La Vie de Marianne (éd. Duviquet)/Jugement

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Texte établi par Pierre DuviquetHaut Cœur et Gayet jeune (6p. i-viii).


JUGEMENT
SUR
LE ROMAN DE MARIANNE


Je crois inutile d’examiner à quelle classe de romans appartient Marianne. Très-peu partisan de ces classifications arbitraires que l’on a transportées du domaine de la science, où elles ont dû moins l’avantage de soulager la mémoire, dans celui de l’imagination où elles n’ont d’autre effet que de la distraire et de l’embrasser, je pense qu’il est bon d’appliquer aux productions de l’esprit la seule distinction qu’un grand compositeur appliquait il y a quelques années à la musique, et que, le genre une fois donné, tout se réduit à la question de savoir si l’ouvrage plaît, s’il touche, s’il intéresse, s’il instruit, ou bien s’il est long, commun, insipide ; en un mot, s’il est bon ou s’il est mauvais. C’est là, en définitive, la classification à laquelle il faut revenir.

Il y a, dit-on, des romans de mœurs ; il y a des romans historiques. Dans les premiers, on trouve moins de récits et plus de développement de passions ; dans les seconds, les aventures sont plus multipliées, et la peinture du cœur humain y est subordonnée à l’intérêt et à la quantité des événements extraordinaires : voilà pour le fond. Quant à la forme, la variété est encore plus marquée ; tantôt, comme dans Clarisse, dans La Nouvelle Héloïse, dans les Liaisons Dangereuses, l’auteur a recours à la supposition d’une correspondance suivie entre ses différents personnages ; tantôt, empruntant les formes de l’épopée, il se fait lui-même l’historien des aventures de ses héros ; c’est le rôle dont se sont chargés, bien agréablement pour leurs lecteurs, les chantres immortels de Don Quichotte et de Tom-Jones. Ailleurs, c’est le personnage principal qui prend la parole, et qui met un ami ou une amie, c’est-à-dire le public, dans la confidence des événemens de sa vie ; telle est la fiction adoptée par l’auteur de Gil Blas et de Marianne. Enfin on a imaginé, comme dans les Mille et une Nuits, un système mixte, dans lequel figurent tour à tour l’écrivain et les personnages. Tout cela, comme on le voit par la réputation des ouvrages que je viens de citer, a été fort indifférent à leur gloire et à leur succès, et il serait facile d’ajouter à cette liste, en rappelant que Paul et Virginie, Atala, Mademoiselle de Clermont et les nombreux romans de sir Walter Scott, aussi éloignés les uns des autres que des chefs-d’œuvre précédens par le genre de la composition et par les formes du style, partagent néanmoins avec eux la vague populaire, et les suffrages plus durables des bons juges en littérature.

On a vu dans la Notice biographique et littéraire, placée en tête du premier volume, que ceux de ces juges mêmes qui passent pour les plus redoutables par la justesse de leur goût et par la sévérité de leur critique, ont assigné à Marianne une place honorable parmi les premiers romans de la littérature française. Comme aucune autre époque n’a été, ce semble, plus féconde que l’époque actuelle en ce genre de productions, comme il n’est pas de jour qui ne révèle l’apparition d’un roman nouveau, comme la multiplication d’une espèce particulière d’ouvrages ne peut s’expliquer que par celle du nombre des personnes au goût desquelles les écrivains s’adressent et cherchent à plaire, l’examen d’un roman, qui peut être proposé pour modèle, peut aussi devenir de quelque utilité, non-seulement pour les lecteurs de Marivaux, mais encore pour tous ceux qui se composent ou qui lisent des romans ; c’est surtout par les comparaisons que l’esprit s’éclaire et que le jugement se fortifie. Ont-ils réussi ? les premiers, c’est-à-dire les auteurs de romans, s’affermiront dans la bonne route ; sont-ils tombés ? ils pourront apprendre à se relever, et, en approfondissant la cause de leur chute, ils trouveront peut-être le moyen d’en prévenir une nouvelle. Quant aux simples lecteurs, ils se rendront un compte plus facile de leurs sensations, de leurs jouissances, de leurs dégoûts mêmes. Ils sauront pourquoi tel ouvrage vanté leur tombe des mains à la vingtième page, ou, s’ils ont le courage de l’achever, comment le ridicule dont il est marqué n’est surpassé que par celui de son succès, que par celui des éloges qui lui ont été prodigués. Ils remarqueront que la bizarrerie n’est pas plus de l’invention que l’accumulation de faits incohérens n’est de l’abondance, que la licence des peintures n’est que de la volupté, que l’horreur n’est que de l’intérêt, que des allusions inconvenantes nées de la circonstance du moment ne sont de la politique, que la satire personnelle n’est de l’observation, que le mépris des insitutions les plus respectables n’est de la philosophie, et enfin, que le dédain de toute règle de conduite dans la vie privée n’est de la morale. Ce n’est pas, encore une fois, qu’avec ces défauts de composition et cette absence de principes on ne puisse réussir quelques jours ; mais un autre scandale vient bientôt effacer le souvenir et jusqu’à la trace du premier. Un mauvais roman paraît de nouveau, et disparaît ensuite en de jours souvent que l’auteur n’en a mis à le composer. Les individus seuls périssent ; la race est indestructible. C’est au reste le sort de tous les ouvrages qui appartiennent au goût, à l’imagination, à l’art d’écrire, et auxquels il ne manque le plus souvent que le goût, le style et l’imagination.

C’est par la réunion de ces qualités que vivent au contraire les bons ouvrages environnés d’une gloire qui s’accroît avec le temps, et qui ne finira qu’avec lui. C’est là ce qui a consacré le succès de Marianne c’est là ce qui lui assure sa place dans le très-petit nombre de romans qui honorent la littérature française. Celui-ci, sans doute, n’est point exempt de fautes ; mais, comme j’en ai averti dans la Notice générale, la prévention en a long-temps exagéré le nombre et l’importance. Peut-être même trouvera-t-on qu’elles ont été relevées dans cette édition avec une sévérité minutieuse, tandis qu’il eût été si naturel d’employer à les dissimuler une indulgence qui aurait trouvé son excuse dans le titre d’éditeur. Mais pour quelques taches légères, que de riches compensations offertes à l’esprit d’un lecteur attentif ! Quel intérêt dans le récit ! quelle étonnante variété de caractères ! quelle simplicité dans les ressorts qui mettent en jeu tant de passions, d’habitudes et d’existences opposées. On a critiqué le style de Marivaux ; mais si le style est l’art de rendre ses pensées avec clarté, avec précision, avec élégance, j’ose croire que peu d’ouvrages dans notre langue peuvent mieux que Marianne mériter à leur auteur le titre d’excellent écrivain.

On a reproché à Marivaux d’avoir multiplié les réflexions ; je conviens que, surtout dans la première partie, ce reproche n’est pas entièrement injuste ; et l’on sera bien aise de trouver ici l’apologie que Marivaux crut se devoir à lui-même sur cet article, lorsque pour la première fois, en 1729, il publia la seconde partie de Marianne.

« La première partie de la Vie de Marianne a paru faire plaisir à bien des gens ; ils en ont surtout aimé les réflexions qui y sont semées. D’autres lecteurs ont dit qu’il y en avait trop ; c’est à ces derniers que ce petit avant-propos s’adresse.

« Qu’on leur donnât un livre intitulé, Réflexions sur l’homme, ne le liraient-ils pas volontiers, si les réflexions en étaient bonnes ? Nous en avons même beaucoup de ces livres, et dont quelques-uns sont fort estimés ; pourquoi donc les réflexions leur déplaisent-elles ici, en cas qu’elles n’aient contre elles que d’être des réflexions ? C’est, diront-ils, que dans des aventures connue celles-ci, elles ne sont pas à leur place ; il est question de nous y amuser, et non pas de nous y faire penser.

« À cela voici ce qu’on leur répond. Si vous regardez la Vie de Marianne comme un roman, vous avez raison, votre critique est juste ; il y a trop de réflexions, et ce n’est pas là la forme ordinaire des romans, ou des histoires faites simplement pour divertir. Mais Marianne n’a point songé à faire un roman. Son amie lui demande l’histoire de sa vie, et elle l’écrit à sa manière. Marianne n’a aucune forme d’ouvrage présente à l’esprit. Ce n’est point un auteur ; c’est une femme qui pense, qui a passé par différens états, qui a beaucoup vu, enfin, dont la vie est un tissu d’événemens qui lui ont donné une certaine connaissance du cœur et du caractère des hommes, et qui, en contant ses aventures, s’imagine être avec son amie, lui parler, l’entretenir, lui répondre ; dans cet esprit-là, elle mêle indistinctement les faits qu’elle raconte aux réflexions qui lui viennent à propos de ces faits ; voilà sur quel ton le prend Marianne. Ce n’est, si vous voulez, ni celui du roman ni celui de l’histoire, mais c’est le sien ; ne lui en demandez pas d’autre. Figurez-vous qu’elle n’écrit point, mais qu’elle parle ; peut-être qu’en vous mettant à ce point de vue-là, sa façon de conter ne vous sera pas si désagréable.

« Il est pourtant vrai que dans la suite elle réfléchit moins et conte davantage, mais pourtant elle réfléchit toujours ; comme elle va changer d’état, ses récits vont devenir aussi plus curieux, et ses réflexions plus applicables à ce qui se passe dans le grand monde. »

Il y aurait bien quelques répliques permises à ce petit mémoire justificatif ; Marivaux a pris soin, comme on voit, d’y répondre lui-même, et sa réponse est la seule qu’il pouvait faire, parce qu’elle est d’un homme d’esprit, de jugement et de bonne foi. Il s’est corrigé ; les réflexions ont été progressivement réduites, et comme les réductions ont eu lieu dans la même proportion que l’intérêt des événemens augmente, l’amour-propre du lecteur intelligent, qui n’aime pas les lisières, la curiosité du lecteur ordinaire qui ne demande qu’à être amusé, en ont également fait leur profit.

Marivaux apportait à la composition de son ouvrage favori autant de cette sage lenteur, si recommandée par les législateurs du goût, que les romanciers de nos jours apportent à la rédaction de leurs écrits de facilité, et quelquefois aussi de précipitation. Que ce fût de sa part ou système de perfectionnement, ou impuissance de faire plus vite, on est toujours étonné des intervalles immenses qu’il laissait écouler entre la publication de chacune des parties de sa Marianne. La première partie, par exemple, parut en 1718, et la seconde en 1734. Les parties suivantes, jusqu’à la onzième inclusivement, se succédèrent il est vrai d’année en année. Il employa donc seize ans à composer son ouvrage ; et cet ouvrage, pour l’étendue du moins, n’équivaut pas même à des roman qui ne coûtent point aujourd’hui seize semaines de travail à leurs auteurs. Heureux les romanciers qui, comme sir Walter Scott, joignent la richesse à la fécondité du génie ! mais convenons en même temps que la plupart de ceux qui, pour la rapidité de la composition, affectent de marcher sur ses traces, se rapprocheraient plus facilement de leur modèle, si, en calquant leurs inventions romanesques sur celles du célèbre Écossais, ils daignaient emprunter à Marivaux un peu du soin qu’il mettait à polir ses ébauches, à coordonner les différentes parties de son travail, à châtier son style, à simplifier ses incidens, et à concilier, avec la peinture de la plus terrible des passions, ce vernis de délicatesse et de décence, qui ne la voile que pour l’embellir et la rendre plus attrayante.

Il est malheureux que Marivaux n’ait point mis la dernière main à sa Marianne, et il est assez difficile d’expliquer comment il s’est arrêté tout à coup, lorsqu’il touchait à l’extrémité de la carrière. J’ai consulté tous les mémoires littéraires du temps. Ni le Journal de Trévoux, ni les Observations de Desfontaines ne m’ont fourni aucune lumière sur cette singulière détermination de notre auteur. La première édition de la onzième partie porte la date de 1743 ; Marivaux vécut encore vingt ans, et dans ce long période, ni le sentiment de sa gloire, ni celui d’un intérêt légitime, ne purent le décider à terminer son ouvrage. Il n’est pas permis de supposer qu’avec toutes les ressources de son esprit et de son imagination, il ait été effrayé des difficultés de son dénouement. Il ne s’agissait plus que de corriger Valville de son infidélité, d’expliquer l’événement tragique qui commence le roman, de faire retrouver à Marianne la famille illustre à laquelle elle se montre constamment digne d’appartenir, et de mettre fin à l’épisode de cette bonne et sensible religieuse qui, par le récit de ses propres malheurs, empêche Marianne de rendre irréparables ses propres infortunes. Ce que Marivaux, par quelque cause que ce fût, avait négligé de faire, une plume habile et exercée n’a pas craint de l’exécuter ; et on s’accorde généralement à attribuer à madame Riccoboni la douzième partie de Marianne. Il est difficile de mieux prendre la manière d’un auteur, de mieux deviner ses secrets, de le reproduire en un mot avec plus de fidélité, et de porter plus loin le prestige de l’imitation. Le dénouement satisfait à toutes les données du roman, place tous les personnages dans la situation définitive qui leur convient : Marianne est un tableau de Raphaël, resté malheureusement imparfait, mais terminé avec gloire par Jules Romain.

L’action de Marianne est simple et peu susceptible d’analyse ; la morale en est excellente. L’intention de Marivaux a été de montrer l’innocence et la vertu constamment aux prises avec le malheur, et sortant victorieuses des combats les plus violens comme des séductions les plus dangereuses. Au milieu de ce spectacle, le plus beau, suivant un philosophe ancien, que la terre puisse étaler aux regards de la Divinité, apparaissent les vices qui donnent naissance à ces combats, et à aucun desquels l’écrivain moraliste ne fait grâce. Pour les démasquer et pour les vaincre, il emploie tour à tour ou l’instrument déchirant du ridicule, ou l’arme foudroyante de l’éloquence. Mais il n’égare point ses coups, il sait juste où ils doivent porter ; il reconnaît ses amis dans la mêlée ; son sang-froid est égal à son courage, son discernement à son ardeur ; il cherche, non des complices dans les cœurs dépravés, mais des auxiliaires dans tout ce qui porte un esprit droit et une âme pure et indépendante.