la corne d’Achéloüs, qui était un grand fleuve pourtant ! j’ai fait mourir Busiris, j’ai étouffé Antée, j’ai tué Géryon qui avait trois corps, et Cacus, fils de Vulcain, qui vomissait des flammes ; j’ai dompté les Centaures, j’ai vaincu les Amazones et j’ai rapporté, sur mon dos, les Cercopes captifs suspendus à un bâton, la tête en bas.
Est-ce tout ? Oh ! non, j’ai abattu le vautour de Prométhée, j’ai lié Cerbère avec une chaîne de diamant, j’ai nettoyé les étables d’Augias, ce n’était pas facile ! et j’ai séparé l’une de l’autre les montagnes de Calpé et d’Abyla, rien qu’en les prenant par leurs sommets, comme un homme qui écarte avec ses mains les deux morceaux d’une bûche que la hache a fendue.
Ah ! j’oubliais ! j’ai été chercher dans les enfers Alceste, femme d’Admète ; j’ai ravi les pommes d’or des Hespérides ; un jour, pour soulager Atlas, j’ai porté le ciel sur ma tête.
J’ai voyagé, j’ai été dans l’Inde. Quand j’avais faim, je levais mon bras et je tirais en passant les palmiers par leur chevelure pour les abaisser jusqu’à ma bouche ; j’ai fait le tour du Pont-Euxin, j’ai parcouru les Gaules, j’ai été jusqu’à Gadès, j’ai vu la Scythie, j’ai traversé le désert où l’on a soif.
Je valais des armées ! le pont des navires s’enfonçait sous moi tant j’étais lourd !
Partout j’exterminais les monstres et punissais les méchants ; j’allais tout nu, seul ; les pays esclaves, je les délivrais ; les pays déserts, je les peuplais. En une nuit j’ai engrossé les cinquante filles de Thespie, et quand j’ai quitté le royaume des Indes, j’ai rendu nubile ma fille Pandala âgée de sept ans, afin de coucher avec elle pour qu’elle me mît au monde un invincible fils, qui fût le père de tous les monarques d’au delà du Gange.
Mais plus s’accumulaient les ans, plus s’augmentait ma force ; je tuais mes amis en jouant avec eux, je rompais les sièges en m’asseyant dessus, je démolissais les temples en passant sous leurs portiques, et ma chair se durcissait, mon poil s’épaississait ; j’avais en moi une fureur continuelle qui, bruissant à gros bouillons comme le vin d’automne qui fait sauter la bonde des cuves, débordait de ma vertu et m’élançait en avant.
Je criais tout à coup, je courais, je me roulais, je déracinais les arbres, je troublais les fleuves ; je sentais dans mon crâne bondir ma cervelle, l’écume sifflait au coin de ma lèvre, je souffrais à l’estomac et je me tordais dans la solitude en appelant quelqu’un.
Ma force m’étouffe, c’est le sang qui me gêne, je suis trop gros, j’ai besoin de bains tièdes et qu’on me donne à boire de l’eau glacée ; je veux m’asseoir enfin sur des coussins, dormir pendant le jour et voir danser des femmes ; je veux me faire faire la barbe et nettoyer mes ongles. Aux pieds de la reine Omphale je resterai sans rien faire ; elle se couchera sur ma peau de lion, moi je passerai sa robe et je filerai sa quenouille, j’assortirai les laines, j’aurai les mains blanches comme une fille ; nous vivrons tranquilles dans un palais fermé… Je sens des langueurs… mon corps se détend… donnez-moi donc… donnez-moi…
Passe ! passe !
Beau ! Beau ! il est beau ! réveille-toi ! assez dormi ! lève donc la tête ! debout ! debout !
Ah ! il est mort ! il n’ouvrira pas les yeux ; les mains sur les hanches et le pied droit en l’air, il ne tournera plus sur le talon gauche. Pleurons, désolons-nous, crions toutes à la fois !
Comment nous y prendre ? qu’a-t-il ? que ferons-nous maintenant ? chatouillons-le ! frappons-lui dans les mains… là… là… respire nos bouquets ! ce sont des narcisses et des anémones que nous avons cueillis dans tes jardins. Ranime-toi, tu nous fais peur !
Oh ! comme il est raide déjà !
Il est tout froid, voilà ses yeux qui coulent par les bords, ses genoux sont tordus, et la peinture de son visage a descendu sur la pourpre.
Parle ! nous sommes à toi ! que te faut-il ? veux-tu boire du vin ? veux-tu coucher dans nos lits ? veux-tu manger les pains de miel que nous faisons frire dans des poèles, et qui ont la forme de petits oiseaux pour t’amuser davantage ?
Touchons-lui le ventre, baisons-le sur le cœur, cela ranime l’amour ! Tiens ! tiens ! les sens-tu nos doigts chargés de bagues, qui courent sur ton corps, et nos lèvres qui cherchent ta bouche, et nos cheveux qui balaient tes cuisses ? Dieu pâmé, sourd à nos prières !
sont restés au fond de nos mains ! il n’est plus ! il n’éternue pas à la fumée des herbes sèches et ne soupire point d’amour au milieu des bonnes odeurs. Il est mort ! il est mort !
Que font-elles ? mais pourquoi tout cela ?
Ce sont des filles de Tyr qui pleurent Adonis.
Va donc ! tu languis.
Et toi, regarde.
C’est qu’en vérité j’ai le bras rompu !
Oh ! j’étouffe !
Voilà la Bonne Déesse, l’Idéenne des montagnes ; la Grand’mère de Syrie ! Approchez, braves gens ! elle est assise entre deux lions, porte sur la tête une couronne de tours, et procure beaucoup de biens à tous ceux qui la voient.
Nous la promenons dans les campagnes à l’ardeur du soleil, aux pluies d’hiver, dans les orages, par beau et mauvais temps ; elle enfonce ses pieds dans le sable lourd des rivages, elle gravit les défilés, elle glisse sur les pelouses, elle traverse les ruisseaux. Souvent, faute de gîte, nous couchons en plein air et nous n’avons pas tous les jours de table bien servie ; les voleurs habitent les bois, les bêtes féroces hurlent effroyablement dans leurs cavernes, il y a des chemins impraticables et pleins de précipices. La voilà ! la voilà !
Plus haute que les cèdres elle plane dans l’éther bleu ; plus vaste que le vent elle entoure la terre ; son cœur est placé au sein du monde, où bouillonnent les sources chaudes, où fermentent les métaux, où les racines vont puiser la vie ; son souffle s’échappe par les naseaux des panthères, par la feuille des plantes, par la sueur des corps et il se balance au crépuscule dans le brouillard violet, entre les gorges des collines ; ses pleurs d’argent arrosent les prairies, son sourire est la lumière, et c’est le lait de sa poitrine qui a blanchi la lune. Elle fait couler les fontaines, elle fait pousser la barbe, elle fait craquer l’écorce des pins qui remuent tout seuls dans les forêts. Donnez-lui quelque chose, car elle déteste les avares !
Son temple est bâti sur le gouffre par où se sont précipitées les eaux du déluge qui finissait ; il y a des portes d’or, un plafond d’or, des lambris d’or, des statues d’or ; Apollon y est, Mercure, Ilythia, Atlas, Hélène, Hécube, Pâris, Achille et Alexandre ; des ours apprivoisés, des aigles, des chevaux et des colombes marchent ensemble dans son enceinte, sur les dalles de sa cour humides de la pluie du jet d’eau, qui s’élance jusqu’au toit, par des tuyaux d’argent. À son grand arbre qui brûle, on accroche des brebis toutes vivantes, des vases de toute espèce, des tuniques et des coffrets ; on précipite du haut de son vestibule des taureaux blancs, et c’est pour elle qu’est dressé tout droit le phallus de cent vingt coudées où l’on grimpe avec des cordes, comme au tronc d’un palmier quand on va cueillir les dattes. Sept jours et sept nuits il faut s’y tenir debout, sans jamais dormir.
Frappez du tambourin ! sonnez des cymbales claires ! soufflez à pleine poitrine dans les flûtes à larges trous !
Elle aime les parfums de l’Arabie, le poivre noir que l’on va chercher dans les déserts ; elle aime la fleur de l’amandier, la grenade et les figues vertes, les bracelets d’ivoire, les lèvres rouges et les regards lascifs ; il lui faut les beuglements prolongés, et, dans les villes pleines de flambeaux, les orgies retentissantes ; elle aime la sève sucrée, la larme salée, le sperme gras ! Du sang ! À toi ! à toi ! Mère des montagnes !
D’où viennent-ils ? pourquoi ! à cause ?… ils passent… je n’ai pas le temps… quel est celui-ci ?… cet autre ?
Celui que tu vois là, c’est Attis de Phrygie, il court tout furieux en portant les mains à son suspensoir rouge ; il jette derrière lui sa hache de pierre, et il s’en va pleurer dans les bois sa virilité perdue. Voilà la Dercéto de Babylone, qui traîne sur les plages sa croupe de poisson écaillée. Voilà Brimo, qui roule dans les ténèbres ses yeux verts comme ceux des chats sauvages ; voilà le vieil Oannès, qui porte sur le front une corne de narval ; voilà Ilythia couverte de ses voiles transparents sous lesquels elle semble dormir ; voilà Moloch furieux, crachant des flammes par la bouche, et dont le ventre, bourré d’hommes, hurle comme une forêt incendiée.
Ah ! ah ! ah ! regarde donc, il a si chaud sous son feu qu’il se fond lui-même.
Voilà la Sosipolis d’Élée ! voilà les dieux Cathares de Pallantium ! voilà Vulcain, patron des forgerons, qui faisait de si beaux filets pour surprendre les amants ! voilà le bon dieu Mercure avec son pétase pour la pluie et ses bottes de voyage !
Voyage ! voyage !
Celle qui porte autour de ses flancs une ceinture de chiens, c’est Hécate à la triple figure, qui aboyait dans les carrefours au sifflement des vents nocturnes quand, secouée par l’incantation des magiciennes, la lune au front malade se roulait sur les nuages bruns.
Ah ! ah ! ah !
Vois-tu la paresseuse Hursida, grattant au soleil les poux de sa tête, et, debout près d’elle, Orthia la sanguinaire, qui faisait fouetter les garçons de Sparte ? puis les déesses Potniades, à qui l’on sacrifiait des cochons de lait !
Horreur ! horreur !
Noire et frottée de myrrhe, voilà la grande Diane qui s’avance, les coudes au corps, les mains ouvertes, les pieds joints, avec des lions sur les épaules, des cerfs à son ventre, des abeilles à ses flancs, un collier de chrysanthèmes, un disque de griffons, et ses trois rangées de mamelles pointues qui ballottent à grand bruit les unes sur les autres, pendantes comme des grappes de raisins mûrs ; regarde comme elle les presse d’un air triste pour en faire sortir la dernière goutte ; rien n’en coulera plus ! la peau du corps lui démange sous les vieilles bandelettes qui la serrent.
Ah ! ah ! ah !
Voici la Laphria des Patréens, l’Hymnia d’Orchomène, la Pyronienne du mont Crathis, Stymphalia à cuisse d’oiseau, Eurynome fille de l’Océan, et toutes les autres Dianes : l’Accoucheuse, la Chasseresse, la Salutaire, la Lucifère et la Protectrice des ports, avec une coiffure d’écrevisses.
On a adoré tout cela, pourtant !
Ceci, c’est un dieu de l’éloquence, Aïus Locutius, fort honoré jadis ; celle-là qui porte des croûtes blanchâtres sur le front, c’est Rubigo, la déesse de la rogne ; non loin, Angerona qui délivre des inquiétudes, et l’immonde Perfica, inventrice des olisbus si commodes pour les veuves.
Voilà aussi Esculape, fils du Soleil, traîné par des mulets blancs ; le coude sur le bord de son char et le menton dans la main gauche, il a l’air de réfléchir très sérieusement.
Fais-toi vivre, immortel !
Quelle quantité, hein ? quels bataillons ! cela fourmille, il y en a pour les maîtres et pour les esclaves, pour les jeunes gens, pour les vieillards, pour les mariniers, pour les charcutiers, pour les boulangers, pour les voleurs, pour les vidangeurs, pour le lupanar et pour le cirque, pour tous les besoins, pour tous les jours. En voilà un qui veille à ce que les enfants ne se perdent pas à la promenade, un autre qui donne la fièvre, un autre qui donne la pâleur, un autre qui donne la peur ; ceux-ci sont pour former le fœtus, pour le retourner, pour l’extraire, pour veiller à la cuisine, pour faire crier les gonds de la porte, pour pousser le flot sur le rivage et pour le ramener en arrière.
Frappant sur la mousse des bois la corne de leurs pieds, les Faunes à bouche fendue suivent le vieux Pan des pasteurs, qui claque dans ses mains au milieu de son troupeau ; ils ricanent, ils sont velus ; leur front rugueux est couvert de boutons roses comme les bourgeons de tilleuls à la saison du printemps. Voilà Priape à la voix rauque, qui se casse les reins dans une érection dernière, et le dieu Terminus, et la déesse Épona, et Acca Laurentia, et Anna Perenna.
Quels sons ! qui chante ainsi ?
Quels ravissements ! quelle douceur ! sur une corde d’or sautillent, il me semble, des notes aux pieds légers ; cela pétille, bourdonne, gazouille ! et avec quelque chose par-dessus… quelque chose de lent qui se déroule et qui retombe.
N’est-ce pas qu’il est beau ?
Je chante sur la lyre.
Hum ! hum !… je chante sur la lyre… hum !… l’ordre de l’univers… euh hum ! euh hum ! heu ! heu !… à la loi du rythme la matière et les êtres…
la figure du
dieu ; il resserre une autre cheville qui se casse aussi, il touche à une troisième, et la corde trop lâchée ne rend plus qu’un son indistinct ; il se trompe, va de l’une à l’autre, tout se brise, pète, s’embrouille.Mais tu n’en peux plus ! tu es resté nu si longtemps, tu as tellement marché dans toute la Grèce, tu as si bien braillé au grand air, que tu en as mal à la poitrine, que tu craches le sang, que tu vas mourir ! Tu étais, n’est-ce pas, celui qui chantait, qui purifiait, qui fondait ; il n’y a plus rien à fonder, rien à chanter, les villes sont bâties, les peuples sont vieux, la Pythie échappée ne se retrouve pas.
Les athlètes frottés d’huile, les éphèbes qui couraient sur le stade, les cochers qui riaient debout dans leurs chars d’ivoire, les philosophes qui causaient dans les bois de lauriers-roses…
Suis-les, va-t’en donc ! beau dieu du monde plastique qui ne devait pas finir !
La courroie de ta cithare s’est usée sur ta clavicule maigre, la troisième Parque, qui manquait à ton temple, est accourue. Déchausse ton cothurne et roule-toi dans ton manteau. Ne sais-tu pas, pauvre dieu, que ta baladine Pharsalia, qui chantait pour toi dans Métaponte, a été déchirée en morceaux, tant la foule se poussait pour lui voler sa couronne d’or !
Évohé ! Bacchus ! Évohé !
Abattez les échalas, et que le pampre mûr se couche sur la terre ! foulez du pied le raisin dans les pressoirs !
Dieu charmant, qui portes le baudrier d’or et qui t’avances dans les campagnes, joyeux comme le soleil, mire-toi dans ton miroir, bois à longs traits dans ton cratère sans fond. Évohé ! Bacchus ! Évohé !
Silène au large ventre te suit sur son âne, qui plie les reins de fatigue sous le poids du vieillard chauve ; Hephestus lui-même trébuchait dessus, lorsque tu l’amenas dans l’Olympe. La route était pavée d’étoiles, et Melthé, avec des pipeaux dans la bouche, allait devant et sautait comme un chevreau.
Tu es fort, fils de Sémélé ! tu as vaincu les Indes, la Thrace et la Lydie ; les armées entières s’enfuyaient quand Mimallon délirante hurlait dans les montagnes ; tes cymbales, la nuit, réveillaient les peuples endormis ; ils se pressaient autour de toi pour jouir de ta figure ; le vent chaud passait dans les forêts agitées, la sueur sur les corps coulait comme des parfums, les yeux des Bacchantes brillaient dans les feuillages.
Évohé ! Bacchus ! Évohé !
Père des théâtres et du vin, les dieux anciens se sont bouché les oreilles au scandale merveilleux du dithyrambe désordonné. À toi le rythme nouveau et les formes incessantes ! à toi le cerceau, la toupie, les dés, l’orange, et le van qui agite l’air, et la laine des moutons, grasse encore de la crasse des bergeries ! Tu as le rire des vendangeurs, les fontaines inconnues qui sourdent sous la terre, les festins aux flambeaux, et le renard qui se glisse dans les vignes, pour croquer les raisins verts.
Tu es terrible, tu as rendu furieuses les femmes d’Argos, tu as puni Thèbes, et la mer Tyrrhénienne ; le Cithéron retentit du bruit de tes orgies, qui va se répétant de colline en colline, et ta joie court de peuple en peuple ; tu délivres l’esclave, tu es saint ! tu es divin ! Évohé !
Nous sommes tristes, nous portons le deuil de l’amour des hommes ; la vieillesse est venue, est-ce donc le temps de mourir ?
Oui, oui !
Nous étions belles.
Passez ! allez-vous-en ! quels bavards que tous ces dieux !
Ô Mort ! laisse-nous pleurer sur nous-mêmes, puisque personne ne s’en soucie. Nous t’avons célébrée autrefois, lorsque nous ciselions les tombeaux et que nous immortalisions les grandes batailles.
Quelque chose qui n’est plus palpitait dans l’air sur les races juvéniles ; elles avaient de nobles poses, des poitrines carrées, et des langages, comme leurs vêtements, à grands plis droits avec des franges d’or.
C’est nous qui prenions l’enfant et qui formions sa taille ; sous les yeux des mères les hommes devenaient beaux, les gymnastiques viriles faisaient les poètes, les athlètes et les orateurs.
Quand Hyménée au voile d’ambre assemblait les familles, l’amour sérieux chantait l’épithalame plein d’espoir, le pontife dansait sur l’autel, les guerriers dans les batailles faisaient de longs discours, et Alexandre s’endormait la tête sur Homère.
Les sages voyageaient avant d’écrire l’histoire, ils travaillaient la nuit sur des tables de bronze, et donnaient à leurs livres le nom des Muses.
Dans les leçons du philosophe comme dans la pantomime des bateleurs et la constitution des républiques, dans les cosmogonies des dieux, dans les statues, dans les meubles, dans les harnachements et les coiffures, partout, c’était un art sublime qui rehaussait la vie. Il y avait des femmes comme on n’en reverra plus ; des montagnes de marbre attendaient les sculpteurs.
Pleurons les vastes théâtres et les danseurs nus ! Ô Thalie, déesse au front bombé, mère du drame comique et de la géométrie, qu’as-tu fait de ta massue d’Hercule, de ton rire qui clapotait sur la foule, comme le flot ionien au pied des promontoires ? Tu as perdu tes chœurs sérieux, Melpomène, la strophe et l’antistrophe ne se tournent plus tour à tour. Adieu le haut cothurne d’or et les manteaux traînants, l’hymne sacrée qui passait par bouffées dans les terreurs tragiques, et le vers simple qui glaçait la peau ! Toi aussi, svelte Terpsychore, dont les Sirènes sont filles, tu ne te souviens plus de tes pas cadencés que l’on comparait en rêvant à la valse des planètes, tandis que le chef d’orchestre battait la mesure avec sa semelle de fer ! Qui s’inquiète de nous, ô filles d’Uranus ? ils sont passés les grands enthousiasmes, c’est le tour maintenant des gladiateurs, des bossus, des farceurs, des nains et des bateleurs. Clio violée a servi les politiques, la muse des festins s’engraisse de mets vulgaires, on a fait des livres sans s’inquiéter des phrases ; pour les petites existences il a fallu de grêles édifices, et des costumes étriqués pour les fonctions serviles ; les goujats aussi ont voulu chanter des vers ; le marchand, le soldat, la fille de joie et l’affranchi, avec l’argent de leur métier ont payé les beaux-arts ! et l’atelier de l’artiste, comme le lupanar de toutes les prostitutions de l’esprit, s’est ouvert pour recevoir la foule, satisfaire ses appétits, se plier à ses commodités et la divertir un peu !
Art des temps antiques, au feuillage toujours jeune, qui pompais ta sève dans les entrailles de la terre et balançais dans un ciel bleu ta cime pyramidale, toi dont l’écorce était rude, les rameaux nombreux, l’ombrage immense, et qui désaltérais les peuples d’élection avec les fruits vermeils arrachés par les forts ! une nuée de hannetons s’est abattue sur tes feuilles, on t’a fendu en morceaux, on t’a scié en planches, on t’a réduit en poudre, et ce qui reste de ta verdure est brouté par les ânes !
C’est tout, n’est-ce pas ?
Et Vénus ?
Ah ! oui ! Vénus.
Vénus ! Vénus !
Qui m’appelle ?
Assez ! grâce ! laisse-moi ! tu as amolli ma chair, ce sont tes baisers qui ont fait pâlir mes belles couleurs !
Ah ! bah !
J’étais libre, j’étais pure, j’étais la fille du sang d’Uranus ; quand je parcourais les océans, les vagues frissonnaient de plaisir au contact de mes talons roses ; quand je marchais par les prairies, les fleurs aussitôt s’épanouissaient, la graine des fleurs se prenait à pousser, leur corolle à s’ouvrir, leurs parfums à se répandre. Baigneuse insaisissable, je nageais dans l’éther bleu, où ma ceinture bigarrée aux mille couleurs, que se disputaient les zéphirs, resplendissait toute large et magnifique comme un arc-en-ciel tombé de l’Olympe. J’étais la Beauté ! j’étais la Forme ! Les dieux à ma vue se pâmaient d’amour, je vibrais incessamment sur le monde engourdi, et la matière humide, se séchant sous mon regard, s’affermissait de soi-même en contours précis. Je l’avais tournée comme un potier, ciselée comme un sculpteur, coloriée comme un peintre ; j’avais fait les plages plus sonores, plus couvertes de coquilles, de solitude et de soleil ; j’avais rêvé avec lenteur des attitudes d’existence, des harmonies de ligne, et tout ce rythme secret des splendides anatomies. L’artiste, plein d’angoisses, m’invoquait dans son travail, le jeune homme dans son désir, le vieillard dans son passé, le voyageur dans ses projets et la mère de famille dans la douleur des enfantements. C’est toi, c’est toi, ô Besoin, ô jouissance immonde, qui m’as traînée dans les passions ignobles, qui m’as déshonorée !
Passe ! passe ! belle Vénus ! tu te purifieras dans mes bras !
Qu’il est vilain !
À faire vomir de dégoût, vraiment !
Et aux trois quarts crevé déjà !
Est-ce ma faute à moi ? hô ! hô ! hô ! j’étais beau, joli, charmant, tout le monde autrefois me caressait… eh ! hô !
Où est ton flambeau ? tire de l’arc un peu, souris encore !
Mon flambeau s’est éteint, j’ai perdu mes flèches, j’ai mal au pied, j’ai mal à la tête, j’ai mal au cœur… hô ! hô ! hô ! j’avais des berceaux de verdure dans les jardins…
Calme-toi, mignon, ta peine se va passer tout à l’heure et tu refermeras les yeux.
Mes yeux ! oh ! mes pauvres yeux ! à force de les tenir fermés, ils sont devenus malades, et le soleil m’a blessé la vue dès que j’ai voulu regarder la lumière. Ah ! jadis, je souriais sous mon bandeau ; le doigt posé sur la bouche et les cheveux frisés, je gardais sur les piédestaux de charmantes attitudes ; on m’enguirlandait de roses, d’acrostiches et d’épigrammes ; je me jouais dans l’Olympe avec les attributs des dieux, j’étais le charme de la vie, le maître des cœurs, le vainqueur des belles, le dominateur des âmes, l’éternel souci des poètes ; je jouais avec la lyre d’Apollon, la massue d’Hercule et le sceptre même de Jupiter. S’assemblant autour de moi ils me faisaient des cadeaux pour apaiser mes caprices, Minerve seule ne m’aimait pas, et je me souviens de son grand hibou qui poussait des cris quand il me voyait.
Hélas ! hélas ! l’on m’a renvoyé du ciel. Où est donc ma Psyché ? Je grelotte de froid, je succombe d’inanition, de fatigue et de chagrin ; personne ne veut plus de moi, les cœurs maintenant sont à Plutus. Quand je frappe aux portes, ils font les sourds, on me renvoie d’un air furieux, l’artiste me jette à la tête son outil, les femmes leur vertu, les penseurs leur orgueil ; les uns sifflent, les autres rient. Misère de moi ! j’en ai vu qui s’interrompaient un moment, me regardaient en face et qui reprenaient leur ouvrage.
Oui ! va-t’en, crève de rage, détale plus vite, l’humanité bâille à ton nom. Tu lui as agacé les dents avec le sirop de ta tendresse, tu l’as étourdie de tes soupirs, tu l’as fatiguée de mignardises, de sentiment, de bonheur.
Non ! pas de toi ! tu n’es pas la Débauche ! comment peux-tu me servir ?
Prends-le donc ! au tas ! avec les autres !
Ah ! enfin !
Quels ennuyeux personnages avec leurs peaux de chien !
Passez ! passez !
Le toit de la maison s’est écroulé, la pluie a tombé sur vos épaules, vous êtes pourris comme de vieilles bûches et vous avez perdu pour toujours les fers de l’affranchi, la balle d’or de l’enfant, la pièce de monnaie de la mariée. Plus de valets soumis ! plus de fils respectueux, plus de pères puissants, plus de libations ni de longues gamelles ! Plus de matrones silencieuses qui vivaient assises à leur logis, ne buvaient pas de vin et filaient de leurs doigts chastes la tunique de leurs maris. L’hôte a perdu sa foi, les ancêtres sont oubliés, et le grillon dans les cendres pleure seul sur le souvenir éteint des religions domestiques.
Mourez donc à votre tour ! qu’il n’en soit plus question ! filez avec les autres.
Moi aussi l’on m’honora jadis, on me faisait des libations, je fus un dieu !
J’étais pour le Grec un présage de bonheur, tandis que le Romain dévot me maudissait les poings crispés, et que le prêtre d’Égypte, s’abstenant de fèves, tremblait à ma voix et pâlissait à mon odeur.
Quand le vinaigre militaire coulait sur les barbes non rasées, que l’on se régalait de glands, de ciboules et d’oignons crus, et que le bouc en morceaux cuisait à gros bouillons dans le beurre rance des pasteurs, assis ensemble autour du feu, sans souci du voisin, personne alors ne se gênait ; les nourritures solides faisaient les digestions sonores ; en plein soleil les hommes d’autrefois se soulageaient avec lenteur, et s’essuyaient ensuite à la feuille large des figuiers.
Légitime par moi-même, ainsi je passais sans scandale avec tous les autres besoins de la vie, avec Mena tourment des vierges, avec la déesse Carnienne et la douce Rumina, qui protège le sein de la nourrice gonflé de veines bleuâtres.
J’étais joyeux, inévitablement je faisais rire, j’arrivais tout à coup, j’éclatais, comme un tonnerre, je me suivais en cascade, en déchirement, en roulement, en battement ; l’écho des voix répondait à ma musique et se dilatant à cause de moi, l’homme exhalait sa gaieté par tous les trous de son corps.
J’ai eu mes fêtes, mes grands jours d’orgueil ; le bon Aristophane me promena sur la scène, et l’empereur Claudius Drusus me fit asseoir à sa table. Dans les laticlaves patriciens j’ai circulé majestueusement, les vases d’or ont résonné sous moi, et quand, plein de murènes, de truffes et de pâtés, l’intestin impérial se dégorgeait avec fracas, les esclaves tremblaient et le monde attentif apprenait que César avait dîné.
Mais maintenant tout est bien changé, on rougit de moi, on me dissimule tant que l’on peut ; je suis relégué dans la canaille, et les meilleures sociétés même se récrient à mon nom.
J’étais le Dieu des armées ! Le Seigneur ! Le Seigneur Dieu !
J’étais terrible comme la gueule des lions, fort comme les torrents, haut comme les montagnes ; j’apparaissais dans les nuages rouges avec une figure furieuse.
J’ai conduit les patriarches, qui s’en allaient dans les pays étrangers chercher des femmes pour leur postérité ; je réglais le pas des dromadaires, et l’occasion de se rencontrer au bord de la citerne ombragée d’un palmier jaune.
Comme par des robinets d’argent je lâchais les pluies du ciel, je séparais les mers avec mon pied, j’entrechoquais les cèdres avec mes mains. J’ai déplié dans les vallées les tentes d’Abraham, et poussé à travers le désert mon peuple qui s’enfuyait. C’est moi qui ai brûlé Sodome, Gomorrhe et Saboura ; c’est moi qui ai englouti la terre par le déluge ; c’est moi qui ai noyé dans la mer Rouge l’armée de Pharaon, avec les princes fils de rois, avec les chariots de guerre et les cochers. Dieu jaloux, j’exterminais les autres dieux, les autres peuples, les autres villes, et je châtiais aussi mon peuple d’une colère sans pitié ; j’ai écrasé les impurs, j’ai cassé les os des superbes, et ma désolation allait de droite à gauche, comme un chameau lâché dans un champ de maïs.
Pour délivrer Israël, je choisissais mes élus ; des anges aux ailes de flamme leur parlaient dans les buissons, les pâtres jetaient leur bâton et partaient à la guerre. Parfumées de myrrhe, de cinnamome et de nard, avec des robes flottantes et des chaussures à haut talon, des femmes au cœur intrépide allaient trouver les capitaines et leur tranchaient la tête. Alors ma gloire éclatait plus sonore que les cymbales ; aux éclats de la foudre ma colère a retenti sur les montagnes, le vent qui passait emportait les prophètes.
Ils se roulaient tout nus dans les ravines desséchées, se couchaient à plat ventre pour écouter la voix de la mer qui parlait, et, se relevant tout à coup, se mettaient à crier mon nom.
Ils arrivaient couverts de sueur dans la salle des rois, ils jetaient sur les lambris la poussière de leurs manteaux, et rappelant mes vengeances, parlaient de Babylone et des soufflets de l’esclavage.
Les lions pour eux se faisaient doux, le feu des fournaises s’écartait de leurs membres, et les magiciens hurlaient de rage et se lacéraient avec des couteaux.
J’avais gravé ma loi sur des tables de pierre ; elle étreignait mon peuple d’un nœud rude, comme la ceinture de cuir du voyageur qui lui soutient la taille ; c’était mon peuple, j’étais son Dieu, la terre était à moi, les hommes à moi, leurs pensées, leurs œuvres, leurs outils de labourage et leur postérité.
Mon arche reposait dans un triple sanctuaire, derrière les toiles de pourpre et les grands candélabres allumés ; j’avais pour me servir tout un peuple de pontifes qui balançait des encensoirs ; ils ramassaient dans des voiles les cendres des holocaustes, frottaient l’or des lampes et tendaient les cordages du tabernacle. J’avais un plafond de poutres de cèdre, et le grand prêtre, en robe d’hyacinthe, qui portait des pierres précieuses sur sa poitrine, rangées dans un ordre symétrique.
Malheur ! malheur ! Le Saint des Saints s’est ouvert ! la loi a été cassée en morceaux, l’arche est perdue, et, comme la carapace d’un scarabée mort, Jérusalem desséchée a disparu en poussière. Le voile tout à coup s’est déchiré de haut en bas, le chandelier s’est éteint, les prêtres ont pâli et les parfums de mon autel par les fentes de la muraille se sont dispersés à tous les vents. Dans les sépulcres d’Israël, le vautour du Liban vient pondre sa couvée, mon temple est détruit, mon peuple est dispersé.
On a étranglé les prêtres avec les cordons de leurs habits, les forts ont péri par le glaive, les femmes sont captives, les vases sont tous fondus.
C’est le Dieu de Nazareth qui a passé par la Judée !
Comme un tourbillon d’automne il a entraîné mes serviteurs, les nations sont pour lui, on adore son tombeau, on invoque ses martyrs, ses apôtres ont des églises, sa mère aussi, sa famille, tous ses amis ! et moi je n’ai pas un temple ! pas un morceau de pierre où soit mon nom ! pas une prière pour moi tout seul. Coulant dans ses roseaux, le Jourdain aux eaux bourbeuses n’est pas plus solitaire ni plus abandonné.
J’étais le Dieu des armées ! le Seigneur ! le Seigneur Dieu !
Ils sont passés !
Est-il mort ?
Mais, je ne l’ai pas touché !
Il ne m’a pas aimée !
Ils sont passés, Antoine !
Oui… oui… oui !
Eh bien !… puisqu’ils…
… puisqu’ils sont passés tous, le tien…
Va-t’en, je ne veux pas de toi ! Non ! pas de raisonnement, pas de pensée ; tu es la damnation, laisse-moi tranquille, fuis, fuis, que je ne te revoie plus !
Miséricorde, mon Dieu ! pardonnez-moi mes péchés ! aimez-moi !
Ils sont tombés, le tien tombera.
Elles seules resteront.
Et moi ?
Oui, toi aussi !
Et moi donc ?
Oui, toi.
Et moi ? et moi ? et moi ?
Oui, vous toutes, vous seules !
Jésus ! doux Jésus ! protège ton serviteur tremblant ; je suis faible et tout petit.
Moi, je suis fort ! il n’y a que moi, tout est à moi, tu es à moi !
Sans ton secours il n’est pas de secours, c’est ta grâce qui fait les purs, ton amour qui fait les bons ; miséricorde ! pitié ! pitié !
Pas de pitié ! la miséricorde ne viendra pas pour un pécheur tel que toi !
Bons saints du paradis, qui portez des auréoles, intercédez, s’il vous plaît, parlez à la Sainte Vierge et au bon Dieu !
Miséricorde ! miséricorde !
Tu es tombé, tu es perdu sans retour, il n’y a pas à y revenir, Dieu en a puni de moins coupables, ne le prie plus ; moi, si tu me priais, je m’en irais.
Ô père des tendresses, j’espère en toi, je crois en toi. Que béni soit ton nom ! que bénies soient tes œuvres et bénie soit ta colère même si elle tombe sur ma tête ! Je l’ai mérité, grâce ! Arrache l’orgueil de mon cœur et les rébellions de mon esprit. S’il faut que mes yeux soient tentés, que mes pieds trébuchent, que ma croyance défaille, ah ! que je sois plutôt comme les aveugles qui tâtonnent les murs, comme les paralytiques qui se traînent sur le ventre, et comme les pauvres idiots qui n’ont pas le sens de manger. Je m’humilierai de toutes mes forces, je m’abaisserai plus bas que la boue, plus bas que les fourmis et que les vers de terre. Toi seul es haut ! je ne cherche pas à te trouver, mais à t’aimer !
Je ne désire pas vivre, je ne désire pas mourir, j’ai peur de te déplaire ; fais-moi vivre si tu veux, appelle-moi quand tu voudras, je suis ton serviteur. Accorde à ma bouche les mots convenables, à mon cœur la componction, à ma ferveur la durée. Ô Sainte Vierge ! ô Jésus ! ô Saint-Esprit ! miséricorde ! miséricorde !
Je répéterai ton nom tous les jours et toutes les nuits, je l’écrirai avec mes mains sur les rochers, avec mes pas je le tracerai sur la poussière ; en travaillant je prierai, même en dormant je prierai encore… Oh ! Dieu ! Dieu ! Dieu ! Dieu !
Quelque chose qui est immense, quelque chose d’infini et d’une suavité turbulente, ouvre des ailes dans mon âme pour m’emporter vers toi, et ma tête est plus calme ; il me semble que l’enfer s’éloigne… tu me souris dans ta clémence.
Ah ! enfin ! voilà le jour ! tant mieux ! je n’aime pas la nuit. Quel bon soleil ! cela vous chauffe. Ah ! le bon soleil ! quel bon soleil !
Tu m’as racheté de la malédiction de l’origine, bon Jésus, comme tu as dû souffrir ! et c’était pour nous, c’était pour moi ! Mais que puis-je faire, moi ?
Rien !
Que puis-je faire ? Fils de Dieu qui es Dieu, Dieu comme le Père, Dieu comme le Saint-Esprit, vous êtes un.
Je suis plusieurs, je m’appelle légion.
Trinité indestructible !
Elle tombera !
Seigneur ! Seigneur ! tu as fait le ciel et la terre, la mer, les étoiles, les oiseaux, les peuples et les grands bois.
Allons donc ! il est passé, celui-là ! on n’en parle plus, tu le sais bien.
Tu as envoyé ton fils…
Il en viendra un autre !
… qui a établi la parole du ciel…
Mais il en viendra un autre ! un autre plus fort ! écoute donc : il détruira…
… et bâti son Église dont les portes…
Il les enfoncera, lui ! il les brisera et il en jettera les battants à la face de ton Dieu !
Il naîtra dans Babylone, il sera de la tribu de Dan et fils d’une vierge aussi, d’une vierge consacrée au Seigneur qui aura forniqué avec son père ; je me glisserai comme le Saint-Esprit dans le ventre de sa mère, il se gonflera de mon souffle et je développerai sa vie. Au jour de sa naissance, les arbres du Jardin des oliviers s’enflammeront tout à coup, et la planète de Jupiter en tressaillira sur sa base. Il se fera circoncire parmi les Juifs, il viendra à Jérusalem, il rétablira le temple de Salomon ; il convertira d’abord des proconsuls, des princes, des rois, l’empereur de Taprobane avec la grande reine de Scythie et trois papes l’un après l’autre. Il enverra ses messagers sur toutes les routes, ses prophètes à toutes les nations, ses soldats contre toutes les villes ; sa parole et son pouvoir régneront depuis la mer jusqu’à la mer, de l’orient à l’occident, de l’aquilon jusqu’au septentrion.
Il sera beau, les femmes délireront à cause de lui ; il ouvrira la bouche, les oreilles se tendront pour l’écouter.
Il gorgera les foules, on s’endormira sur les portes, l’estomac plein jusqu’aux dents ; il assouvira la luxure du luxurieux, la cupidité de l’avarice, la convoitise de l’œil, le ventre jaloux ; il exaltera les forts et il abaissera les humbles ; il passera les fidèles au fil de l’épée, il les assommera avec des massues, il les broiera avec des pilons, et il brûlera toutes les églises comme des poulaillers pleins de vermine.
En ce temps-là ceux qui sont dans la plaine fuiront dans les montagnes, et celui qui est sur le toit de la maison n’aura pas le temps de descendre dans la cour. Les mulets de ses esclaves, sur des litières de laurier, mangeront la farine des pauvres dans la crèche de Jésus-Christ ; il établira des gladiateurs sur le calvaire, et à la place du saint-sépulcre un lupanar de femmes nègres, qui auront des anneaux dans le nez et qui crieront des mots affreux.
Il fera beaucoup de miracles, il marchera sur la mer, il volera dans les airs, et il s’enfoncera dans la terre, tel qu’un poisson qui plonge ; il élèvera des tempêtes, il calmera les flots, il fera fleurir les arbres morts, il desséchera les arbres verts, les diamants ruisselleront sur ses sandales, des parfums à en mourir de joie sortiront de son haleine ; partout où il portera les mains couleront des gouttes de sang, et il répondra : Je suis le Messie !
Colombe du Saint-Esprit, fais passer sur ma face le rafraîchissement des vents célestes ! je voudrais pleurer, que mes yeux fussent des fleuves ; je voudrais mieux souffrir, réunir toutes les douleurs, et c’est afin de te plaire que j’aspire à la pureté. Abrite-moi sous ta douceur et porte-moi sur tes ailes ! Je voudrais, pour aimer mieux, que mon cœur fût plus grand, mais mon cœur est petit pour ton amour, ô fils de Dieu ! Mais quand ta rosée du matin est tombée sur les prairies, est-ce que la pauvre fleur qui s’incline n’est pas tout aussi pleine que les vastes océans ? Ah ! qu’elle déborde de ta tendresse, et soit que tu l’emportes ou que tu l’effeuilles à l’ouragan, je veux toujours te servir, te bénir et t’adorer.
Il aura des palais de cristal, il fera venir des magiciens de tous les pays, il parlera toutes les langues et connaîtra toutes les écritures ; les docteurs accourront pour le confondre, ils seront vaincus ; il connaîtra des arguments à faire douter de la clarté du soleil, ce sera comme si tout le monde était fou ; on se dira : qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ?
Et quand il aura prêché la terre pendant deux ans plus cent quatre-vingt-trois jours, qu’il aura bien persécuté les fidèles devenus des apostats ou des martyrs, qu’il aura ruiné les saints lieux, ouvert tous les cachots, égorgé tous les prêtres, accaparé les multitudes, et qu’il possédera des royaumes, des armées, des prosélytes, des trésors, le ciel enverra à la fois le prophète Élie avec le prophète Énoch ; il tuera Élie, il tuera Énoch, il fera tanner leur peau, ce sera le tapis de son trône, et leurs crânes, grattés avec des fers de lances, serviront de boîtes pour le fard et de cassolettes à parfums.
J’entends la voix du Démon qui grince de rage autour de moi, mais avec ta force, ô Dieu puissant, je me rirai de ses fureurs ! je chanterai tes louanges durant l’épouvantement des tentations, je m’accrocherai à la pénitence comme un homme qui est jeté à la mer, à qui l’on fait signe de venir, et qui donne de grands coups de reins pour remonter au plat bord de la chaloupe. Prends-moi ! miséricorde ! miséricorde !
Ce seront des crimes nouveaux avec des voluptés d’un autre monde. Alors le rêve du mal s’épanouira comme une fleur de ténèbres, plus large que le soleil ; il y aura des enivrements de l’Orgueil si âcres et si longs, et des joies de la Luxure si frénétiques, et des miasmes du néant si renversants, que les anges arracheront leurs ailes, le saint regrettera sa vertu, le martyr maudira son supplice, les élus du paradis pousseront des huées de colère autour du trône de Jésus-Christ. On le désertera dans son ciel ; comme le Nil débordé, l’enfer s’étalera sur le monde et le nom du bien disparaîtra de sa surface.
Mais tu es à moi ! tu es à moi ! dis-le donc ! avoue-le ! dis-le ! dis-le !
Antoine !
Antoine !
Antoine !
Antoine !
Antoine !
Antoine !
Antoine !
Veux-tu remonter dans l’espace ? nous irons plus haut, tu ne tomberas plus… Si tu n’étais pas tombé, tu aurais…
Dans ses tourbillons d’amour, la prière, comme un torrent, emporte mon cœur joyeux ; les mots se précipitent sur ma langue, je n’ai pas le temps de les dire, c’est Dieu ! Dieu ! Je voudrais dans un seul cri contenir une hymne plus longue que ma vie ; je voudrais dissoudre mon âme dans les larmes de mes vers toi, ô tout-puissant !
Miséricorde ! miséricorde ! Marie, mère des douleurs ! Regarde d’un œil propice les œuvres du pauvre solitaire, non pas ses œuvres, pécheur que je suis ! mais le désir qu’il a de toi, et la multitude de ses faute. J’ai mal agi ! pitié ! Oui, je vais rebâtir la chapelle, je baiserai les pierres, je dirai cent oraisons sur chacune…
Faut-il ?
Non ! non ! ah ! s’il était en état de péché, comme je te lâcherais sur lui !
Qu’importe ?
Mais l’enfer le perdrait, te dis-je !… oh je viendrai… l’heure est sonnée, il faut partir.
Merci ! merci, mon Dieu, qui m’en avez délivré !
Pas encore !
Adieu ! l’enfer te laisse. Eh qu’importe au Diable après tout ? sais-tu où il se trouve le véritable enfer ?
Là ! tant que tu ne l’auras pas arraché de dessous tes côtes, tu le porteras avec toi ; les péchés sont dans ta poitrine, la désolation dans ta tête, la malédiction est ta nature ; serre ton cilice, déchire-toi avec ta discipline, jeûne à t’évanouir de faim, humilie-toi, ravale-toi, cherche les mots les plus purs, les prosternations les plus humbles, et tu sentiras dans ta chair meurtrie passer des effluves de volupté ; ton estomac vide appellera toujours les festins, et les mots de la prière sur tes lèvres se changeront en paroles d’amour profane et en exclamations de luxure. La satisfaction de tes mérites gonflera ton cœur d’orgueil ; la fatigue de tes jours, comme un scorpion du désert, te sifflera l’Envie ; au chevet de la pénitence, tu auras d’invincibles langueurs et des paresses infinies. Quand la concupiscence des choses du monde t’aura quitté pour une minute, plus désordonnées alors arriveront les convoitises de l’esprit, qui veulent agrandir l’amour et maudissent Dieu de l’avoir fait si petit. Tu battras avec ton front les pierres dures de l’autel, tu baiseras ton crucifix de cuivre, la flamme de ton cœur ne passera pas dans son métal ; tu chercheras dans ta cabane un couteau qui soit pointu… je reviendrai… je reviendrai…
Fais comme il te plaira ! Seigneur ! je suis ton fils et ton esclave.
Son fils ! hah ! hah ! hah !
J’ai recours à toi, sauve-moi, aime-moi !
Hah ! hah ! hah !
Fais que je t’aime !
Hah ! hah ! hah !
Oh ! Jésus ! oh ! Jésus !
Hah ! hah ! hah !
Donne-moi plus de foi !
Hah ! hah ! hah !
Miséricorde ! miséricorde !
Hah ! hah ! hah !
Oh ! Jésus ! oh ! Jésus !
Hah ! hah ! hah !
- ↑ Cette Tentation est celle qui fut lue à Louis Bouilhet et à Maxime Du Camp. Corrigé en vue d’un second remaniement (que publia M. Louis Bertrand), le manuscrit se trouva fort raturé. La reconstitution de sa forme primitive n’a pu avoir lieu qu’en copiant les passages raturés. (Note de Mme Franklin Grout.)