La Vie intime et la vie nomade en Orient, souvenirs de voyage/04

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La Vie intime et la vie nomade en Orient, souvenirs de voyage
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 1201-1233).
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LA VIE INTIME


ET


LA VIE NOMADE EN ORIENT


SCÉNES ET SOUVENIRS DE VOYAGE.





IV.
LES EUROPÉENS A JÉRUSALEM. — LA TURQUIE ET LE KORAN.





I. — LES MONTAGNES DE GALILÉE ET L’ANCIEN ROYAUME DE JUDA.

Arrivée à la dernière période de mon voyage, je n’attendais pas sans impatience quelques compensations aux fatigantes journées que je venais de passer depuis plusieurs mois sur les routes de l’Asie-Mineure[1]. Cette attente fut-elle remplie? Malgré les vifs et doux souvenirs que je garde de mon séjour à Jérusalem, je dois avouer que plus d’un mécompte m’était réservé encore, et que ma disposition à devancer en imagination l’aspect des lieux célèbres, puis à rester froide devant la réalité, ne fut que trop souvent mise à l’épreuve. Heureusement je cherchais en Orient autre chose que des sites ou des monumens. C’est la vie orientale, mais la vie de l’Orient chrétien cette fois, qui, dans l’ancienne cité juive, appelait surtout mon attention, et c’est sur l’hospitalité des couvens que j’allais pouvoir m’édifier. Après m’être reposée tour à tour sous le toit des muphtis, dans le palais des princes montagnards et dans les villas des consuls, j’allais, de Beyrouth à Jérusalem, vivre de plus en plus au milieu des nombreux représentans que le monde catholique a conservés en Orient. C’était un nouveau sujet d’étude qui allait s’offrir à moi, et me distraire des âpres émotions de la vie nomade.

Je n’en avais pas fini avec cette vie cependant, et à peine sortis de Beyrouth, nous nous retrouvâmes aux prises avec les mille obstacles d’un voyage d’Orient. Ce n’est qu’après une marche des plus pénibles, commencée le jour, continuée la nuit, que nous atteignîmes Seïda, notre première étape. Une fois à Seifda, nous eûmes hâte d’aller frapper à la porte du khan français, car Seïda possède un khan français, et les voyageurs européens de passage dans cette ville le connaissent bien. Le maître du khan est en même temps un des plus aimables agens consulaires que la France compte en Orient. Munie d’une recommandation du consul de France à Tripoli pour son collègue de Seïda, je fus accueillie avec une cordialité qui me fit regretter vivement de ne pouvoir faire une halte plus longue sous le toit du khan français. Le consul qui me faisait une réception si charmante a une nombreuse famille, dix enfans peut-être. Il touche d’assez faibles appointemens, garantis en grande partie par le revenu du khan, dont le chiffre décroît chaque jour. La caravane qui venait le surprendre se composait d’environ vingt personnes, sans compter les guides, les muletiers et mon escorte indigène. Nous n’avions pas mangé depuis près de vingt-quatre heures, et nous avions passé une nuit sans sommeil. Cependant nous nous serions gravement reproché de déjeuner aux dépens d’un hôte dont nous connaissions la position difficile, et notre projet était, après une courte visite au consul, d’aller faire notre repas du matin, avec des provisions achetées au bazar, sous les premiers ombrages rencontrés au sortir de la ville. L’extrême obligeance du consul ne nous permit pas d’exécuter ce plan si bien conçu. Les instances de notre hôte n’étaient pas, nous le comprîmes sans peine, de vaines formules de politesse. A nos objections multipliées il opposa des argumens irrésistibles en nous menant dans une salle à manger, où, sur une table servie à l’européenne, un splendide déjeuner fumait en notre honneur. Dès lors il fallut céder, et le consul français eut d’autant plus aisément raison de mes scrupules, que l’Asie n’était représentée dans sa collation que par des fruits exquis et de merveilleuses confitures.

Pendant que nous déjeunions si comfortablement, nos gens étaient traités avec la même profusion, et nous quittâmes le khan français avec un sentiment de reconnaissance que le meilleur repas n’excite pas toujours. Restait maintenant à gagner Jérusalem le plus promptement possible. Le consul de Seïda nous donna toutes les indications nécessaires, et nous nous dirigeâmes d’après son avis, non vers Jaffa, mais vers Nazareth, d’où un jour ou deux de marche devaient nous conduire à Jérusalem.

Le reste de cette journée si agréablement commencée se passa sans accident; elle s’acheva, après une marche assez longue, dans une hôtellerie de Sur (l’ancienne Tyr). Le maître de l’établissement était une espèce de métis, demi-européen, demi-asiatique, dont l’air triste et abattu nous promettait maigre chère, promesse qui ne fut que trop bien tenue. Faut-il croire que l’ancienne Tyr a existé là où s’élèvent aujourd’hui les humbles maisons de Sur? S’il en est ainsi, jamais grande et puissante ville n’a disparu aussi complètement sous d’affreux plâtras. Quoi ! pas un fût de colonne ! pas une arcade! pas un pavé! Palmyre, Balbek, Ninive, ont laissé des vestiges de ruines précieuses. Où sont les ruines de Tyr? La mer a sans doute englouti la capitale tout entière du roi Hiram. Quant à Sur, c’est une laide petite ville sans caractère ni originalité, bâtie dans une plaine où le soleil de Syrie ne laisse croître aucune végétation.

La journée du lendemain fut une des plus tristes de notre voyage. A peine le soleil avait-il paru au-dessus des montagnes de Galilée, que nous étions en route, heureux de quitter notre triste hôtellerie de Sur. Le chemin que nous devions suivre le long de la mer n’avait cependant rien d’attrayant; il avait été récemment le théâtre d’une scène sanglante. Un petit bâtiment commandé par un capitaine arabe et frété par des pèlerins grecs, poussé par les vents sur des écueils, était venu échouer près de la côte. Les malheureux pèlerins, parmi lesquels les femmes et les vieillards étaient en majorité, remplirent aussitôt l’air de cris de détresse. Aperçus par une vingtaine de cavaliers qui s’étaient rassemblés sur le rivage, ils furent transportés à terre par le capitaine et les matelots arabes du petit navire; mais à mesure qu’ils débarquaient, ils tombaient sous les coups d’assassins qui les massacraient et s’emparaient de leurs dépouilles. Pas un de ces infortunés n’avait échappé à la mort, et le capitaine arabe était soupçonné d’avoir préparé ce naufrage pour piller les passagers de concert avec les cavaliers de la côte. Le capitaine avait été arrêté, mais il s’était tiré d’affaire en payant une partie du prix du sang. Quant aux cadavres des naufragés, ils étaient restés exposés sur le rivage sans que personne daignât les ensevelir. Tel était du moins le bruit public; nous eûmes le bonheur de ne rencontrer aucun vestige de ce récent massacre. Selon toute apparence, les oiseaux de proie des montagnes voisines avaient déjà achevé leur festin.

L’aspect des lieux que nous traversions n’était guère fait pour me distraire des impressions qu’éveillait en moi le récit du massacre de Sur. Une chaleur accablante pesait sur nous. Les pieds de nos chevaux s’enfonçaient jusqu’au-dessus de la cheville dans un sable brûlant. Sur notre gauche, au lieu du Liban couronné de villages, nous avions les arides montagnes de la Galilée. Après quelques heures de marche, nous atteignîmes une sorte d’oasis formée par quelques buissons au travers desquels serpentait un mince filet d’eau. Nous crûmes prudent de faire halte et d’attendre patiemment à l’ombre des broussailles que le soleil fût sur son déclin. Nous eûmes à nous repentir cruellement de cette résolution. Lorsque nous voulûmes nous remettre en marche, il se trouva qu’une étrange maladie avait frappé nos chevaux. La plupart de nos montures, qui avaient paru jusque-là jouir d’une excellente santé, ne se traînaient plus qu’avec une lenteur extraordinaire. Baignées de sueur, l’œil terne et la peau froide, ces pauvres bêtes semblaient toucher à l’agonie. Nous prîmes alors le parti d’envoyer en avant les plus malades, sous la surveillance d’un de nos gens, brave Allemand du duché de Bade, très dévot et très honnête à ce qu’il nous semblait ; puis, pensant que les autres chevaux rejoindraient toujours facilement notre avant-garde, nous leur donnâmes quelques instans de repos. Cette nouvelle halte ne fut malheureusement pas moins fatale que la première. À peine nous étions-nous remis en marche, qu’un de nos chevaux, d’une bonne race d’Anatolie, s’arrêta en gémissant ; le cavalier qui le montait mit pied à terre et se résigna à nous suivre lentement en le traînant par la bride. Un autre cheval donna bientôt les mêmes signes d’épuisement, et quelques pas plus loin nous rencontrâmes notre Badois qui nous attendait à côté d’un cheval turcoman étendu sur le sol et près d’expirer. Cet homme avait manqué de patience, il nous l’avoua plus tard, et pour combattre l’affaissement du cheval, il avait eu recours à un moyen peu charitable, celui de le chasser devant lui en le rouant de coups.

Nous continuâmes tant bien que mal notre marche au milieu des gémissemens de nos chevaux et des jurons des cavaliers ; mais nous eûmes beau faire, le soleil se coucha sans que nous eussions pu atteindre un village désigné pour notre halte de nuit, et dont nous croyions avoir parfaitement retenu le nom. Pour éviter le retour des accidens de la journée, j’étais décidée à ne plus m’arrêter avant d’avoir atteint notre gîte. Je poussai donc en avant malgré l’obscurité, m’en rapportant aux indications du drogman et croyant me trouver sur la route du village. Tout à coup je m’aperçus que dans ma précipitation j’avais laissé derrière moi presque toute mon escorte. Je ne voyais plus à mes côtés que ma fille Marie, le drogman et deux domestiques. Ceux-ci me rassurèrent sur le sort de mes compagnons, qui nous suivaient, disaient-ils, en faisant de leur mieux pour entretenir le courage de leurs montures. Je pressai alors de nouveau mon cheval. Notre drogman nous précédait de l’air d’un homme dont la place désignée par la nature est toujours au premier rang. Fascinés par sa présomptueuse assurance, nous chevauchions derrière lui avec une crédulité naïve qui devait être bientôt punie. Le drogman ne savait pas plus que nous en effet où nous allions. L’obscurité croissait cependant, les rochers prenaient autour de nous des formes étranges, le moindre buisson se transformait à nos yeux en un groupe de voyageurs attardés, les cris des oiseaux de nuit retentissaient à nos oreilles comme des voix humaines. Quant à nos compagnons, nous en avions décidément perdu la trace.

Quelles heures que celles qu’on passe ainsi luttant contre la fatigue de la marche combinée avec les hallucinations des sens! mais avec quelle joie fiévreuse on accueille après de tels instans les premiers indices d’une habitation humaine ! C’est cette joie que nous fit éprouver un parfum d’orangers qui nous enveloppa tout à coup comme un nuage. Parfum béni ! Il nous annonçait la proximité d’un jardin, d’une maison, d’un village peut-être. Ranimés par l’espoir, nous poussons nos chevaux dans la direction de ces senteurs enivrantes; nous pénétrons dans un labyrinthe de frais bosquets arrosés par des eaux courantes. Nous sommes bientôt au milieu d’un épais verger, puis au pied d’un coteau que couronnent des habitations. Un feu de broussailles, près duquel se chauffe une vieille femme au visage tatoué de blanc et de noir, nous attire sur une plate-forme voisine du coteau. Nous demandons des renseignemens sur le reste de notre escorte. — Y a-t-il des voyageurs dans le village qu’on aperçoit d’ici? — Personne, nous répond la vieille. — Personne! mais qu’allons-nous devenir?... Une femme, un enfant, deux hommes et un drogman, sans argent et presque sans armes, le tout monté sur des chevaux malades : il y avait de quoi s’inquiéter sérieusement. Le drogman ordonna à la vieille femme de nous conduire chez le cheik du village voisin. Après quelques momens d’hésitation, elle se mit à courir devant nous. Comment nous la suivîmes dans un autre village que celui où nous attendait notre escorte, comment cette fraude fut découverte, comment nous rejoignîmes enfin nos compagnons campés tant bien que mal dans une maison arabe du premier hameau que nous avions aperçu, tous ces détails que j’épargne au lecteur me rappelèrent des ennuis dont j’ai déjà eu occasion de parler en racontant mes premières journées de voyage. La nuit qui suivit une course si laborieuse ne me procura, pour surcroît de malheur, aucun repos. La chambre qui m’attendait n’était couverte qu’à demi par la toiture, et le vent qui s’engouffrait à l’aise y faisait tourbillonner les cendres du foyer de façon à rendre tout sommeil impossible. Malgré les inconvéniens de ce triste gîte, nous nous décidâmes à y passer la journée du lendemain pour médicamenter nos chevaux et compter nos pertes. Nous n’avions que trois chevaux morts et trois autres gravement malades[2] . On avait transporté ces pauvres bêtes dans une prairie ombragée de figuiers où nos tentes étaient dressées. Le cadavre d’un de mes chevaux favoris qui était au nombre des morts avait été déposé un peu plus loin; un gros dogue s’était établi près de là comme pour chasser les oiseaux de proie et les chacals qui rôdaient à l’entour : nous eûmes beaucoup de peine à l’arracher de son poste quand l’heure du départ fut venue. Chose étrange que ces affections qui s’établissent entre certains animaux, et qu’on peut observer surtout en Orient ! Dans un pays où les animaux ont peu de rapports avec l’homme, c’est entre eux qu’ils tendent à s’associer, et ils conservent une sorte d’indépendance beaucoup plus digne d’intérêt à mon avis que la soumission de nos espèces apprivoisées.

Le mardi de la semaine sainte nous trouva de grand matin en marche vers Nazareth par une pluie battante, au milieu des vallons que dominent les monts de la Galilée. Rien de plus délicieux que ces vallons, où des lauriers, des myrtes de la taille de nos chênes entrelacent leurs ombrages sur des tapis de verdure et de fleurs. Sauf une chute que je fis, mais qui, grâce à l’adresse de mon bon cheval Kur, n’eut pas de suite dangereuse, la journée se passa sans accidens. Notre plus grave mésaventure fut de n’arriver à Nazareth qu’en pleine nuit. Quelques lumières disséminées dans la campagne nous annoncèrent seules le fameux village. Nous entrâmes dans ses rues sans rien distinguer autour de nous. Enfin notre caravane s’arrêta devant la porte d’une maison d’aspect européen. Un moine franciscain se tenait sur le seuil un flambeau à la main. Nous avions atteint notre gîte. Ce ne fut pas sans une profonde émotion que j’entendis le moine me souhaiter la bienvenue en italien et avec cet accent du nord de la péninsule auquel mon enfance a été accoutumée. J’éprouvais une joie singulière à entendre résonner sous la voûte d’un cloître d’Orient les pieuses formules qui avaient si souvent frappé mes oreilles dans les campagnes lombardes. Pourquoi ne l’avouerais-je pas d’ailleurs? les chants des muphtis et la glorification du saint nom d’Allah commençaient à me fatiguer un peu. Je n’avais rien à dire contre le Dieu des musulmans; mais je savais à quoi m’en tenir sur ceux qui l’invoquent du sein des plaisirs sensuels avec des lèvres souillées de mensonge. Il me semblait que le Dieu des chrétiens était bien différent de celui-là; aussi mon âme, restée froide aux solennelles invocations des muphtis, s’associait-elle avec bonheur aux humbles prières du père de Nazareth invoquant la sainte Vierge et saint François.

Cette arrivée à Nazareth me plaçait dans un monde tout nouveau. J’avais vu la société musulmane, je savais quels étaient dans l’Asie-Mineure les résultats du régime créé par le Koran. Quelle pouvait être en Orient l’action du catholicisme ? Comment maintient-il son influence au milieu de sectes rivales et en face même de la religion musulmane ? Je me faisais ces questions tout en admirant la jolie petite chambre où j’allais passer la nuit. La maison où j’étais descendue à Nazareth appartient au couvent des capucins; elle est spécialement destinée aux voyageurs, les femmes n’étant pas admises dans l’intérieur du couvent. Ma chambre était voûtée, comme le sont tous les appartemens en Palestine; elle était pratiquée dans une sorte de tourelle. Un lit de fer, un ameublement simple et commode, tout m’y rappelait la bonne hospitalité d’Europe... Et cependant j’étais à Nazareth ! J’entrais dans une région consacrée par l’adoration de tous les âges! J’avais regretté d’abord d’arriver la nuit; quelques heures plus tard, je m’en félicitai, car j’avais ainsi retardé une épreuve pénible et singulière, — dont j’ai déjà parlé, — l’impuissance de tirer de la vue réelle des lieux célèbres les émotions que m’en procure en quelque sorte la vue intérieure et anticipée. C’était une déception de ce genre que j’avais éprouvée à Athènes et à Rome. Je me souviens encore d’avoir envié dans la plaine de Marathon l’émotion que le souvenir de Thémistocle éveilla chez un de mes compagnons de voyage. Cet homme, lettré et intelligent, avait pourtant l’esprit plus positif que poétique. Je vis une larme rouler sur ses joues, et pour moi, je l’avoue à ma honte, tout ce que je pus noter en visitant Marathon, c’est qu’il faisait bien chaud ce jour-là.

Le jour parut enfin. Je courus à ma fenêtre, impatiente de comparer la réalité avec le spectacle entrevu dans mes rêves. Voici ce que je vis. Bâtie dans la partie basse de la ville, qui est échelonnée sur le versant d’une montagne, la maison des franciscains dominait d’un côté le fond de la vallée, de l’autre elle avait vue sur la ville, qui se déroulait en amphithéâtre au-dessus de ma tête. Le coup d’œil était admirable. De petites maisons blanches séparées par de frais ombrages, où dominaient les fleurs rouges du grenadier, se détachaient vigoureusement sur un sol rougeâtre. Tout ce paysage enchantait les yeux; mais, hélas! c’est en vain que je cherchais parmi les femmes arabes de Nazareth les types que mon imagination s’était créés ; c’est en vain que j’évoquais les grands souvenirs de la Bible et de l’Évangile : rien ne réussissait à exciter en moi cet enthousiasme que tant d’âmes d’élite avaient éprouvé en présence des mêmes lieux. Humiliée et découragée, j’allai trouver le père capucin chargé de me faire les honneurs de Nazareth. Il me conduisit à l’église de l’Annonciation d’abord, puis dans les divers sanctuaires élevés sur les lieux nommés dans les Écritures. Je ne discuterai pas l’authenticité des monumens de Nazareth, je dirai seulement en quoi ils consistent. L’église de l’Annonciation, petite et de construction singulière, — la nef du milieu étant moins profonde que les nefs latérales, — domine une chapelle souterraine où l’on montre la colonne devant laquelle la Vierge était agenouillée lorsqu’elle fut visitée par l’envoyé céleste. C’est dans des grottes souterraines, remarquons-le en passant, que les pères de Terre-Sainte placent le théâtre de tous les grands événemens de l’Ancien et du Nouveau Testament. Cette circonstance s’explique par les habitudes encore persistantes de la population, qui creuse volontiers ses demeures dans le flanc des montagnes. La vie à Nazareth a dû être il y a plusieurs siècles ce qu’elle est maintenant. On me montra encore une chapelle bâtie sur l’emplacement d’un lieu où Jésus-Christ fit un repas avec ses disciples, une autre destinée à consacrer les restes de la maison habitée par Joseph. La chapelle a des murs blanchis à la chaux et des fenêtres ornées de rideaux blancs à bordure rouge. On répugne à placer en pareil lieu les scènes de l’enfance de Jésus. À vrai dire, l’origine des indications qu’on donne ici sur les divers lieux illustrés par les scènes de l’Évangile ne remonte pas au-delà de l’établissement des pères de Terre-Sainte à Jérusalem. Ces bons moines ont été les grands collecteurs des traditions locales. Sur tous les points qu’elles signalaient à leur vénération, ils ont élevé des sanctuaires et des couvens. Peut-on les blâmer d’un excès de crédulité qui atteste après tout une foi ardente ? Mieux vaut accueillir leurs récits avec la sympathie que mérite tout élan de piété naïve, mais avec la réserve aussi qu’on doit apporter toujours en présence de témoignages transmis et souvent altérés peut-être par la tradition orale.

Le pays qu’on traverse de Nazareth à Jérusalem est l’ancien royaume de Juda ; la population qui l’habite est aujourd’hui comme autrefois redoutée pour son caractère féroce et son immoralité. Sur la route de Nazareth à Jérusalem, on rencontre d’abord Naplouse, l’ancienne Samarie, après avoir dépassé une plaine inculte et déserte à la gauche de laquelle s’élève le Thabor. Le voyageur a devant lui des contrées vouées à la sécheresse ; un air embrasé y fatigue la poitrine de l’homme et dépouille le sol de toute verdure. Les tourmens de la soif deviennent insupportables. Quant aux bons Samaritains dont parle l’Evangile, ne les cherchez pas dans ces petites villes perchées au sommet des montagnes voisines, et que tout pèlerin évite prudemment. Nos guides, deux chrétiens catholiques de Nazareth, nous racontaient, chemin faisant, des histoires peu rassurantes, qui ne s’accordent que trop bien avec l’aspect sinistre du pays. Notre première nuit se passa à Djenim, petite bourgade où nous fûmes reçus dans la maison d’un médecin qui se trouvait pour le moment à Jérusalem. Le lendemain, nous reprîmes notre marche à travers des solitudes montagneuses dont les grandes lignes n’étaient pas sans beauté. Des rochers aux formes bizarres s’échelonnaient autour de nous, et des taches sombres, éparses çà et là sur leurs flancs rougeâtres, y indiquaient des habitations humaines. Au bord des torrens desséchés croissaient des lauriers-roses et des oliviers séculaires. Aux approches de Naplouse, le sombre caractère de ces lieux désolés s’accusa de plus en plus. Je me rappelais involontairement l’histoire sanglante des rois de Juda. Sur ces cimes abruptes s’élevaient les temples de Baal; dans ces âpres vallons retentissaient les chants blasphématoires. Avec quel charme ne salue-t-on pas les oasis qui jettent au milieu de ces sables et de ces pierres la fraîcheur des eaux vives et le parfum des fleurs sauvages ! Les oasis sont malheureusement trop rares. Je ne conseillerais jamais, comme distraction, aux tempéramens mélancoliques une course dans l’ancien royaume de Juda. Le plus intrépide touriste, s’il était amené les yeux bandés de Marseille aux environs de Naplouse, serait saisi d’une sorte de terreur en ôtant son bandeau et en découvrant pour la première fois cette terre de malheur.

Naplouse contraste avec l’âpreté des lieux qui l’environnent. Protégée par des bois d’oliviers et de figuiers, l’ancienne Samarie me parut une délicieuse retraite, et j’aurais été heureuse de m’y reposer des tristes impressions qui m’avaient accompagnée depuis Nazareth; mais nous étions au vendredi saint, il ne nous restait plus qu’un jour pour atteindre Jérusalem avant les fêtes de Pâques. C’est dans un village à deux lieues de Naplouse que nous devions passer la nuit. Nous prîmes bravement notre parti, et sans entrer dans Naplouse, nous nous dirigeâmes vers notre gîte, encore éloigné, à travers les montagnes où l’on montre encore le puits de Jacob, le même auprès duquel Christ rencontra la Samaritaine. Aux dernières lueurs du crépuscule, nous aperçûmes un amas de pierres entouré d’un petit mur ruiné : c’était là le puits célèbre. Je dois dire que quelques-uns de mes compagnons, qui nous rejoignirent près de là après avoir pris une autre route, avaient vu de leur côté un puits qu’on désignait comme le théâtre de la rencontre de Jésus et de la femme de Samarie. De quel côté est la vraie tradition? C’est ce qu’il me fallut renoncer à découvrir.

La journée du lendemain devait s’achever à Jérusalem. Pendant notre marche vers la ville sainte, nous rencontrâmes plusieurs Arabes revenant d’une fête qui était, me dit-on, la pâque musulmane. Pour la première fois, je pus observer des témoignages non équivoques de la haine des musulmans contre les chrétiens. Les hommes que nous rencontrions nous poursuivaient d’injures et de malédictions grossières. Je fus au moment de perdre patience et de demander compte à ces farouches pèlerins de leur conduite peu courtoise. Heureusement j’avais mis ce jour-là dans l’arçon de ma selle un volume de Don Quichotte, et il ne me fallut, pour recouvrer le calme, que jeter les yeux sur l’ironique roman de Cervantes. Plus tard, à Jérusalem, je reconnus qu’un air de franchise et quelques plaisanteries maintiennent aisément les bonnes relations entre le chrétien et l’Arabe le plus fanatique. Il faut bien se garder de montrer à ce dernier crainte ou colère, ce sont pour lui des signes de faiblesse, et l’Arabe est dès lors sans pitié. Miss Harriett Martineau attribue à son costume le mauvais accueil qu’elle recevait souvent chez les Orientaux. La malveillance dont elle se plaint attend tous les chrétiens qui, au milieu des populations musulmanes, n’apportent pas une forte dose de tact et de bonne volonté.

Au moment où je faisais ces réflexions, la journée tirait à sa fin. Depuis quelque temps déjà, je remarquais que les villages situés sur les montagnes étaient plus nombreux, et que les groupes de voyageurs allant et venant se multipliaient autour de moi. Le soleil allait se coucher derrière les montagnes voisines de la mer, lorsque j’aperçus mes deux guides, immobiles et la tête découverte, au haut d’un plateau qui s’élevait à quelques pas de moi. Je courus les rejoindre. Ce que mes guides venaient de découvrir, c’étaient les murs crénelés de Jérusalem couronnant une colline qui faisait face au plateau. Au-delà de ces murs, une ligne bleuâtre, se confondant avec l’horizon, indiquait la mer de Galilée. Je donnai un moment à la contemplation de ce grand spectacle. Un tumulte étrange se faisait en moi; je sentais ma gorge se contracter et mes yeux se remplir de larmes, comme si j’avais retrouvé une patrie plus ancienne que celle d’où j’étais exilée. Chose étrange, cette sensation de bien-être et de joie profonde ne me quitta pas pendant mon séjour à Jérusalem. Cette arrivée dans une ville inconnue avait pour moi tout le charme d’un retour.

Quelques minutes de bon galop nous conduisirent sous les murs de Jérusalem et devant la porte de Damas. Non loin de cette porte s’élève la maison que les franciscains tiennent à la disposition des voyageurs, et les ombres de la nuit descendaient à peine sur la cité quand nous mîmes pied à terre devant la retraite hospitalière. La maison des pères était encombrée de voyageurs. On m’y trouva cependant une chambre assez commode, meublée dans le style européen, ce qui pour moi était d’un grand prix. J’y fus bientôt installée, et j’y passai, dans un recueillement plein de sérénité, la première nuit de mon séjour dans la ville du Christ.


II. — LES MONUMENS DE LA BIBLE ET DE l’ÉVANGILE A JÉRUSALEM.

Le lendemain j’étais levée de bonne heure, prête à me rendre avec un des pères à l’église du Saint-Sépulcre et au Calvaire. Je m’étais toujours représenté le Calvaire comme une colline dominant la ville sainte, et je fus assez surprise d’avoir à suivre, pour y arriver, une rue en pente. L’église du Saint-Sépulcre est bâtie dans un fond; je ne m’arrêterai pas à décrire l’intérieur. Si on n’a pas lu les nombreux récits des pèlerins qui l’ont visitée, on peut se figurer une église chrétienne du moyen âge non encore achevée, et présentant les lignes arrondies, les larges arcades que l’on remarque dans les anciens monastères lombards de Pavie et de Monza. A gauche de la porte s’élève une grande tour à moitié ruinée; à droite, une petite chapelle, surmontée d’une coupole, s’avance en saillie. Quand on entre dans la basilique, on se trouve d’abord dans un grand vestibule dont le mur de gauche contient une espèce de loge réservée au kadi musulman et à ses assesseurs. Il y a là un tribunal permanent dont l’établissement a été réclamé, m’a-t-on dit, par les chrétiens eux-mêmes, comme le seul moyen de mettre un terme aux conflits des trois communions chrétiennes qui se rencontrent dans l’église. Quelques pas plus loin, on se trouve dans le corps principal de la basilique, c’est-à-dire dans une rotonde dont les côtés sont garnis de chapelles, et dont un maître-autel occupe le centre. Près de l’autel, une petite porte basse donne entrée dans le sanctuaire qui renferme le tombeau du Christ. Une pièce carrée faisant face à la porte d’entrée est réservée au culte grec : voilà tout le monument. Mais qu’on ne s’arrête pas à cet aspect général assez insignifiant; l’intérêt naît de l’examen des détails, et surtout des diverses chapelles renfermées dans l’enceinte de l’église.

Mon attention se porta d’abord sur la chapelle des chrétiens d’Abyssinie. Les Abyssins étaient assez nombreux ce jour-là devant l’autel, et leur extérieur me frappa. C’étaient des hommes de haute taille, aux traits réguliers, et qui ne rappelaient la race africaine que par leurs cheveux crépus, leur teint noir et leurs lèvres un peu épaisses. Une sorte de sayon en toile bleue, un manteau de même couleur, un ample turban et des sandales composaient leur costume. Après la chapelle des Abyssins, j’en visitai plusieurs autres. A chacun des incidens de la passion correspond un sanctuaire. Comment imaginer qu’un espace aussi exigu que celui de l’église du Saint-Sépulcre, bâtie sur l’emplacement même du Calvaire, ait suffi à contenir tant d’épisodes divers du grand mystère ? Les protestans se récrient contre cette prétention des catholiques à retrouver et à vénérer tous les lieux mentionnés dans les Évangiles. J’avoue que sur toute cette topographie sacrée je n’ai moi-même que des doutes; quant à la bonne foi des pères, elle me paraît évidente, mais j’ai déjà dit avec quel sentiment il me semble qu’on doit accueillir leurs naïves indications.

Sortons maintenant du Saint-Sépulcre, cherchons les souvenirs de Jérusalem dans des lieux un peu moins fréquentés par les voyageurs. Les murailles de la ville sainte ne sont pas un de ses moins curieux monumens. S’il est une cité au monde qui conserve intactes les fortifications qu’elle a reçues au moyen âge, c’est assurément Jérusalem. Les bases de ces fortifications du côté de la vallée de Josaphat et du mont des Olives sont d’immenses pierres de taille de quinze à vingt pieds de long sur sept ou huit de haut, et on les fait remonter jusqu’au roi Salomon. J’ai vu à Balbek un pan de mur à peu près semblable, qui est attribué aux Assyriens, et il est certain que de pareilles constructions n’appartiennent à aucun style d’architecture européenne. D’ailleurs ce côté des fortifications de Jérusalem est précisément celui qui touche presque au temple construit par Salomon, ou du moins à l’emplacement que celui-ci occupait. Rien ne s’oppose donc, il me semble, à ce que ces pierres gigantesques aient été mises en place du temps et par les ordres du grand roi des Hébreux.

Jérusalem est assise sur une hauteur qui s’élève graduellement du côté du nord et qui domine à pic une étroite vallée du côté opposé, tandis qu’à l’est et à l’ouest le sol qui l’entoure s’affaisse lentement jusqu’aux bords du Cédron, ou plutôt de son lit, car c’est tout ce qui reste de ce torrent. En suivant au dehors les murs de Jérusalem du nord à l’ouest et de l’ouest au midi, on trouve d’abord un petit mamelon peu élevé, qui s’étend vers la droite, formant ainsi un plateau presque de niveau avec la ville sainte; c’est le seul point où les murs de fortification ne dominent pas immédiatement le pays extérieur. Ce monticule, c’est la cité de David, dont les Arméniens ont fait leur cimetière, et qui, sans conserver aucune trace de son ancienne splendeur, n’en est pas moins visitée par tous les pèlerins, qu’y attirent deux monumens célèbres. L’un est la salle où Jésus-Christ s’assit pour la dernière fois à table avec ses disciples; l’autre est la petite pièce où il passa la première nuit après son arrestation, et d’où il entendit le chant du coq qui rappela à saint Pierre la prophétie du divin maître et sa propre faiblesse. Le premier de ces monumens est aujourd’hui la demeure d’un derviche ou d’un santon musulman, qui le souille de la malpropreté inhérente à cette misérable classe d’hommes. C’est un spectacle pénible et repoussant que celui d’un pareil lieu transformé en tanière et occupé par ce que l’humanité a de plus immonde et de plus méprisable. Il est juste pourtant d’ajouter que cette profanation n’indique ni le mépris, ni des intentions hostiles. Tout en méprisant, tout en haïssant les chrétiens, les musulmans n’étendent ces sentimens ni sur le Christ, ni sur le christianisme. C’est même probablement dans une pensée respectueuse qu’ils ont établi en pareil lieu un être que leur religion leur apprend à vénérer; mais c’est la faute des choses plus encore que des hommes, si la divine personnification de la pureté ne peut être convenablement honorée par les adorateurs des sens. Quand on a vu la demeure d’un santon, on ne peut plus douter de l’étroite liaison qui existe entre l’impureté de l’âme et celle du corps.

Le second de ces monumens, dont les Arméniens se sont emparés au détriment des Latins, qui le possédaient jadis, présente un aspect bien différent. Une petite cour pavée en marbre blanc et entourée d’un portique voûté et assez bas renferme les tombeaux des évêques de la communion arménienne. Une chapelle forme le côté méridional de la cour, et rien n’est plus élégant, plus propre et mieux tenu que l’intérieur de ce sanctuaire, tout incrusté de petits carreaux en faïence émaillée, genre d’ornement assez répandu en Orient. Une porte sur la gauche de l’autel s’ouvre sur une cellule si petite, que l’on a quelque peine à croire qu’elle ait jamais été destinée à renfermer une créature humaine. Ce serait là que le Christ aurait été laissé aussitôt après qu’on l’eut arrêté au mont des Olives. Ce n’est pas là en effet une prison proprement dite, mais un lieu passager de détention où l’on déposait les captifs jusqu’au moment de leur interrogatoire. Telle qu’elle est aujourd’hui, cette cellule ressemble au vestiaire de la chapelle d’un beau château de campagne.

En continuant de suivre extérieurement les murs de Jérusalem de l’ouest au sud, on découvre bientôt la vallée de Josaphat, qui n’est véritablement que le lit du Cédron desséché, enfermé d’un côté par la colline qui sert de base à Jérusalem, de l’autre par le mont des Olives. Un petit village arabe qui porte encore le nom de Siloé occupe le fond de la vallée à l’extrémité occidentale, là où elle commence à s’ouvrir un peu. Presque en face de ce village, au pied de la colline de Jérusalem, coule doucement l’eau de la fontaine de Siloé. Un mur quadrilatère et grossièrement construit contient d’abord ses eaux, qui vont ensuite arroser les jardins du village. Plus loin, toujours dans le fond de la vallée, mais du côté de Siloé, trois petits édifices de forme étrange renfermeraient les restes d’Absalon et de deux de ses compagnons. Bientôt on aperçoit presque au pied du mont des Olives un mur blanc et servant de clôture à un carré de terrain sur lequel croissent en se contournant des oliviers séculaires. C’est là le jardin des Olives, qui fut la retraite favorite de celui dont la demeure est dans les cieux. Pour le coup, personne ne saurait contester que ce soit là le jardin des Olives. Quoique le mur de clôture soit moderne et qu’il puisse renfermer quelques toises de plus ou de moins que l’ancien jardin, toute cette partie de la colline est couverte de vieux oliviers, et si ce n’est pas sous l’un d’eux que s’assit le Christ pour pleurer sur Jérusalem, quelques-uns de ceux que nous voyons aujourd’hui descendent certainement de celui-là.

Un père de Terre-Sainte passe chaque jour, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, enfermé dans cet enclos; il y cultive quelques fleurs et reçoit les voyageurs que la piété ou la curiosité y attire. Ces arbres sont immenses, et de nombreux rejetons entourent leurs racines, à moitié découvertes. J’ai envié l’existence de ce moine. La solitude dans un beau jardin, sous des arbres auxquels se rattachent les plus grands souvenirs dont l’esprit de l’homme puisse être rempli, possède un charme sans égal peut-être au monde.

Un pont jeté sur le fond de la vallée où coulait le Cédron réunit la ville au mont des Olives. Ce pont et la route qui gravit la montagne séparent le jardin des Olives d’un grand monument dans lequel les restes mortels de la Vierge sont conservés. Telle est du moins la croyance de tous les chrétiens d’Orient, qui se sont disputé et se disputent encore la propriété de ce tombeau avec un acharnement passionné. La chapelle, car c’en est une, à laquelle on descend par un large escalier, est vaste et belle; mais le clergé latin n’a pas la permission d’y célébrer l’office divin. C’est derrière cette chapelle que se trouve la grotte où Jésus-Christ se serait retiré en voyant approcher les soldats qui venaient pour l’arrêter, et où il aurait été en effet saisi et garrotté. Quelques autels élevés dans l’intérieur de cette grotte sont la propriété du clergé latin.

Le mont des Olives n’est qu’une petite colline sur le sommet de laquelle s’élève une mosquée. La pierre où le Christ se tenait debout lorsqu’il fut enlevé dans les cieux, et qui garde, dit-on, son empreinte, est conservée dans l’enceinte de cette mosquée, et reçoit les hommages des chrétiens comme des musulmans. La distance de ce lieu à Jérusalem est peu considérable, et c’est de la fenêtre d’un petit belvédère attenant à la mosquée que j’ai vu la ville sainte sous son aspect, je ne dirai pas seulement le plus beau, mais le plus satisfaisant. L’œil en embrasse l’ensemble sans perdre aucun détail. Pour nous autres chrétiens surtout, qui sommes condamnés à ne voir le temple (aujourd’hui la mosquée d’Omar) que du toit d’une caserne turque, c’est un véritable bonheur que ce belvédère. Les érudits affirment que tout ce qui existe maintenant là où Salomon avait élevé son merveilleux édifice est de construction musulmane, et je m’abstiendrai, suivant ma prudente coutume, de me mêler à une discussion de ce genre. Je puis dire pourtant que la mosquée d’Omar ne ressemble à aucune des nombreuses mosquées qui couvrent l’Asie. Les mosquées sont précédées d’ordinaire par une cour entourée de hautes murailles, plantée d’arbres et rafraîchie par une fontaine. La mosquée d’Omar est située au centre d’un immense espace vide, dont la forme carrée est déterminée par des fractions de portiques placées de distance en distance. Les mosquées sont formées généralement d’un assemblage de constructions diverses, telles que tombeaux, cellules pour loger les derviches, faquirs ou santons; d’une salle pour la danse des derviches, etc., sans compter l’espace ouvert à tous les fidèles musulmans qui vont y faire leurs prières. J’ignore la disposition intérieure de la mosquée d’Omar; on peut y avoir pratiqué autant d’appartemens qu’il y a de jours dans l’année, mais rien à l’extérieur ne révèle cet arrangement, qui est d’une parfaite évidence dans toutes les autres mosquées. J’ouvre maintenant la Bible, et au chapitre sur la construction du temple de Salomon je retrouve le grand espace vide, le portique et la colonnade à l’entour, enfin tout ce qui rend la mosquée d’Omar si différente des autres. Pour moi, puisqu’après tout les opinions sur le temple de Salomon et sur la mosquée d’Omar sont libres, je préfère penser qu’il reste quelque chose du premier dans la seconde.

Le salut du monde, à en croire les musulmans, est attaché à la stricte exécution de la règle qui écarte les infidèles de la mosquée d’Omar, et j’ai failli m’attirer une mauvaise affaire, parce qu’apercevant, sous une voûte aboutissant à cette mosquée, des fenêtres à ogives qui me rappelaient la vieille et chère Europe, j’avais fait quelques pas pour mieux les examiner. J’étais encore sous la première arcade, et je m’y étais arrêtée pour regarder mes ogives, lorsqu’un géant fluet, presque noir et presque nu, accosta non pas moi, mais les hommes qui se trouvaient près de moi, avec une violence de gestes et d’intonations qui rendait son baragouin trop intelligible. Il était évident qu’il nous menaçait de tout son courroux, si nous ne consentions à nous retirer sur-le-champ. Mon aversion pour ce que nous autres Italiens nous appelons prepotenza me donnait une furieuse envie de marcher droit devant moi; mais un excellent petit vieillard, qui s’était constitué ce jour-là mon cicérone, se montra si alarmé, si désolé, il parla à l’Arabe si vite et si longuement, que je crus devoir m’en rapporter, pour le redressement de mes torts, à la prudence et à l’éloquence de mon guide, et c’était sans contredit le meilleur parti à prendre. L’Arabe ne nous quitta qu’après nous avoir vu rebrousser chemin.

Jérusalem n’est pas seulement la cité du Christ, elle est aussi la ville des rois et des prophètes. À côté des souvenirs de l’Évangile, on y rencontre ceux de la Bible. À Jérusalem d’abord, il y a les grottes d’Isaïe et les tombeaux des rois ; aux environs de la ville, les jardins de Salomon ; plus loin encore, le Jourdain et la Mer-Morte. En résumant quelques impressions sur ces lieux qu’on a souvent décrits, j’achèverai ma promenade à travers la Jérusalem historique et ses environs, pour arriver ensuite à la Jérusalem vivante, au milieu de laquelle j’ai passé les premiers jours du printemps de 1851.

Les grottes d’Isaïe m’ont offert l’occasion de remarquer une fois de plus l’intelligence avec laquelle les Orientaux, Turcs ou Arabes, savent choisir pour leurs habitations les sites les plus pittoresques. À quelques pas de Jérusalem, au milieu de champs abrités par de magnifiques oliviers, s’élève une colline rougeâtre, entre les parois de laquelle un étroit passage a été pratiqué. Ce passage mène à la grotte d’Isaïe, vaste cavité toute tapissée de plantes grimpantes. Entre le passage et l’entrée de la grotte, on remarque une sorte de petit jardin ombragé par les larges rameaux d’un vieux figuier. C’est là que vit un santon qui m’a paru fort heureux. Je ne sais si ces moines musulmans font vœu de pauvreté, mais je suis convaincue qu’ils ne possèdent rien, et que ce dénuement extrême ne leur est nullement à charge. Le santon de la grotte d’Isaïe a un avantage sur ses confrères, c’est de mener cette vie singulière en face d’une nature admirable. Il a fait preuve d’un goût exquis dans le choix de sa résidence, et ce goût caractérise, je le répète, les Arabes aussi bien que les Turcs. Les uns et les autres savent toujours trouver pour leurs villages l’emplacement le plus commode, les plus frais ombrages et les plus belles eaux.

De la grotte d’Isaïe, on n’a pas un long chemin à faire pour arriver au tombeau des anciens rois d’Israël. Pour peu qu’on s’avance au milieu de ce labyrinthe de bosquets et de rochers, on rencontre bientôt un vieux mur, qui sert d’enceinte à une espèce de cour. Sur la porte est sculpté un bas-relief représentant une guirlande de pampres, qu’il me paraît difficile d’attribuer à l’époque des rois d’Israël et à la nation juive. On passe à genoux sous ce portail ; on entre moins aisément encore dans les salles souterraines qui forment le tombeau. Ces salles sont vides ; autrefois elles communiquaient entre elles par de massives portes en pierre qu’on a enlevées de leurs gonds, et qui gisent sur le sol. La seule impression qu’on éprouve dans cette nécropole, c’est le désir de s’en éloigner et d’en franchir le plus tôt possible l’issue, tellement étroite qu’elle semble condamner les visiteurs à une captivité éternelle.

Éloignons-nous maintenant un peu; traversons Bethléem, joli village presque entièrement construit en pierre blanche, et situé sur le flanc escarpé d’une montagne : nous allons aux jardins de Salomon. On aime à croire que le Cantique des Cantiques a été inspiré par ces frais ombrages. L’impression produite par cette délicieuse retraite est d’autant plus vive, que pour l’atteindre il faut s’imposer une marche pénible à travers une des plus arides parties de la Judée. En vérité, jamais plus riches tapis de fleurs odorantes n’avaient enchanté mes yeux, jamais chants d’oiseaux plus mélodieux n’avaient frappé mon oreille. Allais-je voir apparaître le roi et la Sunamite au milieu de ce féerique paysage? C’est ce que j’étais presque tentée de croire, quand un spectacle fort inattendu vint dissiper les visions que je cherchais à évoquer : j’étais au milieu d’une party anglaise. Une de ces colonies britanniques qu’on rencontre sur tous les points du monde avait pris possession, pour la saison d’été, des jardins de Salomon; elle les avait loués comme on loue une maison de campagne à Saint-Cloud, ou une villa à Capo-di-Monte. Des tentes de forme et de couleur diverses formaient l’habitation de la société; mais pendant le jour ces tentes étaient vides, et tout l’essaim prenait ses ébats dans la prairie ou sous les bosquets. Il y avait là des dames en toilette du matin aussi correcte que si elles eussent habité un château au cœur de l’Angleterre, puis une nuée de petites demoiselles en robe blanche, laissant pendre leurs cheveux nattés, parsemés de rubans bleus et roses, sur leurs épaules découvertes. Un peu plus loin, j’apercevais un groupe de gentlemen en costume de chasse et s’occupant de travaux rustiques. Je m’informai, et j’appris que la colonie se composait de missionnaires qui s’étaient donné pour tâche de montrer aux Arabes, et principalement aux Juifs, les effets salutaires des sociétés bibliques et des charrues à brevet. C’est une aimable et poétique pensée que celle d’introduire les bienfaits de la civilisation en Palestine par les jardins de Salomon; mais c’est une pensée stérile, et qui viendra certainement échouer contre l’invincible force d’inertie des populations musulmanes.

Veut-on savoir maintenant ce que c’est qu’une excursion au Jourdain et à la Mer-Morte? Pour ce complément obligé d’un pèlerinage à Jérusalem, il est prudent de s’assurer une bonne escorte. Le pacha de Jérusalem, auquel j’avais annoncé mon intention de visiter les bords du Jourdain, m’avait placée sous la protection d’un cheik arabe, singulier protecteur, qui était, j’en fus bientôt convaincue, l’agent des cheiks du désert, chargé de rançonner les voyageurs à domicile. Le cheik arabe, vieillard d’une soixantaine d’années, vint me trouver en effet deux jours après ma visite au pacha, me présenta une espèce de passeport qui me garantissait, à l’entendre, contre tout mauvais traitement des tribus du désert pendant mon voyage, mais qui ne me dispensait pas cependant de prendre une escorte, et qui m’obligeait même à payer cent piastres par tête de voyageur, partie avant le départ et le reste au retour. Cette nouvelle et pacifique méthode de tirer argent des voyageurs doit être extrêmement productive, car notre seule promenade au Jourdain faisait passer dans les mains arabes douze cents piastres. Tout cela étant arrêté et quelques personnes du consulat français s’étant jointes à nous, on se mit en route vers les neuf heures du matin.

J’avais le cœur oppressé et l’esprit inquiet. Je redoutais pour ma fille l’action des chaleurs accablantes qui règnent sur les bords du Jourdain et de la Mer-Morte. Notre excursion n’eut heureusement aucune suite fâcheuse, bien qu’elle eût mis plus d’une fois notre courage à l’épreuve. De Jérusalem au couvent de Saint-Saba, but de notre première étape, la distance n’est pas longue, mais on peut beaucoup souffrir en quelques heures. Nous chevauchions entre des roches dont l’éclatante blancheur et l’aridité complète nous rendaient doublement cruelle la réverbération de la chaleur et de la lumière. Enfin nous oubliâmes un moment nos souffrances à la vue d’un étroit ravin que dominaient deux hautes montagnes, et dont le fond disparaissait sous un entassement de blocs gigantesques. Ce ravin était le lit du torrent desséché de l’Hébron. Une des montagnes qui l’enferment nous apparaissait creusée de grottes innombrables, où vécurent, dit-on, saint Saba et ses disciples; l’autre, située sur la rive gauche du torrent, est couverte d’édifices divers, maisons, églises, forteresses, qu’entoure un seul mur de clôture. Ce groupe de bâtimens n’est pas une citadelle comme on pourrait le croire, c’est le couvent de Saint-Saba, propriété de l’église grecque et habitée par des moines qui ont eu à soutenir plus d’un siège pour défendre leurs riches possessions contre les tentatives des Arabes. L’hospitalité des moines grecs de Saint-Saba est d’ordinaire très fastueuse, mais il leur était arrivé peu de jours avant notre visite une singulière aventure. Plusieurs jeunes Anglais, munis de lettres de recommandation du patriarche grec pour le supérieur du couvent, ayant eu à se plaindre de la réception des moines, n’avaient trouvé rien de mieux que de rosser d’importance les vénérables pères, plus habitués à faire usage de leur artillerie contre les Arabes qu’à repousser un assaut de boxe et de bâton. Depuis que ces redoutables hôtes les avaient quittés, les moines grecs de Saint-Saba avaient fait serment de ne plus ouvrir leur couvent à aucun étranger, apportât-il une lettre du tsar orthodoxe lui-même. Aussi, quand nous frappâmes, haletans de soif et de fatigue, à la porte du monastère, ne réussîmes-nous qu’à attirer sur les remparts un moine armé d’une énorme pierre qu’il menaçait de nous jeter à la tête, si nous nous arrêtions davantage. Notre cheik arabe intervint alors, il demanda non pas l’entrée du monastère, mais quelques provisions contre argent. Ces pourparlers amenèrent sur les remparts d’autres moines armés de fusils, qui nous couchèrent en joue. Nous étions au moment d’accepter le combat quand un nouvel effort d’éloquence du cheik triompha enfin de la résistance des pères, qui consentirent à nous descendre du haut des murs, avec des cordes, quelques seaux remplis d’une eau tiède qu’on se partagea avec avidité. Les cavaliers arabes de notre escorte refusèrent seuls d’y tremper leurs lèvres. Ces hommes, habitués à la vie sobre du désert, n’éprouvaient aucune des souffrances de nos compagnons européens : à l’heure de midi, après une demi-journée de marche, ils étaient aussi calmes, aussi dispos qu’au moment du départ.

N’ayant pu nous arrêter à Saint-Saba, nous ne cessâmes de marcher jusqu’à la fin du jour. On bivouaqua la nuit au pied d’une tour ruinée, voisine de Saint-Saba, où les moines daignent tolérer la présence des voyageurs. Le lendemain, nous nous remîmes en marche avant le lever du soleil, et nous étions parvenus au sommet des dernières montagnes qui forment la vallée du Jourdain, lorsque le jour commençait à poindre. Nous n’aperçûmes d’abord qu’un tapis de brouillards étendu à nos pieds. Peu à peu ces brouillards se massèrent et se formèrent en pavillon au-dessus de nos têtes. C’était l’heureux présage d’une de ces journées nuageuses si rares en Orient à cette époque de l’année. La vallée du Jourdain s’ouvrait devant nous, vaste et dépouillée. Sur notre droite, elle était fermée par une nappe d’eau noirâtre sur laquelle planaient encore les vapeurs matinales. C’était cette Mer-Morte dont les vagues roulent sur les ruines de Sodome. A gauche, la vallée s’étendait aussi loin que la vue pouvait atteindre, toujours aride et stérile; mais où donc était le Jourdain? Par quelle voie se jette-t-il dans la Mer-Morte? De la hauteur où je me trouvais, je n’apercevais rien qui annonçât le cours d’un fleuve, rien, si ce n’est à une grande distance, se détachant comme sur un fond de craie, une ligne d’un vert sombre presque imperceptible.

Après une courte halte, nous prîmes le chemin de la vallée. La descente dura plus de deux heures, car la Mer-Morte est l’un des points les plus bas du globe. Nous nous arrêtâmes un moment sur ses bords. Un de nos compagnons prétendait transporter dans la vallée du Jourdain les habitudes parisiennes, et trouvait l’endroit commode pour y déjeuner à la fourchette. Nous eûmes beaucoup de peine à lui démontrer l’imprudence d’un pareil repas en l’absence de toute eau potable, et à un moment où une étape assez longue nous séparait encore du Jourdain. Enfin nous l’emportâmes, et je m’éloignai du lac asphaltite, non sans penser à mes beaux lacs de Lombardie. L’idée de lac se marie tellement en moi, je l’avoue, à des impressions de calme et de joie, qu’il m’était difficile, même en vue de la Mer-Morte, de penser à sa terrible origine. Oui, sans doute, la région qui entoure cette terre est âpre et triste, mais le limpide miroir de ces eaux salées ne réfléchit-il pas admirablement les beautés du ciel? On dit qu’aucun poisson ne vit dans la Mer-Morte, qu’aucun oiseau n’en approche, qu’aucune végétation ne l’ombrage. Eh bien! poissons alertes et bien vivans, arbustes en fleurs où chantent les oiseaux, rien ne manque, je puis l’assurer, à ce lac maudit, rien, si ce n’est l’eau potable; aussi, malgré ma prédilection d’enfance pour tous les lacs, quittai-je la Mer-Morte sans trop de regret.

Deux heures de marche s’étaient écoulées depuis notre halte près de la Mer-Morte, et nous n’apercevions rien encore. Notre route suivait une pente partagée en immenses gradins, et qui se déroulait devant nous comme un escalier gigantesque dont nous n’entrevoyions pas la fin. Tout à coup je remarquai une certaine agitation parmi nos Arabes. Ils étendaient le bras vers le sud en prononçant de rauques monosyllabes; nos chevaux hennirent et redressèrent la tête; ils prirent le galop, et nous les laissâmes courir, bien qu’aucun fleuve ne nous apparût. Cependant je commençais à entendre un sourd murmure. Enfin, arrivés en bas du bizarre escalier de roches qui nous cachait le fleuve, nous aperçûmes un des plus saisissans spectacles que j’aie admirés pendant mon voyage. Devant nous, le Jourdain roulait bruyamment ses eaux un peu bourbeuses, mais profondes et abondantes, entre deux rives couvertes d’arbres immenses et entassés, pour ainsi dire, les uns sur les autres. Nous entrâmes dans cette forêt, mais ce ne fut pas sans peine que nous nous frayâmes un chemin à travers les taillis et les plantes grimpantes que des myriades d’insectes ailés remplissaient de leur bourdonnement. Une fois au bord des eaux courantes, j’eus hâte de chercher un endroit solitaire où, après avoir pris quelque nourriture, je me livrai à la contemplation du fleuve sacré. Je passai ainsi plusieurs heures dans un recueillement qu’une alerte donnée à notre escorte par l’apparition d’une tribu pillarde bientôt dispersée ne réussit pas à troubler. J’espère garder toute ma vie le souvenir clair et distinct de ces heures d’enchantement et de repos passées au bord du Jourdain; j’espère que l’image de ces eaux, de ces rivages et de ces bois ne s’effacera jamais de ma mémoire. Le Jourdain n’est pas seulement un grand fleuve historique, c’est un fleuve merveilleux, et qui transforme comme par enchantement la nature autour de lui.

Le retour à Jérusalem se fit par un chemin différent de celui qui nous avait si péniblement conduits au Jourdain. Parmi les souvenirs de cette dernière partie de notre excursion, le seul que j’aie gardé est celui d’une heure passée près d’une tour en ruines de construction arabe, au milieu d’un bosquet délicieux. Cette tour s’élève aux abords de la ville de Jéricho, ou plutôt de l’amas d’informes cabanes qu’on appelle ainsi, et qui a remplacé la forteresse renversée par les trompettes de Josué. L’heure de repos que je goûtai sur l’emplacement de l’ancienne Jéricho fut des plus agréables. Notre campement était établi sous des arbres fruitiers, au milieu de frais gazons que les plus beaux parcs d’Angleterre eussent pu envier à la plaine du Jourdain. Ces vertes oasis jetées au milieu des sables sont une des singularités de la terre arabe. L’imagination y évoque involontairement des types poétiques, et voudrait leur créer une population digne d’elles : pourquoi faut-il que l’humanité n’apparaisse guère que sous ses traits les plus misérables en présence de cette grande et magnifique nature?

Le lendemain, revenus à Jérusalem, nous n’avions plus rien à apprendre sur les sites et les monumens de la Terre-Sainte; c’est sur les habitans que notre attention allait se reporter.


III. — LES PROTESTANS ET LES JUIFS A JÉRUSALEM. — LES HOSPICES.

Quand même les sites et les monumens auraient manqué à ma curiosité, j’aurais trouvé à Jérusalem un agréable sujet d’études, — l’hospitalité chrétienne en Orient. C’est au milieu des moines et des sœurs de charité que j’ai passé quelques-uns des meilleurs instans de mon pèlerinage. Les uns me charmaient par leur bonhomie naïve, les autres veillaient avec une maternelle sollicitude sur ma fille, jeune néophyte, que la directrice de cette communauté, aimable et douce femme, jugea digne d’approcher de la sainte table, grand sujet de surprise pour quelques-uns des frères et des sœurs qui me croyaient vouée au culte et à la pratique des doctrines de Voltaire et de Rousseau. Le jour de la première communion arriva, et la cérémonie me parut fort touchante. Le sacrement n’était donné qu’à deux jeunes filles, l’une que je n’ai pas besoin de nommer, l’autre, jeune Allemande, qui venait d’abjurer le protestantisme et à qui l’on commença par conférer le baptême. Le but avoué de cette dernière cérémonie était de faire croire aux simples que les luthériens ne sont pas chrétiens. L’acte n’en était pas moins contraire aux véritables intentions de l’église, qui ne permet un second baptême conditionnel que dans les cas où l’administration du premier est réellement douteuse. La seule excuse qu’auraient pu invoquer les inventeurs de cette manifestation hostile aux protestans, c’étaient les témoignages de malveillance que ces mêmes protestans ménageaient si peu à la minorité catholique, de concert avec les musulmans, les Grecs, les Juifs et les Arméniens schismatiques, très nombreux aujourd’hui à Jérusalem.

Toutes les sympathies des protestans de Syrie sont, il faut bien le dire, pour les Juifs. Je dois avouer aussi que les Juifs à Jérusalem sont entourés d’un certain prestige poétique. Il est un jour de la semaine surtout, il est une heure où l’intérêt se porte volontiers sur cette race étrange. C’est l’heure de midi de chaque vendredi. Alors on voit les Juifs se rassembler en dehors des murailles extérieures de leur temple transformé en mosquée, sur un point où les anciennes pierres sont encore debout : là ils pleurent, ils se lamentent, conformément aux paroles du prophète, sur leurs péchés et leur chute. Il me prit envie d’écouter une fois ces lamentations hebdomadaires, et je me retirai profondément émue. Il y a dans cette coutume un sentiment vrai et touchant. Depuis la prise de Jérusalem par Titus, les lamentations des Juifs se renouvellent chaque vendredi sur les débris sacrés. Semble-t-il à ces éternels proscrits que la vieille patrie réponde une fois par semaine à l’appel de leurs voix plaintives? Je ne sais; mais ce culte de l’ancien Israël est assez fort pour entraîner chaque année vers Jérusalem des bandes d’émigrans Israélites du sein des plus rians villages de l’Allemagne. Ces étranges colons peuplent presque exclusivement les villes de Safed et de Tibériade. Ils ne viennent pas cultiver la terre, ils ne viennent pas échanger les marchandises d’Europe contre les produits d’une contrée lointaine : non, ils viennent demander un tombeau à la terre qui recouvre les ossemens de leurs aïeux; ils sont convaincus que s’ils meurent dans l’enceinte de certaines villes de Palestine, ils n’ont rien à craindre des tourmens de la vie future. Tous les Juifs d’Orient ne sont malheureusement pas des colons de Safed et de Tibériade; mais comment les chrétiens ne se montreraient-ils pas pour ces derniers bienveillans et miséricordieux ?

Au moment de mon séjour à Jérusalem, le consulat d’Angleterre témoignait aux Juifs de Palestine une très vive sympathie. Le consul était un digne gentleman, d’humeur bienveillante. Quant à sa femme, personne d’ailleurs très-distinguée, elle n’avait pas tout à fait un caractère aussi pacifique. Quoique toute jeune, elle était profondément versée dans les langues et les littératures orientales. Fille d’un des principaux agens de l’Angleterre dans l’extrême Orient, elle avait apporté à Jérusalem des habitudes d’activité politique qui étaient sans doute un héritage de famille. C’était elle qui, de concert avec l’évêque protestant, dirigeait divers établissemens de bienfaisance fondés en faveur des Juifs. Parmi ces établissemens, j’ai vu les deux principaux : l’hôpital et l’école. J’ai peu de chose à dire de celle-ci; mais l’hôpital est une charmante retraite, bien située, bien tenue, bien meublée, et où les gens bien portans ne sont pas exposés à tomber malades, comme cela peut arriver dans plus d’un hôpital d’Europe. Il y a là une excellente pharmacie, une administration soutenue par d’abondantes ressources. Cet hôpital protestant, qui n’est destiné qu’aux Juifs, contraste profondément avec l’hôpital catholique, pauvre établissement que les faibles ressources des fidèles ont peine à soutenir, mais où l’on accueillerait même un protestant, s’il se présentait.

Puisque je suis à parler d’hôpitaux, je dirai que j’allai visiter l’asile des lépreux, et j’ajouterai en passant qu’il est fort heureux que M. de Maistre n’ait pas fait comme moi, car nous n’aurions pas son admirable récit. Dans la plupart des villes de Syrie, les lépreux mènent une singulière, mais heureuse existence. Ils sont logés aux frais de la commune ou des particuliers charitables, qui se cotisent en leur faveur. Ce logement n’est ni cher ni somptueux, puisqu’à Jérusalem, par exemple, il consiste en un petit espace dans lequel les lépreux eux-mêmes ont construit quelques huttes, où les derniers venus remplacent successivement les plus anciens qui disparaissent. Chacun d’eux emploie son temps comme il lui plaît, et leur goût uniforme les porte à la mendicité. Aussi les rencontre-t-on dans les rues et sur les promenades, une sébile à la main, leur visage à découvert, ce qui suffit d’ordinaire pour expliquer leur situation et leurs besoins. À la chute du jour, tous rentrent dans leur parc, y font leur cuisine et leur repas, et s’endorment comme des justes qui ont étanché leur soif.

Ceux qui prennent soin des lépreux leur font une petite pension de quelques paras[3] par jour, somme plus que suffisante du reste pour subvenir à leur existence. La lèpre n’est considérée par personne en Orient comme une maladie contagieuse, ni même comme une honteuse et dégoûtante infirmité, le sentiment du dégoût étant d’ailleurs fort peu développé en ce pays. L’aspect du lépreux est pourtant bien propre à l’inspirer. Sa peau, celle de son front surtout, se couvre d’abord de loupes qui se fendent bientôt en formant soit des écailles, soit des escarres. Ses lèvres et ses paupières s’enflent et perdent leur forme primitive, tandis que les cartilages des oreilles et du nez s’allongent démesurément, et de telle sorte que les oreilles tombent parfois jusque sur les épaules. Leur tête se dépouille, ils n’ont plus ni sourcils au-dessus des yeux ni cils aux paupières. Ajoutez à tout cela une teinte livide et blafarde qui leur est particulière, et vous aurez une image assez fidèle des moins maltraités parmi les lépreux, car il en est qui sont couverts d’horribles plaies, et dont les os mêmes, consumés par la putréfaction, sortent par esquilles de leurs dégoûtans ulcères, tandis que chez d’autres ils se contournent et se disloquent, sans pourtant se dissoudre. Ce fut plutôt avec satisfaction qu’avec répugnance que je vis les parens de ces malheureux établis auprès d’eux partager leur abri et leur donner les soins qu’ils leur auraient accordés en toute autre situation; mais ce qui me fit reculer d’horreur, ce fut d’apprendre que les passions et les faiblesses de l’humanité n’étaient éteintes ni pour eux ni pour ceux qui les entouraient. Les mariages sont fréquens dans le quartier des lépreux, et, la religion musulmane prédominant, ces mariages ne sont guère que l’union passagère d’un homme avec plusieurs femmes. Je n’oublierai de ma vie une petite fille lépreuse qui, sans être encore sortie de l’enfance, était déjà complètement défigurée par la maladie, et qui se tenait tranquillement assise sur les genoux d’une espèce de Titan sans forme humaine. Celui-ci, ayant complètement perdu la voix, approchait ses lèvres gonflées des oreilles pendantes de l’enfant pour se faire entendre d’elle. Je remarquai qu’elle semblait l’écouter avec plaisir, et que le tiraillement des muscles de son visage serait devenu un sourire, si la chose eût été possible, d’où je conclus que j’avais devant les yeux un déplaisant, mais respectable tableau d’amour paternel et de tendresse filiale. — Cette enfant est à vous? dis-je au colosse. Il fit entendre un grognement inintelligible, mais la petite se hâta de faire valoir ses titres à ma considération. — Je suis sa femme, dit-elle en se redressant, et depuis un mois!... L’expression de vanité satisfaite qui parvint à se montrer sur ce hideux visage à la pensée de la longue durée de son empire, l’espèce de flamme qui pétilla un instant dans les yeux dégarnis de l’époux, tout cela me causa une horreur mêlée de pitié et de dégoût qui mit fin à ma visite.

J’avais vu les moines et les sœurs de charité, j’avais pénétré dans les hospices protestans et autres; il me restait à visiter le couvent des Arméniens. Je m’y rendis, et j’y trouvai le plus aimable accueil. Les Arméniens de l’Asie-Mineure ne ressemblent pas aux Grecs de ce pays, qui, sous la domination de leurs maîtres barbares, ont contracté je ne sais quelle rudesse étrangère à la race hellénique. Placés au-dessus des Grecs par l’intelligence et la richesse, les Arméniens de Syrie et de Palestine les dominent aussi par une grâce et une dignité toutes particulières. Rien n’est plus beau, plus riche et de meilleur goût que leurs édifices, leurs ornemens d’église et leurs demeures. Dans toutes les villes de l’empire ottoman, les plus belles maisons leur appartiennent, et ces maisons, non plus que leurs églises, ne sont pas seulement magnifiques; elles sont propres, bien tenues, élégantes et commodes. Leurs manières sont celles de grands seigneurs, et l’intérieur de leurs palais répond parfaitement à l’idée que nous nous faisons en Europe d’une demeure princière en Asie. Le couvent arménien de Jérusalem est immense, composé de plusieurs bâtimens et entouré de jardins délicieux. Une bibliothèque riche en beaux manuscrits et en miniatures sur parchemin, leur trésor rempli de pierreries montées avec un goût exquis, enfin leurs vêtemens sacerdotaux tissus d’or, d’argent et des soies les plus éclatantes, tout cela éblouit la vue et charme l’imagination. Le patriarche arménien, entouré de ses moines à longues barbes bien soignées, à la robe violette, au bonnet et au voile flottant de la même couleur, ne ressemble guère à un chef de communauté monastique européenne. Il a dû leur en coûter beaucoup de s’humilier comme ils l’ont fait pendant tant de siècles devant le pouvoir de leurs conquérans, ou plutôt ils ont dû tirer de grands avantages de cette humiliation si patiemment supportée, car ce ne sont point des hommes à se prosterner dans la poussière seulement parce qu’il est dangereux de demeurer debout.

Cependant l’heure du départ avait sonné. J’étais depuis un mois à Jérusalem, le but de mon voyage était atteint, et je n’avais plus de temps à perdre, si je voulais gagner des régions plus tempérées avant la canicule de Syrie. Je partis donc, je sortis de l’enceinte crénelée où j’étais entrée si émue, et, arrivée au sommet de la colline d’où j’avais un mois auparavant aperçu Jérusalem, je me retournai pour adresser à la ville sainte un dernier regard. — Un dernier? Mais sais-je bien si ce sera le dernier? Telle est la question que je me fis en quittant Jérusalem, et que je me fais encore aujourd’hui.


IV. — LE KORAN ET LA RÉFORME EN TURQUIE.

Les lieux que je visitai après avoir quitté Jérusalem, — Damas, Alep, le Liban, m’offrirent des aspects de la vie nomade et de la vie intime peu différens de ceux que j’avais observés à Angora, Latakié, ou dans les montagnes de Djaour-Daghda. Je n’ai donc plus qu’à résumer les impressions que me laissait cette longue course à travers l’Orient turc et arabe. De retour dans ma paisible vallée d’Anatolie, je comprenais mieux les conditions faites aux populations qui m’entouraient par les traditions qui les dominent et les institutions qui les régissent. Mieux éclairée sur le vrai caractère de l’islamisme, je m’interrogeais sur ses destinées probables avec une sollicitude mêlée de sympathie. Sera-ce trahir une hospitalité généreuse et cordiale que d’exposer ici toute ma pensée sur un sujet dont l’Europe aujourd’hui se préoccupe à si bon droit? Je ne le crois pas, car si j’ai des plaies profondes à signaler, j’ai aussi des qualités réelles à faire connaître, et à côté de reproches sévères je puis placer de légitimes éloges. Ma sévérité d’ailleurs s’explique aisément. C’est au point de vue chrétien que j’entends juger les principes et les institutions de l’Orient. Ce que j’ai à dire de la morale et de la religion des Osmanlis sera donc l’expression de croyances et de doctrines diamétralement opposées aux leurs.

Qu’est-ce que le principe du gouvernement turc? quels germes de vitalité renferme-t-il? quelles prises offre-t-il à une réforme? quelles relations peuvent exister entre lui et l’Europe chrétienne? Ce sont là de bien graves questions, mais qu’il est impossible de ne pas se poser après plusieurs années de séjour au milieu des populations musulmanes. Qu’on se rassure, je n’entreprends point ici une longue discussion; je me borne à présenter quelques vues, à recueillir quelques observations.

L’empire ottoman est un état théocratique; il a pour législateur son prophète, pour code son livre sacré, pour jurisconsultes ses prêtres. Si l’on se place dans un milieu barbare, en face de populations impuissantes à se diriger elles-mêmes, si l’on ne se préoccupe que de donner au pacte entre les gouvernans et les gouvernés le plus de solennité possible, nul principe de gouvernement, ni celui du droit divin, ni celui de l’élection populaire, ne peut rivaliser avec le principe théocratique. Quelle source plus directe, quelle origine plus noble que la révélation, les prophéties, les miracles? Une fois la donnée admise, des rapports immuables s’établissent entre le prince et les sujets. Les questions de droit et de législation ne relèvent plus de la raison humaine; résolues par le dogme, elles échappent, comme lui-même, à toute discussion. Si l’immobilité est un signe de force, l’état théocratique peut donc prendre en pitié les perturbations des autres gouvernemens. Le malheur de ce régime, c’est qu’aux époques de barbarie, où il prospère, succèdent des époques où le besoin du progrès se fait sentir. Les populations elles-mêmes qui ont grandi sous la protection du système théocratique viennent à en reconnaître les inconvéniens. Elles sentent qu’il est condamné, qu’il ne répond plus à l’esprit d’un temps nouveau; elles sont alors placées entre deux alternatives, ou se résigner au maintien de ce système avec la certitude qu’elles donneront au monde le spectacle d’une affligeante agonie, ou se jeter dans les hasards d’une crise qui peut être funeste, si la décadence amenée par la longue durée des institutions théocratiques est déjà trop avancée.

L’empire ottoman est-il arrivé à l’époque critique où se pose une telle alternative? Avant de répondre, qu’on examine bien quel est le caractère particulier de la théocratie musulmane.

Bien des années me séparent de l’époque où je lus le Koran pour la première fois. Je ne fus frappée alors que du côté bizarre de ce livre, et je comprenais à peine comment des doctrines faites en apparence pour étonner plus que pour séduire avaient pu captiver tant d’âmes et soumettre tant d’intelligences. Mon étonnement a cessé. J’ai vu l’Orient, et, le christianisme excepté, je crois la législation de Mahomet supérieure à toutes celles qui régissaient avant lui ou qui régissent encore aujourd’hui les populations asiatiques. Les Druses ont leurs rites mystérieux, les fellahs de Syrie leur étrange naturalisme, les Métualis du Liban ou de l’Anti-Liban ont fait leur idole du feu; les Yezidj, tribu kurde selon les uns, arabe selon les autres, rendent hommage à l’esprit de ténèbres[4]. Quelle distance sépare ces superstitions grossières de la doctrine de Mahomet, il est superflu de l’indiquer. Remarquons aussi que la plupart des coutumes musulmanes qui blessent notre sentiment de moralité chrétienne, telles que la polygamie, l’esclavage, le mépris pour la vie humaine, etc., ne sauraient être imputées sans injustice au législateur arabe, qui a plié sa doctrine aux mœurs des peuples dont il voulait faire ses instrumens. Son but n’était ni de créer une société nouvelle et meilleure, ni même de former une nation : ce qu’il voulait, c’était créer une armée, une phalange d’hommes dévoués, façonnés à toutes les exigences d’une grande tâche militaire. Interdire à ses partisans les douceurs de la vie sédentaire, en leur accordant toutes les jouissances qu’on peut se procurer dans l’enceinte d’un camp, leur promettre le bonheur éternel en retour d’une soumission sans limites, telle fut la préoccupation qui domina sans cesse le législateur musulman.

Les affections de famille attachent naturellement l’homme au foyer domestique, elles affaiblissent trop souvent son ardeur guerrière : la famille fut, je ne dirai pas abolie ni détruite, car elle n’existait pas chez les peuples qui embrassèrent l’islamisme, elle fut condamnée à ne jamais prendre place dans leurs institutions. La femme, ce laborieux et infatigable artisan de la douceur des mœurs et de la politesse des nations, fut reléguée au rang des instrumens du vice et de la débauche. Une fois la femme anéantie moralement, le grand capitaine dont l’âpre génie pouvait seul concevoir un tel acte et l’exécuter semblait n’avoir plus de rival à craindre. Là où l’amour conjugal n’existe pas, l’amour paternel n’exerce qu’une faible influence. Les liens de la famille deviennent ainsi illusoires. D’autres liens cependant que ceux-là attachent l’homme à la vie sociale : l’étude des sciences et des arts, le sentiment de l’élégance et du bien-être matériel, ont aussi leur influence, incompatible avec les devoirs d’une population organisée pour la conquête et le combat. Mahomet proscrivit le culte des arts : la peinture et la sculpture furent condamnées comme des inventions du malin esprit, la musique et la poésie dédaignées comme des jeux puérils. L’amour des richesses fut placé parmi les penchans les plus dangereux de l’humanité, et la politique des successeurs de Mahomet fut de le combattre sans pitié. Il n’y a guère plus de vingt ans qu’on peut être riche impunément en Asie. Jusqu’à l’avènement d’Abdul-Medjid, ni le négociant arménien ni le pacha turc n’osaient mettre des carreaux aux fenêtres de leur maison, de peur d’attirer sur eux la jalousie du pouvoir, et de perdre la vie avec leurs trésors. Condamner la richesse à se cacher, c’était lui enlever ce qu’elle a de meilleur, son action civilisatrice. Il arrivait ainsi que les capitaux, plus nombreux peut-être en Turquie chez les individus que partout ailleurs, se transformaient en diamans et en piastres enfouis dans les jardins, sans jamais servir aux améliorations si nécessaires dans la vie matérielle et morale du pays.

Restaient encore certains appétits grossiers qui pouvaient retenir les hommes des dernières classes au milieu des cités plutôt que dans les camps. L’usage du vin, les plaisirs de la table furent donc proscrits[5]; enfin il s’agissait de protéger la population ainsi façonnée contre l’influence des civilisations étrangères. L’impitoyable génie qui aspirait à soumettre le monde sut inspirer à ses fidèles le plus farouche mépris de tous les peuples qui ne reconnaissaient pas sa loi. « Les Osmanlis seuls sont des hommes, leur disait-il. Ils ont été choisis par Dieu pour connaître la vérité, et la preuve en est que je suis au milieu d’eux. Méprisez les autres nations, regardez-les avec horreur et dégoût. Qu’importe que vos vêtemens soient souillés de poussière, que vos habitations soient ouvertes à tous les vents? Qu’importe que les peuples de l’Occident prennent soin de leur costume et parent leur demeure? Ils sont impurs. En vous seuls est toute pureté. » Des témoignages trop persistans montrent assez quelle influence exerça ce raisonnement sur les populations musulmanes.

Je ne dirai qu’un mot de la doctrine du Koran sur la vie future, sur le paradis. On a dit que les femmes en étaient exclues, et que le don d’une âme immortelle leur était refusé. Il n’est pas question d’elles, en effet, dans la description de ce lieu de délices, où d’immortelles houris rendent leur présence superflue. Ce que je crois sincèrement, c’est que le silence de Mahomet relativement à l’admission des femmes dans le paradis équivaut, dans la pensée du législateur, à une exclusion complète.

En retour de ces promesses et de la liberté de conduite presque absolue accordée par les institutions, que demandait Mahomet à ses fidèles? Trois choses : obéir, combattre et mourir. On sait si le pacte conclu entre le chef et son peuple fut religieusement exécuté. Un moment, ce rude et audacieux génie put croire que son rêve était accompli; le héros oriental avait voulu créer une nation de héros, et d’éclatans résultats commencèrent par couronner une téméraire entreprise. En lisant les récits de la marche victorieuse des Turcs et des Arabes à travers l’Asie-Mineure, la Grèce et l’Europe orientale d’une part, l’Afrique, l’Espagne, la France méridionale et l’Italie de l’autre, on se demande si c’étaient bien là des hommes accessibles aux faiblesses et aux affections humaines, ou une race d’êtres supérieurs créée pour d’inexplicables succès. Aussi l’Europe fut-elle frappée de surprise, et une série d’étranges catastrophes vint l’effrayer. La cité de David et celle de Constantin virent flotter sur leurs remparts l’étendard infidèle. L’Espagne obéit à des hordes invincibles venues de Tunis; la Méditerranée fut un lac d’Asie; puis, quand l’Europe engagea décidément la lutte, l’œuvre des croisades ne put s’accomplir qu’après plusieurs siècles d’expéditions sanglantes, et même, au terme de cette lutte, l’Orient presque tout entier resta le domaine de la théocratie musulmane.

On voit maintenant quel était le caractère de cette théocratie. Essentiellement liée à une œuvre militaire, elle pouvait grandir dans la guerre, mais elle avait tout à craindre de la paix. Nous savons ce que la guerre fit des musulmans; plaçons-nous dans l’empire ottoman tel qu’il était avant la dernière crise, et nous verrons ce qu’en a fait la paix. L’aspect général de la Turquie pendant les années de paix qui ont précédé la lutte actuelle n’attestait nullement, il faut bien le dire, ce progrès matériel qui se manifeste en d’autres pays par l’embellissement des villes, l’intelligente exploitation du sol et l’accroissement de la population. Les proscriptions lancées par le Koran contre la richesse et les arts n’étaient que trop sévèrement jugées par les résultats. L’influence morale du livre sacré s’était-elle maintenue avec la même puissance? Les scènes d’intérieur que l’hospitalité orientale m’a permis d’observer pendant mon voyage m’obligent à répondre affirmativement, mais je dois ajouter que le plus souvent cette influence est largement corrigée par l’excellent naturel du peuple turc, et c’est ici que l’occasion m’est offerte de mêler quelques vœux sympathiques aux jugemens sévères que j’ai dû porter sur les institutions musulmanes. Je me suis souvent demandé ce que deviendrait, non pas une nation, mais seulement une famille européenne qui prétendrait ne suivre d’autre loi que celle de l’islam, et c’est à peine si j’ai osé formuler une réponse à ma propre question. Cependant les déplorables résultats qu’aurait pour des Européens l’établissement de la loi musulmane ne sont pas visibles ici. Quoique autorisé à mépriser et à maltraiter ses femmes, le Turc les entoure d’égards et de tendresse. La loi la veut esclave; l’homme, qui pourrait commander, préfère lui complaire. Souvent aussi elle abuse de cet empire, auquel elle ne peut faire valoir aucun titre; mais quoi qu’elle fasse, jamais la force de l’homme n’est employée à la faire rentrer dans l’ordre. Il y a quelque chose de touchant dans le spectacle de cette indulgence sans bornes que le tyran légal accorde à sa légitime esclave, dans ce complet abandon d’un droit qu’il lui serait si facile de faire respecter, dans cet oubli volontaire de sa puissance illimitée et de ses prérogatives. Et ce n’est pas seulement l’indulgence sans bornes qu’on accorde à la femme, le respect non plus ne lui est jamais refusé, et Dieu sait si elle en est digne. Le naturel doux et élevé du Turc se plaît, à son insu peut-être, dans la stricte observation des lois de la pudeur. J’ai habité pendant plus de trois ans au milieu des populations les plus grossières et les plus ignorantes de l’Anatolie; nous étions trois femmes d’Europe, et jamais aucune de nous n’a entendu un mot, n’a aperçu un geste ni même une intention dont nous eussions à rougir[6].

Les vertus naturelles du peuple turc ne sont pas renfermées d’ailleurs dans les bornes étroites de ses rapports avec les femmes. La même douceur, la même délicatesse, je dirais presque la même grâce de sentiment le suivent partout. Presque jamais l’enfant ne souffre de la mauvaise humeur de son père, ni l’esclave de celle de son maître. Les querelles sont rares, même dans les dernières classes du peuple, et lorsqu’elles éclatent, elles donnent rarement lieu à ces démonstrations grossières et brutales qui n’ensanglantent que trop souvent les lieux de réunions populaires dans notre Europe. Un certain instinct de dignité préserve le Turc de toute ignoble violence. Il expose ses griefs ou se défend avec calme, et si l’accord ne se rétablit pas de lui-même, les parties adverses se rendent auprès d’un homme dont l’âge et le caractère inspirent le respect, et dont ils acceptent le jugement comme ils accepteraient l’arrêt d’un magistrat. Un sentiment de piété sincère, une foi aveugle, la plus admirable patience, la résignation la plus touchante dans l’adversité, le goût du beau, du vrai et de l’honnête, l’abnégation de soi-même, tels sont les traits principaux du caractère turc. Je ne parle pas ici des habitans des grandes villes, ni des membres des classes élevées, qui copient les dehors des étrangers, bien qu’ils affectent de mépriser et de haïr tout ce qui n’est pas turc. Je n’aime pas le Turc élégant, maniéré, esprit fort. Je parle seulement du peuple des campagnes et des pauvres habitans des villes de province. La conduite de ces derniers n’est pas toujours d’accord avec leurs sentimens, mais ces sentimens n’en existent pas moins : ils ont de fortes et de profondes racines dans les cœurs; ils ont résisté à de rudes épreuves, à la corruption de l’exemple, de la loi et des mœurs, et celui qui saura leur donner carrière, les mettre à l’œuvre et les féconder sera le régénérateur des Osmanlis.

Tel qu’il est aujourd’hui, quel sera donc l’avenir du peuple turc? Subira-t-il jusqu’à leurs dernières limites les conséquences funestes de la théocratie? N’y a-t-il pour lui que cette cruelle alternative, de mourir ou de racheter sa vie au prix de son indépendance? Dieu le préserve d’une aussi triste destinée ! Je ne veux me poser ni en prophète ni en docteur; mais je crois avoir montré qu’il y a dans ce peuple les élémens d’une meilleure vie morale. Comment faire pour les développer, pour l’arracher aux malheurs qui le menacent? L’Europe a aujourd’hui pour première tâche de préserver son indépendance; mais l’heure d’un autre travail, d’un effort de régénération, peut venir. Et que fera-t-on alors? Je me borne à indiquer deux nécessités qui se produiront sans aucun doute, — celle d’installer sur le territoire ottoman les forces matérielles qui puissent en développer les richesses, celle de préparer aussi une modification reconnue indispensable dans le régime créé par Mahomet en vue d’une tâche aujourd’hui incompatible avec les intérêts et la civilisation du monde.

Le territoire ottoman appelle par l’abondance, par la diversité de ses ressources, les plus larges applications du travail agricole. J’ajouterai que ce sol dans lequel germent toutes les semences, depuis celles des arbres immenses jusqu’à celles de la fleur des prés, qui nourrit d’innombrables et de précieux troupeaux, ce sol n’est pas moins riche en produits minéralogiques. Chaque vallée, chaque montagne possède des filons de cuivre, de fer, de plomb et même d’argent. Tel ruisseau charrie de la poussière d’argent que les habitans des villages voisins connaissent fort bien, mais qu’ils ne songent pas à recueillir. Ce pays possède donc tous les élémens nécessaires pour devenir le plus riche, comme il est déjà le plus beau peut-être des états du vieux monde. Nul doute qu’il ne puisse offrir aux puissances européennes qui le défendent aujourd’hui l’équivalent des services qu’il en reçoit.

Reste une autre œuvre, qui ne dépend plus seulement de l’Europe, mais des Ottomans eux-mêmes.

S’il est vrai que la constitution de l’islamisme, qui a formé de si intrépides soldats, ait été fatale au développement de la vie civile, s’il est vrai en outre que les théocraties répugnent à toute pensée de progrès et de changement, et si pourtant une transformation au moins partielle est aujourd’hui nécessaire au salut du pays, que faudra-t-il en conclure? Se résoudra-t-on à l’abandon de la forme et des principes théocratiques du gouvernement? La chose serait impraticable à cette heure. Lors même que les chefs de ce gouvernement auraient l’héroïque courage de renier le dogme qui leur assure une autorité sans limites, le peuple, sincèrement et profondément attaché à ses croyances religieuses, n’accepterait pas ce sacrifice. Il existe un moyen terme entre abandonner complètement un système et le pratiquer dans toute sa rigueur. Ce terme moyen s’appelle réforme, mot odieux pour l’ordinaire aux membres des théocraties, mais qui dans ce cas spécial a déjà été prononcé bien des fois par les hommes les plus illustrer de la Turquie. Il est vrai que la faveur populaire ne s’est pas attachée à ce mot, ni aux choses qu’il annonce et qu’il exprime. La raison en est évidente à mes yeux. Quoique sages et tendant à abaisser la barrière élevée par l’islamisme entre l’Europe chrétienne et l’Asie musulmane, les réformes introduites jusqu’ici dans la constitution de l’empire ottoman ne pouvaient apporter aucun soulagement immédiat aux souffrances des Osmanlis; elles avaient d’ailleurs pour but la destruction des entraves auxquelles les sujets chrétiens de la Porte avaient été assujettis par le passé, et cette délivrance, que la justice et la politique réclamaient également, froissait les préjugés des zélés musulmans. La haine et le mépris des chrétiens font partie de leur symbole de foi religieuse; y toucher, c’était se révolter contre les prescriptions de leur livre sacré, et cela dans des vues politiques que peu d’entre eux comprenaient. Une réforme politique ne sera jamais agréée par un peuple si profondément croyant, si elle n’est appuyée sur une réforme religieuse. Reste à savoir comment cette dernière réforme devrait procéder.

Le christianisme a eu aussi au XVIe siècle ses réformateurs. Que firent-ils? Ils s’adressèrent aux consciences les plus délicates, aux esprits les plus exaltés en matière de religion; les tièdes seraient demeurés neutres dans cette grande question. Les chrétiens zélés s’en préoccupèrent et se rangèrent sous l’une ou sous l’autre bannière. Pourquoi n’en serait-il pas de même en Orient? Que les sages s’abaissent au niveau des simples d’esprit, que les grands se fassent petits, qu’ils ne dédaignent pas même d’employer un langage mystique, de revendiquer leur part de l’inspiration divine, qui peut seule leur obtenir la confiance et la soumission. Qu’au nom de ce même pouvoir et de ce même principe qui transformèrent jadis les Osmanlis en soldats, ils en fassent aujourd’hui des hommes. Qu’ils renversent et foulent aux pieds la fatale barrière qui sépare l’Orient de la civilisation, qu’ils enseignent à leur peuple à se tourner vers l’Occident lorsqu’il dit ses prières, car c’est de ce côté que le soleil se lève et se lèvera désormais. Qu’ils lui ouvrent les voies de l’étude et de l’action; qu’ils lui donnent une famille en abolissant la polygamie, car si une femme constitue la famille, plusieurs femmes la détruisent. Que sans prononcer le nom du Christ, ils les initient aux doctrines civilisatrices et à la morale du christianisme; qu’en se disant les commentateurs du Koran, ils en modifient profondément les principes et les commandemens. Ce plan n’est pas d’une exécution facile, je le sais, et il serait impraticable en Europe dans le siècle où nous vivons; mais l’Asie n’est pas l’Europe. Les circonstances sont d’ailleurs impérieuses, et il est urgent de prendre un parti.

Je crois en avoir dit assez pour montrer à quelles conditions une transformation salutaire pourrait s’accomplir en Turquie. Je m’arrête devant des perspectives où il serait téméraire de trop hasarder ses regards. Je tenais cependant à les laisser entrevoir, et après le récit d’un voyage qui m’avait montré sous des aspects si tristes l’application des doctrines du Koran, je voulais combattre celles-ci au nom du caractère même et des intérêts du peuple qu’elles gouvernent.


CHRISTINE TRIVULCE DE BELGIOJOSO.

  1. Voyez les livraisons du 1er février, du Ier mars et 1er avril 1855.
  2. Quelle était cette maladie? Avaient-ils mangé de quelque herbe vénéneuse? avaient-ils un trop tôt après avoir pris leur orge? Prématurément abreuvé, le cheval d’Orient est en effet souvent frappé de paralysie. On le guérit alors par des bains froids combinés avec des promenades forcées. Nul de nous au reste n’a pu découvrir la cause du mal qui nous avait fait passer une journée si pénible au sortir de Sur.
  3. La moitié d’un centime.
  4. L’explication qu’ils opposent aux nombreux adversaires de leur culte est assez ingénieuse : « A quoi bon nous prosterner devant l’auteur de tout bien ? disent-ils. Nous n’avons rien à en craindre. Il ne sera jamais notre ennemi. Quant à l’esprit du mal, nous ne l’aimons pas, et nous serions charmés qu’il disparût du monde; mais puisqu’il y demeure et qu’il y manifeste hautement sa puissance, nous sommes bien forcés de rechercher ses bonnes grâces, et la prudence nous ordonne de l’adorer. »
  5. En proscrivant le vin, le législateur des musulmans n’interdit cependant ni la sombre ivresse de l’opium, ni l’extase, cent fois plus terrible, produite par le hachich. J’ai observé en Orient les effets de ces ivresses sur divers individus, et j’en ai conservé un profond sentiment d’effroi. Les effets du hachich surtout sont terribles. Le patient (je ne saurais l’appeler autrement) éprouve au diaphragme et à la région cardiaque des spasmes qui couvrent ses joues d’une pâleur livide et son front d’une sueur glacée. Les angoisses ainsi provoquées ressembleraient à celles de l’agonie, si elles n’étaient brusquement traversées par des éclats d’une gaieté folle. Le plus étrange résultat de cette ivresse est une sorte d’effrayante et complète confusion des sensations du plaisir et de la douleur.
  6. Je me souviens qu’un jour un paysan turc des environs étant venu, selon l’habitude du pays, nous apporter son offrande de lait et de miel, et ne connaissant pas la disposition intérieure des appartemens, pénétra dans une de nos chambres au moment de notre réveil. Le Turc ne lit qu’entr’ouvrir la porte, car un cri d’alarme poussé de l’intérieur par une voix féminine l’avertit de son erreur, et lui fit aussitôt prendre la fuite. On le retrouva quelques instans après la tête cachée dans ses mains et tremblant de confusion à la pensée de reparaître devant nous.