La Vie de Marianne (éd. Charpentier)/Partie 04

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La Vie de Marianne (1731-1740)
Texte établi par Jules JaninG. Charpentier (p. 142-189).


QUATRIÈME PARTIE


Je ris en vous envoyant ce paquet, madame. Les différentes parties de l’histoire de Marianne se suivent ordinairement de fort loin. J’ai coutume de vous les faire attendre très longtemps ; il n’y a que deux mois que vous avez reçu la troisième, et il me semble que je vous entends dire : Encore une troisième partie ! a-t-elle oublié qu’elle me l’a envoyée !

Non, madame, non : c’est que c’est la quatrième ; rien que cela, la quatrième. Vous voilà bien étonnée, n’est-ce pas ? voyez si je ne gagne pas à avoir été paresseuse : peut-être qu’en ce moment vous me savez bon gré de ma diligence, et vous ne la remarqueriez pas si j’avais coutume d’en avoir.

À quelque chose nos défauts sont bons. On voudrait bien que nous ne les eussions pas ; mais on les supporte, et on nous trouve plus aimables de nous en corriger quelquefois, que nous ne le paraîtrions avec les qualités contraires.

Vous souvenez-vous de M. de … ? C’était un grondeur éternel, et d’une physionomie à l’avenant. Avait-il un quart d’heure de bonne humeur, on l’aimait plus dans ce quart d’heure qu’on ne l’eût aimé pendant toute une année, s’il avait toujours été agréable : de mémoire d’homme on n’avait vu tant de grâces à personne.

Mais commençons cette quatrième partie ; peut-être avez-vous besoin de la lire pour la croire ; et avant de continuer mon récit, venons au portrait de ma bienfaitrice, que je vous ai promis, avec celui de la dame qu’elle a amenée, et à qui dans la suite j’ai eu des obligations dignes d’une reconnaissance éternelle.

Quand je dis que je vais vous faire le portrait de ces deux dames, j’entends que je vous en donnerai quelques traits. On ne saurait rendre en entier ce que sont les personnes ; du moins cela ne me serait pas possible ; je connais bien mieux celles avec qui je vis, que je ne les définirais ; il y a des choses en elles que je ne saisis point assez pour les dire, et que je n’aperçois que pour moi, et non pas pour les autres : ou, si je les disais, je les dirais mal ; ce sont des objets de sentiment si compliqués, et d’une netteté si délicate, qu’ils se brouillent dès que ma réflexion s’en mêle ; je ne sais pas par où les prendre pour les exprimer ; de sorte qu’ils sont en moi, et non pas à moi.

N’êtes-vous pas de même ? Il me semble que mon âme, en mille occasions, en sait plus qu’elle n’en peut dire, et qu’elle a un esprit à part, qui est bien supérieur à celui que j’ai d’ordinaire. Je crois aussi que les hommes sont bien au-dessus de tous les livres qu’ils font. Mais cette pensée me mènerait trop loin : revenons à nos dames et à leur portrait. En voici un qui sera un peu étendu, du moins j’en ai peur : et je vous en avertis, afin que vous choisissiez, ou de le passer, ou de le lire.

Ma bienfaitrice, que je ne vous ai pas encore nommée, s’appelait madame de Miran ; elle pouvait avoir cinquante ans. Quoiqu’elle eût été belle femme, elle avait quelque chose de si bon et de si raisonnable dans la physionomie, que cela avait dû nuire à ses charmes, et les empêcher d’être aussi piquants qu’ils auraient dû l’être. Quand on a l’air si bon, on en paraît moins belle ; un air de franchise et de bonté si dominant est tout à fait contraire à la coquetterie ; il ne fait songer qu’au bon caractère d’une femme, et non pas à ses grâces ; il rend la belle personne plus estimable, mais son visage plus indifférent ; de sorte qu’on est plus content d’être avec elle que de la regarder.

Et voilà, je pense, comme on avait été avec madame de Miran ; on ne prenait pas garde qu’elle était belle femme, mais seulement la meilleure femme du monde. Aussi, m’a-t-on dit, n’avait-elle guère fait d’amants, mais beaucoup d’amis, et même d’amies ; ce que je n’ai point de peine à croire, vu cette innocence d’intention qu’on voyait en elle, vu cette mine simple, consolante et paisible qui devait rassurer l’amour-propre de ses compagnes, et la faisait plus ressembler à une confidente qu’à une rivale.

Les femmes ont le jugement sûr là-dessus. Leur propre envie de plaire leur apprend tout ce que vaut un visage de femme, quel qu’il soit, beau ou laid, il n’importe : ce qu’il a de mérite, fût-il imperceptible, elles l’y découvrent, et ne s’y fient pas : mais il y a des beautés entre elles qu’elles ne craignent point ; elles sentent fort bien que ce sont des beautés sans conséquence ; et apparemment que c’était ainsi qu’elles avaient jugé de madame de Miran.

Or, à cette physionomie plus louable que séduisante, à ces yeux qui demandaient plus d’amitié que d’amour, cette chère dame joignait une taille bien faite, et qui aurait été galante si madame de Miran l’avait voulu ; mais qui, faute de cela, n’avait jamais que des mouvements naturels et nécessaires, et tels qu’ils pouvaient partir de l’âme du monde de la meilleure foi.

Quant à l’esprit, je crois qu’on n’avait jamais dit aussi qu’elle en manquât. C’était de ces esprits qui satisfont à tout sans se faire remarquer en rien ; qui ne sont ni forts ni faibles, mais doux et sensés ; qu’on ne critique ni qu’on ne loue, mais qu’on écoute.

Fût-il question des choses les plus indifférentes, madame de Miran ne pensait rien, ne disait rien qui ne se sentît de cette abondance de bonté qui faisait le fond de son caractère.

Et n’allez pas croire que ce fût une bonté sotte, aveugle, de ces bontés d’une âme faible et pusillanime, et qui paraissent risibles même aux gens qui en profitent.

Non, la sienne était une vertu ; c’était le sentiment d’un cœur excellent ; c’était cette bonté proprement dite, qui tiendrait lieu de lumière, même aux personnes qui n’auraient point d’esprit, et qui, parce qu’elle est vraie bonté, veut avec scrupule être juste et raisonnable, et n’a plus envie de faire un bien, dès qu’il en arriverait un mal.

Je ne vous dirai pas même que madame de Miran eût ce qu’on appelle de la noblesse d’âme ; ce serait aussi confondre les idées : la bonne qualité que je lui donne était quelque chose de plus simple, de plus aimable, de moins brillant. Souvent ces gens qui ont l’âme noble ne sont pas les meilleurs cœurs du monde, ils s’entêtent trop de la gloire et du plaisir d’être généreux, et négligent par là bien des petits devoirs. Ils aiment à être loués, et madame de Miran ne songeait pas seulement à être louable ; jamais elle ne fut généreuse à cause qu’il était beau de l’être, mais à cause que vous aviez besoin qu’elle le fût ; son but était de vous mettre en repos, afin d’y être aussi sur votre compte.

Lui marquiez-vous beaucoup de reconnaissance ? ce qui l’en flattait le plus, c’est que c’était signe que vous étiez content. Quand on remercie tant d’un service, apparemment qu’on se trouve bien de l’avoir reçu, et voilà ce qu’elle aimait à penser de vous : de tout ce que vous lui disiez, il n’y avait que votre joie qui la récompensait.

J’oubliais une chose assez singulière, c’est que, quoiqu’elle ne se vantât jamais des belles actions qu’elle faisait, vous pouviez vous vanter des vôtres avec elle en toute sûreté, et sans craindre qu’elle y prît garde ; le plaisir de vous entendre dire que vous étiez bon, ou que vous l’aviez été, lui fermait les yeux sur votre vanité, ou lui persuadait qu’elle était fort légitime ; aussi contribuait-elle à l’augmenter tant qu’elle pouvait : oui, vous aviez raison de vous estimer, il n’y avait rien de plus juste ; et à peine pouviez-vous trouver autant de mérite qu’elle vous en trouvait elle-même.

À l’égard de ceux qui s’estiment à propos de rien, qui sont glorieux de leur rang ou de leurs richesses, gens insupportables et qui fâchent tout le monde, ils ne fâchaient point madame de Miran ; elle ne les aimait pas, voilà tout ; ou bien elle avait pour eux une antipathie froide, tranquille et polie.

Les médisants par babil, je veux dire ces gens à bons mots contre les autres, à qui pourtant ils n’en veulent point, la fatiguaient un peu davantage, parce que leur défaut choquait sa bonté naturelle, au lieu que les glorieux ne choquaient que sa raison et la simplicité de son caractère.

Elle pardonnait aux grands parleurs, et riait bonnement en elle-même de l’ennui qu’ils lui donnaient, et dont ils ne se doutaient pas.

Trouvait-elle des esprits bizarres, entêtés, qui n’entendaient pas raison ? elle prenait patience, et n’en était pas moins leur amie. Eh bien ! c’étaient d’honnêtes gens qui avaient leurs petits défauts : chacun n’avait-il pas les siens ? et voilà qui était fini. Tout ce qui n’était que faute de jugement, que petitesse d’esprit, bagatelle que cela avec elle ; son bon cœur ne l’abandonnait pour personne, ni pour les menteurs qui lui faisaient pitié, ni pour les fripons qui la scandalisaient sans la rebuter, pas même pour les ingrats qu’elle ne comprenait pas. Elle ne se refroidissait que pour les âmes malignes ; elle aurait pourtant servi les personnes de cette espèce, mais à contre-cœur et sans goût : c’étaient là ses vrais méchants, les seuls qui étaient brouillés avec elle, et contre qui elle avait une rancune secrète et naturelle qui l’éloignait d’eux sans retour.

Une coquette qui voulait plaire à tous les hommes était plus mal dans son esprit qu’une femme qui en aurait aimé quelques-uns plus qu’il ne fallait ; c’est qu’à son gré il y avait moins de mal à s’égarer qu’à vouloir égarer les autres ; et elle aimait mieux qu’on manquât de sagesse que de loyauté, qu’on eût le cœur faible, que l’esprit impertinent et corrompu.

Madame de Miran avait plus de vertus morales que de chrétiennes, respectait plus les exercices de sa religion qu’elle n’y satisfaisait ; honorait fort les vrais dévots, sans songer à devenir dévote ; aimait plus Dieu qu’elle ne le craignait, et concevait sa justice et sa bonté un peu à sa manière, et le tout avec plus de simplicité que de philosophie ; c’était son cœur, et non pas son esprit qui philosophait là-dessus.

Telle était madame de Miran, sur qui j’aurais encore bien des choses à dire, mais à la fin je serais trop longue ; et si par hasard vous trouviez déjà que je l’ai été trop, songez que c’est ma bienfaitrice, et que je suis bien excusable de m’être un peu oubliée dans le plaisir que j’ai eu de parler d’elle.

Il vous revient encore un portrait, celui de la dame avec qui elle était : mais ne craignez rien, je vous en fais grâce à présent, et en vérité je me l’épargne à moi-même ; car je soupçonne qu’il ne sera pas court non plus, qu’il ne sera pas même aisé : et il est bon que nous reprenions toutes deux haleine. Je vous le dois pourtant, et vous l’aurez pour l’acquit de mon exactitude. Je vois d’ici où je le placerai dans cette quatrième partie ; mais je vous assure que ce sera dans les dernières pages, et peut-être ne serez-vous pas fâchée de l’y trouver. Vous pouvez du moins vous attendre à du singulier. Vous venez de voir un excellent cœur ; celui que j’ai encore à vous peindre le vaudra bien, et sera pourtant différent. À l’égard de l’esprit, ce sera toute la force de celui des hommes mêlée avec toute la délicatesse de celui des femmes.

Continuons mon récit. Bonjour, ma fille, me dit madame de Miran, en entrant dans le parloir, voici une dame qui a voulu vous voir, parce que je lui ai dit du bien de vous ; et je serai ravie aussi qu’elle vous connaisse, afin qu’elle vous aime. Eh bien madame, ajouta-t-elle en s’adressant à son amie, la voilà : comment la trouvez-vous ? n’est-il pas vrai ; que ma fille est gentille ?

Non, madame, reprit cette amie d’un air caressant, non, elle n’est pas gentille : ce n’est pas là ce qu’il faut dire, s’il vous plaît : vous en parlez avec la modestie d’une mère. Pour moi, qui suis une étrangère, il m’est permis de dire franchement ce que j’en pense, et ce qui en est ; c’est qu’elle est charmante, et qu’en vérité je ne sache point de figure plus aimable ni d’un air plus noble.

Je baissai les yeux à un discours si flatteur, et je ne sus répondre qu’en rougissant. On s’assit, la conversation s’engagea. Y a-t-il rien dans la physionomie de mademoiselle qui pronostique les infortunes qu’elle a essuyées ? dit madame Dorsin (c’était le nom de la dame en question). Mais il faut tôt ou tard que chacun ait ses malheurs dans ce monde ; et voilà les siens passés, j’en suis sûre.

Je le crois aussi, madame, répondis-je modestement. Puisque j’ai rencontré madame, et qu’elle a la bonté de s’intéresser à moi, c’est un grand signe que mon bonheur commence. C’était de madame de Miran que je parlais, comme vous le voyez, et qui, avançant sa main à la grille pour me prendre la mienne, dont je ne pus lui passer que trois ou quatre doigts, me dit : Oui, Marianne, je vous aime, et vous le méritez bien ; soyez désormais sans inquiétude ; ce que j’ai fait pour vous n’est encore rien, n’en parlons point. Je vous ai appelé ma fille ; imaginez-vous que vous l’êtes, et que je vous aimerai autant que si vous l’étiez.

Cette réponse m’attendrit, mes yeux se mouillèrent : je tâchai de lui baiser la main, dont elle ne put à son tour m’abandonner que quelques doigts.

Aimable enfant ! s’écria là-dessus madame Dorsin ; savez-vous que je suis un peu jalouse de vous, madame, et qu’elles vous aime de si bonne grâce que je prétends en être aimée aussi, moi ? faites comme il vous plaira, vous êtes sa mère ; et je veux du moins être son amie : n’y consentez-vous pas, mademoiselle ?

Moi, madame, repris-je, le respect m’empêche de dire qu’oui, je n’ose prendre cette liberté-la ; mais si ce que vous me dites m’arrivait, ce serait encore aujourd’hui un des plus heureux jours de ma vie. Vous avez raison, ma fille, me dit madame de Miran ; et le plus grand service qu’on puisse vous rendre, c’est de prier madame de vous tenir parole, et de vous accorder son amitié. Vous la lui promettez, madame ? ajouta-t-elle en parlant à madame Dorsin, qui, de l’air du monde le plus prévenant, dit sur-le-champ : Je la lui donne, mais à condition qu’après vous, il n’y aura personne qu’elle aimera autant que moi.

Non, non, dit madame de Miran, vous ne vous rendez pas justice ; et moi je lui défends bien de mettre entre nous là-dessus la moindre différence, et j’ose vous répondre qu’elle m’obéira de reste. Je baissai encore les yeux, en disant très sincèrement que j’étais confuse et charmée.

Madame de Miran regarda de suite à sa montre : Il est plus tard que je ne croyais, dit-elle, et il faut que je m’en aille bientôt. Je ne vous vois aujourd’hui qu’en passant, Marianne ; j’ai beaucoup de visites à faire : d’ailleurs je me sens abattue et veux rentrer de bonne heure chez moi. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, j’ai eu mille choses dans l’esprit qui m’en ont empêchée.

Mais en effet, madame, repris-je, j’ai cru vous voir un peu triste (et cela était vrai), et j’en ai été inquiète ; est-ce que vous auriez du chagrin ?

Oui, reprit-elle, j’ai un fils qui est un fort honnête homme, dont j’ai toujours été très contente, et dont je ne le suis pas aujourd’hui. On veut le marier, il se présente un parti très avantageux pour lui. Il est question d’une fille riche, aimable, fille de condition, dont les parents paraissent souhaiter que le mariage se fasse ; mon fils lui-même, il y a plus d’un mois, a consenti que des amis communs s’en mêlassent. On l’a mené chez la jeune personne, il l’a vue plus d’une fois, et depuis quelques semaines il néglige de conclure. Il semble qu’il ne s’en soucie plus ; et sa conduite me désole, d’autant plus que c’est une espèce d’engagement que j’ai pris avec une famille considérable, à qui je ne sais que dire pour excuser la tiédeur choquante qu’il montre aujourd’hui.

Elle ne durera pas, je ne saurais le croire, reprit madame Dorsin, et je vous le répète, votre fils n’est point un étourdi ; c’est un jeune homme qui a de l’esprit, de la raison, de l’honneur. Vous savez sa tendresse, ses égards et son respect pour vous, et je suis persuadée qu’il n’y a rien à craindre. Il viendra demain dîner chez moi ; il m’écoute ; laissez-moi faire, je lui parlerai : car de dire que cette petite fille tient on vous a parlé, et qu’il a rencontrée en revenant de la messe, l’ait dégoûté du mariage en question, je vous l’ai déjà dit, c’est ce qui ne m’entrera jamais dans l’esprit.

En revenant de la messe, madame ! dis-je alors un peu étonnée à cause de la conformité que cette aventure avait avec la mienne (vous vous souvenez que c’était au retour de l’église que j’avais rencontré Valville), sans compter que le mot de petite fille était assez dans le vrai.

Oui, en revenant de la messe, me répondit madame Dorsin, ils en sortaient tous deux ; et il n’y a point d’apparence qu’ils se soient vus depuis.

Eh ! que sait-on ? On la fait si jolie que cela m’alarme, repartit madame de Miran ; et puis, vous savez, quand elle fut partie, les mesures qu’il prit pour la connaître.

Des mesures ! autre motif pour moi d’écouter.

Eh ! mon Dieu, madame, à quoi vous arrêtez-vous là ? s’écria madame Dorsin. Elle est jolie, à la bonne heure ! mais y a-t-il moyen de penser qu’une grisette lui ait tourné la tête ? car il n’est question que d’une grisette, ou tout au plus de la fille de quelque petit bourgeois, qui s’était mise dans ses beaux atours à cause du jour de fête.

Un jour de fête ! ah ! Seigneur, quelle date ! est-ce que ce serait moi ? dis-je encore en moi-même, toute tremblante, et n’osant plus faire des questions.

Oh ! je vous demande, ajouta madame Dorsin, si une fille de quelque distinction va seule dans les rues, sans laquais, sans quelqu’un avec elle, comme on a trouvé celle-ci, à ce qu’on vous a dit ; et qui plus est, c’est qu’elle se jugea elle-même, et qu’elle vit bien que votre fils ne lui convenait pas, puisqu’elle ne voulut ni qu’on la ramenât, ni dire qui elle était, ni où elle demeurait : ainsi quand on le supposerait si amoureux d’elle, où la retrouvera-t-il ? Il a pris des mesures, dites-vous ? ses gens rapportent qu’il fit courir un laquais après le fiacre qui l’emmenait. (Ah ! que le cœur me bat ici !) Mais, est-ce qu’on peut suivre un fiacre ? Et d’ailleurs, ce même laquais, que vous avez interrogé, vous a dit qu’il avait eu beau courir après, et qu’il l’avait perdu de vue.

Bon ! tant mieux, pensais-je ici, ce n’est plus moi ; le laquais qui me suivit me vit descendre à ma porte.

Ce garçon vous trompe, continua madame Dorsin ; il est dans la confidence de son maître, dites-vous ?

Ahi ! ahi ! cela se pourrait bien ; c’est moi qui me le disais.

Eh bien ! soit ; je veux qu’il ait vu arrêter le fiacre (c’est la dame qui parle), et que votre fils ait su où demeure la petite fille : qu’en concluez-vous ? qu’il s’est pris de belle passion pour elle, qu’il va lui sacrifier sa fortune et sa naissance ; qu’il va oublier ce qu’il est, ce qu’il vous doit, ce qu’il se doit à lui-même, et qu’il ne veut plus ni aimer ni épouser qu’elle ? En vérité, est-ce là votre fils ? Le reconnaissez-vous à de pareilles extravagances ? Eh ! c’est à peine ce qu’on pourrait craindre d’un imbécile ou d’un écervelé reconnu pour tel. Je veux croire que la fille lui a plu, mais de la façon dont lui devait plaire une fille de cette sorte-là, à qui on ne s’attache point, et qu’un homme de son âge et de sa condition tâche de connaître par goût de fantaisie, et pour voir jusqu’où cela le mènera : c’est tout ce qu’il en peut être. Ainsi, soyez tranquille, je vous garantis que nous le marierons, si nous n’avons que les charmes de la petite aventurière à combattre. Voilà quelque chose de bien redoutable !

Petite aventurière ! le terme était encore de mauvais augure. Je ne m’en tirerai jamais, me disais-je : cependant, si ces dames en étaient demeurées là, je n’aurais su affirmativement ni qu’espérer, ni que craindre ; mais madame de Miran va éclaircir la chose.

Je serais assez de votre ais, répondit-elle d’un air inquiet, si on ne disait pas que mon fils est triste et de méchante humeur depuis le jour de cette malheureuse aventure, et il est constant que je l’ai trouvé tout changé. Mon fils est naturellement gai, vous le savez ; et je ne le vois plus que sombre, que distrait, que rêveur : ses amis mêmes s’en aperçoivent. Le chevalier qu’il ne quittait point, et avec qui il est si lié, le fatigue et l’importune : il lui fit dire hier qu’il n’y était pas. Ajoutez à cela les courses de ce même laquais dont je vous ai parlé, que mon fils dépêche quatre fois par jour, et avec qui, quand il revient, il a toujours de fort longs entretiens. Ce n’est pas là tout ; j’oubliais de vous dire une chose : c’est que j’ai été ce matin parler au chirurgien qu’on alla chercher pour visiter le pied de la petite personne.

Oh ! pour le coup, me voici comme dans mon cadre. À l’article du pied, figurez-vous la pauvre petite orpheline anéantie ; je ne sais pas comment je pus respirer avec l’effroyable battement de cœur qui me prit.

Ah ! c’est donc moi, me dis-je : il me sembla que je sortais de l’église, que je me voyais encore dans cette rue où je tombai avec ces maudits habits que M. de Glimal m’avait donnés, avec toutes ces parures qui me valaient le titre de grisette en ses beaux atours des jours de fête.

Quelle situation pour moi, madame ! et ce que j’y sentais de plus humiliant et de plus fâcheux, c’est que cet air si noble et si distingué, que madame Dorsin en entrant avait dit que j’avais, et que madame de Miran me trouvait aussi, ne tenait à rien dès qu’on me connaîtrait : m’appartenait-il de venir rompre un mariage tel que celui dont il était question ?

Oui, Marianne avait l’air d’une fille de condition, pourvu qu’elle n’eût point d’autre tort que d’être infortunée, et que ses grâces n’eussent causé aucun désordre ; mais Marianne aimé de Valville, Marianne coupable du chagrin qu’il donnait à sa mère, pouvait fort bien redevenir grisette, aventurière et petite fille, dont on ne se soucierait plus, qui indignerait, et qui était bien hardie d’oser toucher le cœur d’un honnête homme.

Mais, achevons d’écouter madame de Miran, qui continue, à qui, dans la suite de son discours, il échappera quelques traits qui me ranimeront, et qui en est au chirurgien à qui elle alla parler.

Et qui m’a dit de bonne foi, continua-t-elle, que la jeune enfant était fort aimable, qu’elle avait l’air d’une fille de très bonne famille, et que mon fils, dans toutes ses façons, avait marqué un vrai respect pour elle ; et c’est ce respect qui m’inquiète : j’ai peine, quoi que vous disiez, à la concilier avec l’idée que j’ai d’une grisette. S’il l’aime, et qu’il la respecte, il l’aime donc beaucoup ; il l’aime donc d’une manière qui sera dangereuse, et peut le mener très loin. Vous concevez bien d’ailleurs que tout cela n’annonce pas une fille sans éducation et sans mérite ; et si mon fils a de certains sentiments pour elle, je le connais, je n’en espère plus rien ; ce sera justement parce qu’il a des mœurs, de la raison et le caractère d’un honnête homme, qu’il n’y aura presque point de remède à ce misérable penchant qui l’aura surpris pour elle, s’il la croit digne de sa tendresse et de son estime.

Or, mettez-vous à la place de l’orpheline, et voyez, je vous prie, que de tristes considérations à la fois ! Doucement pourtant ; il s’y en joignait une qui était bien agréable.

Avez-vous pris garde à cette mélancolie où, disait-on, Valville était tombé depuis le jour de notre connaissance ? Avez-vous remarqué ce respect que le chirurgien disait qu’il avait eu pour moi ? Vraiment mon cœur, tout troublé, tout effrayé qu’il avait été d’abord, avait bien recueilli ces petits traits-là ; et ce que madame de Miran avait conclu de ce respect ne lui était pas échappé non plus.

S’il la respecte, il l’aime donc beaucoup, avait-elle dit, et j’étais tout à fait de son avis ; la conséquence me paraissait fort sensée et fort satisfaisante : de sorte qu’en ce moment j’avais de la honte, de l’inquiétude et du plaisir ; mais ce plaisir était si doux, cette idée d’être véritablement aimée de Valville eut tant de charmes, m’inspira des sentiments si désintéressés et si raisonnables, me fit penser si noblement ; enfin, le cœur est de si bonne composition quand il est content en pareil cas, que vous allez être édifiée du parti que je pris ; oui, vous allez voir une action qui prouva que Valville avait eu raison de me respecter.

Je n’étais rien, je n’avais rien qui pût me faire considérer ; mais à ceux qui n’ont ni rang ni richesses qui en imposent, il leur reste une âme, et c’est beaucoup ; c’est quelquefois plus que le rang et la richesse, elle peut faire face à tout. Voyons comment la mienne me tirera d’affaire.

Madame Dorsin répliqua encore quelque chose à madame de Miran sur ce qu’elle venait de dire.

Cette dernière se leva pour s’en aller, et dit : Puisqu’il dîne demain chez vous, tâchez donc de le disposer à ce mariage ; pour moi, qui ne puis me rassurer sur l’aventure en question, j’ai envie, à tout hasard, de mettre quelqu’un après mon fils ou après son laquais, quelqu’un qui les suive l’un ou l’autre, et qui me découvre où ils vont : peut-être saurai-je par là quelle est la petite fille, supposé qu’il s’agisse d’elle, et il ne sera pas inutile de la connaître. Adieu, Marianne ; je vous reverrai dans deux ou trois jours.

Non, lui dis-je en laissant tomber quelques larmes, non, madame ; voilà qui est fini : il ne faut plus me voir, il faut m’abandonner à mon malheur : il me suit partout, et Dieu ne veut pas que j’aie jamais de repos.

Quoi ! que voulez-vous dire ? me répondit-elle ; qu’avez-vous, ma fille ? D’où vient que je vous abandonnerais ?

Ici mes pleurs coulèrent avec tant d’abondance, que je restai quelque temps sans pouvoir prononcer un mot.

Tu m’inquiètes, ma chère enfant ; pourquoi donc pleures-tu ? ajouta-t-elle en me présentant sa main comme elle avait déjà fait quelques moments auparavant. Mais je n’osais plus lui donner la mienne. Je me reculai honteuse, et avec des paroles entrecoupées de sanglots : Hélas ! madame, arrêtez, lui dis-je ; vous ne savez pas à qui vous parlez, ni à qui vous témoignez tant de bontés. Je crois que c’est moi qui suis votre ennemie, que c’est moi qui vous cause le chagrin que vous avez.

Comment ! Marianne, reprit-elle étonnée, vous êtes celle que Valville a rencontrée, et qu’on porta au logis ? Oui, madame, c’est moi-même, lui dis-je, je ne suis pas assez ingrate pour vous le cacher ; ce serait une trahison affreuse, après tous les soins que vous avez pris de moi, et que vous voyez bien que je ne mérite pas, puisque c’est un malheur pour vous que je sois au monde ; et voilà pourquoi je vous dis de m’abandonner. Il n’est pas naturel que vous teniez lieu de mère à une fille orpheline que vous ne connaissez pas, pendant qu’elle vous afflige, et que c’est pour l’avoir vue que votre fils refuse de vous obéir. Je me trouve bien confuse de voir que vous m’ayez tant aimée, vous qui devez me vouloir tant de mal. Hélas ! vous y êtes bien trompée, et je vous en demande pardon.

Mes pleurs continuaient ; ma bienfaitrice ne me répondait point, mais elle me regardait d’un air attendri, et presque la larme à l’œil elle-même.

Madame, lui dit son amie en s’essuyant les yeux, en vérité cette enfant me touche ; ce qu’elle vient de vous dire est admirable : voilà une belle âme, un beau caractère !

Madame de Miran se taisait encore, et me regardait toujours.

Vous dirai-je à quoi je pense ? reprit tout de suite madame Dorsin : vous êtes le meilleur cœur du monde, et le plus généreux ; mais je me mets à votre place, et après cet événement-ci il se pourrait fort bien que vous eussiez quelque répugnance à la voir davantage ; il faudra peut-être que vous preniez sur vous pour lui continuer vos soins. Voulez-vous me la laisser ? Je me charge d’elle en attendant que tout ceci se passe. Je ne prétends pas vous l’ôter, elle y perdrait trop ; et je vous la rendrai dès que le mariage de votre fils sera conclu, et que vous me la redemanderez.

À ce discours, je levai les yeux sur elle d’un air humble et reconnaissant, à quoi je joignis une très humble et très légère inclination de tête ; je dis légère, parce que je compris dans mon cœur que je devais la remercier avec discrétion, et qu’il fallait bien paraître sensible à ses bontés, mais non pas faire penser qu’elles me consolassent, comme en effet elles ne me consolaient pas. J’accompagnai le tout d’un soupir ; après quoi madame Dorsin, reprenant la parole, dit à ma bienfaitrice : Voyez, consultez-vous.

De grâce, un moment, répondit madame de Miran : tout à l’heure je vais vous répondre : laissez-moi auparavant m’informer d’une chose.

Marianne, me dit-elle, n’avez-vous point eu de nouvelles de mon fils depuis que vous êtes ici ?

Hélas ! madame, répondis-je, ne m’interrogez point là-dessus ; je suis si malheureuse, que je n’aurai encore que des sujets de douleur à vous donner, et vous n’en serez que plus en colère contre moi ; il est juste que vous m’ôtiez votre amitié, et que vous laissiez là une fille qui vous est si contraire ; mais il ne vous servira de rien de la haïr davantage, et je voudrais m’exempter de cela. Ce n’est pas que je refuse de vous dire la vérité ; je sais bien que je suis obligée de vous la dire, c’est la moindre chose que je vous doive ; mais ce qui me retient, c’est la peine qu’elle vous fera, c’est la rancune que vous en prendrez contre moi, et toute l’affliction que j’en aurai moi-même.

Non, ma fille, non, reprit madame de Miran ; parlez hardiment, et ne craignez rien de ma part : Valville sait-il où vous êtes ? est-il venu ici ?

Ce discours redoubla mes larmes ; je tirai ensuite de ma poche la lettre que j’avais reçue de Valville et que je n’avais pas décachetée ; et la lui présentant d’une main tremblante : Je ne sais, lui dis-je à travers mes sanglots, comment il a pu découvrir que j’étais ici, mais voilà ce qu’il vient de me donner lui-même.

Madame de Miran la prit en soupirant, l’ouvrit, la parcourut, et jeta les yeux sur son amie, qui fixa aussi les siens sur elle ; elles furent toutes deux assez longtemps à se regarder sans se rien dire ; il me sembla même que je les vis pleurer un peu : et puis madame Dorsin, en secouant la tête : Ah ! madame, dit-elle, je vous demandais Marianne ; mais je ne l’aurai pas, vous la garderez pour vous.

Oui, c’est ma fille plus que jamais, répondit ma bienfaitrice, avec un attendrissement qui ne lui permit de dire que ce peu de mots, et sur-le-champ elle me tendit une troisième fois la main, que je pris alors du mieux que je pus, et que je baisai mille fois à genoux, si attendrie moi-même, que j’en étais comme suffoquée. Il se passa en même temps un moment de silence qui fut si touchant, que je ne saurais encore y penser sans me sentir remuée jusqu’au fond de l’âme.

Ce fut madame Dorsin qui le rompit la première. Est-ce qu’il n’y a pas moyen que je l’embrasse ? s’écria-t-elle. Je n’ai de ma vie été si émue que je le suis ; je ne sais plus qui des deux j’aime le plus, ou de la mère, ou de la fille.

Ah çà ! Marianne, me dit madame de Miran, quand tous nos mouvements furent calmés, qu’il ne vous arrive donc plus, tant que je vivrai, de dire que vous êtes orpheline ; entendez-vous ? Venons à mon fils.

C’est sans doute madame Dutour, cette marchande chez qui vous demeuriez, qui lui aura dit où vous êtes.

Apparemment, répondis-je ; je ne le lui ai pourtant pas dit à elle-même, et je n’avais garde, puisque j’ignorais le nom du couvent quand j’y suis entrée ; mais l’homme dont j’ai été obligée de me servir pour faire porter mes hardes ici, est de son quartier ; ce sera lui qui le lui aura appris : et puis M. de Valville, qui me fit suivre par un laquais, lorsque je sortis de chez lui en fiacre, et qui a su que j’étais descendue chez madame Dutour, a sans doute interrogé cette bonne dame, qui n’aura pas manqué de lui apprendre tout ce qu’elle en savait ; c’est ce que j’en puis juger ; car pour moi, il n’y a point de ma faute : je n’ai jamais contribué en rien à tout ce qui est arrivé, et une marque de cela, c’est que depuis ce temps-là je n’ai entendu parler de M. de Valville que d’aujourd’hui ; il ne m’a donné sa lettre que cet après-midi, encore ne me l’a-t-il rendue que par finesse.

Je n’eus pas plutôt lâché ce dernier mot que j’en sentis toute la conséquence : c’était engager madame de Miran à m’en demander l’explication ; le déguisement de Valville était un article que j’aurais peut-être soustrait à sa connaissance, sans blesser la sincérité dont je me piquais avec elle ; et j’étais indiscrète à force de candeur.

Mais enfin le mot était dit, et madame de Miran n’avait plus besoin que l’expliquasse, elle savait déjà ce qu’il signifiait. Par finesse ! me répondit-elle ; je suis donc au fait, et voici comment.

C’est qu’en sortant de carrosse dans la cour du couvent, j’ai vu par hasard un jeune homme en livrée qui descendait de ce parloir-ci, et j’ai trouvé qu’il ressemblait tant à mon fils, que j’en ai été frappée ; j’ai même pensé vous le dire, madame. À la fin pourtant j’ai regardé cela comme une chose singulière à laquelle je n’ai plus fait d’attention : mais à présent, Marianne, que je sais que mon fils vous aime, je ne doute pas qu’au lieu d’un homme qui lui ressemblait, ce ne soit lui-même que j’ai vu tantôt ; n’est-il pas vrai ?

Hélas ! madame, lui dis-je après avoir hésité un instant, à peine arrivait-il quand vous êtes venue : j’ai pris sa lettre sans le regarder, et je ne l’ai reconnu qu’à un regard qu’il m’a jeté en partant ; je me suis écriée de surprise : on vous a annoncée, et il s’est retiré.

Du caractère dont il est, dit alors madame de Miran en parlant à son amie, il faut que Marianne ait fait une prodigieuse impression sur son cœur ; voyez à quoi il a pu se résoudre, et quelle démarche : prendre une livrée !

Oui, reprit madame Dorsin, cette action-là conclut qu’il l’aime beaucoup assurément, et voilà une physionomie qui le conclut encore mieux.

Mais ce mariage qui est presque arrêté, madame, dit ma bienfaitrice, cet engagement que j’ai pris de son propre aveu, comment s’en tirer ? Jamais Valville ne terminera ; je vous dirai plus, c’est que je serais fâchée qu’il épousât cette fille, prévenu d’une aussi forte passion que celle-ci me le paraît. Oh ! comment le guérir de cette passion !

L’en guérir, nous aurions de la peine, repartit madame Dorsin : mais je crois qu’il suffira de rendre cette passion raisonnable, et nous le pourrons avec le secours de mademoiselle ; c’est un bonheur que nous ayons affaire à elle ; nous venons de voir un trait du caractère de son cœur qui prouve de quoi sa tendresse et sa reconnaissance la rendront capable pour une mère comme vous ; or, pour déterminer votre fils à remplir vos engagements et les siens, il ne s’agit, de la part de votre fille, que d’un procédé qui sera bien digne d’elle ; c’est qu’il est seulement question qu’elle lui parle elle-même ; il n’y a qu’elle qui puisse lui faire entendre raison. Il vous obéirait pourtant si vous l’exigiez, j’en suis persuadée ; il vous respecte trop pour se révolter contre vous ; mais, comme vous dites fort bien, vous ne voulez pas le forcer, et vous pensez juste ; vous n’en feriez qu’un homme malheureux, qui le deviendrait par complaisance pour vous, qui ne se consolerait pas de l’être devenu, parce qu’il dirait toujours : Je pouvais ne pas l’être ; au lieu que Marianne, par mille raisons sans réplique, qu’elle saura lui dire avec douceur, qu’elle peut même paraître lui dire avec regret, en fera un homme bien convaincu qu’il l’aimerait en vain, qu’elle n’est pas en état de l’aimer, et par là lui calmera le cœur et le consolera de la nécessité où il s’est mis d’épouser la jeune personne qu’on lui destine ; de sorte qu’alors ce sera lui qui se mariera, et non pas vous qui le marierez. Voilà ce qui m’en semble.

C’est fort bien dit, reprit madame de Miran, et votre idée est très bonne : j’y ajouterai seulement une chose.

Ne serait-il pas à propos, pour achever de lui ôter toute espérance, que ma fille feignît de vouloir être religieuse, et ajoutât même qu’à cause de sa situation elle n’a point d’autre parti à prendre ? Ce que je dis là ne signifie rien au moins, Marianne, me dit-elle en s’interrompant. Ne croyez pas que ce soit pour vous insinuer de quitter le monde : j’en suis si éloignée, qu’il faudrait que je vous visse la vocation la plus marquée et la plus invincible pour y consentir, tant j’aurais peur que ce ne fût simplement que votre peu de fortune, ou l’inquiétude de l’avenir, ou la crainte de m’être à charge qui vous y engageât ; entendez-vous, ma fille ? Ainsi ne vous y trompez pas ; je n’envisage ici que mon fils, je ne prétends que vous indiquer le moyen de l’amener à mes fins, et de l’aider à surmonter un amour que vous ne méritez que trop qu’il ait pour vous, qu’il serait trop heureux d’avoir pris, et dont je serais charmée moi-même, sans les usages et les maximes du monde, qui, dans l’infortune où vous êtes, ne me permettent pas d’y acquiescer. Hélas ! cependant que vous manque-t-il ? Ce n’est ni la beauté, ni les grâces, ni la vertu, ni le bel esprit, ni l’excellent cœur ; et voilà pourtant tout ce qu’il y a de plus rare, de plus précieux ; voilà les vraies richesses d’une femme dans le mariage, et vous les avez à profusion : mais vous n’avez pas vingt mille livres de rentes ; on ne ferait aucune alliance en vous épousant ; on ne connait point vos parents, qui vous feraient peut-être beaucoup d’honneur ; et les hommes qui sont sots, qui pensent mal, et à qui pourtant je dois compte de mes actions là-dessus ; ne pardonnent point aux disgrâces dont vous souffrez, et qu’ils appellent des défauts.

La raison vous choisirait, la folie des usages vous rejette. Tout ce détail, je vous le fais par amitié, et afin que vous ne regardiez pas les secours que je vous demandé contre l’amour de Valville, comme un sujet d’humiliation pour vous.

Eh ! mon Dieu, madame, ma chère mère (puisque vous m’accordez la permission de vous appeler ainsi), que vous êtes bonne et généreuse ! m’écriai-je en me jetant à ses genoux, d’avoir tant d’attention, tant de ménagement pour une pauvre fille qui n’est rien, et qu’une autre personne que vous ne pourrait plus souffrir ! Eh ! mon Dieu, où serais-je sans la charité que vous avez pour moi ; songez-vous que sans ma mère j’aurais actuellement la confusion de demander ma vie à tout le monde ? et malgré cela, vous avez peur de m’humilier : y a-t-il un cœur comme le vôtre ?

Eh ! ma fille, s’écria-t-elle à son tour, qui est-ce qui n’aurait pas le cœur bon avec toi, chère enfant ? tu m’enchantes. Oh ! elle vous enchante, à la bonne heure, dit alors madame Dorsin : mais finissez toutes deux, car je n’y saurais tenir, vous m’attendrissez trop.

Revenons donc à ce que nous disions, reprit ma bienfaitrice. Puisque nous décidons qu’elle parlera à Valville, attendra-t-elle qu’il revienne la voir ? ou, pour aller plus vite, ne vaut-il pas mieux qu’elle lui écrive de venir ?

Sans difficulté, dit madame Dorsin ; qu’elle écrive : mais je suis d’avis auparavant que nous sachions ce qu’il lui dit dans la lettre que vous tenez, et que vous avez lue tout bas ; c’est ce qui règlera ce que nous devons faire. Oui, dis-je aussi d’un air simple et naïf, il faut voir ce qu’il pense, d’autant plus que j’ai oublié de vous dire que je lui écrivis le jour que je vins ici, une heure avant que d’y entrer. Eh ! pourquoi, Marianne ? me dit madame de Miran.

Hélas ! par nécessité, madame, répondis-je ; c’est que je lui envoyais un paquet où il y avait une robe que je n’ai mise qu’une fois, du linge et quelque argent ; et comme je ne voulais point garder ces vilains présents, je ne savais point la demeure de cet homme de considération dont je vous ai parlé, qui avait fait semblant de me mettre par pitié chez madame Dutour, et qui avait pourtant des intentions si malhonnêtes, j’écrivis à M. de Valville, qui savait où il demeurait, pour le prier d’avoir la bonté de lui faire tenir le paquet de ma part.

Eh ! par quel hasard, dit madame de Miran, mon fils savait-il donc la demeure de cet homme-là ?

Eh ! madame, vous allez encore être étonnée, répondis-je ; il la sait, parce que c’est son oncle. Quoi reprit-elle, M. de Climal ! C’est lui-même, repris-je. C’était à lui que ce bon religieux dont je vous ai parlé m’avait menée, et ce fut chez vous que j’appris qu’il était l’oncle de M. de Valville, parce qu’il y vint une demi-heure après qu’on m’y eut portée le jour de ma chute : et ce fut lui aussi que M. de Valville surprit l’après-midi à mes genoux, chez la marchande de linge, dans l’instant qu’il m’entretenait de son amour pour la première fois, et qu’il voulait, disait-il, me loger dès le lendemain bien loin de là, afin de me voir plus en secret, et de m’éloigner du voisinage de M. de Valville.

Juste ciel ! que m’apprenez-vous ? s’écria-t-elle ; quelle faiblesse dans mon frère ! Madame, ajouta-t-elle à son amie, au nom de Dieu, ne dites mot de ce que vous venez d’entendre. Si jamais une aventure comme celle-là venait à être sue, jugez du tort qu’elle ferait à M. de Climal, qui passe pour un homme plein de vertu, et qui, en effet, en a beaucoup, mais qui s’est oublié dans cette occasion-ci. Le pauvre homme, à quoi songeait-il ? Allons, laissons cela, ce n’est pas de quoi il est question. Voyons la lettre de mon fils.

Elle la rouvrit. Mais, dit-elle tout de suite en s’arrêtant, il me vient un scrupule ; faisons-nous bien de la lire devant Marianne ? peut-être aime-t-elle Valville : il y a dans ce billet-ci beaucoup de tendresse ; elle en sera touchée, et n’en aura que plus de peine à nous rendre le service que nous lui demandons. Dis-nous, ma chère enfant, n’y a-t-il point de risque ? qu’en devons-nous croire ? aimes-tu mon fils ? Il n’importe, madame, répondis-je ; cela n’empêchera pas que je ne lui parle comme je le dois.

Il n’importe, dis-tu ! tu l’aimes donc, ma fille ? reprit-elle en souriant. Oui, madame, lui dis-je, c’est la vérité ; j’ai pris tout d’abord de l’inclination pour lui, sans savoir que c’était de l’amour, je n’y songeais pas ; j’avais seulement du plaisir à le voir, je le trouvais aimable ; et vous savez que je n’avais point tort, car il l’est beaucoup ; c’est un jeune homme si doux, si bien fait, qui vous ressemble tant et je vous ai aimée aussi, dès que je vous ai vue : c’est la même chose. Madame Dorsin et elle se mirent à rire là-dessus. Je ne me lasse point de l’entendre, dit la première, et je ne pourrai plus me passer de la voir ; elle est unique.

Oui, j’en conviens, repartit ma bienfaitrice ; mais je vais pourtant la quereller d’avoir dit à mon fils qu’elle l’aimait à cause que c’est un discours indiscret.

Ah ! mon Dieu, madame, jamais, m’écriai-je : il n’en sait rien, je n’en ai pas ouvert la bouche. Est-ce qu’une fille ose dire à un homme qu’elle l’aime ? à une dame encore passe, il n’y a point de mal : mais M. de Valville n’en a pas le moindre soupçon, à moins qu’il ne l’ait deviné : et quand il s’en douterait, cela ne lui servira de rien, madame ; vous le verrez, je vous le promets, ne vous embarrassez point. Eh bien ! oui, il est aimable, il faudrait être aveugle pour ne le pas voir ; mais qu’est-ce que cela fait ? c’est tout comme s’il ne l’était pas plus qu’un autre, je vous assure, je n’y prendrai pas garde ; et je serais bien ingrate d’en agir autrement.

Ah ! ma chère fille, me dit madame de Miran, il te sera bien difficile de résoudre ce cœur-là à renoncer à toi : plus je te vois, plus je désespère que tu le puisses : essayons pourtant, et voyons ce qu’il t’écrit.

La lettre était courte, et la voici, autant que je puis m’en ressouvenir :

« Il y a trois semaines que je vous cherche, mademoiselle, et que je meurs de douleur. Je n’ai pas dessein de vous parler de mon amour ; il ne mérite plus que vous l’écoutiez. Je ne veux que me jeter à vos pieds, que vous montrer l’affliction où je suis de vous avoir offensée ; je ne veux que vous demander pardon, non pas dans l’espérance de l’obtenir, mais afin que vous vous vengiez en me le refusant. Vous ne savez pas combien vous pouvez me punir : il faut que vous le sachiez ; je ne demande que la consolation de vous l’apprendre. »

C’était là à peu près ce que contenait la lettre ; elle me pénétra, et j’avoue que mon cœur en secret n’en perdit pas un mot ; je crois même que madame de Miran s’en aperçut ; car elle me dit, en me regardant : Ma fille, ce billet vous touche, n’est-ce pas ? Je ne dirai point que non, ma mère, je ne sais point mentir, répondis-je ; ne craignez rien pourtant, je n’en ferai pas mon devoir avec moins de courage ; au contraire.

Mais, repartit-elle, de quelle offense parle-t-il donc ? De la mauvaise opinion qu’il témoigna avoir de moi, quand il trouva M. de Climal à mes genoux, repartis-je ; et depuis qu’il a reçu ma lettre, où je le priais de remettre le paquet de hardes à son oncle, il a bien vu qu’il s’était trompé sur mon compte, et que j’étais innocente ; et voilà pourquoi il a mis qu’il m’a offensée.

Sur ce pied-là, dit madame Dorsin, ce qu’il lui écrit marque bien autant de probité que d’amour. J’aime à le voir rendre justice à la vertu de Marianne ; c’est le procédé d’un honnête homme ; et plus il estime votre fille, moins elle aura de peine à l’amener à ce que la raison et la conjoncture présente exigent qu’il fasse : comptez là-dessus.

Vous me persuadez, répondit ma bienfaitrice : mais il est temps de nous retirer ; finissons. Nous convenons donc que Marianne écrira à Valville. Il ne s’agit que d’un mot, lui dis-je ; et je puis tout à l’heure l’écrire devant vous, madame : voici de l’encre et du papier dans ce parloir.

Eh bien ! soit, ma fille ; écris, tu as raison, une ligne suffira. Et sur-le-champ je fis ce billet-ci :

« Je n’ai pu vous parler tantôt, monsieur ; et j’aurais pourtant quelque chose à vous dire. »

Mais, ma mère, quand le prierai-je de venir ? dis-je alors à madame de Miran en m’interrompant.

Demain à onze heures du matin, me répondit-elle.

« Et je vous serais obligée, ajoutai-je en continuant d’écrire, de venir ici demain à onze heures du matin ; je vous attendrai. Je suis… » Et toujours Marianne au bas.

Je mis dessus le billet l’adresse telle que ma bienfaitrice me la dicta ; elle se chargea de le cacheter, de le faire porter par quelque domestique du couvent, à qui elle parlerait en s’en retournant, et je le lui donnai.

Je t’avertis que je me trouverai aussi au rendez-vous, ma fille, me dit-elle lorsqu’elle me quitta ; j’y arriverai seulement quelques instants après lui, pour te laisser le temps de lui dire que je t’ai rencontrée dans ce couvent, que c’est moi qui t’y ai mise en pension, et que dans nos entretiens le hasard t’a appris que j’étais sa mère ; que je t’ai dit qu’il me chagrinait ; que depuis qu’il avait vu une jeune personne qu’on avait portée chez moi, et dont tu ajouteras que je t’ai conté l’histoire, il refusait de terminer un mariage qui était arrêté : je me montrerai là-dessus comme si j’arrivais pour te voir ; et puis de sera à toi, ma fille, a achever le reste. Adieu, Marianne, jusqu’à demain. Adieu, ma chère enfant, me dit aussi madame Dorsin ; je suis votre bonne amie au moins, ne l’oubliez pas ; jusqu’au revoir, et ce sera bientôt ; je veux qu’au premier jour elle vienne dîner avec vous chez moi, madame ; si vous ne me l’amenez pas, je viendrai la chercher, je vous en avertis.

Je serai de la partie la première fois, dit madame de Miran, après quoi je vous la laisserai tant qu’il vous plaira.

Je ne répondis à tout cela que par un sourire et par une profonde révérence ; elles s’en allèrent, et je restai dans une situation d’esprit assez paisible.

Qui m’aurait vue m’aurait crue triste ; et dans le fond je ne l’étais pas, je n’avais que l’air de l’être, et à me définir je n’étais qu’attendrie.

Je soupirais pourtant comme une personne qui aurait eu du chagrin ; peut-être même croyais-je en avoir, à cause de la disposition des choses : car enfin, j’aimais un homme auquel il ne fallait plus penser ; et c’était la un sujet de douleur : mais, d’un autre côté, j’en étais tendrement aimée de cet homme ; et c’est une grande douceur : avec cela on est du moins tranquille sur ce qu’on veut ; on a les honneurs essentiels d’une aventure, et on prend patience sur le reste.

D’ailleurs, je venais de m’engager à quelque chose de si généreux ; je venais de montrer tant de raison, tant de franchise, tant de reconnaissance, de donner une si grande idée de mon cœur, que ces deux dames en avaient pleuré d’admiration pour moi. Oh ! voyez avec quelle complaisance je devais regarder ma belle âme, et combien de petites vanités intérieures devaient m’amuser et me distraire du souci que j’aurais pu prendre.

Mais venons aux suites de cet événement, et passons au lendemain.

Sans doute que ma lettre fut exactement rendue à Valville. C’était à onze heures du matin que je l’attendais au couvent, et il ne manqua pas d’y arriver à l’heure précise.

La première fois qu’il m’y avait vue, à ce qu’il m’a dit depuis, il avait cru nécessaire de se travestir, par deux raisons. L’une était qu’après l’insulte qu’il m’avait faite, je refuserais de lui parler, s’il me demandait sous son nom l’autre, que l’abbesse voudrait peut-être savoir ce qui l’amenait, et qui il était, avant que de me permettre de le voir ; au lieu que toutes ces difficultés n’y seraient plus, dès qu’il paraîtrait sous la figure d’un domestique, qui venait même de la part de madame de Miran : car c’était une précaution qu’il avait prise.

Mais cette fois-ci il comprit bien par la teneur de mon billet, qui était simple, que je le dispensais de tout déguisement, et qu’il n’en était pas besoin.

Il m’a avoué depuis que le peu de façons que j’y faisais l’avait inquiété : et effectivement ce n’était pas trop bon signe ; une pareille visite n’avait plus l’air d’intrigue : elle était trop innocente pour promettre quelque chose de bien favorable.

Quoi qu’il en soit, onze heures venaient de sonner, quand l’abbesse elle-même vint m’annoncer Valville.

Allez, Marianne, me dit-elle, c’est le fils de madame de Miran qui vous demande ; elle me dit hier, après qu’elle vous eut quittée, qu’il viendrait vous voir : il vous attend.

Le cœur me battit, dès que j’appris qu’il était là. Je vous suis bien obligée, madame, répondis-je ; j’y vais ; et je partis. Mais je marchai lentement, pour me donner le temps de me rassurer.

J’allais soutenir une terrible scène ; je craignais de manquer de courage ; je me craignais moi-même ; j’avais peur que mon cœur ne servît lâchement ma bienfaitrice.

J’oubliais encore de vous parler d’un article qui me faisait honneur.

C’est que j’étais restée dans mon négligé, je dis dans le négligé où je m’étais laissée en me levant ; point d’autre linge que celui avec lequel je m’étais couchée ; linge assez blanc, mais toujours flétri, qui ne vous pare point quand vous êtes aimable, et qui vous dépare un peu quand vous ne l’êtes pas.

Joignez-y une robe à l’avenant, et qui me servait le matin dans ma chambre. Je n’avais, en un mot, que les grâces que je n’avais pu ôter, c’est-à-dire celles de mon âge et de ma figure, avec lesquelles je pourrai encore me soutenir, me disais-je bien secrètement, en moi-même, et si secrètement, que je n’y faisais point attention, quoique cela m’aidât à renoncer aux agréments que je ne me donnais pas, et dont je faisais un sacrifice à madame de Miran.

Ce n’est pas qu’elle eût songé à dire, ne vous ajustez point ; mais je suis sûre que dès qu’elle m’aurait vue ajustée, elle aurait tout d’un coup songé que je ne devais pas l’être.

Enfin je parus ; me voilà dans le parloir, où je trouvai Valville.

Qu’il était bien mis, lui ! qu’il avait bonne mine ! Hélas ! qu’il avait l’air tendre et respectueux ! Que je lui sentis d’envie de me plaire, et qu’il était flatteur pour une fille comme Marianne de voir qu’un homme comme lui mît sa fortune à trouver grâce devant elle ! Car ce que je dis là était écrit dans ses yeux ; Valville ne semblait respirer que ce sentiment-là.

Il tenait une lettre à la main ; c’était la mienne, celle où je lui avais mandé de venir.

Je ne sais, dit-il en me montrant cette lettre qu’il baisa, si je dois me réjouir ou m’affliger de l’ordre que j’ai reçu de votre part dans ce billet ; mais je n’y obéis pas sans inquiétude.

Et il fallait voir avec quelle timidité, avec quel air de défiance sur son sort, il me tenait ce discours.

Monsieur, lui répondis-je, extrêmement émue de tout ce que son abord avait de tendre et de charmant, asseyez-vous.

Il fallut ensuite que je reprisse baleine ; il s’assit.

Oui, monsieur, continuai-je d’une voix encore un peu tremblante, j’ai à vous parler. Eh bien ! mademoiselle, repartit-il tout tremblant à son tour, de quoi s’agit-il ? que m’annoncez-vous par ce début ? Votre abbesse sait apparemment la visite que je vous rends ?

Oui, monsieur, lui dis-je ; c’est elle-même qui, en vous nommant, est venue m’avertir que vous me demandiez.

En me nommant ! s’écria-t-il : et comment cela se peut-il ? Je ne la connais point, je ne l’ai jamais vue ; vous lui avez donc dit qui j’étais ? Vous êtes donc convenues ensemble que vous m’enverriez chercher ?

Non, monsieur, je ne lui ai rien confié ; tout ce qu’elle savait, c’est que vous deviez venir, et c’est une autre que moi qui l’en a instruite ; mais, de grâce, écoutez-moi.

Vous voulez me persuader que vous m’aimez, et je crois que vous dites vrai ; mais quel dessein pouvez-vous avoir en m’aimant ?

Celui de n’être jamais qu’à vous, me répondit-il froidement, mais d’un ton ferme et déterminé, celui de m’unir à vous par tous les liens de l’honneur et de la religion : s’il y en avait de plus forts, je les prendrais, ils me feraient encore plus de plaisir ; et en vérité, ce n’était pas la peine de me demander mon dessein ; je ne pense pas qu’il puisse en venir d’autre dans l’esprit d’un homme qui vous aime, mademoiselle : mes intentions ne sauraient être douteuses ; il ne reste plus qu’à savoir si elles vous seront agréables, et si je pourrai obtenir de vous ce qui fera le bonheur de ma vie.

Quel discours, madame ! Je sentis que les larmes m’en venaient aux yeux ; je crois même que je soupirai, il n’y eut pas moyen de m’en empêcher ; mais je soupirai le plus bas qu’il me fut possible, et sans oser lever les yeux sur lui.

Monsieur, lui dis-je, ne vous ai-je pas dit les malheurs que j’ai essuyés dès mon enfance ? Je ne sais point de qui je suis née ; j’ai perdu mes parents sans les connaître ; je n’ai ni bien ni famille ; et nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre : d’ailleurs, il y a encore des obstacles insurmontables.

Je vous entends, me dit-il de l’air d’un homme consterné ; c’est que votre cœur se refuse au mien.

Non, ce n’est pas cela, lui dis-je sans pouvoir poursuivre. Ce n’est point cela, mademoiselle, me répondit-il, et vous me parlez d’obstacle !

Nous en étions là de notre conversation, quand madame de Miran entra : jugez de la surprise de Valville.

Quoi ! s’écria-t-il en se levant : ah ! mademoiselle, tout est concerté. Oui, mon fils, lui dit-elle d’un ton plein de douceur et de tendresse, nous voulions vous le cacher ; mais, je vous l’avoue de bonne foi, je savais que vous deviez être ici, et nous étions convenues que je m’y rendrais. Ma chère fille, ajouta-t-elle en s’adressant à moi, Valville est-il au fait ? l’as-tu instruit ?

Non, ma mère, lui dis-je fortifiée par sa présence, et ranimée par la façon affectueuse dont elle me parlait devant lui, non, je n’ai pas eu le temps ; monsieur ne venait que d’entrer, et notre entretien ne faisait que commencer quand vous êtes arrivée : mais je vais lui conter tout devant vous, ma mère.

Et sur-le-champ : Vous voyez, monsieur, dis-je à Valville, qui ne savait ce que nous voulions dire avec ces noms que nous nous donnions, vous voyez comment madame de Miran me traite : ce qui vous marque bien les bontés qu’elle a pour moi, et même les obligations que je lui ai. Je lui en ai tant, que cela n’est pas croyable ; et vous seriez le premier à dire que je serais indigne de vivre, si je ne vous conjurais pas de ne plus songer à moi. Valville à ces mots baissa la tête, et soupira.

Attendez, monsieur, attendez, repris-je ; c’est vous-même que je prends pour juge dans cette occasion-ci.

Il n’y a qu’à considérer qui je suis ; je vous ai déjà dit que j’ai perdu mon père et ma mère. Ils ont été assassinés dans un voyage dont j’étais avec eux dès l’âge de deux ans ; et depuis ce temps, voici, monsieur, ce que je suis devenue. C’est la sœur d’un curé de campagne qui m’a élevée par compassion. Elle est venue à Paris avec moi pour une succession qu’elle n’a pas recueillie ; elle y est morte, et m’y a laissée seule sans secours dans une auberge. Son confesseur, qui est un bon religieux, m’en a tirée pour me présenter à M. de Climal, votre oncle ; M. de Climal m’a mise chez une lingère, et m’y a abandonnée au bout de trois jours ; je vous ai dit pourquoi, en vous priant de lui remettre ses présents. La lingère me dit qu’il fallait prendre mon parti ; je sortis pour informer ce religieux de mon état, et c’est en revenant de chez lui que j’entrai dans l’église de ce couvent-ci pour cacher mes pleurs qui me suffoquaient. Ma mère, qui est présente, y arriva après moi ; et c’est une grâce que Dieu m’a faite. Elle me vit pleurer dans un confessionnal ; je lui fis pitié, et je suis pensionnaire ici depuis le même jour : c’est elle qui paie ma pension, qui m’a habillée, qui m’a fournie de tout abondamment, magnifiquement, avec des manières, des tendresses, des caresses qui font que je ne saurais y penser sans fondre en larmes : elle vient me voir, elle me parle, elle me chérit, et en agit avec moi comme si j’étais votre sœur : elle m’a même défendu de songer que je suis orpheline, et elle a bien raison ; je ne dois plus me ressouvenir que je le suis ; cela n’est plus vrai. Il n’y a peut-être point de fille, avec la meilleure mère du monde, qui soit si heureuse que moi. Ma bienfaitrice et son fils, à cet endroit de mon discours, me parurent émus jusqu’aux larmes.

Voilà ma situation, continuai-je, voilà où j’en suis avec madame de Miran. Vous qui, à ce qu’on dit, êtes un jeune homme plein de raison et de probité, comme il me l’a semblé aussi, parlez-moi en conscience, monsieur : vous m’aimez ; que me conseillez-vous de faire de votre amour, après ce que je viens de vous dire ? Il faut regarder que les malheureux à qui on fait la charité ne sont pas si pauvres que moi ; ils ont du moins des frères, des sœurs, ou quelques autres parents ; ils ont un pays, ils ont un nom avec des gens qui les connaissent : et moi je n’ai rien de tout cela ; n’est-ce pas là être plus misérable et plus pauvre qu’eux ?

Va, ma fille, me dit madame de Miran, achève, et ne t’arrête point là-dessus. Non, ma mère, repris-je, laissez-moi dire tout : je ne dis rien que de vrai, monsieur, et cependant vous me demandez mon cœur pour m’épouser. Ne serait-ce pas là un beau présent que je vous ferais ? Ne serait-ce pas une cruauté à moi que de vous le donner ? Eh ! mon Dieu, quel cœur vous donnerais-je, sinon celui d’une étourdie, d’une évaporée, d’une fille sans jugement, sans considération pour vous ? Il est vrai que je vous plais ; mais vous ne vous attachez pas à moi seulement à cause que je suis jolie, ce ne serait pas la peine ; et apparemment que vous me croyez d’un bon caractère : et en ce cas, comment pouvez-vous espérer que je consente à un amour qui vous attirerait le blâme de tout le monde, qui vous brouillerait avec toute une famille, avec tous vos amis, avec tous les gens qui vous estiment, et avec moi aussi ; car quel repentir n’auriez-vous pas, quand vous ne m’aimeriez plus, et que vous vous trouveriez le mari d’une femme qui serait méprisée, que personne ne voudrait voir, et qui ne vous aurait apporté que du malheur et que de la honte ? Encore n’est-ce rien que tout ce que je dis là, ajoutai-je avec un attendrissement qui me faisait pleurer. À présent que je suis si obligée à madame de Miran, quelle méchante créature ne serais-je pas si je vous épousais ? Pourriez-vous sentir autre chose pour moi que de l’horreur, si j’en étais capable ? Y aurait-il rien de si abominable que moi sur la terre, surtout dans l’occurrence où je sais que vous êtes ? Car je suis informée de tout : ma mère me vint voir hier à son ordinaire ; elle était triste, je lui demandai ce qu’elle avait, elle me dit que son fils la chagrinait ; je l’écoutais sans m’attendre que je serais mêlée là-dedans : elle me dit aussi qu’elle avait toujours été fort contente de ce fils, mais qu’elle ne le reconnaissait plus depuis qu’il avait vu une certaine jeune fille : là-dessus elle me conta notre histoire, et cette jeune fille qui vous dérange, qui fait que vous manquez à votre parole, qui afflige aujourd’hui ma mère, qui lui a ôté le bon cœur et la tendresse de son fils, il se trouve que c’est moi, monsieur, que c’est cette pensionnaire qu’elle fait vivre et qu’elle accable de bienfaits. Après cela, monsieur, voyez avec l’honneur, avec la probité, avec le cœur estimable, tendre et généreux que vous avez coutume d’avoir, voyez si vous souhaitez encore que je vous aime, et si vous-même vous auriez le courage d’aimer un monstre comme j’en serais un, si j’écoutais votre amour. Non, monsieur, vous êtes touché de ce que je vous apprends, vous pleurez ; mais ce n’est plus que de tendresse pour ma mère, et que de pitié pour moi. Non, ma mère, vous ne serez plus ni triste ni inquiète ; M. de Valville ne voudra pas que je sois davantage le sujet de votre chagrin ; c’est une douleur qu’il ne me fera pas à moi-même. Je suis sûre qu’il ne troublera plus le plaisir que vous avez à me secourir ; il y sera sensible au contraire, il voudra y avoir part, il m’aimera encore, mais comme vous m’aimez ; il épousera la demoiselle en question, il l’épousera à cause de lui-même qui le doit, à cause de vous qui lui avez procuré ce parti pour son bien, et à cause de moi qui l’en conjure comme de la seule marque qu’il peut me donner que je lui ai été véritablement chère : c’est une consolation qu’il ne refusera pas à une fille qui ne saurait être à lui, mais qui ne sera jamais à personne ; et qui de son côté ne refuse pas de lui dire que si elle avait été riche et son égale, elle avait si bonne opinion de lui qu’elle l’aurait préféré à tous les hommes du monde ; c’est une consolation que je veux bien lui donner à mon tour, et je n’y ai point de regret pourvu qu’il vous contente.

Je m’arrêtai alors, et me mis à essuyer les pleurs que je versais. Valville, toujours la tête baissée, et plongé dans une profonde rêverie, fut quelque temps sans répondre. Madame de Miran le regardait et attendait, la larme à l’œil, qu’il parlât ; enfin il rompit le silence, et s’adressant à ma bienfaitrice :

Ma mère, lui dit-il, vous voyez ce que c’est que Marianne ; mettez-vous à ma place, jugez de mon cœur par le vôtre. Ai-je eu tort de l’aimer ? me sera-t-il passible de ne l’aimer plus ? ce qu’elle vient de me dire est-il propre à me détacher d’elle ? Que de vertus, ma mère et il faut que je la quitte ! vous le voulez ; elle m’en prie ; et je la quitterai ; j’en épouserai une autre ; je serai malheureux, j’y consens, mais je ne le serai pas longtemps.

Ses pleurs coulèrent après ce peu de mots ; il ne les retint plus : ils attendrirent madame de Miran, qui pleura comme lui et qui ne sut que dire : nous nous taisions tous trois, on n’entendait que des soupirs.

Eh ! Seigneur, m’écriai-je avec amour, avec douleur, avec mille mouvements confus que je ne saurais expliquer, eh ! mon Dieu, madame, pourquoi m’avez-vous rencontrée ! je suis au désespoir d’être au monde, et je prie le Ciel de m’en retirer. Hélas ! me dit tristement Valville, de quoi vous plaignez-vous ? ne vous ai-je pas dit que je vous quitte ? Oui, vous me quittez, lui répondis-je ; mais, en me le disant, vous désolez ma mère, vous la faites mourir, vous la menacez d’être malheureux, et vous voulez qu’elle se console ; vous demandez de quoi nous avons à nous plaindre ! Eh ! qu’exigez-vous de plus que ce que je vous ai dit ? Quand on est généreux, quand on est raisonnable, n’y a-t-il pas des choses auxquelles il faut se rendre ? Eh bien vous ne m’épouserez pas ; mais c’est Dieu qui ne l’a pas permis : mais je n’épouserai personne, et vous me serez toujours cher, monsieur. Vous ne me perdez point, je ne vous perds point non plus : je serai religieuse ; mais ce sera à Paris, et nous nous verrons quelquefois : nous aurons tous deux la même mère ; vous serez mon frère, mon bienfaiteur, le seul ami que j’aurai sur la terre, le seul homme que j’y aurai estimé, et que je n’oublierai jamais.

Ah ! ma mère, s’écria encore Valville en tombant subitement aux genoux de madame de Miran, je vous demande pardon des pleurs que je vous vois répandre et dont je suis cause. Faites de moi ce qu’il vous plaira, vous êtes la maîtresse : mais vous m’avez perdu, vous avez mis le comble à mon admiration pour elle en m’attirant ici : je ne sais plus où je suis ; ayez pitié de l’état où je me trouve ; tout ceci me déchire le cœur ; emmenez-moi, sortons. J’aime mieux mourir que de vous affliger : mais vous qui avez tant de tendresse pour moi, que voulez-vous que je devienne ?

Hélas ! mon fils, que veux-tu que je te réponde ? lui dit cette dame. Il faudra voir ; je te plains, je t’excuse, vous me touchez tous deux, et je t’avoue que j’aime autant Marianne que tu l’aimes toi-même. Lève-toi, mon fils ; ceci n’a pas réussi comme je le croyais, ce n’est pas sa faute ; je lui pardonne l’amour que tu as pour elle : et si tout le monde pensait comme moi, je ne serais guère embarrassée, mon fils.

À ces derniers mots, dont Valville comprit tout le sens favorable, il se rejeta à ses genoux, lui prit une main qu’il baisa mille fois sans parler. Eh bien ! madame, lui dis-je, m’aimerez-vous encore ? y a-t-il d’autre remède que de m’abandonner ?

Le Ciel m’en préserve, ma chère enfant, me répondit-elle ; que viens-tu me dire ? Va, encore, une fois sois tranquille : je suis contente de toi. Mon fils, ajouta-t-elle d’un air de bonté qui me ravit encore, je ne te presse plus de terminer le mariage en question ; cela va me brouiller avec d’honnêtes gens, mais je t’aime encore mieux qu’eux.

Vous me rendez la vie, repartit Valville ; je suis le plus heureux de tous les fils : mais, ma mère, que ferez-vous de Marianne ? ne me permettrez-vous pas de la voir quelquefois ? Mon fils, lui répondit-elle, tu me demandes plus que je ne sais : laisse-moi y rêver, nous verrons. Consentez du moins que je l’aime, ajouta-t-il.

Eh ! juste ciel à quoi servirait-il que je te le défendisse ? Aime-la, mon enfant, aime-la ; il en arrivera ce qui pourra, reprit-elle.

J’avais pourtant dit que j’allais être religieuse, et je pensai le répéter par excès de zèle ; mais, comme madame de Miran l’oubliait, je m’avisai tout d’un coup de réfléchir que je ne devais pas l’en faire ressouvenir.

Je venais de m’épuiser en générosité, il n’y avait rien que je n’eusse dit pour détourner Valville de m’aimer, mais s’il plaisait à madame de Miran de vouloir qu’il m’aimât, si son propre cœur s’attendrissait jusque-là pour son fils ou pour moi, je n’avais qu’à me taire : ce n’était pas à moi à lui dire : Madame, prenez garde à ce que vous faites. Cet excès de désintéressement de ma part n’aurait été ni naturel ni raisonnable.

Ainsi je ne dis mot. Elle se leva : Quelle dangereuse petite fille tu es, Marianne ! me dit-elle en se levant : adieu : partons, mon fils ; et le fils ne cessait de lui baiser la main qu’il tenait, ce qui n’était pas si mal entendu.

Oui, oui, ajouta-t-elle, je comprends bien ce que cela veut dire : mais je ne déciderai rien ; je ne sais à quoi me résoudre ; quelle situation ! Adieu, il est tard ; va dîner, ma fille ; je te reverrai bientôt. Je la saluai alors sans rien répondre ; et comme je paraissais pleurer, et que je m’essuyais les yeux de mon mouchoir : Pourquoi pleures-tu ? me dit-elle : je n’ai rien à te reprocher ; je ne saurais te savoir mauvais gré d’être aimable ; va-t’en, tranquillise-toi : donne-moi la main, Valville.

Et sur-le champ elle descendit l’escalier, aidée de son fils, qui par discrétion ne me parla que des yeux, et ne prit congé de moi que par une révérence, que je lui rendis d’un air mal assuré, et comme une personne qui a peur de s’émanciper trop et d’abuser de l’indulgence de la mère en le saluant.

Me voilà seule, et bien plus agitée que je ne l’avais été la veille, lorsque madame de Miran me quitta.

Aussi y avait-il ici matière à bien d’autres mouvements. Aime-la, mon enfant : il en arrivera ce qui pourra, avait dit ma bienfaitrice à son fils, et puis nous verrons ; je ne sais que résoudre, avait-elle ajouté ; et dans le fond, c’était m’avoir dit à moi-même, espérez ; aussi espérais-je, mais en tremblant, mais en me traitant de folle d’oser espérer si mal à propos ; et en pareil cas on souffre beaucoup ; il vaudrait mieux ne voir aucune lueur de succès que d’en voir une si faible, qui ne vient flatter l’âme que pour la troubler.

Est-ce que j’épouserais Valville ? me disais-je ; je ne le croyais pas possible, et je sentais pourtant que ce serait un malheur pour moi si je ne l’épousais pas. C’est là tout ce que mon cœur avait gagné aux discours incertains de madame de Miran : n’était-ce pas le sujet d’un tourment de plus ?

Je n’en dormis point la nuit suivante ; j’en dormis mal deux ou trois nuits de suite : car je passai trois jours sans entendre parler de rien, et ce ne fut pas sans un peu de murmure contre ma bienfaitrice.

Que ne se détermine-t-elle donc ? disais-je quelquefois ; à quoi bon tant de longueurs ? Et là-dessus je crois que je boudais contre elle.

Enfin le quatrième jour arriva, et elle ne paraissait point ; mais, au lieu d’elle, Valville à trois heures après midi me demanda.

On vint me le dire, et c’était me donner la liberté d’aller lui parler ; cependant je n’en usai pas. Je l’aimais, et mille fois plus que je ne l’avais encore aimé ; j’avais une extrême envie de le voir, une extrême curiosité de savoir s’il n’avait rien de nouveau à m’apprendre sur notre amour ; et malgré cela je me retins ; je refusai de l’aller trouver, afin que si madame de Miran le savait, elle m’en estimât davantage ; ainsi mon refus n’était qu’une ruse. Je fis donc prier Valville de trouver bon que je ne le visse point, à moins qu’il ne vînt de la part de sa mère ; ce que je ne présumais point, puisqu’elle ne m’avait point avertie, comme en effet elle ignorait sa visite.

Valville n’osa me tromper, et fut assez sage pour se retirer. Ce trait de prudence rusée me coûta extrêmement ; je commençais à me le reprocher, quand il me fit dire qu’il me reverrait le lendemain avec madame de Miran ; et voici à propos de quoi il pouvait m’en assurer : c’est que le lendemain il devait y avoir une cérémonie dans notre couvent : une jeune religieuse y faisait sa profession, et ses parents en avaient invité toute la famille de Valville, la mère, le fils, l’oncle et toute la parenté ; ce que j’appris après, et ce que je présumai au moment où je les vis dans l’église.

Vous savez qu’en de pareilles fêtes les religieuses paraissent à découvert, et qu’on tire le rideau de leur grille ; observez aussi que je me mettais ordinairement fort près de cette grille. Madame de Miran était arrivée si tard, avec toute sa compagnie, qu’elle n’eut que le temps d’entrer tout de suite dans l’église. Je vous ai dit que j’ignorais qu’elle fût invitée, et ce fut pour moi une agréable surprise, lorsque je la vis qui traversait pour venir se placer près de notre grille ; un cavalier d’assez bonne mine, quoiqu’un peu âgé, lui donnait la main.

Une file d’autres personnes la suivait, à ce qu’il me parut ; je ne la quittai point des yeux, elle ne me voyait point encore.

Enfin elle arrive, et la voilà assise avec le cavalier à côté d’elle. Ce fut alors qu’à travers ceux qui la suivaient, je démêlai M. de Climal et Valville.

Quoi ! M. de Climal ! dis-je en moi-même, avec un étonnement où peut-être entrait-il un peu d’émotion : ce qui est de certain, c’est que j’aurais mieux aimé qu’il n’eût point été là ; je ne savais s’il devait m’être indifférent qu’il y fût, ou si je devais en être fâchée : mais, à tout prendre, ce n’était pas une agréable apparition pour moi ; j’avais droit de le regarder comme un méchant homme, que ma seule présence déconcerterait.

Encore ne serait-ce rien pour lui que l’embarras de me voir, en comparaison des circonstances qui allaient s’y joindre, et des motifs d’inquiétude et de confusion qui allaient l’accabler. Je n’attendais que l’instant de faire ma révérence à madame de Miran, sa sœur ; et madame de Miran ne manquerait pas d’y répondre avec cet accueil aisé, tendre et familier, qui lui était ordinaire. Oh ! que penserait-il de cette familiarité ? quelles suites fâcheuses n’en pouvait-il pas prévoir ? Madame, concevez combien il me trouverait redoutable pour sa gloire, et combien un méchant qui vous craint est lui-même à craindre.

Et tout ce que je vous dis là m’agitait confusément.

Son neveu fut le premier qui m’aperçut, et qui me salua avec je ne sais quel air de gaîté de confiance qui était de bon augure pour nos affaires. M. de Climal, qui s’asseyait en ce moment, ne le vit point me saluer. Il parlait au cavalier qui était auprès de madame de Miran.

Cette dame les écoutait, et ne regardait point encore du côté des religieuses. Enfin elle jeta les yeux sur nous, et m’aperçut.

Ce furent aussitôt de profondes révérences de ma part, qui m’attirèrent de la sienne de ces démonstrations qui se font avec la main, et qui signifiaient : Ah ! bonjour, ma chère enfant ; te voilà ? Son frère, qui tirait alors de sa poche une espèce de bréviaire, remarqua ces démonstrations, les suivit de l’œil, et vit sa petite lingère, qui ne paraissait pas avoir beaucoup perdu en le congédiant, et dont les ajustements ne devaient pas lui faire regretter le paquet des hardes malhonnêtes qu’elle lui avait renvoyées.

Ce pauvre homme (car l’instant approche où il méritera que j’adoucisse mes expressions sur son chapitre), ce pauvre homme, pour qui, par une espèce de fatalité, je devais toujours être un sujet d’embarras et d’alarmes, perdit toute contenance en me voyant, et n’eut pas la force de me regarder en face.

Je rougis à mon tour, mais en ennemie hardie et indignée, qui sent l’avantage d’une bonne conscience, et qui a droit de confondre une âme coupable et au-dessous de la sienne.

Je m’aperçus que madame de Miran l’observait, et je suis persuadée qu’elle sentit bien le désordre où il se trouvait, tant à cause de moi qu’à cause de Valville, que par bonheur pour lui encore, il croyait seul au fait de son indignité. Le service commença ; il y eut un sermon qui fut fort beau ; je ne dis pas bon : ce fut avec la vanité de prêcher élégamment qu’on nous prêcha la vanité des choses du monde ; et c’est là le vice d’un grand nombre de prédicateurs : c’est bien moins pour notre instruction qu’en faveur de leur orgueil qu’ils prêchent ; de sorte que c’est presque toujours le péché qui prêche la vertu dans nos chaires.

La cérémonie finie, madame de Miran me demanda, et vint au parloir avant que de partir ; elle n’avait que son fils avec elle. M. de Climal s’était déjà retiré. Bonjour, Marianne, me dit-elle ; le reste de ma compagnie m’attend en bas, à l’exception de mon frère, qui est parti ; et je ne suis montée que pour te dire un mot. Voici Valville qui t’aime toujours, qui me persécute, qui est toujours à mes genoux pour obtenir que je consente à ses desseins ; il dit que je ferais son malheur si je m’y opposais, que c’est une inclination insurmontable ; que sa destinée est de t’aimer et d’être à toi. Je me rends, je ne saurais dans le fond condamner le choix de son cœur ; tu es estimable, et c’est assez pour un homme qui t’aime et qui est riche. Ainsi, mes enfants, aimez-vous, je vous le permets : toute autre mère que moi n’en agirait pas de même. Suivant les maximes du monde, mon fils fait une folie, et je ne suis pas sage de souffrir qu’il la fasse ; mais il y va, dit-il, du repos de sa vie, et il me faudrait un autre cœur que le mien pour résister à cette raison-là. Je songe que Valville ne blesse point le véritable honneur, qu’il ne s’écarte que des usages établis, qu’il ne fait tort qu’à sa fortune, qu’il peut se passer d’augmenter. Il assure qu’il ne saurait vivre sans toi ; je conviens de tout le mérite qu’il te trouve : il n’y aura, dans cette occasion-ci, que les hommes et les coutumes de choqués ; Dieu ni la raison ne le seront pas. Qu’il poursuive donc. Ce sont tes affaires, mon fils ; tu es d’une famille considérable, on ne connaît point celle de Marianne ; l’orgueil et l’intérêt ne veulent point que tu l’épouses ; tu ne les écoutes pas, tu n’en crois que ton amour. Je ne suis à mon tour ni assez orgueilleuse ni assez intéressée pour être inexorable, et je n’en crois que ma bonté. Tu m’y forces, par la crainte de te rendre malheureux ; je serais réduite à être ton tyran, et je crois qu’il vaut mieux être ta mère. Je prie le Ciel de bénir les motifs qui font que je te cède ; mais, quoi qu’il arrive, j’aime mieux avoir à me reprocher mon indulgence qu’une inflexibilité dont tu ne profiterais pas, et dont les suites seraient peut-être encore plus tristes.

Valville, à ce discours, pleurant de joie et de reconnaissance, embrassa ses genoux. Pour moi, je fus si touchée, si pénétrée, si saisie, qu’il ne me fut pas possible d’articuler un mot ; j’avais les mains tremblantes, et je n’exprimai ce que je sentais que par de courts et fréquents soupirs.

Tu ne me dis rien, Marianne, me dit ma bienfaitrice ; mais j’entends ton silence, et je ne m’en défends point, je suis moi-même sensible à la joie que je vous donne à tous deux. Le Ciel pouvait me réserver une belle-fille qui fût plus au gré du monde, mais non pas qui fût plus au gré de mon cœur.

J’éclatai ici par un transport subit : Ah ! ma mère, m’écriai-je, je me meurs ; je ne me possède pas de tendresse et de reconnaissance.

Là je m’arrêtai, hors d’état d’en dire davantage à cause de mes larmes ; je m’étais jetée à genoux, et j’avais passé une moitié de ma main par la grille pour avoir celle de madame de Miran, qui en effet approcha la sienne ; et Valville, éperdu de joie, et comme hors de lui, se jeta sur nos deux mains qu’il baisait alternativement.

Écoutez, mes enfants, dit madame de Miran après avoir regardé quelque temps les transports de son fils : il faut user de quelque prudence en cette conjoncture-ci ; tant que vous resterez dans ce couvent, ma fille, je défends à Valville de vous y venir voir sans moi : vous avez conté votre histoire à l’abbesse : elle pourrait se douter que mon fils vous aime, que peut-être j’y consens ; elle en raisonnerait avec ses religieuses qui en parleraient à d’autres, et c’est ce que je veux éviter. Il n’est pas même à propos que vous demeuriez longtemps dans cette maison, Marianne ; je vous y laisserai encore trois semaines ou tout au plus un mois, pendant lequel je vous chercherai un couvent où l’on ne saura rien des accidents de votre vie, et où, sous un autre nom que le mien, je vous placerai moi-même, en attendant que j’aie pris des mesures, et que j’aie vu comment je me conduirai pour préparer les esprits à votre mariage, et pour empêcher qu’il n’étonne : on vient à bout de tout avec un peu de patience et d’adresse, surtout quand on a une mère comme moi pour confidente.

Valville, là-dessus, allait retomber dans ses remercîments, et moi dans les témoignages de mon respect et de ma tendresse ; mais elle se leva : Tu sais qu’on m’attend, dit-elle à son fils ; renferme ta joie, je te dispense de me la montrer, je la vois de reste : descendons.

Ma mère, reprit son fils, Marianne sera encore un mois ici ; vous me défendez de la voir sans vous ; cela ne veut-il pas dire que je vous accompagnerai quelquefois, quand vous viendrez ? Oui, oui, dit-elle, il faudra bien ; mais une ou deux fois seulement et pas davantage. Allons, au nom de Dieu, laisse-moi te conduire ; il y aura une difficulté à laquelle je ne songeais pas ; c’est que mon frère connaît Marianne, sait qui elle est ; et peut-être serons-nous obligés de vous marier secrètement. Tu es son héritier, mon fils ; c’est à quoi il faut prendre garde. Il est vrai qu’après son aventure avec Marianne, on pourrait espérer de le gagner, de lui faire entendre raison ; et nous consulterons sur le parti qu’il y aura à prendre ; il m’aime, il a quelque confiance en moi, je la mettrai à profit, et tout peut s’arranger. Adieu, ma fille ; et sur-le-champ elle se hâta de descendre, et me laissa plus charmée que je n’entreprendrais de le dire.

Je vous ai conté qu’il y avait trois ou quatre nuits que je n’avais presque pas dormi de pure inquiétude ; à présent, mettez-en pour le moins autant que je passai dans l’insomnie. Rien ne réveille tant qu’une extrême joie, ou que l’attente certaine d’un grand bonheur ; et sur ce pied-là, jugez si je devais avoir beaucoup de disposition à dormir.

Imaginez-vous ce que je deviens quand je pense que j’épouserai Valville, et combien de fois mon âme en tressaille ; et si, avec tant de tressaillements, j’avais le sang bien reposé.

Les deux premiers jours je fus simplement enchantée ; ensuite il s’y joignit de l’impatience. Oui, j’épouserai Valville, madame de Miran me l’a dit, me l’a promis ; mais cet événement, quand arrivera-t-il ? Je vais demeurer encore un mois ici ; on doit me mettre après dans un autre couvent, afin de prendre des mesures pour ce mariage ; mais ces mesures seront-elles bien longues à prendre ? ira-t-on vite ? On n’en sait rien ; on ne fixe aucun temps, on peut changer de sentiment ; et ces pensées altéraient extrêmement ma satisfaction ; j’en souffrais quelquefois presque autant que d’un vrai chagrin ; j’aurais voulu pouvoir sauter de l’instant où j’étais à l’instant de ce mariage.

Enfin ces agitations, tant agréables que pénibles, s’affaiblirent et se passèrent ; l’âme s’accoutume à tout, sa sensibilité s’use, et je me familiarisai avec mes espérances et avec mes inquiétudes.

Me voilà donc tranquille ; il y avait cinq ou six jours que je n’avais vu ni la mère ni le fils, quand un matin on m’apporta un billet de madame de Miran, où elle me mandait qu’elle me viendrait prendre à une heure après midi avec son fils pour me mener dîner chez madame Dorsin ; son billet finissait par ces mots :

« Et surtout rien de négligé dans ton ajustement, entends-tu ? je veux que tu te pares. »

Et vous serez obéie, dis-je en moi-même en lisant sa lettre ; aussi avais-je bien intention de me parer, même avant que d’avoir lu l’ordre : mais cet ordre mettait encore ma vanité bien plus à son aise ; j’allais avoir de la coquetterie par obéissance.

Quand je dis de la coquetterie, c’est qu’il y en a toujours à s’ajuster avec un peu de soin, c’est tout ce que je veux dire ; car jamais je ne me suis écartée de la décence la plus exacte dans ma parure ; j’y ai toujours cherché l’honnête, et par sagesse naturelle, et par amour-propre ; oui, par amour-propre.

Je soutiens qu’une femme qui choque la pudeur, perd tout le mérite des grâces qu’elle a : on ne les distingue plus à travers la grossièreté des moyens qu’elle emploie pour plaire, elle ne va plus au cœur, elle ne peut plus même se flatter de plaire ; elle débauche, elle n’attire plus comme aimable, mais seulement comme libertine, et par là se met à peu près au niveau de la plus laide qui ne se ménagerait pas. Il est vrai qu’avec un maintien sage et modeste, moins de gens viendront lui dire, je vous aime ; mais il y en aura peut-être encore plus qui le lui diraient s’ils osaient : ainsi ce ne sera pour elle que des déclarations de moins, et non pas des amants : de façon qu’elle y gagnera du respect, et n’y perdra rien du côté de l’amour.

Cette réflexion a coulé de ma plume sans que j’y prisse garde ; heureusement elle est courte, et j’espère qu’elle ne vous ennuiera pas : continuons.

Onze heures sont sonnées ; il est temps de m’habiller, et je vais me mettre du meilleur air qu’il me sera possible, puisqu’on le veut ; et c’est encore bon signe qu’on le veuille : c’est une marque que madame de Miran persiste à m’abandonner le cœur de Valville ; si elle hésitait, elle n’exposerait pas ce jeune homme à tous mes appas ; n’est-il pas vrai ?

C’est aussi ce que je pense en m’habillant, et j’ai bien du plaisir à le penser ; mes grâces s’en ressentiront, j’en aurai le teint plus clair et les yeux plus vifs.

Mais me voilà prête, une heure va sonner, j’attends madame de Miran ; et pour me désennuyer en l’attendant, je vais de temps en temps me regarder dans mon miroir, retoucher à ma coiffure qui va fort bien, et à laquelle pourtant, par une nécessité de geste, je refais toujours quelque chose.

On ouvre ma porte ; madame de Miran vient d’arriver, on m’en avertit, et je pars ; son fils était à la porte du couvent, et il me donna la main jusqu’au carrosse où ma bienfaitrice était restée.

Je ne vous dis pas que quelques sœurs converses que je trouvai sur mon chemin, en descendant de chez moi, me parurent surprises de me voir si jolie. Jésus ! mignonne, que vous êtes belle s’écrièrent-elles avec une simplicité naïve à laquelle je pouvais me fier.

Je vis Valville prêt à s’écrier à son tour ; il se retint : la tourière était présente, et il ne s’expliqua que par un serrement de main que j’approuvai d’un petit regard qui n’en fut que plus doux pour être timide.

M. de Climal ne se porte pas bien, me dit-il dans le trajet ; il a un peu de fièvre depuis deux jours. Tant pis, répondis-je, je ne lui veux point de mal, et il faut espérer que ce ne sera rien ; là-dessus nous arrivâmes au carrosse.

Allons, monte, Marianne, me dit ma bienfaitrice ; hâtons-nous, il se fait tard : et je montai.

Tu es fort bien, ajouta-t-elle en m’examinant ; fort bien. Oui, dit Valville avec un souris ; grâce à sa beauté et à sa figure, elle est on ne peut pas mieux.

Écoute, Marianne, reprit madame de Miran, tu sais que nous allons dîner chez madame Dorsin ; il y aura du monde, et nous sommes convenues toutes deux que je t’y mènerais comme la fille d’une de mes meilleures amies qui est morte, qui était en province, et qui en mourant t’a confiée à mes soins ; souviens-toi de cela : ce que je dirai est presque vrai ; j’aurais aimé ta mère si je l’avais connue ; je la regarde comme une amie que j’ai perdue ; ainsi je ne tromperai personne.

Hélas ! madame, répondis-je extrêmement attendrie, vos bontés pour moi vont toujours en augmentant depuis que j’ai le bonheur d’être à vous : toutes les paroles que vous m’avez dites sont autant d’obligations que je vous ai, autant de bienfaits de votre part.

Il est vrai, dit Valville, qu’il n’y a point de mère qui ressemble à la nôtre ; aussi ne saurait-on dire combien on l’aime. Oui, reprit-elle d’un air badin, je crois que tu m’aimes beaucoup, mais que tu me cajoles un peu.

Au reste, ma fille, je ne connais point de meilleure compagnie que celle où je te mène, ni de plus choisie ; ce sont tous gens extrêmement sensés et de beaucoup d’esprit que tu vas voir : je ne te prescris rien ; tu n’as nulle habitude du monde, mais cela ne te fera aucun tort auprès d’eux ; ils n’en jugeront pas moins sainement de ce que tu vaux, et je ne saurais te présenter nulle part où ton peu de connaissance à cet égard soit plus à l’abri de la critique : ce sont de ces personnes qui ne trouvent ridicule que ce qui l’est réellement ; ainsi ne crains rien ; tu ne leur déplairas pas, je l’espère.

Nous arrivâmes alors, et nous entrâmes chez madame Dorsin ; il y avait trois ou quatre personnes avec elle.

Ah ! la voilà donc enfin ; vous me l’amenez, dit-elle à madame de Miran en me voyant. Venez, mademoiselle, venez, que je vous embrasse, et allons nous mettre à table : on n’attendait que vous.

Nous dînâmes. Quelque novice et quelque ignorante que je fusse en cette occasion-ci, comme l’avait dit madame de Miran, j’étais née pour avoir du goût, et je sentis bien avec quelles gens je dînais.

Ce ne fut point à force de leur trouver de l’esprit que j’appris à les distinguer ; pourtant il est certain qu’ils e avaient plus que d’autres, et que je leur entendais dire d’excellentes choses ; mais il les disaient avec si peu d’effort, ils y cherchaient si peu de façon, c’était d’un ton de conversation si aisé et si uni, qu’il ne tenait qu’à moi de croire qu’ils disaient les choses les plus communes. Ce n’était point eux qui y mettaient de la finesse, c’était de la finesse qui s’y rencontrait ; ils ne sentaient pas qu’ils parlaient mieux qu’on ne parle ordinairement ; c’étaient seulement de meilleurs esprits que d’autres, et qui par là tenaient de meilleurs discours qu’on n’a coutume d’en tenir ailleurs, sans qu’ils eussent besoin d’y tâcher, et je dirais volontiers sans qu’il y eût de leur faute ; car on accuse quelquefois les gens d’esprit de vouloir briller ; oh ! il n’était pas question de cela ici ; et comme je l’ai déjà dit, si je n’avais pas eu un peu de goût naturel, un peu de sentiment, j’aurais pu m’y méprendre, et je ne me serais aperçue de rien.

Mais, à la fin, ce ton de conversation si excellent, si exquis, quoique si simple, me frappa.

Ils ne disaient rien que de juste et que de convenable, rien qui ne fût d’un commerce doux, facile et gai ; j’avais compris le monde tout autrement que je ne le voyais là (et je n’avais pas tant de tort) : je me l’étais figuré plein de petites règles frivoles et de petites finesses polies, plein de bagatelles graves et importantes, difficiles à apprendre, et qu’il fallait savoir sous peine d’être ridicule, toutes ridicules qu’elles sont elles-mêmes.

Et point du tout ; il n’y avait rien ici qui ressemblât à ce que j’avais pensé, rien qui dût embarrasser mon esprit ni ma figure, rien qui me fît craindre de parler, rien au contraire qui n’encourageât ma petite raison à oser se familiariser avec la leur ; j’y sentis même une chose qui m’était fort commode, c’est que leur bon esprit suppléait aux tournures obscures et maladroites du mien. Ce que je ne disais qu’imparfaitement, ils achevaient de le penser et de l’exprimer pour moi, sans qu’ils y prissent garde : et puis ils m’en donnaient tout l’honneur.

Enfin ils me mettaient à mon aise ; et moi qui m’imaginais qu’il y avait tant de mystères dans la politesse des gens du monde, et qui l’avais regardée comme une science qui m’était totalement inconnue et dont je n’avais nul principe, j’étais bien surprise de voir qu’il n’y avait rien de si particulier dans la leur, rien qui me fût si étranger ; mais seulement quelque chose de liant, d’obligeant et d’aimable.

Il me semblait que cette politesse était celle que toute âme honnête, que tout esprit bien fait trouve qu’il a en lui, dès qu’on la lui montre.

Mais nous voici chez madame Dorsin, aussi bien qu’aux dernières pages de cette partie de ma vie ; c’est ici où j’ai dit que je ferais le portrait de cette dame : j’ai dit aussi, ce me semble, qu’il serait long, et c’est de quoi je ne réponds plus. Peut-être sera-t-il court ; car je suis lasse. Tous ces portraits me coûtent : voyons celui-ci pourtant.

Madame Dorsin était beaucoup plus jeune que ma bienfaitrice : il n’y a guère de physionomie comme la sienne ; et jamais aucun visage de femme n’a tant mérité que le sien qu’on se servît de ce terme de physionomie pour le définir et pour exprimer tout ce qu’on en pensait en bien.

Ce que je dis là signifie un mélange avantageux de mille choses dont je ne tenterai pas de détail.

Cependant voici en gros ce que j’en puis expliquer. Madame Dorsin était belle, encore n’est-ce pas là dire ce qu’elle était ; ce n’aurait pas été la première idée qu’on eût eue d’elle ; en la voyant on avait quelque chose de plus pressé à sentir : voici un moyen de me faire entendre.

Personnifions la beauté, et supposons qu’elle s’ennuie d’être si sérieusement belle, qu’elle veuille essayer du seul plaisir de plaire, qu’elle tempère sa beauté sans la perdre, et qu’elle se déguise en grâces ; c’est à madame Dorsin qu’elle voudra ressembler : et voilà le portrait que vous devez vous faire de cette dame.

Ce n’est pas là tout ; je ne parle ici que du visage, tel que vous l’auriez pu voir dans un tableau de madame Dorsin.

Ajoutez à présent une âme qui passe à tout moment sur cette physionomie ; qui va y peindre tout ce qu’elle sent ; qui y répand l’air de tout ce qu’elle est ; qui la rend aussi spirituelle, aussi délicate, aussi vive, aussi fière, aussi sérieuse, aussi badine qu’elle l’est tour à tour elle-même ; et jugez par là des accidents de force, de grâce, de finesse, et de l’infinité des expressions rapides qu’on voyait sur ce visage.

Parlons maintenant de cette âme, puisque nous y sommes. Quand quelqu’un a peu d’esprit et de sentiment, on dit d’ordinaire qu’il a les organes épais ; et un de mes amis, à qui je demandai ce que cela signifiait, me dit gravement et en termes savants : C’est que notre âme est plus ou moins bornée, plus ou moins embarrassée, suivant la conformation des organes auxquels elle est unie.

Et, s’il m’a dit vrai, il fallait que la nature eût donné à madame Dorsin des organes bien favorables ; car jamais âme ne fut plus agile que la sienne, et ne souffrit moins de diminution dans sa faculté de penser.

La plupart des femmes qui ont beaucoup d’esprit ont une certaine façon d’en avoir qu’elles n’ont pas naturellement, mais qu’elles se donnent.

Celle-ci s’exprime nonchalamment et d’un air distrait, afin qu’on croie qu’elle n’a presque pas besoin de prendre la peine de penser, que tout ce qu’elle dit lui échappe.

C’est d’un air froid, sérieux et décisif, que celle-là parle, et c’est pour avoir aussi un caractère d’esprit particulier.

Une autre s’adonne à ne dire que des choses fines, mais d’un ton qui est encore plus fin que tout ce qu’elle dit ; une autre se met à être vive et pétillante. Madame Dorsin ne débitait rien de ce qu’elle disait dans aucune de ces petites manières de femme : c’était le caractère de ses pensées qui réglait bien franchement le ton dont elle parlait : elle ne songeait à avoir aucune sorte d’esprit ; mais elle avait l’esprit avec lequel on en a de toutes les sortes, suivant que le hasard des matières l’exige ; et je crois que vous m’entendrez, si je vous dis qu’ordinairement son esprit n’avait point de sexe, et qu’en même temps ce devait être de tous les esprits de femme le plus aimable, quand madame Dorsin voulait.

Il n’y a point de jolie femme qui n’ait un peu trop envie de plaire ; de là naissent ces petites minauderies plus ou moins adroites par lesquelles elle vous dit : Regardez-moi.

Et toutes ces singeries n’étaient point à l’usage de madame Dorsin ; elle avait une fierté d’amour-propre qui ne lui permettait pas de s’y abaisser, et qui la dégoûtait des avantages qu’on en peut tirer ; ou, si dans la journée elle se relâchait un instant là-dessus, il n’y avait qu’elle qui le savait : mais, en général, elle aimait mieux qu’on pensât bien de sa raison que de ses charmes ; elle ne se confondait pas avec ses grâces ; c’était elle que vous honoriez en la trouvant raisonnable ; vous n’honoriez que sa figure en la trouvant aimable.

Voilà quelle était sa façon de penser ; aussi aurait-elle rougi de vous avoir plu, si dans la réflexion vous aviez pu vous dire, elle a tâché de me plaire ; de sorte qu’elle vous laissait le soin de sentir ce qu’elle valait, sans se faire l’affront de vous y aider.

À la vérité, ce dégoût qu’elle avait pour tous ces petits moyens de plaire, peut-être était-elle bien aise qu’on le remarquât ; et c’était le seul reproche qu’on pouvait hasarder contre elle, la seule espèce de coquetterie dont on pouvait la soupçonner en la chicanant.

Et en tout cas, si c’est là une faiblesse, c’est du moins de toutes les faiblesses la plus honnête je dis même la plus digne d’une âme raisonnable, et la seule qu’elle pourrait avouer sans conséquence : il est naturel de souhaiter qu’on nous rende justice ; la plus grande de toutes les âmes ne serait pas insensible au plaisir d’être connue pour telle.

Mais je suis trop fatiguée ; je m’endors ; il me reste à parler du meilleur cœur du monde, en même temps du plus singulier, comme je vous l’ai déjà dit, et c’est une besogne que je ne suis pas en état d’entreprendre à présent : je la remets à une autre fois ; c’est-à-dire, dans ma cinquième partie, où elle viendra fort à propos, et cette cinquième, vous l’aurez incessamment. J’avais promis dans ma troisième de vous conter quelque chose de mon couvent ; je n’ai pu le faire ici, et c’est encore partie remise. Je vous annonce même l’histoire d’une religieuse qui fera presque tout le sujet de mon cinquième livre.