La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre LIII

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P. Fort (p. 271-277).

QUATRIÈME PARTIE

LA SEMAINE DÉSAGRÉABLE


CHAPITRE LIII

TRIOMPHE À BON MARCHÉ

Il était donc enfin venu, ce fameux moment où Dieu-innocent allait être sacrifié à Dieu-juste pour apaiser Dieu-terrible. L’aiguille de l’horloge où étaient marqués les destins du Christ était enfin près de s’arrêter sur l’heure tant attendue. Quatre mille ans auparavant, Adam et Ève, deux individus fabriqués l’un avec de la boue, l’autre avec une côtelette, avaient commis le crime épouvantable de croquer une pomme. Ce crime pesait sur l’humanité tout entière. Et qui allait l’expier ? L’humanité ? Non. Quelqu’un qui n’en faisait pas partie : Dieu lui-même, Dieu le condamnateur, Dieu qui avait porté la sentence. Dieu, après avoir été le juge, allait être en même temps le bourreau et la victime, puisque les deux personnes de Jésus et de Jéhovah, complétées au surplus par un pigeon, n’en font qu’une.

Comme il aurait été beaucoup plus simple que Jésus ne s’insinuât pas dans la peau d’un homme et que Sabaoth-Christ-Pigeon pardonnât tout uniment à l’humanité l’horrible crime de la pomme croquée au paradis terrestre !

Jésus se serait ainsi épargné cette semaine désagréable, cette Passion sur laquelle messieurs les curés dépensent toute leur éloquence à nous attendrir. Il est vrai de dire que, pour ma part, je l’avoue en toute sincérité, je ne me sens pas le moins du monde attendri au récit mensonger de ces souffrances problématiques.

Ah ! si les faits étaient vrais, si Jésus avait existé, si un homme même toqué et malhonnête comme le mythe de la légende évangélique, avait été livré aux supplices de la flagellation et du crucifiement, je ne me sentirais pas le cœur de plaisanter. On méprise Tropmann, mais on ne rit pas des douleurs de son châtiment. Jésus, lui, même sur le Golgotha, n’est que burlesque. Il n’y a été, à mon avis, que dans l’imagination des prêtres ; car le prêtre est le seul personnage réel de la religion, comme les pièces de cent sous que les badauds donnent au curé pour lui faire dire une messe, sont tout ce qu’il y a de plus clair dans l’émouvante question des tortures endurées par les âmes du purgatoire. Ne plaignons donc pas l’être mythologique de Nazareth, qui, au dire même de la fable catholique, n’a souffert que parce qu’il l’a voulu et comme il l’a voulu, et réservons notre pitié pour les souffrances authentiques des malheureux en chair et en os que nous rencontrons à chaque pas de la vie matérielle.

Cela dit, abordons sans plus tarder le sujet le plus invraisemblable de la légende chrétienne.

On était à Jérusalem en pleine pâque. Les juifs s’étonnaient de ne pas apercevoir Jésus au Temple comme ils l’y avaient rencontré les années précédentes.

— Où est-il ? se demandait-on.

Les gens qui se prétendaient bien renseignés, disaient :

— Il est à la maison des dattes.

Ou bien :

— Il est à la maison des figues vertes.

(Béthanie, en hébreu, signifie maison des dattes ; Betphagé, maison des figues vertes.)

— Que peut-il bien faire à la maison des dattes ?

— Il emploie ses journées à ressusciter les morts ; par exemple, son ami Lazare, qui avait passé l’arme à gauche il y a quelque temps, et qu’il a fait sortir vivant du sépulcre, bien qu’il fût déjà bien endommagé par les vers.

— C’est une noble occupation ; faudra aller voir ça.

Et, sitôt la journée du sabbat finie, quelques-uns se rendirent, qui à Béthanie, qui à Betphagé.

L’évangéliste Jean nous apprend que les curieux, qui furent à Béthanie, constatèrent que Lazare était frais et joufflu comme s’il n’avait jamais été mort. Ces curieux-là avaient-ils constaté, auparavant, le trépas du bonhomme ?… L’évangéliste oublie de nous le dire.

Quoi qu’il en soit, cette constatation procura bien de la joie aux juifs venus de Jérusalem, et elle rendit littéralement furieux les sanhédrites.

— Il n’y a qu’un moyen d’en finir avec toutes ces histoires, fit un pontife ; c’est de tuer le ressuscité.

Ils s’y résolurent, mais d’autres soins occupèrent leurs esprits ; car de Béthanie le bruit vint à Jérusalem qu’au jour suivant Jésus entrerait dans la ville. Cela était plus grave.

Le lendemain, en effet, Jésus quitta la maison de Simoa, son hôte, embrassa beaucoup la Magdeleine et Marthe la résignée, serra les phalanges à l’ami Lazare, et prit le chemin qui menait à la montagne dite des Oliviers. Ses disciples et la petite troupe de curieux l’accompagnaient.

— Ça ! fit Jésus, il ne faut pas que nous fassions à Jérusalem une entrée vulgaire. Suis-je le roi du monde, oui ou non ?

— Vous l’êtes ! clamèrent les apôtres.

Jésus fulmine l’anathème contre les Pharisiens (chap. LIV).
Jésus fulmine l’anathème contre les Pharisiens (chap. LIV).
Jésus fulmine l’anathème contre les Pharisiens (chap. liv.)
 

— Il me faut donc un équipage.

Malheureusement, il n’y avait aucun char à l’horizon.

Jésus ne s’embarrassa point.

— Allez, dit-il, à ce village que vous voyez là-bas, à main droite. En y entrant, vous trouverez un ânon, déliez-le et amenez-le-moi. Si quelqu’un trouve à redire à votre sans-gêne, vous répondrez : « C’est le plus grand docteur de la Judée qui en a besoin. » On n’insistera pas[1].

Tout se passa comme Jésus l’avait prédit. Les disciples trouvèrent dans un chemin tournant l’ânon attaché à une porte en dehors, et ils le délièrent. « Que faites-vous ? » dirent les voisins en les voyant prendre ainsi leurs aises. « Oh ! ne faites pas attention, nous agissons d’après les ordres de notre seigneur. » Notre seigneur ! ce mot ferma la bouche aux voisins, qui n’eurent plus aucune méfiance.

En filoutant de la sorte l’âne d’un villageois qui en avait très certainement plus besoin que lui, messire Alphonse Christ suivait les traditions de sa famille. On n’a pas oublié, sans doute, que, pour déguerpir en Égypte, papa Joseph enleva, avec le même sans-façon, un âne d’une étable de Bethléem.

Étant donné que le bon ami à la Magdeleine avait des principes aussi ecclésiastiques (pardon, je voulais dire : aussi élastiques), il aurait bien pu s’offrir un cheval de parade au lieu d’un ânon mesquin.

La petite troupe des admirateurs du Nazaréen jugea que l’ânon avait bien sa valeur et ne réclama pas une autre monture. On affubla l’animal d’un tas de manteaux en guise d’ornements ; la pauvre bête se laissa faire, et la marche triomphale commença. Vrai ! j’aurais voulu assister à ce spectacle ; cela devait être épatant.

Tous les gens du cortège cueillirent des feuilles de palmier, et ils marchaient en les agitant, et ils criaient : « Hosanna au fils de David ! Béni soit le roi d’Israël qui vient au nom du Seigneur ! Hosanna ! Gloire au plus haut des cieux ! » Et ils beuglaient comme des perdus.

Les passants s’arrêtaient intrigués.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? interrogeaient-ils ?

— C’est le triomphe de Jésus, répondaient les apôtres en se poussant du col. Israël a, dès aujourd’hui, un nouveau roi, un roi de race juive.

— Ça, un roi ? faisaient alors les promeneurs avec une moue dédaigneuse ; je n’en voudrais pas pour raccommoder mes sandales.

En somme, le succès était maigre ; il se bornait au tapage des disciples et de la petite troupe de curieux venus à Béthanie.

On atteignit le sommet de la colline des Oliviers, d’où l’on découvrait tout Jérusalem. À l’aspect de cette ville, Jésus pleura abondamment. Les évangélistes mettent ce chagrin subit sur le compte du triste avenir que Jésus entrevoyait pour Jérusalem. Il prédit, affirment-ils, que la cité de Salomon serait à jamais détruite, et qu’il n’en resterait pas pierre sur pierre. Ce qui n’a pas empêché Jérusalem d’être encore à cette heure une des villes les plus importantes de l’Asie-Mineure, et de compter actuellement plus de 45,000 habitants ; les Juifs y ont 72 synagogues, en cette année 1900. Il est plus logique de croire que Jésus, se trouvant dans un de ses rares quarts d’heure de lucidité, pleura en songeant à tous les désagréments qui allaient lui survenir par sa faute et dont ce triomphe grotesque était le prélude. — Mais il était trop tard pour reculer.

Les disciples furent un moment inquiets en entendant les lamentations de leur chef ; mais, baste ! ils étaient habitués à ses changements si brusques d’humeur, que leur trouble s’effaça bientôt.

On arriva enfin dans Jérusalem. Quelques bons gogos se joignirent à la manifestation, mais ne la rendirent pas plus imposante. L’âne baissait la tête, Jésus se hissait tant bien que mal sur son échafaudage de manteaux, et mettait tous ses soins à avoir l’air d’un triomphateur ; quelques braillards se dépouillèrent de leurs tuniques et les mirent par terre pour que l’âne du fils de David y posât ses pieds ; les apôtres hurlèrent de plus belle leurs cris séditieux. Malgré cela, ils n’obtenaient pas grand écho. On les regardait passer, on riait ; c’était piteux.

Des pharisiens, qui au fond n’étaient pas méchants, furent pris de compassion pour ce grand dadais de nazaréen qui se mettait bêtement dans un mauvais cas en voulant se donner de l’importance. Ils l’abordèrent avec l’intention de lui glisser un avis charitable.

— Rabbi, dirent-ils, réprimez donc vos disciples, empêchez-les donc de s’égosiller de la sorte, ils vous compromettent.

Mais Jésus, qui se grisait de ces quelques acclamations de commande, répondit :

— Eh ! laissez-les chanter à leur guise. S’ils se taisent, les pierres même crieront.

On voit que Jésus, en certains cas, n’avait pas besoin d’être tenté par Satan pour commettre le péché d’orgueil. Et il continua à travers les rues ce qu’il prenait pour son triomphe.

Tous les enthousiasmes ont une fin. Peu à peu, le cortège se dégarnit, les curieux s’en allèrent les premiers, les disciples ensuite, et les douze apôtres eux-mêmes ne tardèrent pas à s’émietter.

Lorsqu’il arriva au pied de la butte où se trouvait le Temple, Jésus était seul. Le fait est reconnu par les commentateurs catholiques.

« Entré seul dans la maison de Dieu[2], son cortège s’étant dispersé, Jésus la retrouva telle que trois ans auparavant : de nouveau, la cupidité l’avait emporté sur le respect ; les cages des colombes, les troupeaux de bœufs et de brebis, les tables des changeurs encombraient les parvis, s’étalant sous les portiques et même jusqu’aux abords du sanctuaire. À ce moment, surtout, le marché paraissait plus tumultueux que jamais ; car c’était vers le dixième jour que l’agneau devait être choisi, et tous se pressaient pour acheter la victime de la Pâque. »

Selon l’évangéliste Marc, le fils du pigeon se contenta de regarder les étalages ; mais il ne fit rien de plus ce jour-là. La nuit commençait à tomber ; il ne voyait autour de lui personne prêt à lui prêter main-forte, il avait hâte de se mettre en lieu sûr, c’est-à-dire de quitter la cité où il venait à peine de pénétrer. Où alla-t-il ? Le livre saint ne le dit pas, mais donne à entendre qu’il finit par rejoindre quelques-uns de ses disciples et qu’il passa la nuit à la belle étoile en leur compagnie.

Quant à l’âne, il n’en est plus question dans le Nouveau-Testament ; mais les autres légendes nous apprennent ce qu’il devint. Misson, dans son Voyage d’Italie (tome 1), nous apprend l’épopée de ce quadrupède glorieux.

Lorsque Jésus se vit seul, il mit pied à terre et ne s’inquiéta pas le moins du monde de rendre l’animal à son propriétaire.

Notre âne, donc, erra par la ville, et, comme il avait parfaitement conscience de ce qui s’était passé, il résolut d’entreprendre un petit voyage d’agrément. Après avoir porté le seigneur Dieu, cela valait bien une mise en liberté.

Il prit la clef des champs et se ballada en Judée, broutant des chardons par-ci, envoyant de saintes ruades par-là. Après avoir visité en détail le pays qui l’avait vu naître, il s’avisa de voyager à l’étranger, comme tout bon rentier qu’il était.

Il eut l’idée d’aller faire un tour en Italie. Pour se rendre dans cette contrée, il lui fallait perdre un temps infini à tourner la mer Noire ou bien prendre une place à bord d’un paquebot traversant la Méditerranée. D’autre part, notre âne tenait à son indépendance ; il pensa, avec juste raison, qu’une fois sur un bateau, il pourrait très bien être gardé et même transformé en saucissons par le maître-coq pour l’alimentation des passagers.

La situation était délicate.

Saint Aliboron se souvint alors très à propos que le Christ avait marché sur les eaux, il se dit :

— Pourquoi n’en ferais-je pas autant ?

Bravement, il se rendit au bord de la plage et posa le sabot sur la première vague qui se présenta.

Ô merveille ! la vague devint aussitôt dure comme une corne de saint Joseph. Il risqua un second sabot sur une seconde vague, qui s’empressa de durcir comme la première, et, ma foi, voilà notre âne qui, gambadant tout à son aise, s’en fut jusqu’à l’île de Chypre à pied. Il visita successivement Rhodes, Candie, Malte, la Sicile, broutant en route des chardons qui poussaient tout exprès sur les flots durcis, et enfin il arriva au bout du golfe de Venise. Seulement, à cette époque, Venise n’existait pas encore. Il n’y avait que la place de cette ville féerique au sujet de laquelle on devait dire plus tard : « Voir Venise et mourir ! » Aussi, notre âne touriste, après avoir braqué sa lorgnette dans toutes les directions et vu qu’il ne voyait rien, reprit sa valise et son carton à chapeau et se dirigea vers Vérone.

Ce fut dans cette ville qu’il termina ses jours, entouré d’une grande vénération et accomplissant de grands miracles. De nos jours encore, on adore à Vérone les reliques du saint âne, lesquelles sont précieusement enchâssées à l’église Notre-Dame-des-Orgues. Deux fois par an, on promène en grande procession, par les rues, sa bienheureuse carcasse.

Un âne qui a le droit d’être jaloux de cette idolâtrie, c’est l’âne de la fuite en Égypte. Comme celui de Vérone, il a eu l’honneur de porter le Christ. Pourquoi donc des préférences en faveur de son collègue ? — Et l’on viendrait nous dire une fois de plus que Dieu est juste ?… Ah ! non, alors !


  1. Les évangélistes ne sont pas d’accord sur la monture de Jésus — Luc, Marc et Jean ne parlent que d’un ânon, Matthieu soutient qu’il y avait une ânesse et son ânon. — D’autre part, Matthieu, Marc et Luc avouent la filouterie du Christ ; Jean, lui, a un mot adorable. « Jésus, dit-il, ayant trouvé un ânon, monta dessus, afin d’accomplir la parole des prophètes. »
  2. La Vie de Jésus, par l’abbé Fouard, tome 2, page 210.